Sueur de Sang/Un Moine allemand

Georges Crès (p. 173-181).

XVII

UN MOINE ALLEMAND


Vers la fin de 1870, on vit rôder un singulier moine aux bords de la Marne et particulièrement aux environs de l’épiscopale ville de Meaux qui fut, après Versailles, une manière de seconde capitale allemande pour l’armée d’investissement pendant toute la durée du Siège.

Ce personnage des plus étranges donna lieu à des conjectures infinies et je ne puis m’empêcher de croire que celui qui serait dans l’indéchiffrable secret de sa mission pourrait expliquer sans labeur un assez grand nombre de points obscurs.

Les ecclésiastiques ou pseudo-ecclésiastiques ne manquèrent pas dans ces goujates multitudes qui faillirent pourtant à leur plus religieux devoir en ne fumant pas le sol gaulois de trois ou quatre cent mille de leurs charognes germaniques et que l’absence inouïe d’un grand capitaine français fut seule capable d’émanciper de ce destin.

Il paraît qu’un épais onguent de cafardise était nécessaire aux brûleurs de femmes et aux éventreurs d’agonisants, car ils en usèrent, Dieu le sait.

On connaît les goûts prêchailleurs de l’horrible vieux Guillaume et ses pieuses proclamations de brute féroce, resucées de Gustave-Adolphe et de tous les soudards luthériens de la Guerre de Trente-Ans.

On sait aussi l’humeur dévotieuse de l’aimable Chancelier que son épouse confite exhortait à l’espoir de la vie du ciel, en des lettres soutirées de la Bible de Luther, où elle exprimait le désir le plus charmant de la « destruction de la France ».

Le larbin de plume qui l’accompagna toute la guerre a révélé qu’il lisait assidûment, au milieu de la nuit — entre deux ou trois massacres — les Récréations journalières pour les fidèles chrétiens ou les Textes bibliques de la congrégation fraternelle, etc.

Enfin, l’édification la plus copieuse inondait sans intermittence les huit ou dix peuples allemands domestiqués par le bâton des caporaux extatiques de Berlin.

Ah ! ils en avaient de la besogne, les aumôniers de cette racaille ! Quand le typhus ravageait les quartiers, quand les tueries de Champigny, pour ne citer que celles-là, semblaient décourager les soldats, le roi Guillaume ordonnait soit un jour de jeûne et de prières à la façon anglaise, « humiliation and prayer », soit plus simplement une communion générale appropriée aux rites de chacun.

Il y avait, en effet, des luthériens, des calvinistes, des catholiques, des anabaptistes, des moraves, etc., sans oublier les israélites. Une Babel de prières !

On vit, sur les deux rives attristées de la Marne, en décembre et janvier, durant des journées glaciales, défiler ou stationner longuement des bataillons ou des escadrons qui venaient tour à tour, dans nos églises polluées, écouter les prédications morticines du superintendant Sheller ou de tout autre loquace Tartufe, chanter des cantiques et s’approcher de la sainte Table. Les hosties en usage dans la cène des luthériens étaient semblables à celles dont se servent les catholiques. Quant au vin qu’on versait dans les calices, c’était invariablement du vin de Champagne. On avait dû en réquisitionner des quantités fabuleuses rien que pour les usages religieux des Allemands.

Les soldats, même travaillés par la colique, se résignaient. C’était pour eux une consigne : Aus Befehl. Les cuirassiers, surtout, avaient une solide réputation de piété. Quelques pauvres filles violées à mort, quelques mobiles ou francs-tireurs prisonniers coupaillés en petits morceaux, purent apprécier le recueillement de ce corps de cavalerie.

On pourrait faire une monographie singulièrement croustilleuse des chastes dames diaconesses qui roulaient par les hôpitaux dans le troussequin des pasteurs, pour la terrification des damnés qui n’étaient pas de langue allemande.

Les catholiques, néanmoins, furent très nombreux parmi les envahisseurs. Bavarois, Westphaliens, Rhénans, Thuringiens ou Polonais demandaient la messe pour se saoûler du corps du Christ avant d’aller à l’abattoir, et le Moine qui fait l’objet de la présente méditation était bien le moine le plus romain qu’il soit possible d’imaginer.

Il était dominicain — naturellement — comme tous les moines ignobles, ambulants et cosmopolites, et vivait avec les officiers supérieurs d’un corps de Poméraniens.

On le voyait sur les routes et dans les rues, fumer d’énormes cigares en contant des histoires salées pour la plus grande joie des majors et des Obersten de toute arme. Le général von M…, calviniste en diable et prussien sur l’Oder, lui témoignait un respect sans bornes.

Il recevait de fréquents messages de Versailles apportés par un uhlan des plus fiers. Son Excellence le Comtissime de Bismarck, Chancelier de la Confédération de l’Allemagne du Nord, arbitre souverain des destinées de l’Europe, ne dédaignait pas de lui écrire de sa patte redoutée, et plus souvent encore, M. Stieber, Directeur général de la Police de campagne du Quartier général prussien de Sa Majesté (!).

Je respecte trop mes lecteurs pour leur infliger la lecture en allemand de ce titre magnifique.

Personne, bien entendu, ne recevait les confidences du destinataire que les chefs les plus insolents voyaient passer avec crainte. Quelque pochard que fût un intraitable pandour habitué à rosser ses chiens de bataille, il s’équilibrait aussitôt que tombait sur lui le regard de ce religieux dont l’apparition dessaoûlait instantanément les états-majors.

Quand il ne condescendait pas à narrer de monstrueuses cochonneries, l’effet infaillible de sa présence rappelait avec force le mot de Heine : « Ils ont l’air d’avoir avalé le bâton avec lequel on les assommait jadis. »

D’où sortait-il et que faisait-il au milieu des soldats ? Mystère.

Ce qu’on sait bien, par exemple, c’était sa haine de la France. Ce sentiment-là, il ne le cachait guère et ne laissait même échapper aucune occasion d’en faire étalage.

Mais cette haine qui avait les caractères de l’hydrophobie était aussi peu explicable que lui-même, car il détestait ou paraissait détester la France beaucoup moins comme Allemand que comme Prêtre — tout sale prêtre qu’il fût.

L’Allemand disait, comme eût pu le dire son illustre correspondant le Chancelier, « qu’on a le droit d’être cruel quand il s’agit de politique, que la véritable stratégie consiste à frapper vigoureusement l’ennemi, mais surtout à faire aux habitants le plus de mal possible pour les engager à se dégoûter de la lutte et à exercer une pression sur le gouvernement. Il ne faut laisser aux gens, ajoutait-il d’un ton péremptoire, que les yeux pour pleurer la guerre et regretter leur résistance ».

Il jugeait détestable et outrageant pour l’Allemagne que les paysans prissent la fuite, et il répétait sans cesse à Messieurs les officiers qui n’avaient pourtant pas besoin d’encouragements, ces paroles qu’il disait tenir de la bouche même de Bismarck :

— Si j’étais militaire, je considérerais les biens des fuyards comme abandonnés, et je les traiterais comme tels. Et si les fuyards eux-mêmes tombaient entre mes mains, je leur prendrais leurs vaches et tout ce qu’ils auraient avec eux, en les accusant de l’avoir volé et caché. Je les ferais donc fusiller sur-le-champ.

Le Prêtre avait des sentiments plus curieux et plus rares. Il ne supportait pas que les Français se prétendissent catholiques. Cette idée le faisait rugir.

De toute son âme, il aurait voulu que la France entière tombât dans quelque hérésie inconnue, à ce point épouvantable que le devoir de détruire et d’effacer à jamais une nation si dangereuse s’imposât nécessairement à tous les peuples.

On devine les profitables conseils que pouvait donner à des imbéciles déjà féroces un tel homme investi de pouvoirs occultes, et que les princes même saluaient avec respect.

— Les Allemands sont les justiciers de Dieu ! déclara-t-il un jour, en entrant de force chez un malheureux curé de campagne qui crut voir le diable.

Ce curé, peu habitué à de telles allures de controverse, leva les yeux et les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de la démence du visiteur.

Il n’en fallait pas tant pour exaspérer le frénétique.

— Vous êtes sans doute un chien muet, cria-t-il, puisque vous ne répondez pas quand je vous fais l’honneur de vous parler. Ah ! je vous connais bien, traître pasteur, vous êtes comme tous les autres prêtres français, ministres de perdition et de désobéissance, incapables de fumer seulement un bon cigare et foulant aux pieds les défenses et les mots d’ordre les plus redoutables de la Curie et de l’Église Romaine, formalistes à l’excès pour des choses de rien et ne craignant pas d’affronter le pouvoir absolu des Papes. Vous êtes bien les disciples de Bossuet et de Pascal…

Le bonhomme, qui ne s’était jamais cru si rebelle, ne trouva que ceci :

— Mais, mon père, ne craignez-vous pas de nous juger trop durement et avec témérité ?

— Silence ! hurla le moine, vous êtes excommunié et si vous ne l’êtes pas ipso facto, en vertu des censures latæ sententiæ, moi, revêtu de pouvoirs ad hoc, je vous applique l’anathème et je fulmine contre vous l’excommunication majeure.

Le curé, très simple d’esprit, devina pourtant qu’il était en présence d’un scélérat dangereux et puissant. Mais il n’eut pas peur et, répondant beaucoup plus à lui-même qu’à son interlocuteur, laissa tomber ce mot de Joseph de Maistre :


Dieu a besoin de la France.


Quarante-huit heures après, il recevait d’un grand vicaire de Meaux, ce qu’on appelle un Veniat, d’une forme assez brutale. Le moine exigeait, Dieu savait en vertu de quels pouvoirs, que le prêtre qui avait eu l’audace de lui donner la réplique fût interdit et expulsé du diocèse.

La droiture des juges ecclésiastiques fit avorter ce dessein, mais le curé, quoique très pauvre, eut constamment à loger dix hommes triés avec soin parmi les gorets saxons ou poméraniens les plus fétides, les plus crapuleux, jusqu’au 25 septembre 1871, époque bénie du départ des derniers soldats de l’occupation.

Je ne sais ce que devint ce moine ou prétendu moine qu’il eût été si rafraîchissant de crever à la baïonnette. Au fond, je ne suis pas beaucoup plus renseigné que tant d’autres qui ne surent absolument rien. Mais j’ai cru intéressant de mentionner une figure peu ordinaire que je garantis historique et qui, du moins, semble donner à penser que cette guerre d’étonnements indicibles et d’inexprimables désespoirs fut décrétée, — au-dessus des têtes médiocres de tous ceux qui s’en croyaient les fomentateurs ou les tacticiens profonds, — par une Puissance inconnue dont l’avènement est proche et qui faisait alors marcher devant elle un semblant d’extermination.