Substitution du français au latin et au patois dans la rédaction des actes publics

Collectif
Texte établi par Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron (p. 26-29).
SUBSTITUTION
DU
FRANÇAIS AU LATIN ET AU PATOIS
DANS LA RÉDACTION DES ACTES PUBLICS


Par M. H. AFFRE


Avant l’ordonnance de François Ier donnée à Villers-Coterets au mois d’août 1539, le latin et le patois régnaient en souverains dans le Rouergue. Ce n’est pas toutefois qu’on usât indifféremment de l’un et de l’autre. Il est, en effet, facile de constater que les notaires et les gens de robe traitant des affaires purement civiles[1], se servaient plus volontiers du latin ; tandis qu’il est très rare d’en observer l’emploi dans les hôtels de ville, où les discussions entre personnes dont plusieurs ne savaient pas un mot de français, avaient constamment lieu dans l’idiome vulgaire. Ainsi, pendant que les documents antérieurs à la date précitée et provenant des greffes des tribunaux ou des études des notaires se présentent généralement sous la forme latine, les cadastres ou compois, les délibérations municipales, les comptes consulaires et les rôles de contribution, qui constituent la majeure partie des archives communales de Rodez, Millau, Espalion et Saint-Afrique, sont autant d’ouvrages où l’on peut étudier la langue d’Oc sous plusieurs points de vue.

L’ordonnance en question proscrivait le latin de la rédaction des contrats, testaments et autres actes, et voulait qu’ils fussent « prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel français et non autrement. » On dut applaudir à cette mesure ; car, outre la convenance de plus en plus sentie de n’avoir qu’une seule langue, celle de la nation, le latin était si outrageusement défiguré par beaucoup de ceux qui en faisaient usage, qu’il était urgent d’arrêter une décadence tournant manifestement au grotesque, et aussi des plus en opposition avec les règles du simple bon goût. Sous la plume de ces barbares d’un genre nouveau, ce n’était plus du latin de cuisine, mais bien du latin de souillarde, pour employer une expression triviale mais parfaitement vraie. Quatre citations, prises au hasard parmi un grand nombre d’autres, suffiront à le démontrer.

L’inventaire du mobilier et des cabaux d’une ferme, dressé par Rigal de Navarre, notaire de Marcillac en 1454, contient le passage suivant : Item octo animalia bovina tam vaquas, quam bravas, quam vedelas ; — item duodecim porcos tam parvos quam magnos, tam masculos quam femellos ; — item quatuor bacones salatos.

George Roquette, notaire d’Entraygues en 1458, disait à propos d’une maison dont la construction était donnée à prix fait : et reddere constructam, travatam et fustatam omnium necessariorum usque a la saralha sive a la clau.

Un de ses collègues d’Espalion, énumérant, en 1465, le mobilier de l’hospice de cette ville, mentionnait : quatuor taulas ; — unam dorcam tenentem quindecim coadas ; — unam botelham terre ; — unam tinam fusti colantem decem carteria.

Enfin Déodat Delfau, instrumentant à Saint-Côme en 1471, insérait ce qui suit dans une demande en modération de censive : Arnaldus Rigaldi dicebat et proponebat eidem nobili Guilhermo quod dicta vinea, superius confrontata et specificata, quolibet anno jalabat et moriebatur propter yemes et jelua sive jaladas tam in borris quam in soquis. Il est bon d’ajouter, à l’intention des lecteurs étrangers au patois, que le mot borris, bourrés dans l’idiome vulgaire, signifie les bourgeons, et le mot soquis, les ceps ou pieds de vigne.

Une fois la proscription du latin prononcée, la langue française, bannie jusqu’alors de nos contrées, y régna-t-elle en maîtresse exclusive et absolue ? Non assurément, car le vivace patois, dont l’ordonnance ne parlait point, lui disputa encore quelque temps l'empire, non seulement à Rodez, que j'ai plus particulièrement en vue dans ce mémoire, mais aussi dans le reste de la province. Plusieurs des notaires de la ville chef-lieu, en effet, tels que Guillaume Moysset et George Bonheure, adoptèrent réso- lument le français vers le milieu ou sur la fin de 1539 et ne s'en départirent plus. D'autres , au contraire , tels que Durand Besombes et Jean Cassaignes, interprétant dans le sens le plus large l'ordonnance royale , firent, comme on dit, de la conciliation, en employant tantôt le français et tantôt le patois. Qnelques-uns enfin, peu disposés probablement à favoriser l'influence sans cesse croissante du nord sur le midi, n'admirent aucun mélange dans leurs actes , qu'ils rédigèrent, sans exception jusqu'à la fin de leur carrière, dans l'idiome que Peyrot, le bon et spirituel prieur de Pradinas, devait plus tard immortaliser par des poésies d'un mérite supérieur.

Cependant cette lutte entre officiers publics d'une même ville eut un terme , ainsi qu'il était aisé de le prévoir. Le français, le même quant aux mots sur tous les points du territoire national, finit par l'emporter sur son concurrent, grâce à la préférence qu'eut pour lui la génération des notaires succédant immédiatement à celle qui avait instrumenté sous le régime du latin abâtardi ; et il me paraît établi, après examen d'un grand nombre de registres notulaires déposés aux archives départementales de l'Aveyron , que ce triomphe ne fut complet et définitif qu'en 1565.

Voilà quelles furent les conséquences de l'ordonnance en question dans les études des notaires de Rodez. Voici maintenant et en peu de mots celles qui se produisirent dans les deux maisons communes de la même ville.

La Cité adopta le français pour ses délibérations municipales à partir du 5 novembre 1539, devançant à cet égard le Bourg de dix-neuf années, car celui-ci n'opéra sa réforme qu'à dater du 5 du même mois 1558. Par contre, cette dernière communauté se montra plus empressée quant aux rôles de contribution , dont les premiers avec le texte en français remontent à 1615, tandis que la Cité maintint le patois dans les siens jusqu'après 1665. En ce qui regarde les comptes consulaires, si nombreux et si riches de faits intéressants dans les deux villes, la Cité renonça au patois entre les années 1545 et 1550; mais le Bourg lui resta fidèle jusqu'en 1565.

Comme on le voit, ce serait faire erreur, au moins en ce qui concerne Rodez, que de rapporter à une date unique la substitution de la langue française à la langue d'Oc dans les actes publics et les écritures communales. Ce changement fut l'affaire du temps et s'opéra insensiblement, aussi bien chez les notaires qu'aux secrétariats des hôtels de ville du Bourg et de la Cité ; et ce ne fut, d'après les faits exposés plus haut et abstraction faite des rôles de la taille, qu'à partir de 1565 que la rédaction française l'emporta définitivement sur sa concurrente.



  1. Louis XII, par ordonnance du mois de juin 1510, avait prescrit que les procédures criminelles eussent lieu dans les provinces soumises an droit écrit « en vulgaire langage du pays. »