Antoine Amaté
Stoïcisme et Christianisme
I. L’Ancien Stoïcisme et le Christianisme : deux conceptions très proches de l’homme et de l’univers ?
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Quand on pense au stoïcisme, on pense tout d’abord à sa morale. Cette morale qui a fait passer la philosophie du portique dans le langage courant avec le mot « stoïque », signifiant impassible, sans réaction face à la douleur ou la peine. On oublie souvent alors que le stoïcisme est en fait une véritable philosophie et que ses maximes découlent d’une conception originale du monde. Ce versant du stoïcisme est en fait le moins connu ; il est principalement développé par les fondateurs de cette philosophie que sont Zénon, Cléanthe et Chrysippe. Au contraire, sont plus lus les auteurs du stoïcisme le plus tardif tels Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, auteurs qui ont insisté sur la morale. L’une des raisons est sans doute qu’il ne nous reste que des fragments des premiers auteurs du stoïcisme. Quoi qu’il en soit, ces fragments contiennent une certaine conception de l’homme, du destin et du monde.

Pour ce qui est du christianisme, les Pères de l’Église du deuxième et troisième siècle donnent eux aussi une certaine conception de Dieu, du monde et de l’homme. Ils essayent alors de faire comprendre et de diffuser leur foi. Pour cela il leur fallait bien expliquer qui était leur Dieu et étant donné que leur Dieu était créateur et organisateur, il fallait expliquer comment et pourquoi il avait créé le monde et les hommes. Pour ce faire, ces auteurs chrétiens vont s’appuyer sur leurs textes sacrés et sur leurs convictions personnelles. Ces conceptions se trouvent alors subordonnées à la personnalité de ces Pères de l’Église et à leurs intentions.

En comparant ces stoïciens fondateurs et les Pères de l’Église, des similitudes apparaissent. Nous allons d’abord tenter d’expliquer les raisons de ces similitudes puis nous verrons où et comment elles apparaissent dans différents domaines philosophiques.

1. Les origines des rapprochements philosophiques modifier

Dans les domaines qui relèvent de la philosophie ou de la religion, on trouve des similitudes entre la philosophie du portique et les auteurs chrétiens. On peut essayer d’expliquer ces points de convergence par différentes moyens.

Tout d’abord les auteurs chrétiens, comme nous l’avons déjà dit, sont tous de culture classique, leur éducation leur a fait connaitre et apprendre le stoïcisme classique et le moyen stoïcisme. On retrouve nécessairement des traces de cette éducation. De plus il est nécessaire de prendre en compte le public auquel s’adressent ces auteurs. En tant qu’apologistes, ils s’adressent aux autorités païennes qui persécutent les chrétiens, ces autorités sont elles aussi imprégnées par la culture philosophique, il est donc naturel pour les auteurs chrétiens d’utiliser ce registre qu’ils connaissent d’ailleurs si bien. Les Pères tentent de montrer que leur religion n’a rien de subversif ou d’immoral pour se défendre des attaques qu’on leur porte. Ainsi ils mettent eux-mêmes en avant les rapprochements entre christianisme et philosophie. Enfin, l’autre objectif est de convertir les élites païennes à qui ils s’adressent, le moyen consistant à montrer que la religion païenne et moins conforme à la philosophie que le christianisme.

D’autre part, les auteurs chrétiens luttent contre les courants religieux qui leur font concurrence. Ces courants sont essentiellement gnostiques, les chrétiens tentent donc de s’en démarquer. Le stoïcisme étant comme nous l’avons dit, un monisme et un matérialisme, son registre s’adapte parfaitement à la lutte contre le gnosticisme. Il s’agit encore d’un facteur de rapprochement.

Tous ces éléments font qu’en ce domaine, on peut véritablement parler d’emprunts fait aux stoïciens de la part des Pères de l’Église du second et du début du troisième siècle. Ils n’empruntent d’ailleurs pas seulement aux stoïciens, mais cette philosophie étant dominante à l’époque où ils écrivent, sa trace domine dans les écrits chrétiens.

A. La culture classique des Pères de l’Église modifier

Commençons par vérifier cette culture classique des Pères de l’Église. Quand on se penche sur cette question, on remarque d’emblée que, dans une certaine mesure, ces auteurs appartiennent par leur origine, leur culture et leur façon de vivre, à l’hellénisme. Souvent, ils n’y renoncent pas en devenant chrétiens mais le mettent à profit pour argumenter en faveur du christianisme, d’où ces divers points de convergences. Si cela est particulièrement vrai pour certains, dans les textes desquels les traces de cette culture grecque est très présente, on la retrouve chez tous les auteurs.

Une partie des auteurs sont tout simplement des philosophes ou des membres de l’aristocratie grecque. C’est le cas d’Aristide d’Athènes (v. 130/140 — ? ) qui enseignait la philosophie dans sa cité.37 Athènagore (v. 180 — ? ) était comme Aristide, lui-même philosophe et lui aussi en garda le manteau après sa conversion au christianisme. Originaire d’Athènes, il se rend à Alexandrie et y fonde même une académie réputée par la suite ; sa culture classique est aussi un fait avéré. 38 Méliton de Sardes (v. 160/170 — ? ) sans être philosophe, était un des plus renommés apologistes grecs de sa période. En tant que tel, il n’a pas pu passer à coté de la culture grecque et de la philosophie en particulier. Son apologie témoigne d’ailleurs de cette connaissance. Tatien (av. 155 — ap. 172) n’était pas grec mais il aurait lui-même affirmé aux Grecs la base philosophique de son éducation : « Moi, Tatien, philosophe barbare, je suis né au pays des Assyriens, j’ai été formé d’abord dans vos doctrines et ensuite dans celles que j’entreprends maintenant de proclamer ».39

Parmi les auteurs chrétiens, on trouve aussi de nombreux aristocrates païens convertis qui ont reçu une éducation philosophique conforme à leur milieu social. Justin ( ? — 165) est le premier, son père et son grand-père étaient sans doute grecs ou romains et ainsi il a été élevé dans le paganisme et a bénéficié d’une éducation assez complète. Il étudia notamment la philosophie au sein de plusieurs écoles avant de se convertir au christianisme à Éphèse vers 130 et de vouer le reste de sa vie à son enseignement. Cependant, il ne renonça pas à la philosophie mais, au contraire, chercha à prouver que les philosophes grecs l’ont conduit au Christ ; d’ailleurs il conserva toujours le manteau des philosophes.40 S’agissant de Théophile d’Antioche (v. 180 — ? ), c’est dans les Livres à Autolycus que se trouvent les rares éléments biographiques le concernant qui nous sont parvenus : Il serait, comme Tatien, Assyrien d’origine, mais de culture grecque. Il reconnaît qu’il n’a pas toujours cru : cet évêque est donc un converti. D’après son style, il parait évident qu’il fut formé à l’école des rhéteurs, c’est en tout cas un homme cultivé. Il cite d’ailleurs de nombreux auteurs même s’il semblerait qu’il soit sans complaisance avec la pensée païenne.41 Le parcours de Clément d’Alexandrie (v. 150 — ? ) est comparable à celui de Justin : né dans le paganisme, il acquit une éducation qui lui permit de se familiariser avec tous les systèmes de philosophie de son temps. Il est converti au christianisme par Pantène, catéchiste d’Alexandrie. On retrouve des traces de son éducation philosophique dans tous ses ouvrages.42 Origène (185 — 254), le successeur de Clément, naquit à Alexandrie, d’un père grec nommé Leonides, il reçut par ce dernier une éducation hellénistique standard ainsi que la science des écritures.43 Quant à Tertullien (v. 155 — ap. 220), sa vie est peu connue. Néanmoins certains éléments biographiques se trouvent dans quelques unes de ses œuvres mais également chez Eusèbe de Césarée44 et Jérôme45. Fils d’un centurion romain carthaginois, il est païen toute la première partie de sa vie. En tant que tel, il étudie la rhétorique, la jurisprudence, l’histoire, la poésie, les sciences et la philosophie. Il aurait d’ailleurs été un excellent élève, ce dont témoignent ses œuvres. Cyprien de Carthage (v. 200 — 258) fait aussi partie de ces anciens païens convertis au christianisme qui en deviennent les meilleurs défenseurs. On ne connait presque rien de lui avant sa conversion. Il est sans doute né en Afrique du Nord, au sein d’une famille aisée, il dût recevoir une excellente éducation, comme en témoigne sa carrière de rhéteur à Carthage. Néanmoins, ses textes montrent qu’il ne s’agit pas d’un philosophe ou d’un théologien. Il lui a certainement été enseigné la philosophie mais ce ne fut pas sa discipline majeure.46

On manque d’informations concernant les origines de nombreux autres auteurs, cependant si on connait mal leurs vies, on devine à travers leurs textes l’importance de la philosophie dans leur formation. Il ne nous reste de Clément de Rome ( ? — 101) que son Epître de Clément aux Corinthiens. Il y fait des citations ou des emprunts libres à Euripide et à Sophocle et reprend des éléments de la pensée stoïcienne. Ainsi, il est presque certain qu’il avait reçu une éducation philosophique réservée alors aux élites.47 La seule trace de l’hellénisme d’Irénée de Lyon (v. 140 — 208) est son ouvrage Contre les hérésies. Cela n’a rien d’étonnant étant donné qu’il est né à Smyrne en Asie Mineure et fait ainsi partie du monde grec. Néanmoins on ne connait rien de son enfance, si ce n’est qu’il est né de parents chrétiens. Ainsi, son œuvre est le seul témoin de sa culture grecque. Concernant Hippolyte de Rome (v. 170 — v. 235), il est très difficile d’être sûr du moindre élément concernant sa vie car les auteurs se contredisent. Ils sont seulement en accord sur un point : sa grande culture et son éloquence. Il est l’auteur de l’Église romaine le plus prolifique avant l’ère Constantine. Le premier indice sur sa culture nous est donné par la langue de ses écrits, le grec, mais cela devient évident à la lecture de son œuvre la plus importante, ses Philosophumena, une réfutation des hérésies dont il nous manque toujours une grande partie. De fait, dans les quatre premiers livres, il traite des philosophies grecques. L’époque même depuis laquelle Minucius Félix (deuxième ou troisième siècle) nous écrit n’est pas certaine, elle est estimé entre 150 et 270. On ne connait véritablement rien de la vie de cet auteur. Quoi qu’il en soit, on peut être sûr qu’il reçut une éducation philosophique d’après son œuvre, l’Octavius, qui est un dialogue philosophique.48

Les écrits de ces auteurs sont donc le reflet de cette culture grecque, une autre raison est que les recours à la philosophie servent les objectifs de leurs œuvres.

B. L’apologie pour défendre les chrétiens et convertir les païens modifier

En effet, leurs œuvres sont souvent des apologies, ce qui a d’ailleurs donné leur titre à la majorité des Pères évoqués ci-dessus, les Pères apologistes.

Ces apologies sont écrites en réaction aux persécutions des chrétiens, elles réclament souvent la reconnaissance d’un statut légal pour les chrétiens et au moins l’arrêt des persécutions. Les chrétiens n’étaient pas tous des martyrs mais plutôt des citoyens voulant vivre en paix.49 Mais si on se penche sur ces textes, on remarque que les apologistes ne font pas que défendre, ils ont aussi pour but de justifier le christianisme. Les auteurs étant des personnes très cultivées, ils ont sans doute souffert du rejet des autres élites de leur temps, surtout que l’un des griefs fait aux chrétiens était celui d’inculture. Pour se défendre, les auteurs ne peuvent trouver meilleur moyen que de faire du christianisme un hériter de la civilisation gréco-romaine. Ils ne demandent pas seulement la fin des persécutions mais aussi l’alliance du christianisme et de la philosophie, et même de l’Église et de l’Empire pour certains.50

Ils se battent donc sur le même terrain que leurs détracteurs et avancent donc que le christianisme est conforme à la raison et à la morale alors que le paganisme ne l’est pas. Ils font le procès des mœurs païennes et exposent la doctrine chrétienne en faisant de nombreuses références à la philosophie.

La majorité des auteurs tel Aristide d’Athènes se contente d’affirmer que les païens sont dans l’erreur et qu’au contraire de ce dont on les accuse, les chrétiens sont plus conformes à la raison, donc plus moraux.51 Au fil du temps, les chrétiens vont se faire de plus en plus « agressifs ». Ainsi, l’apologie d’Origène Contre Celse mêle la science des écritures chrétiennes et la philosophie de telle manière que l’on ne peut douter qu’il écrit autant pour défendre sa religion que pour séduire les païens éclairés à qui il s’adresse.52 Minucius Félix, dans l’Octavius va même jusqu’à mettre en scène la conversion d’un païen, convaincu par les arguments qui ont servi à défendre les chrétiens. Il écrit ceci : « Comme je repassais ces choses dans mon esprit, Cecilius prenant la parole : « J’embrasse dit-il, Octavius, et le remercie autant que la franchise dans laquelle nous vivons me le peut permettre, et je me réjouis moi-même de ce qui est arrivé ; car je n’attends point le jugement. Je suis assez méchant pour usurper la victoire, puisque si l’on a triomphé de Cecilius, Cecilius aussi triomphe de son erreur. Pour le principal de la dispute, je confesse la Providence, et me soumets à Dieu : et pour le reste je tombe d’accord de la sincérité de votre religion, ou pour mieux dire de la notre. » 53. Cela paraît donc évident qu’il s’agit d’un de ses objectifs.

Cette ambivalence de l’apologie n’est d’ailleurs pas un secret pour l’Église, elle est affirmée. Lors de son audience générale du 30 mai 2007, le pape Benoît XVI, dans la série des catéchèses qu’il prononce habituellement lors de ses audiences, fit une communication sur Tertullien. D’après lui, « ses écrits à caractère apologétique sont en particulier célèbres. Ils manifestent deux intentions principales : celle de réfuter les très graves accusations que les païens formulaient contre la nouvelle religion, et celle — plus active et missionnaire — de transmettre le message de l’Évangile en dialogue avec la culture de l’époque. » 54. En effet Tertullien défend les chrétiens et détermine les différences entre sa religion et les principaux courants philosophiques de son époque. Bien sûr, il tente toujours d’affirmer la supériorité du christianisme.

Il existe cependant deux exceptions, Tatien en est la première. Dans son apologie intitulée Le discours aux Grecs, après avoir traité de Dieu, puis des démons, il dresse un sombre tableau de l’hellénisme. Tout y passe une fois de plus : la philosophie, la loi, le théâtre, les jeux, la danse, la musique, la poésie… Comparée à tout cela, la religion chrétienne n’en brille que d’un éclat plus vif. Tatien démontre enfin par une chronologie comparée des civilisations que Moïse est plus ancien qu’Homère et les Sept sages. Il cherche bien sûr à mettre en valeur le christianisme pour y attirer les païens mais à la différence de la majorité des apologistes, cela passe par le rejet de la culture grecque.55 L’autre exception est Théophile d’Antioche, qui dans ses livres à Autolycus compare systématiquement les deux religions, les poètes et philosophes aux prophètes, la bible aux connaissances incertaines des Grecs. Théophile retourne les accusations contre les accusateurs, Claudio Moreschini écrit que « Dans le troisième livre [il] attaque les œuvres philosophiques et littéraires des Grecs, dans lesquelles se trouvent les crimes dont on accuse à tord les chrétiens (III, 1, 8) ; ».

D’autres auteurs vont avancer l’idée d’une alliance entre le christianisme et Rome. C’est le cas d’Athènagore dont l’Apologie a été ainsi commentée par Claudio Moreschini : « Nous voyons déjà ici le christianisme se faire proposer comme seule religion capable de garantir — grâce à sa conformité au vouloir de Dieu, le même qui concède le pouvoir aux empereurs – la paix et l’ordre de l’état. ».57 C’est encore plus évident dans l’Apologie de Méliton de Sardes. Dans le troisième fragment, il construit, dans une audacieuse démonstration idéologique, une véritable synchronisation du christianisme et de l’Empire romain dont il souligne la concomitance de l’apparition. Il avance l’idée selon laquelle l’Empire ne peut durer si sa population a perdu toute foi et si sa morale ne tient qu’à une habitude ou à des philosophies naturelles comme le stoïcisme. L’Empire et le christianisme doivent donc s’allier, le premier fournissant le pouvoir politique, l’administration et la sécurité, le second une « philosophie », une régénérescence morale et l’appui de Dieu. 58 Dans le même sens, Cyprien de Carthage, dans un traité, le A Démétrien, va jusqu’à menacer les païens, il y explique que toutes les calamités publiques ont lieu car ils ne vénèrent pas le Dieu unique et leur explique qu’ils seront châtiés au jugement dernier. Il explique alors que la seule solution pour Rome et d’adopter le christianisme. Tertullien aussi, d’une certaine manière, est de cette tendance. Dans un passage de l’Apologétique, il associe ce qui est bon pour Rome à ce qui est bon pour les chrétiens : « Mais parmi tant de princes qui suivirent jusqu’à nos jours, de tous ceux qui ont le respect des lois divines et humaines, citez-en un seul qui ait fait la guerre aux chrétiens ! Nous, au contraire, nous pouvons citer parmi eux un protecteur des chrétiens, si l’on veut bien rechercher la lettre de Marc-Aurèle, ce très sage empereur, dans laquelle il atteste que la soif cruelle qui désolait l’armée de Germanie fut apaisée par une pluie accordée par hasard aux prières de soldats chrétiens. S’il n’a pas expressément révoqué l’édit de persécution, il en a publiquement neutralisé les effets d’une autre manière, en menaçant même les accusateurs d’une peine, et d’une peine plus rigoureuse encore. » Il essaye ainsi de faire de l’empereur et stoïcien Marc-Aurèle un ami des chrétiens car il est aimé à Rome. On sait pourtant que Justin meurt martyr pendant son règne et qu’en 177 des chrétiens sont arrêtés, jugés et exécutée à Lugdunum.

Justin et Clément d’Alexandrie ont encore un autre rapport à la philosophie. Plutôt que de rattacher le christianisme à la culture philosophique pour attirer les païens comme Aristides d’Athènes, Origène ou d’autres, ces deux auteurs vont affirmer que tout ce qui a de bon dans la philosophie vient de leur Dieu. Concernant Justin, on peut lire dans Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine : 1, De Paul à l’ère de Constantin que « L’œuvre consacrée de Justin se présente donc comme un programme systématique de revendication pour les chrétiens soit des vérités détenues par les Grecs et les barbares, c’est à dire de la véritable philosophie (Apologies, dialogue, 1, 8), soit des vérités détenues par les Juifs, c’est à dire les écritures (Apologie et dialogue) ; » 59. Dans son Protreptique, Clément d’Alexandrie la même démarche que Justin. Tout en polémiquant contre les dieux païens, il s’efforce de montrer la grandiose unité de la révélation divine dans l’œuvre des philosophes, des poètes et de leurs maîtres à tous, les prophètes de l’Ancien Testament. Le logos divin, apparu sous la forme du Christ, unifie tous ces messages. Dans ces autres ouvrages, il rend toujours le christianisme conforme à la philosophie.60

Ces deux auteurs ne sont donc pas dans une posture de défense de leur religion, ils veulent « conquérir idéologiquement » la philosophie grecque.

Ainsi en voulant se défendre ou pour convertir les païens, les Pères de l’Église usent de leur culture philosophique et sont amenés à reconnaître implicitement ou même explicitement que la culture grecque est porteuse de vérité.

C. Une part du message païen reconnue comme vérité par les Pères de l’Église modifier

On peut d’ailleurs se demander si les Pères pouvaient faire autrement que reconnaitre une part de vérité dans le message païen, ils étaient comme les romains, écrasés par la puissance culturelle grecque, ne pouvant pas s’en détacher après avoir été imprégné dans leur enfance. Ils ne leur restent plus qu’à expliquer en quoi christianisme et culture grecque sont parents.

Pour justifier l’alliance entre le christianisme et la philosophie, Justin n’hésite pas à comparer Persée et Jésus, Danaé et Marie. Socrate et Héraclite en condamnant le paganisme auraient eu une partie de la révélation du vrai Dieu.

Néanmoins Justin précise que « La doctrine de Platon n’est pas étrangère à celle de Christ, mais elle ne lui est pas en tout semblable, non plus celle des autres stoïciens, poètes et écrivains…Tout ce qu’ils ont enseigné de bon nous appartient à nous chrétiens » 61, il ajoute « Tout ce qu’ils ont enseigné de bon nous appartient, à nous chrétiens. Car après Dieu nous adorons et nous aimons le Verbe né du Dieu non engendré, ineffable, puisqu’il s’est fait homme pour nous, afin de nous guérir de nos maux en y prenant part. Les écrivains ont pu voir indistinctement la vérité, grâce à la semence du Verbe qui a été déposée en eux. Mais autre chose est de posséder une semence et une ressemblance proportionnée à ses facultés, autre chose l’objet même dont la participation et l’imitation procède de la grâce qui vient de lui » 62

Justin voit trois sources à cette part de message évangélique chez les grecs : le vol des écritures, il le justifie en expliquant l’antériorité de ces dernières, Moise étant plus vieux qu’Homère. L’inspiration des démons qui connaissent la prochaine venue du christ mais interprète mal les écritures d’où les similitudes des mythes. Et enfin la raison commune, il donne d’ailleurs comme exemple ce qu’il appelle les bons stoïciens.

Clément d’Alexandrie reprend la théorie de Justin mais ajoute une inspiration divine chez certains auteurs grecs pour expliquer la présence de ces vérités. Il fait de la philosophie, un équivalent de la Loi chez les juifs mais inférieure : « aux justes selon la Loi a manqué la foi, mais aux justes selon la philosophie a manqué non seulement la foi au Seigneur, mais l’éloignement de l’idolâtrie. » 63 La philosophie sert en fait à préparer la venue du Christ. A ses yeux, il ne faut donc pas critiquer les philosophes comme l’a fait Justin mais voir en eux des alliés. « Pythagore et ses disciples sont avec Platon ceux qui parmi les philosophes ont le plus fréquenté le Législateur, comme on peut le conclure de leurs écrits. » 64 Il veut donner pour origine à cette philosophie la philosophie barbare pour établir l’antériorité de l’ancien testament, les juifs étant les plus anciens des barbares, Clément écrit ceci en ce sens « Les philosophes grecs sont des brigands et des voleurs : ils ont pris aux philosophes hébreux des parts de la vérité sans pleine intelligence et en se les rappropriant comme leurs doctrines propres ».65 Il appuie ensuite sa thèse sur une démonstration chronologique. L’originalité de Clément est de faire du judaïsme l’origine de toute la philosophie grecque.

Clément insiste cependant sur le fait que la philosophie reste inférieure à la foi. La philosophie, lors des vols de l’évangile, d’une part ramène les vérités à des opinions, puis fait des erreurs d’interprétation et enfin réalise un mélange avec la culture grecque. La philosophie est alors utile mais dangereuse, les hérésies chrétiennes en sont un fruit.

Cette révélation partielle justifie des rapprochements qu’il opère entre l’évangile et Homère. Selon lui, Homère et Hésiode des hommes agents divins qui ont enseigné de hautes doctrines. En somme d’après lui, l’unique verbe a distribué à chaque nation par l’ange préposé la forme de sagesse qui lui est propre. Ce qui l’amène à penser que la révélation du christ doit aussi être adaptée au peuple, elle doit prendre une forme hellénistique chez les grecs. Elle doit être en grec et prendre les attitudes d’Hermès et Ulysse. Clément d’Alexandrie va même plus loin en considérant que la philosophie pouvait servir d’initiation à la morale religieuse. Cela explique sa proximité avec les stoïciens dans le domaine de la morale comme nous le verrons dans notre seconde partie. Le christianisme est la vraie philosophie, la vraie sagesse. Il réalise l’idéal des sages de Grèce.

Ces théories rentrent dans le cadre d’un discours missionnaire, les apologistes vont alors comparer l’évangile avec la culture Hellénistique pour montrer que le message évangélique n’est pas si incohérent ou impensable comme nous l’avons plus haut. Ainsi Clément compare la résurrection du christ à celle du Phénix. En somme les apologistes mettent en relief les aspects de la foi chrétienne qui peuvent trouver écho dans la raison et la conscience humaine antique. Bien sûr ils dénoncent aussi l’idolâtrie et le paganisme et expliquent que la révélation chrétienne est supérieure à la sagesse païenne car elle répond à toutes les questions. En somme pour la majorité des auteurs, le chrétien non cultivé en sait plus que tous les sages païens. Idée rejetée par Clément, « Nous affirmons que, même sans savoir lire, on peut être fidèle, mais nous reconnaissons que, sans études, on ne peut comprendre les doctrines de la foi. » 66.

Ces rapprochements sont facilités par l’utilisation par les chrétiens de la méthode stoïcienne de l’allégorisme. Clément insiste même sur la continuité de l’allégorie païenne et de l’allégorie chrétienne. Elle lui apparaît comme la loi même de toute religion. La cinquième Stromate contient un véritable traité de l’allégorie considérée comme phénomène religieux universel. Cet emprunt méthodique avait déjà été réalisé par les juifs alexandrins, ces derniers ayant une forte identité religieuse par l’étude de leurs textes ainsi ils ne sont pas absorbés par leur langue et leur culture hellénique. Pour se sauver de la rationalité grecque, ils ont eu recours à la même méthode que les grecs eux-mêmes, l’interprétation allégorique, premier apport stoïcien au judaïsme hellénique. On concilie alors foi, science et philosophie. Ainsi Clément ne fait que suivre Philon.

Si ces Pères reconnaissent une part de vérité dans toute la culture grecque, le stoïcisme y tient une place particulière. Justin cite les stoïciens quand il parle de connaissance de Dieu par raison commune. Tertullien écrit : « Seneca saepe noster ( « Sénèque que l’on trouve souvent de notre côté » ) ».

Parmi les raisons de l’importance du stoïcisme dans l’esprit des Pères de l’Église, nous avons évoqué l’importance de cette philosophie au deuxième et troisième siècle, la culture philosophique des Pères, l’utilisation de cette culture par ces auteurs et même la reconnaissance par certains d’une part de vérité dans le message païen. Un dernier élément nous permet de mieux comprendre l’utilisation du stoïcisme par les auteurs chrétiens : la lutte contre les gnostiques.

D. La doctrine du Portique : une mine contre les gnostiques modifier

En effet, une des littératures les plus abondantes chez les Pères de l’Église des premiers siècles est le pamphlet contre ceux qu’ils nomment les « hérétiques ». Parmi ces dits « hérétiques » ceux qui firent le plus de « concurrence » religieuse à l’Église furent les gnostiques. Il était donc nécessaire pour les Pères de l’Église de se démarquer de ces courants de leur propre religion. Pour se faire les auteurs chrétiens argumentent dans le sens contraire de ce qu’affirment les gnostiques et essayent même de les tourner en ridicule.

Étant de culture classique, les Pères de l’Église vont puiser dans leur culture philosophique pour chercher ces arguments. Les différents maitres gnostiques combattus sont Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, on ne les connait que par leurs détracteurs chrétiens.

Tous les auteurs chrétiens que nous avons déjà cité, à quelques exceptions près, ont écrit pour dénoncer le gnosticisme ou au moins ont abordé le sujet dans les ouvrages. Cependant une partie de ces ouvrages ont été perdus et on en connait leurs existences seulement par d’autres auteurs qui y font référence. C’est le cas des Livres contre toutes les hérésies de Justin évoqué par Eusèbe de Césarée ou encore des Réfutation d’Hermogène et Réfutation de Marcion de Théophile d’Antioche.

Parmi les auteurs dont les œuvres nous sont parvenus, Irénée est l’un des auteurs anti-gnostiques le plus important. Il a écrit une Réfutation de la prétendue gnose au nom menteur connu généralement sous le nom de Contre les hérésies. Il s’agit d’un traité contre Valentin d’Égypte et les gnostiques de manière plus général. Ce texte est un exemple probant de la manière dont on peut utiliser la philosophie du Portique dans le cadre de la lutte contre les hérésies.

Tertullien combat lui aussi avec acharnement les gnostiques, dans tous ces textes il s’oppose d’une manière ou une autre à leurs théories. Il a d’ailleurs écrit de nombreux textes dans ce seul but, un Contre Marcion, un Contre Praxéas ou sur la trinité, Contre Hermogène, ou contre l’éternité de la Matière, Contre les Valentiniens, Du Jeûne ou contre les Psychiques et enfin on lui attribue parfois aussi la Prescriptions contre les hérétiques. Dans d’autres textes comme De l’âme, ou De la résurrection de la chair, ou encore De la chair de Jésus-Christ, on remarque que beaucoup des idées qu’ils avancent sont une manière directe de contrer les gnostiques. Dans toutes ces œuvres, l’influence du stoïcisme ne fait aucun doute.

Car en effet, le stoïcisme se prête bien à la lutte contre les gnostiques. En bref, le gnosticisme avance la totale transcendance de Dieu, il le voit invisible, incompréhensible et absolu. Ils opposent âme et corps, l’âme est prisonnière du corps et du monde. Ainsi le monde, la matière sont mauvais et le but du gnostique et de s’en défaire pour retrouver son « moi » véritable. En somme tout oppose les gnostiques et les philosophes stoïciens. Se démarquer des premiers revient à rejoindre les seconds.

Paul Agasse montre une utilisation de la doctrine stoïcienne par les Pères contre les gnostiques, il écrit que « Dans cette notion de la loi naturelle [stoïcienne], les Pères trouvent un double appui pour expliciter leur morale. D’une part contre les gnostiques, ils refusent l’opposition d’un principe mauvais producteur de la nature et d’un principe bon législateur de la vie morale. Le Dieu créateur est en même temps le Dieu législateur : il y a harmonie entre nature et morale. D’autre part, peut-être contre les Juifs qui se réclament de la Loi, ils affirment que toute loi promulguée, fût-ce par Dieu, n’est jamais arbitraire, mais doit trouver son fondement dans la nature et la raison et par conséquent renvoie à une loi intérieure présente en tout homme. » 67. Ceci n’est qu’un exemple, nous préciserons quand les Pères de l’Église utilisent la philosophie du portique pour combattre les gnostiques dans notre développement.

2. Une conception commune de l’homme modifier

Un des premiers rôles de la philosophie ou de la religion est de définir l’homme. Il leurs faut connaître son origine, savoir de quoi il fait, quelle est sa finalité. Après tout, la philosophie antique comme la religion propose à l’homme une conception du monde et une manière de vivre, dans le but de le rendre heureux. Ainsi toutes deux s’adressant à l’homme et l’ayant pour sujet principal, elles se doivent de s’interroger sur ces questions. Chez les chrétiens, cela revient à se demander comment, à partir de quoi et pourquoi Dieu nous a fait. Quoi qu’il en soit, le stoïcisme et le christianisme vont, tout deux, élaborer une conception de l’homme et nous allons voir que ces conceptions ne sont pas sans rapports.

A. La nature de l’homme : le matérialisme chez les auteurs chrétiens modifier

Dans la philosophie du Portique, l’homme est en premier lieu défini par son rapport à la raison. En second lieu, cherchant à savoir de quoi l’homme est fait, les stoïciens lient l’âme et le corps, en font deux éléments qui se complètent68. L’âme n’est d’ailleurs pour eux qu’un type de corps, Diogène Laërce explique que Zénon considère l’âme comme étant une substance sensible, un souffle inhérent à notre nature. Par conséquent, elle est un corps, mais qui persisterait après la mort sans être éternelle.69

Il n’y a pas de supériorité de l’un sur l’autre avant Posidonius qui, selon Sénèque, estime que « La partie supérieure de l’homme, c’est la vertu : elle a pour associée une chair incommode et molle, qui n’est propre qu’à absorber des aliments » 70 et même dans le stoïcisme impérial, l’unité corps-âme est toujours conservée71. Il s’agit donc véritablement d’un des fondements de cette philosophie. S’interrogeant plus précisément sur la constitution de l’âme, les philosophes stoïciens la divisent en huit parties ayant chacune un nom et une fonction72.

On retrouve cette égalité du corps et de l’âme chez tous les Pères du deuxième siècle. Cependant deux tendances s’affrontent chez les chrétiens, une vision trichotomiste, corps-âme-esprit, qu’ils peuvent tenir de Saint Paul, et une vision dichotomiste corps-âme à la manière des stoïciens. Néanmoins la vision trichotomiste n’est pas non plus totalement étrangère au stoïcisme le plus tardif. Marc-Aurèle écrit « Trois éléments entrent dans la composition totale de ton être : le corps, le souffle de vie qui t’anime, et l’intelligence. » 73. Ainsi, même s’il est peu probable que la vision de l’homme en trois parties soit issue d’une influence du stoïcisme, il y a un rapprochement des deux courants d’idées.

Justin, est le premier apologiste à véritablement s’interroger sur l’homme. Il en parle à la manière d’un stoïcien, il le qualifie de « vivant raisonnable » 74, cependant il présente une vision trichotomiste de l’homme dans son Dialogue avec Tryphon. Mais en dehors de ce texte, il donne une vision dichotomiste et rappelle la résurrection du corps près de l’âme. 75

Quand à son disciple Tatien, Spanneut écrit qu’on retrouve dans son œuvre « la fusion imparfaite de la psychologie chrétienne qui insiste sur l’habitation d’un saint esprit dans l’âme et la psychologie stoïcienne qui fait de l’âme un souffle matériel et mortel. » 76

Athénagore, lui, expose une théorie dichotomiste dans ses écrits et son insistance fait penser qu’il combat alors une thèse gnostique.77 Il essaie cependant d’associer à l’âme un pneuma surnaturel, c’est-à-dire un esprit, de la même façon que Tatien. Il n’a peut-être pas conscience de sa propre contradiction, comme c’est le cas de beaucoup d’auteurs antiques78.

Irénée est dichotomiste et étrangement matérialiste79 pour un chrétien, mais il sépare aussi l’homme en âme-corps-esprit80. Néanmoins, d’après Spanneut, il évite de d’affirmer que l’esprit est une partie de l’homme, il s’agirait en fait d’un don de Dieu qui n’est pas universel81. L’âme est le souffle de vie universel alors que l’esprit est le vecteur de la spirituelalité82. L’âme est dans le corps et le sang en est le lien. On peut donc voir une tendance matérialiste, à travers l’unité dans la vie de l’âme et du corps83.

Il y a donc une véritable influence du Portique chez les premiers Pères qui les pousse parfois à se contredire.

Tertullien, au début du troisième siècle, définit l’homme comme pourrait le faire un stoïcien : « L’homme est un animal raisonnable… » 84 ; « L’homme n’est aucune autre substance que corps et âme » 85. En ce qui concerne l’unité, elle est pour lui totale. Il n’admet pas une action ou une pensée qui ne soit l’effet des deux substances, même le péché est commun aux deux86. Il admet une quasi égalité : « le corps est la maison de l’âme, l’âme l’habitante de la chair » 87. Il estime qu’il y a compénétration et donc corporéité de l’âme. Ces différentes idées sont réaffirmées dans De la Pénitence : « Toutefois on ne me saura pas mauvais gré de dire en passant que, parmi les péchés, il y en a de charnels, c’est-à-dire qui sont l’ouvrage du corps, et qu’il y en a de spirituels. L’homme, étant formé de l’union de ces deux substances, ne peut pécher autrement que dans les éléments dont il se compose. Mais de ce que le corps et l’âme sont choses distinctes, il ne faut pas conclure que les péchés diffèrent de valeur : ils sont d’autant plus égaux qu’à eux deux l’âme et le corps ne constituent qu’un seul être. Qu’on n’aille donc pas, en raison de la diversité des substances, faire des distinctions en supposant qu’un péché de telle catégorie est plus léger ou plus grave qu’un péché de telle autre. La chair et l’âme sont également l’œuvre de Dieu ; l’une a été façonnée par sa main, l’autre créée par son souffle. Égales devant le Seigneur, que l’une ou l’autre ait péché, cela offense également le Seigneur » 88. Ainsi, il considère que l’âme, même née de l’esprit divin, lui est inférieure et donc capable de pécher. L’esprit divin peut néanmoins être présent dans l’âme et cette présence est même nécessaire moralement. S’agissant du souffle de vie, il n’est parfois pour lui que la respiration qu’il assimile à la vie comme Chrysippe89. Il fait de l’Hègemonikon, l’une des parties de l’âme chez les stoïciens, « le degré ultime dans l’âme, de vitalité et de sagesse » 90. En cela il est parfaitement stoïcien. Il évite cependant de voir un pneuma identique entre Dieu, le monde et l’homme, à la manière des philosophes du portique. Quant à l’origine de l’âme, il la qualifie d’une et simple, il fait d’ailleurs descendre toutes les âmes d’une seule91 ; sa nature est corporelle comme chez les stoïciens : « L’âme possède une espèce de corps propre » 92. Il précise même que l’âme a besoin d’une nourriture matérielle93, il s’oppose en fait à toutes les théories platonicienne d’incorporéité. Il pense que l’âme est la forme intérieure du corps94. Tertullien lutte en fait à la fois contre ceux qui creusent le fossé entre âme et corps et ceux qui veulent nier l’origine divine de l’âme. La théorie stoïcienne de corporéité de l’âme se retrouve dans l’ensemble de son œuvre.

Clément d’Alexandrie a vivement repoussé le matérialisme stoïcien mais l’anthropologie stoïcienne a quand même laissé des traces dans ses écrits, c’est ce que nous explique M. Spanneut95. Il a une vision trichotomiste, d’influence platonicienne, où l’âme est supérieure au corps96. La vision dichotomiste revient pourtant souvent dans ses textes97. Il semblerait que, comme d’autres, il ne sache que faire du pneuma divin de l’homme, ainsi il l’oublie souvent pour ne pas manquer de cohérence. Il divise l’homme en dix parties, reprenant les huit de l’âme de la théorie stoïcienne, avec une simple variante de terminologie 98. L’hégémonikon est pour lui d’origine extérieure et supérieure à l’homme mais il lui donne des valeurs purement stoïciennes. L’âme « commande aux désirs » 99 et « commande aux passions » 100 dans l’état d’hégémonikon. Clément explique aussi que l’Hégémonikon amène l’unité de l’homme dans la raison101, et lui donne aussi la valeur de puissance vitale. Les stoïciens aussi voient le pneuma comme source de toute vie et donnent à l’hégémonikon, bien qu’il ne soit qu’une partie de l’âme, la fonction de centre vital102. Concernant l’âme inférieure, Clément est plus hésitant mais il semble reconnaitre un certain matérialisme de cet aspect de l’âme103.

Ainsi, sur ces questions, l’influence stoïcienne est grande et même chez Clément, qui prétend rejeter la vision stoïcienne, on en retrouve des traces. Tertullien reste néanmoins celui chez qui les influences sont les plus visibles, ce qui s’explique par son combat contre les gnostiques.

B. La naissance modifier

Une autre question concernant la nature de l’homme préoccupe les philosophes stoïciens et dans une moindre mesure les penseurs chrétiens. Il s’agit de la naissance en tant que question médicale et philosophiques.

Les divergences peuvent porter sur différents points : la manière dont se déroule la conception, la nature même du sperme, le rôle de la femme et la question du moment de l’apparition de l’âme en l’homme. C’est ce dernier problème qui est le plus sujet à débat.

Chez les stoïciens, le sperme, sang chaud et écumeux fournit le pneuma, souffle de vie. C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve dans toute la médecine104 Néanmoins, la mère transmet aussi un pneuma sans sperme donc son rôle est très important même si les textes nous font comprendre qu’il n’est pas tout à fait équivalant à celui de l’homme dans cette conception105. Le pneuma forme le logos qui apparait à sept ans ou quatorze ans, les stoïciens divergent sur la question. Néanmoins le feu du pneuma continue à façonner le corps tout au long de la vie106. Les stoïciens considérant que l’âme est un corps, il est logique qu’il y ait simultanéité entre la formation du corps et de l’âme. On voit bien que les thèses médicales et différentes idées philosophiques sont mêlées.

Tous les Pères de l’Église ne s’intéressent pas à ces questions mais quand ils le font, on constate qu’il témoigne du même éclectisme, mêlant thèses médicales et philosophiques.

Justin et Athénagore reprennent l’engendrement par substance humide ; cette substance humide est bien sûr le sperme107.

Irénée est en accord avec les stoïciens sur un autre point, il conçoit comme ces derniers qu’il y a simultanéité de conception du corps et de l’âme108.

Tertullien, quant à lui, explique que le sperme donne forme et le sang féminin la matière dans son Apologie ou dans le De la chair du Christ. Mais dans le De l’âme, il affirme que la femme ne donne ni pneuma ni matière mais seulement la nourriture. C’est un stoïcisme qui diminue encore le rôle de la femme. Son stoïcisme est intégral lorsqu’il nous explique que le sperme est un sang en ébullition, l’homme est fait de sang et il n’y a pas d’âme sans sang109. Comme chez Irénée, il y a pour lui simultanéité de conception du corps et de l’âme et attaque même la thèse stoïcienne qui amène le logos à 7 ou 14 ans110, cette thèse est donc la plus reprise par les Pères et elle justifie d’ailleurs l’interdit de l’avortement, l’âme étant présente dès l’origine.

Chez Clément, le rôle de la femme est aussi dévalorisé au profit de l’homme dans la conception mais il admet qu’elle donne la matière comme les stoïciens111. Pour ce qui est de l’âme, il est bien différent des stoïciens et des auteurs chrétiens que nous venons de voir vu que d’après lui, elle est ajouté par Dieu.

En conclusion, on retrouve tous les éléments stoïciens mais épars, la génération simultanée du corps et du pneuma, le rôle de ce pneuma, l’hérédité, le rapport entre sang, sperme et lait. Celui qui est le plus proche des idées stoïciennes est Tertullien et encore une fois son combat des hérésies gnostiques peut en être cause. Seul Clément semble avoir très peu été touché par cette influence stoïcienne en ce domaine.

C. L’égalité des hommes modifier

Un autre problème, en parti lié à la naissance, est l’égalité ou l’inégalité des hommes. En ce domaine, stoïciens et chrétiens sont en parfait accord. Ils en viennent à affirmer l’égalité des hommes de la même manière. Cette égalité prend sa source dans la soumission de tous les hommes à une force supérieure, destin ou logos chez les stoïciens, Dieu ou Christ chez les chrétiens. Les stoïciens parlent de « loi commune » 112 ou de « loi naturelle » 113 qui proviennent du destin. Chez ces derniers, l’égalité des hommes se retrouve dans leur morale qui insiste sur la nécessaire indifférence que l’on doit éprouver face à toute marque de distinction sociale. Cela permet à la philosophie du Portique comme à la religion chrétienne d’être ouverte à tous les hommes.

Dans les textes, cela se traduit par une sympathie commune à l’égard de l’esclave.

Sénèque s’adresse à un maitre de cette manière : « Songe donc que cet être que tu appelles ton esclave est né d’une même semence que toi, qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre, il peut te voir esclave », il ajoute : « Comme il y aurait folie à marchander un cheval en examinant non la bête, mais la housse et le frein ; bien plus fou est-on de priser l’homme sur son costume, ou sur sa condition qui n’est qu’une sorte de costume et d’enveloppe. « Mais un esclave ! » Son âme peut-être est d’un homme libre. Un esclave ! Ce titre lui fera-t-il tort ? Montre-moi qui ne l’est pas. L’un est esclave de la débauche, l’autre de l’ambition, tous le sont de la peur. » 114

Chez les chrétiens, on le retrouve directement dans les évangiles, les Pères s’en font le relais, il n’y a donc pas besoin de les citer. Paul écrit : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ, non pas seulement sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais comme des serviteurs de Christ, qui font de bon cœur la volonté de Dieu. Servez-les avec empressement, comme servant le Seigneur et non des hommes, sachant que chacun, soit esclave, soit libre, recevra du Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien. Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces, sachant que leur maître et le vôtre est dans les cieux, et que devant lui il n’y a point d’acception de personnes » 115.

Bien sûr on remarque tout de suite que l’évangile insiste plus particulièrement sur le fait que cette égalité existe sous le regard de Dieu. Quoi qu’il en soit les rapprochements sont évidents dans le rejet des apparences et du statut pour juger les hommes. Autre point de convergence ici, comme Paul, Sénèque, dans sa lettre, explique qu’il n’appelle pas les esclaves à l’indépendance.

Dans le même registre les deux affirment une égalité dans le péché, Sénèque écrit : « Vous qui voulez apprécier justement les choses, songez bien, avant tout, que nul de nous n’est sans reproche. » 116 et les chrétiens peuvent lire dans l’évangile : « Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre » 117.

Ajoutons que chez les stoïciens, la vertu est la seule chose qui permet de juger de la valeur d’un homme et il en est de même pour les chrétiens. La seule différence étant que ces derniers laissent le privilège de juger à Dieu.

Le relais effectué par les Pères de cette partie de l’évangile n’est pas exempt d’une certaine influence stoïcienne. Car si l’idée d’égalité est présente dans l’évangile, elle n’y a pas l’importance que lui donnen les Pères. Leur insistance ne s’explique que par le stoïcisme. A titre d’exemple Clément d’Alexandrie dit « Même nature par essence, même vertu » 118 ou Tertullien « Nous sommes tous égaux, mise à part la discipline ; possesseurs communs du monde mise à part l’erreur » 119.

D. La connaissance modifier

Dans un tout autre domaine mais toujours à propos de l’homme, les philosophes antiques s’interrogent souvent sur le problème de l’acquisition des connaissances pour l’homme. D’où provient la connaissance ? Comment se constitue t-elle ? Est-elle fiable ?

Les stoïciens se posent bien entendu ces questions. Ils identifient deux types de connaissances, une sensorielle et une intellectuelle120. Ils expliquent aussi que toute connaissance a pour base les sens à partir desquels le logos agrée ou non121. Tout ceci se fait de manière passive et Spanneut explique que les stoïciens pensent que « la connaissance est infaillible, si le logos est sain » 122. De plus, ils admettent aussi des connaissances communes qui viennent de la communauté du logos123. Pour ce qui est de la connaissance intellectuelle, ils pensent qu’elle s’appuie sur l’origine quasi divine de l’âme et de sa parenté avec tout ce qui est objet de connaissance. En fait selon eux, tout le vivant se concilie ce qui lui est adapté. Voilà comment cela se traduit chez Marc-Aurèle « Jamais rien ne peut arriver à aucun homme qui ne soit un fait humain ; rien n’arrive à un bœuf qui ne soit fait pour le bœuf ; à une vigne, qui ne soit fait pour la vigne, ni même à une pierre, qui ne soit spécial à la pierre. Si donc chaque être n’éprouve jamais rien que d’ordinaire et de naturel, pourquoi dès lors prendre si mal les choses ? La commune et universelle nature ne te donne pas à supporter un fardeau insupportable. » 124. Cette connaissance est avant tout issue des rêves ou de l’extase. Sans être innée, elle est naturelle et donne toutes les connaissances morales telles que le bien et le mal, Dieu, la providence, ou la conscience de soi, qui sont alors universelles par le logos. On peut parler de prénotion125.

Tous les écrivains ecclésiastiques se sont préoccupés du problème de la connaissance de Dieu mais l’argumentaire ne reposant que sur des bases théologiques, ce n’est pas sur cette question que les rapprochements entre stoïciens et chrétiens peuvent être faits. Heureusement pour cette étude, certains Pères de l’Église s’intéressent à la question de la connaissance de manière plus générale et philosophique. Cette préoccupation est d’ailleurs révélatrice de l’influence de la philosophie sur les Pères chrétiens. Le système stoïcien ne se retrouve pas tel quel chez les Pères mais il en reste des marques.

Athénagore est le premier à parler de la connaissance de manière élargie. Il a tout d’abord une vision platonicienne de la connaissance où le logos pourrait voir ce qui est antérieur à nos sens comme Dieu (mythe du monde des idées cher à Platon). Il donne aussi deux autres types de connaissance où le stoïcisme est plus présent, d’abord une naturelle, « la connaissance commune et physique » 126 et la connaissance par consécution qui part de l’idée que le lien du raisonnement est parallèle au lien des réalités, donc qu’un même logos permet le même enchainement127. De plus il n’exclut pas la connaissance sensorielle, il explique que c’est le corps qui éprouve les premières sensations et entraine le consentement de l’âme128. Néanmoins, il considère que cette connaissance est peu sûre car le démon pourrait venir s’en mêler.129

Tertullien s’intéresse beaucoup à ce problème et est ici, comme souvent, très stoïcien. Il donne trois modes de connaissances, « raisonnement, sens, intelligence » 130, il évoque surtout les deux derniers qu’il désigne comme au service de l’âme. Ces deux éléments sont si liés qu’il semble s’agir de deux étapes plutôt que deux modes, il interroge « comment peut-il y avoir de compréhension sans sensus ? » 131 Il explique aussi qu’il ne faut pas donner la primauté à l’intellectus sur le sensus, encore une fois son antignostisme le rapproche du stoïcisme. Son stoïcisme est complet alors qu’il fait des sens la base de toute connaissance, ces sens faisant ensuite passer le résultat de leur travail à l’âme pour qu’elle traite l’information132. Ces sens donnent une représentation exacte des choses dans leur contexte133. Il souligne aussi l’aspect universel de cette connaissance, « publicus sensus » 134. Ces sensus aboutissent à des sensus communes qui sont ici des notions communes, il voit là que l’intelligence connait ce qui lui est connaturel. Ces connaissances communes sont donc les mêmes que chez les stoïciens. Quand à l’extase, elle est pour lui d’origine divine donc source de vérité135, le rêve est aussi une sorte d’extase qui peut être une aide divine donnée à tous, fidèles comme infidèles, néanmoins il pense que le rêve peut aussi venir de la partie inférieur de l’âme et donc amener des erreurs, certains peuvent aussi venir des démons. Il classe les rêves de la même manière que les stoïciens136. Tertullien admet un dernier mode de connaissance, la divinatio qui serait l’effet du Saint Esprit et donc plus du tout d’origine stoïcienne.

Clément d’Alexandrie développe différentes théories sur la connaissance, parmi elles, on dégage deux méthodes pour son acquisition, par les sens et par l’intelligence. Il est donc en accord avec les stoïciens. Ces deux modes se rapprochent parfois considérablement et il va jusqu’à dire « la sensation est la base de la science » 137. Il explique aussi que le logos pénètre la sensation comme la sensation est au service du logos138, il rappelle donc d’une certaine manière l’unité de l’âme stoïcienne. Ces modes de connaissances aboutissent à la science, « un état inamissible sous l’effet du logos » 139. On a là, la même définition que chez les stoïciens. Une idée importante pour Clément est que les connaissances communes entre grecs et chrétiens sont dues à une communauté de l’intelligence140, il parle même de témoignage naturel du bien. Il suppose aussi une connaissance extra sensorielle, extase prophétique et il lui donne une valeur universelle qui explique les vérités du message païen, cette extase est bien sûr inférieur à la divination des juifs141. Pour ce qui est du rêve, il lui donne une valeur de vérité mais pour des raisons platoniciennes, l’âme débarrassée du corps pourrait arriver plus facilement à la vérité.

En somme comme on le disait, on retrouve de nombreux éléments de la théorie de la connaissance stoïcienne chez les Pères qui ont abordés ce problème, Tertullien étant le plus proche du stoïcisme.

E. L’homme être divin ou porteur du divin modifier

Un dernier point mérite d’être traité sur la conception de l’homme. On connait l’importance de la divinisation des personnes dans la mythologie gréco-romaine, le stoïcisme parle lui aussi « d’homme divins ». Cette idée tient aussi une certaine place dans le christianisme.

Cette idée se retrouve chez tous les stoïciens de l’époque impériale, le sage qui vie en parfaite adéquation avec la raison, conformément à son destin est un être divin. On le lit dans un des conseils d’Épictète : « Souviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. Le plat qui circule arrive à toi : étends la main et prends avec discrétion. Il passe plus loin : ne le retiens pas. Il n’est pas encore arrivé : ne le devance pas de loin par tes désirs, attends qu’il arrive à toi. Fais-en de même pour des enfants, pour une femme, pour des charges publiques, pour de l’argent ; et tu seras digne de t’asseoir un jour à la table des dieux. Mais si l’on te sert et que tu ne prennes rien, que tu dédaignes de prendre, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, tu seras leur collègue. C’est en se conduisant ainsi que Diogène, qu’Héraclite et ceux qui leur ressemblent ont mérité d’être appelés des hommes divins, comme ils l’étaient en effet. » 142

On ne peut être plus clair. Sénèque ne l’est pas moins, il affirme lui aussi le potentiel divin de l’homme : « L’homme ne paraît jamais plus divin que lorsqu’il songe qu’il est né pour mourir, et que son corps n’est qu’une hôtellerie qu’il doit quitter aussitôt qu’il est à charge à son hôte ».143 Dans son ouvrage Questions naturelles, il va même jusqu’à comparer la nature de l’homme et celle de Dieu, « Quelle différence y a-t-il donc entre la nature de Dieu et la nôtre ? La voici : la plus noble partie de l’homme, c’est l’âme : Dieu est tout âme ; il est tout raison. » 144

Faire de l’homme un dieu n’est bien entendu pas acceptable pour des chrétiens et la grande majorité des Pères ont critiqué cette position des philosophes.

Ceci dit parmi eux, on retrouve la trace de cette notion avec Clément d’Alexandrie et son Pédagogue. Effectivement, il écrit ceci à propos de l’homme qui vit selon la raison : « Cet homme devient Dieu lui-même car Dieu veut qu’il le devienne. » 145 Son stoïcisme lui fait alors aller contre certains principes de la religion chrétienne. Mais nous le verrons plus tard, Clément considère que seul le christ peut rentrer dans cette totale harmonie avec la raison.

D’autre part, une autre idée est, elle, bien chrétienne, c’est de considérer que l’homme est porteur d’un esprit divin. Ce point a d’ailleurs été abordé dans la comparaison des stoïciens et des chrétiens quand à la leur vision de la nature de l’homme. C’est une pensée qui est très courante de nos jours chez les chrétiens qui disent que Dieu est en chacun de nous. Il partage cette conception avec certains auteurs stoïciens chez qui, quand l’homme n’est pas Dieu lui-même, il est son agent.

C’est un des sujets de Sénèque : « Que sera-ce donc ? L’âme, mais l’âme dans sa droiture, sa bonté, sa grandeur. Peux-tu voir en elle autre chose qu’un Dieu qui s’est fait l’hôte d’un corps mortel ? Cette âme peut tomber dans un chevalier romain, comme dans un affranchi, comme dans un esclave. » 146 Dans une autre lettre, il écrit : « Vous semble-t-il si étrange que l’âme aille trouver les Dieux ? Dieu vient bien trouver les hommes ; et qui plus est, faire sa demeure avec eux. L’âme ne peut être bonne si Dieu n’est avec elle. Il y a des semences divines répandues dans le cœur des homme. ».147

Les Pères de l’Église sont tous d’accord à ce sujet, la raison étant que cette notion ne leur est pas propre, il la tire des évangiles. Elle est affirmée à deux endroits, chez Paul, dans une Prière : « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous » 148 et dans la première lettre de Pierre : « Vous aussi, soyez les pierres vivantes qui servent à construire le Temple spirituel, et vous serez le sacerdoce saint, présentant des offrandes spirituelles que Dieu pourra accepter à cause du Christ Jésus. » 149

L’influence peut aussi provenir de Philon d’Alexandrie qui diffuse cette conception et dont on connait l’influence chez certains Pères de l’Église.

C’est peut-être chez Marc-Aurèle que la convergence entre stoïciens et chrétiens est la plus net, il explique à propos du sage que « Quand l’homme a pratiqué cette règle, sans rien négliger désormais pour compter entre tout ce qu’il y a de mieux au monde, il devient, on peut dire, le ministre et l’agent des Dieux, en s’appuyant sur le principe inébranlable qu’il porte au dedans de lui, et qui met l’homme à l’abri des souillures de la volupté, qui le rend invulnérable à toute souffrance, insensible à tout outrage, inaccessible à toute perversité, qui en fait l’athlète de la plus noble des luttes, de la lutte où l’on est vainqueur de toute passion, qui trempe l’homme profondément dans la justice, qui le dispose à aimer de toutes les forces de son âme tout ce qui lui arrive et lui échoit en partage, à ne s’occuper que bien rarement, et jamais sans une nécessité pressante d’intérêt commun, de ce que dit un autre, de ce qu’il fait et de ce qu’il pense. » 150

L’évangile dit d’une autre manière que les stoïciens que l’homme est ministre et agent des dieux à la nuance près qu’il parle de Dieu et non des dieux. Il y a bien convergence entre les deux courants de pensée.

3. Logos-Pneuma stoïcien et Dieu chrétien : Mêmes caractéristiques ? modifier

Maintenant que nous connaissons mieux le rapport entre Dieu et hommes chez les stoïciens et chrétiens, il convient de s’interroger sur la nature du divin dans ces deux courants de pensée. Car même si il n’y a pas de culte stoïcien à proprement parler, la philosophie du portique tentant de répondre aux différentes question de notre univers a une conception particulière de Dieu ou des dieux. C’est en ce sens que l’on peut comparer stoïciens et chrétiens. Du coté des chrétiens, le sujet a évidemment été abondamment traité par les auteurs. Ceci dit il est nécessaire d’avoir à l’esprit que malgré les rapprochements que l’on va faire, le rapport à la divinité n’est pas le même chez stoïciens et chrétiens.

Ce qui caractérise le mieux le Dieu stoïcien, c’est qu’il n’est pas extérieur mais intérieur à tout. En cela il se distingue de tous les courants gnostiques et des platoniciens. Il est la nature, le destin mais surtout le logos-pneuma, souffle de vie, âme et raison du monde151. Cette force intelligente est aussi génératrice de l’univers et appelé par Cléanthe « père et auteur des choses ». Cléanthe montre bien cette religiosité du stoïcisme152. Celle-ci est toujours présente dans le stoïcisme impérial, comme chez Épictète qui écrit que « La première chose qu’il faut apprendre, c’est qu’il y a un Dieu, qu’il gouverne tout par sa providence, et que non seulement nos actions, mais nos pensées et nos mouvements ne sauraient lui être cachés. » 153 C’est donc bien une vision de Dieu qui est commune à tous les philosophes stoïciens.

Cette atmosphère que l’on peut qualifier de religieuse se retrouve chez certains Pères dont Clément qui écrit « Passant toute la vie comme une fête, convaincus de la présence de Dieu partout et en tout lieu, nous travaillons la terre en te louant, nous naviguons en lui chantant des hymnes » 154.

A. Les preuves de leurs existences modifier

Dans les mondes antiques, quand le thème de Dieu est abordé en philosophie, son existence étant difficilement remise en cause, la première question qui se pose est : est-il connaissable ? Et si oui, comment ?

Chez les stoïciens, Dieu est connaissable par le cosmos qui en est le reflet, étant immanent au monde on peut l’y découvrir.155 Cependant une autre tendance stoïcienne se développe au contact du néo-platonisme, celle-ci juge Dieu inconnaissable. Cette tendance est donc plus présente dans le stoïcisme tardif mais on peut aussi la retrouver dans l’ancien stoïcisme d’Ariston de Chio.156

Les Pères semble tous considérer Dieu comme inconnaissable pour souligner sa transcendance, et ceux qui avancent les mêmes idées que stoïciens sont très minoritaires. On peut supposer que cela leur vient de l’élément judaïque de leur religion. Clément y voit la justification des mystères157. Pour Athénagore : « seul Dieu peut nous instruire de Dieu » 158.

Cependant les Pères affirment aussi que Dieu est connaissable. Clément écrit que l’on peut le deviner par la raison, ce qui nous rappelle le stoïcisme159. Tatien le dit saisissable par son œuvre. Tertullien écrit même que « c’est le comble du crime de ne pas connaitre celui qu’on ne peut ignorer… » 160Ces deux derniers semblent donc le voir dans le monde à la manière des stoïciens. De manière plus général, dans le christianisme de ces Pères de l’Église, Dieu peut être connu de deux manières. Par la révélation et par l’effort humain, la révélation est considérée comme un moyen supérieur mais ne nous intéresse pas car anti-hellénique au contraire l’effort humain s’apparente la philosophie et est donc dans notre sujet. En effet, les Pères supposent l’existence d’une connaissance naturelle de Dieu qui justifie la part de vérité qu’on retrouve chez les païens. Une justification parmi tant d’autres : vol des écritures, vol de la vérité par des démons, illumination par le verbe, contemplation du monde et ses signes…

Pour en revenir plus directement aux moyens de la connaissance de Dieu, les stoïciens pensent en majorité que le logos Dieu est connu par le monde et ses énergies qui donnent les visages des divinités. On le connait donc par sa providence et son œuvre161. Cette connaissance née ainsi d’un raisonnement, il faut ajouter que les stoïciens pensent aussi que Dieu peut être connu de manière naturelle et spontanée162.

Athénagore avance les deux mêmes méthodes, une intuitive, l’autre par raisonnement scientifique163.

Tertullien reprend lui aussi les deux méthodes stoïcienne et pour l’intuitive il rappelle la notion de sensus communs.164 Les stoïciens partagent cette notion. Rappelons que selon lui le rêve est un moyen de connaitre Dieu.

Avant eux, Irénée explique en détail la connaissance immédiate de Dieu. Il fait partie de ceux qui s’en servent pour expliquer les vérités chez les grecs « quelques-uns d’entre les païens, moins esclaves des séductions et des plaisirs et moins emportés par la superstition des idoles, si faiblement qu’ils aient été mus par la Providence, n’en ont pas moins été amenés à dire que l’Auteur de cet univers est un Père qui prend soin de toutes choses et administre notre monde. » 165. Cette connaissance concerne « tous les êtres » 166, il n’exclut pas les animaux.

Clément d’Alexandrie comme Tertullien et Irénée insiste sur la connaissance naturelle. Il parle d’une « conscience obscure de Dieu, même chez les païens » 167. Elle ne se fait pas par sensus communs comme chez Tertullien et les stoïciens mais par l’effet de la providence divine168.

La connaissance de Dieu par ses œuvres n’est pas non plus négligée chez les chrétiens. Tertullien comme d’autres Pères voit Dieu dans ses œuvres et fait aux hommes une obligation de l’y chercher : « Il faut d’abord prouver l’existence de Dieu par ses œuvres, alors ensuite par ses bienfaits » 169. Malgré sa tendance à vouloir bousculer la raison au profit du mystère, sur ce sujet il va jusqu’à réclamer un Dieu démontrable par ses effets170. L’ordre parfait et compliqué du monde est aussi une preuve importante de l’existence de Dieu chez les Pères. Encore une fois, les Pères de l’Église se rapprochent alors des stoïciens pour mieux s’éloigner des gnostiques.

Bien sûr les Pères rappellent que cette connaissance naturelle est bien inférieure à la connaissance surnaturelle issue de la révélation.

Ainsi malgré cette première vision transcendantale de Dieu avancé par les Pères, qui le rend inconnaissable. Dans un second temps, ces mêmes Pères de l’Église avancent différents moyens pour connaître Dieu qui les rapproche du stoïcisme. En particulier quand ils reconnaissent une connaissance naturelle, immédiate et commune de Dieu.

B. Leurs essences modifier

Étant donné que chrétiens et stoïciens donnent une méthode pour connaître Dieu, ils estiment bien entendu le connaître eux-mêmes. Ainsi ils essayent d’une certaine manière de le définir. Ils veulent nous expliquer ce qu’est Dieu.

Pour ce qui est du point de vue des stoïciens sur ce point, Minucius Félix dans l’Octavius, en est une excellente source, il fait un résumé de leurs tendances. Son objectif est de rapprocher philosophie et christianisme pour attirer les élites et donner un caractère d’honorabilité à sa religion, ce que nous avons déjà évoqué : « Théophraste, Zénon, Chrysippe et Cléanthe ne se sont pas toujours expliqués d’une manière uniforme, mais ils s’accordent tous pour reconnaître l’unité d’une Providence. Et en effet Cléanthe fait Dieu tantôt l’esprit, tantôt l’intelligence, quelquefois l’air qui nous environne, et le plus souvent la raison elle-même. Zénon, son maître, fait de la loi naturelle et divine le principe de tous les êtres : ailleurs, il trouve ce principe dans l’éther ou bien dans une raison universelle ; et quand il enseigne que Junon est l’air, Jupiter le ciel, Neptune la mer, Vulcain le feu, et ainsi des autres dieux du vulgaire, qu’il prétend être des éléments, il sape toutes les notions établies touchant les dieux. Chrysippe est presque du même avis : il croit que la divinité consiste dans la raison, dans l’âme et l’intelligence de toute la nature ; que Dieu c’est le monde lui-même, ou bien l’inévitable destin, et il imite Zénon dans l’interprétation des fables d’Hésiode, d’Homère et d’Orphée. » 171. Il affirme donc que les stoïciens sont monothéistes comme les chrétiens, qu’ils ne croient pas aux différents dieux. Et en effet comme il le dit, les stoïciens font de Dieu, la raison, le destin et l’âme du monde et pensent qu’il peut prendre plusieurs visage selon son action172. C’est toujours le cas dans le stoïcisme impérial qui n’est pas évoqué par Minucius Félix, Épictète définit Dieu de cette manière, « Quelle est la nature de la divinité ? C’est intelligence, science, ordre, raison. ».173

Si comme Minucius Félix, les autres Pères ont estimé que les stoïciens croyaient en un Dieu unique, cela peut justifier la sympathie qu’ils ont eue pour les idées de ces derniers.

Le problème de l’unicité de Dieu ayant été abordé, le Dieu stoïcien et le Dieu chrétien ont d’autres caractéristiques qu’il convient de comparer. Ajoutons au résumé de Minucius Félix que, pour les stoïciens, malgré une certaine transcendance Dieu n’est que de la matière vu que comme nous l’avons déjà dit, tout est matière à leurs yeux174. Les Pères ont bien entendu dans leur grande majorité rejeté tout matérialisme divin mais ils insistent tout de même sur son association au feu, mais un feu qui ne serait pas matériel bien sûr. Cette association est naturelle vu qu’on l’a retrouve dans la bible175.

Nous avons parlé de majorité et non d’unanimité, certains Pères sont moins opposés que d’autre au matérialisme.

Athénagore refuse la corporéité puis écrit plus loin : « Qu’ils soient si l’on veut corporels, mais supérieurs à la passion — et à la colère… supérieurs à la tristesse…Admettons qu’ils soient corporels… » 176. Il fait une concession aux philosophes avec prudence mais au final reprend leurs idées vu que le Dieu stoïcien n’est que raison, il est supérieur à la passion, à la colère, à la tristesse…

Tertullien affirme lui nettement que Dieu est corps mais non un corps humain. Il s’agit d’affirmer la réalité de Dieu dans un corps spirituel : « Qui niera que Dieu soit corps, bien que Dieu soit esprit ? L’esprit est en effet un corps d’un genre propre dans une forme propre. » 177. Ainsi il est encore une fois celui qui est le plus proche des idées stoïciennes, il réaffirme d’une certaine manière la corporéité de toute chose cher à la philosophie du portique.

Méliton de Sardes, dans les traces qu’il nous reste de ses écrits auraient enseigné la corporéité de Dieu, ce qui est confirmé par Gennadius au Vème178.

Dieu étant raison chez les stoïciens, il ne peut ressentir de passion. Il est impassible, le sage stoïcien essaye d’atteindre la même apatheia. Les Pères de l’Église se sont interrogés sur la passibilité de Dieu.

Tertullien, ayant déjà affirmé la corporéité, reconnait à Dieu la passibilité en dont témoigne sa colère divine, cette colère n’est néanmoins pas une passion inférieur mais un signe de sa puissance179. Ici il s’éloigne des stoïciens pour la raison qui l’a fait s’en rapprocher précédemment, les gnostiques comme les stoïciens affirmaient l’impassibilité divine.

A part lui, tous les Pères proclament l’impassibilité divine et en particulier Clément d’Alexandrie180. Ici l’influence du Dieu logos stoïcien et de son apatheia est sensible, d’autant que cette influence se fait au détriment de l’élément judaïque du christianisme. Le Dieu de l’ancien testament étant tout sauf impassible, seul Tertullien est en accord avec la vision biblique de Dieu.

Concernant les autres caractéristiques de Dieu, l’idée la plus empruntée par les Pères aux philosophes du portique est celle de la rationalité de Dieu. En exposant la doctrine du verbe, très importante chez les chrétiens, tous les écrivains associent Dieu et raison. A titre d’exemple Tertullien écrit que « tout en Dieu doit être rationnel » 181. Sénèque lui écrit : « Qu’est ce que Dieu sinon la raison de tout » 182.

Rien dans la bible ne leur permet d’avancer que Dieu est raison, l’idée est stoïcienne. Ces emprunts s’expliquent par la nécessité de combattre avec les armes des philosophes. Les chrétiens essayant de faire admettre aux païens que leur religion est conforme à la raison, dire que leur est Dieu est raison est nécessairement un atout important.

Ainsi, le stoïcisme affirmant une certaine unité divine est proche du christianisme. Cette convergence a d’ailleurs été noté par les Pères car cela leur permettaient de s’attribuer des alliés reconnus à Rome. D’autre part, l’accent mis sur la rationalité de Dieu chez les auteurs chrétiens semble être la marque de l’influence du stoïcisme car l’idée ne se trouve pas dans la bible. Enfin le matérialisme divin, la corporéité de Dieu que l’on trouve chez certains Pères de l’Église sont sans aucun doute d’origine stoïcienne et dans ce cas l’emprunt s’explique encore une fois par le combat des chrétiens contre les gnostiques.

C. Dieu en tant que Verbe, le même verbe ? modifier

Parmi ces différentes caractéristiques de Dieu, celle de Verbe mérite d’être abordé de manière plus approfondi.

Le concept de logos est commun au chrétiens et aux stoïciens mais il semblerait qu’il ne regroupe pas exactement les mêmes idées. Néanmoins, on peut se demander si les Pères n’ont pas subi une influence secondaire.

Tout d’abord, on remarque que les Pères oublient, à l’exception d’Aristide, Justin et Tertullien, de nommer Jésus lorsqu’il parle de logos. Le logos est plutôt qualifié de « puissance » de Dieu, puissance qui serait rationnelle183. C’est un concept que l’on retrouve chez tous les Pères. Si le logos n’est plus Jésus mais Dieu, ils se rapprochent de l’idée que s’en font les stoïciens.

Ce verbe serait localisable, il aurait un début et donc ne serait pas éternel, Clément par exemple le place à la création184. Ils lui donnent une visibilité et même une corporéité, à l’exemple de Tertullien qui écrit « Qu’est ce que la parole si ce n’est la voix et le son de la bouche, et, comme s’expriment les grammairiens, de l’air heurté, qui prend du sens à l’oreille, mais je ne sais quoi de vide et de vain et d’incorporel. » 185. Bien entendu c’est aussi l’idée des philosophes du portique qui ne considère rien qui ne soit matière.

Chez les stoïciens, le logos est dieu lui-même, il est soumis à un développement cyclique et à des noms divers186. Ces noms divers peuvent rappeler la trinité. Ainsi on peut se demander si cette théorie a influencé les Pères. En réalité, ils s’intéressent peu à la question de la trinité dans la période que nous étudions. Les traces sont faibles, chez Athénagore l’esprit saint opère un mouvement de sortie et de retour187.

Néanmoins, Tertullien semble réutiliser les théories stoïciennes pour expliquer l’unité de la trinité. Il explique que Dieu est une seule substance avec différentes fonctions, ainsi la parole de Dieu devient Dieu et fils de Dieu188.

Novatien et Hippolyte font de même mais ils n’insistent pas autant que Tertullien sur ce point189. Quoi qu’il en soit ce dogme trinitaire s’appuie sur le logos. D’ailleurs, ce dogme ne se retrouve pas dans la bible sauf chez Jean, il s’agit donc encore d’un moyen de lier philosophie et christianisme. Ainsi les Pères sont tributaires du stoïcisme sur ce sujet, Jean-Joël Duhot va jusqu’à dire que « la trinité elle-même n’aurait guère était pensable sans le pneuma du portique. » 190

D’autre part, chez les stoïciens, le logos a différents aspects, il est logos spermatikoi, c’est à dire répandu dans tous les êtres, donnant l’unité et la forme des choses191.

Justin s’est emparé de ce vocabulaire et de cette théorie, il écrit que « la semence du logos est innée dans tout le genre humain » 192. C’est à partir de ce logos commun qu’une part des vérités a pu parvenir aux grecs. Encore une fois selon Justin ce logos est partiel, inférieur au christ, il insiste particulièrement là-dessus.

On remarque bien la présence de l’idée d’universalité du logos et cela chez de nombreux Pères. Clément d’Alexandrie écrit : « A tous les hommes, absolument, surtout à ceux qui consacrent leur temps à l’étude, est étendue une certaine émanation divine. C’est à cause de cela précisément que, même malgré eux. Ils reconnaissent l’existence du Dieu unique » 193. Cette idée sert donc chez lui aussi à expliquer les parts de vérités hors de la révélation du christ.

Clément donne d’autres fonctions à ce logos, les mêmes que lui attribuent stoïciens. Dans le Pédagogue, il explique que le Verbe a pour fonction de changer les mœurs, présider aux choix volontaires, guérir les troubles de l’âme, initie au dogme et à la gnose194. Cette vision est très proche de celle de Posidonius.

On retrouve d’autres similitudes autour de la relation verbe et esprit des chrétiens et celle du logos-pneuma stoïcien. On retrouve chez les chrétiens, le pneuma dans un rôle de cohésion, théorie essentiellement stoïcienne.

Athénagore va dans ce sens : « Nous sommes des athées. Celui par le Verbe qui a tout crée et par l’esprit de qui tout tient ensemble, celui-là, nous le savons et affirmons Dieu. » 195 Plus loin pour expliquer le problème de la trinité il insiste : « Le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils, par l’unité et la puissance de l’Esprit. » 196.

Chez Irénée aussi le rôle de cohésion de l’esprit semble important : « l’esprit de Dieu qui tient ensemble toutes choses. » 197

Clément ne dénote pas : « Tout tient ensemble tant qu’y demeure la semence », l’esprit y est « image et ressemblance de Dieu » 198.

Bien sûr ce n’est qu’un attribut parmi tant d’autres pour les auteurs chrétiens mais ils se souviennent sans doute du stoïcisme dans ces lignes.

Ainsi sur le logos, les Pères utilisent la terminologie de leur époque qui est stoïcienne mais ne reprennent pas les théories, ils les transposent. Néanmoins on peut supposer que pour certains de ses Pères, l’influence est passée par un intermédiaire, ils peuvent avoir été influencés par Philon d’Alexandrie. Chez celui-ci, l’influence des stoïciens est aussi très apparente. Si le logos divin n’est pas Dieu chez Philon, comme chez les stoïciens il y en a deux conceptions : agent de la puissance divine et être personnifié. Il le qualifie aussi d’image de Dieu, plus précisément, il fait du logos la première créature de Dieu, sa parole qui occupe la fonction de Dieu. Il l’identifie comme les stoïciens au pneuma, ainsi il est logos auprès de Dieu et Dieu lui-même199.

Tertullien résume à sa manière toutes cette question des convergences stoïcienne et chrétienne concernant le logos dans son apologie, « Nous avons déjà dit que Dieu a créé cet univers que nous voyons, par sa parole, par sa raison et par sa puissance. Vos philosophes sont aussi d’accord pour dire que c’est le logos, c’est-à-dire « la parole et la raison », qui est l’auteur de l’univers. Zénon le désigne comme l’artisan qui a tout formé et tout disposé ; il dit qu’on l’appelle aussi « destin, dieu, âme de Jupiter, nécessité de toutes choses », Cléanthe réunit tout cela pour l’attribuer à l’ « esprit », qui circule, dit-il, à travers tout l’univers. — 11. Or, nous aussi, nous regardons la parole et la raison et la puissance, par lesquelles Dieu a tout créé, ainsi que nous l’avons dit, comme une substance propre que nous appelons « esprit » : la parole est dans cet esprit quand il commande, la raison l’assiste quand il dispose, la puissance y préside quand il réalise. Nous avons appris que Dieu a proféré cet esprit et qu’en le proférant il l’a engendré, et que pour cette raison il est appelé Fils de Dieu et Dieu même à cause de l’unité de la substance ; car Dieu aussi est esprit. » 200.

D. Leurs relations avec le monde modifier

Dans le stoïcisme, ce logos est essentiellement cosmique, il n’est pas conçu hors du monde. Il est souffle rationnel qui parcours la matière en lui donnant raison et vie201. Philon admettait l’existence d’un logos matériel, répandu dans tous les êtres. Les Pères ont-ils fait des emprunts semblables ? Sénèque définit la relation entre Dieu et le monde ainsi : « Qu’est-ce que Dieu ? L’âme du monde. Qu’est-ce que Dieu ? Tout ce que vous voyez et tout ce que vous ne voyez pas » 202

Chez les Pères, Dieu a avant tout le rôle de créateur et d’organisateur. C’est aussi un des trait essentiel du logos stoïcien. A titre d’exemple, chez Sénèque, la providence est partout, rien n’est laissé au hasard, pour Marc-Aurèle, c’est l’élément fondamental qui lui permet d’être optimiste. Les Pères de l’Église jugent eux aussi cette providence universelle, Athénagore explique que « Dieu ne mène rien, ni des choses de la terre, ni des choses du ciel, sans contrôle ou providence » 203. Clément explique que mêmes les astres n’ont pas d’activité indépendante204. Ici les stoïciens sont en total accord avec les Pères.

Athénagore apporte d’autres précisions, il y a d’après lui, une providence générale issue du logos commun et une providence particulière pour les détails205. Il subit aussi l’influence dualiste en opposant à la loi commune, un logos de matière administré par les démons, ce qui n’a bien sûr rien de stoïcien.

Clément lui nous explique que Dieu use d’agents indirects pour diffuser sa providence tels que les anges tous soumis au verbe unique, ce verbe qui permet l’unité de la providence cosmique206. Si le recours aux anges ne peut se retrouver chez aucun philosophe stoïcien, le fait qu’ils soient soumis au verbe nous rappelle les théories du Portique.

Cette providence omniprésente chez les stoïciens pose un problème car ils veulent être les grands champions de la liberté individuelle ce qui amène des contradictions dans leur discours. Marc-Aurèle qui tout au long de son œuvre parle de ce destin supérieur et omniprésent, écrit aussi ceci : « Il faut ordonner toutes les actions de ta vie une à une ; et si chacune d’elles produit, autant que possible, tout ce qu’elle doit produire essentiellement, sache t’en contenter ; personne au monde ne peut t’empêcher de faire tout ce que tu peux pour qu’elle produise son effet. — Mais un obstacle extérieur s’y opposera. — Non pas ; rien ne peut faire que tu n’y aies point apporté justice, prudence, réflexion. — Mais peut-être une autre cause non moins puissante annulera toute mon action. — Pas davantage ; car, en sachant prendre aussi cet obstacle comme il convient de le prendre, en acceptant de bon cœur les circonstances données, tu substitues aussitôt une action nouvelle à la première, et tu trouves un aide énergique pour la disposition que je viens de te recommander. » 207

Les Pères contre les stoïciens font l’éloge du libre arbitre sans quoi le mérite n’existe pas. Ainsi l’homme peut faire le mal ou non. Clément insiste sur la liberté du salut : « Le salut provient d’un changement de conviction et non d’une disposition naturelle » 208. Le libre arbitre est d’autant plus affirmé chez les Pères comme Clément, Tertullien et Irénée que cela leur permet de réfuter la prédestination gnostique des basilidiens et valentiniens.

Cependant, on remarque aussi que les Pères affirmant le plus la liberté sont ceux qui ont amené l’idée d’un enchaînement physique dans le monde. Ainsi malgré les reproches qu’ils font aux stoïciens, on peut accuser les Pères des mêmes contradictions. Dans l’Octavius, Minucius Félix, aborde la question de cette manière : « Que personne ne compte sur le destin ; que personne non plus ne rejette ses fautes sur le destin. Quels que puissent être les événements, l’esprit reste libre ; et c’est l’action de l’homme qui est jugée et non pas sa condition : le destin n’est rien, c’est la volonté de Dieu qui décide de tout, parce que Dieu voit l’avenir comme le présent, et règle les destinées de chacun de nous selon les mérites qu’il a prévus. Ce n’est jamais la naissance qui est punie, c’est la perversité de l’esprit. » 209 Ainsi il affirme la liberté, ce qui ne l’empêche pas d’écrire que la volonté de Dieu décide de tout. A la suite de ce paragraphe qui ne manque pas de contradiction, il explique qu’il reparlera de liberté de l’homme une autre fois.

Les stoïciens voyant Dieu en tout, on peut d’une certaine manière parler d’animisme. Cet animisme a eu une influence sur certains Pères. Tatien et Théophile d’Antioche reprennent la conception stoïcienne en la reformulant.

Le premier fait l’unité de la matière et du pneuma, il explique qu’un esprit unique pénètre toutes choses à des degrés divers et est pour tout source de vie210. Ce qui est la base de la théorie stoïcienne. Ceci dit, ce pneuma n’est pas Dieu. Ainsi on a en fait l’impression qu’il admet le Dieu stoïcien sans en donner l’origine et qu’il place juste en dessous du Dieu chrétien.

Dans les écrits de Théophile d’Antioche, la même thèse est reprise mais avec un ancrage biblique, il associe le pneuma primitif à la lumière ou à la création et en fait le souffle de Dieu et l’âme du monde211. En cela il est plus stoïcien que Tatien vu que son animisme universel est lié à Dieu. Mais mettons un bémol, ce souffle n’est pas Dieu mais son intermédiaire.

Chez les autres Pères, on trouve aussi des traces secondaires d’animisme.

Irénée reprend très rapidement l’idée que l’esprit sous forme de souffle répandu dans toute la création est intermédiaire entre Dieu et le monde212. Tertullien emprunte directement à Irénée213.

Novation reprend l’idée stoïcienne d’un air chaud qui parcourt toute la création214.

Clément essaie de concilier stoïcisme et l’écriture sainte en arguant que l’idée des premiers se trouve dans le second215. A partir de cette conciliation, Clément reprend des idées stoïcienne comme la théorie du « tonos pneumatique qui pénètre et tient ensemble le cosmos » 216.

Enfin, le logos stoïcien est raison du monde, c’est de cette manière que sa providence est absolue. Diogène Laërce explique que Chrysippe parle de « droite raison répandue dans tout l’univers » 217. On peut retrouver cette idée dans le Dieu des Pères de l’Église.

Selon Minucius Félix, Dieu pénètre partout par sa raison supérieur. « Quoi de plus clair, de plus manifeste, de plus éclatant, quand o élève les regards au ciel, quand on parcourt ce qui est au-dessus et autour, que l’influence d’un raison supérieur, qui anime, meut, alimente, gouverne toute la nature. » 218.

Clément d’Alexandrie est celui qui insiste le plus sur l’ordre rationnel du monde. Il reprend le langage de Philon qui l’a lui-même repris des stoïcien. « Le chyant sans mélange, support de l’univers et harmonie de tout, s’étend du centre vers les extrêmes et des extrémités vers le centre, harmonisant ce tout… » 219.

Les Pères sont donc ici directement influencés par le stoïcisme traditionnel. Moins par le contemporain qui ne s’intéresse que très peu aux problèmes de la nature du logos-pneuma. Néanmoins le stoïcisme impérial se faisant l’écho du traditionnel, la lecture de ses auteurs à pu contribuer à plonger les Pères dans une atmosphère philosophique stoïcienne.

4. Le monde selon les penseurs stoïciens et chrétiens modifier

Comme toute philosophie, le portique a tenté d’analyser le monde. Il veut pouvoir le décrire, savoir d’où il vient, où il va, comment il fonctionne. Les auteurs chrétiens se sont posé les mêmes questions. Bien sûr ils les ont mis en rapport avec Dieu, la question de l’origine du monde devient, comment Dieu a crée notre monde et pourquoi ?

A. Son histoire et sa composition modifier

Les stoïciens s’intéressent en fait peu à l’origine du monde mais ils sont très loquaces quand il s’agit de connaître sa composition. Les philosophes du portique affirment une unité corporelle du monde. Ce corps est à deux faces, l’une active qui est l’esprit et l’autre passive qui est la matière.220. Il est aussi composé de quatre éléments, le feu et l’air, actifs et la terre et l’eau passifs221. Le feu a un rôle supérieur aux autres, il est même primordial car il est le porteur du logos, qui est créateur et force de vie, pour faire court il s’agit d’un feu artisan222. Pour ce qui est de l’évolution du monde, les stoïciens en ont une vision cyclique, à leurs yeux le monde évolue jusque la conflagration finale, fin du monde par le feu, et c’est ce même feu qui permet de repartir à zéro en recréant le monde223. Ils conçoivent une évolution du monde mais pensent tout de même que celui-ci reste toujours parfait car conforme au destin. Marc-Aurèle va écrire d’un coté : « Toutes les choses de ce monde sont sujettes aux plus rapides changements. Ou elles s’évaporent, si leur substance est uniforme ; ou elles se dissolvent en éléments divers. » 224 et de l’autre : « Tout s’accomplit conformément aux lois de la nature universelle, et non pas suivant une autre nature qui envelopperait celle-là extérieurement, ou qui serait renfermée au dedans d’elle, ou qui serait suspendue en dehors d’elle. ».225 Cicéron explique de cette manière cette apparente contradiction : « l’écoulement du temps ressemble au déroulement d’un câble, qui ne produit rien de nouveau et qui déploie encore une fois ce qui était auparavant. » 226

Chez les Pères comme Tertullien et Tatien on retrouve le verbe-sagesse en tant que matière parfaite à l’origine de la création mais il ne faut pas l’entendre exactement dans le même sens que le logos des stoïciens car ils en parlent en tant que matière informe.227

La cosmogonie de Tatien est proche de la philosophie, il conçoit une matière originale indéterminée qui devient ensuite les 4 éléments feu, esprit, terre et eau228. L’auteur des Philosophoumena fait de ces 4 éléments, la base de tout et la création de Dieu229

Cette tradition est maintenue par Athénagore230, Clément231 et Tertullien232. Comme les stoïciens ils donnent une place primordiale au feu même si ils dénoncent la théorie stoïcienne qui en fait le principe de toutes choses. Clément dit du feu qu’il est « le plus puissant des éléments et l’emporte sur tout ».233

Tertullien en donnant l’action de l’eau, reprend une théorie stoïcienne : « La configuration de l’homme même n’est-elle pas réalisée aussi avec le concours des eaux » 234.

Les stoïciens font aussi une divisions des êtres en fonction de la présence, plus ou moins pure, du logos-pneuma en eux235. Clément reprend cette tradition dans les Stromates. Cette répétition n’est certainement pas due au hasard mais elle est le fait du seul Clément.

Le portique est aussi la philosophie qui a introduit la notion d’incorporel à la philosophie comme le temps et le lieu.236 Les Pères manifestent de l’intérêt pour ces incorporels.

Clément écrit que tout à un lieu, qu’exister est synonyme d’être localisé237. Ceci dit il explique que Dieu fait exception, étant son propre lieu.

Tertullien avance la même idée que Clément238.

Les stoïciens qualifient le temps de continu, infini, ils ajoutent qu’il est intervalle du mouvement cosmique, seul le présent existe239. Les Pères reprennent tous l’idée du temps comme incorporel mais c’est Tatien qui se rapproche le plus de l’idée du portique en rejetant l’idée de division du temps « Comment le futur peut-il passer, alors que le présent est ? » 240.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le monde à une évolution dans la philosophie stoïcienne, mais il reste invariable dans sa durée infinie même si son arrangement est variable, ce qui fait sa perfection. De plus la conception du monde est cyclique ; tout cycle arrive à la résorption dans le feu initial puis tout recommence à l’identique.

Chez tous les Pères se retrouve la théorie de la conflagration finale, cela n’a rien d’étonnant étant donné que l’idée que le monde finira par le feu est déjà présente dans l’évangile241. De plus Justin explique qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, il en fait un moyen de punir les méchants, seuls les impies périront dans les flammes et il ne s’agit pas d’un phénomène périodique chez lui242. Tatien aussi en fait un événement unique et définitif.243

On voit là que les Pères se font une idée rectiligne de l’histoire mais chez certains cela n’est pas si évident. Athénagore et Justin nous donne une vision plus cyclique où l’influence de la philosophie est possible, ce dernier nous explique que « dans ce monde il n’y a rien de nouveau ; c’est toujours la même chose. Une seule année de jouissance amène la satiété de cette vie » 244. On peut rapprocher ce passage de l’une des pensées de Marc-Aurèle, où il écrit à peu près exactement la même chose : « De tous côtés, en haut, en bas, il n’y a que répétition de choses semblables, remplissant les histoires des âges reculés, les histoires des temps plus récents, les histoires contemporaines, et remplissant, même à l’heure ou nous parlons, nos cités et nos familles. C’est qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde, et toutes les choses sont tout ensemble habituelles et passagères. » 245. Les mêmes termes et la même pensée ; il n’y a rien de nouveau en ce monde.

Minucius Félix, dans l’Octavius montre qu’il croit lui aussi à la conflagration finale et il fait lui-même la remarque de sa convergence avec les stoïciens : « Quant à l’embrasement général qui doit tout à coup consumer le monde, il n’y a que le vulgaire qui puisse le trouver étrange et refuser d’y croire. Quel est le philosophe qui ignore que tout ce qui a eu un commencement doit avoir une fin, que tout ce qui a pris naissance est sujet à la mort, et que le ciel même, avec tous les astres dont il est semé, doit périr un jour ? L’opinion constante des stoïciens n’est-elle pas que, la terre ayant, par la suite des temps, perdu toute son humidité, l’univers entier sera dévoré par le feu ? » 246.

Enfin, les Pères se plaisent à souligner le renouvellement périodique de la nature ce qui les rapproche d’une conception cyclique du temps mais l’écho à la théorie stoïcienne est plus lointaine.

Ainsi les Pères reprennent en grande partie la philosophie du Portique alors qu’ils cherchent à définir la composition du monde. Ils reprennent tous les quatre éléments : feu, air, terre, eau et leur donnent les mêmes attributs que les stoïciens.

Pour ce qui est de l’histoire du monde, l’influence du stoïcisme est moins marquée. S’ils reprennent tous la théorie de la conflagration finale c’est qu’elle est présente dans l’évangile. Il y a donc bien convergence mais pas influence. De plus même si ils en subissent parfois légèrement l’influence, ils n’acceptent pas la vision cyclique du monde chère aux stoïciens.

B. Un optimisme similaire modifier

Nous avons rapidement eu l’occasion d’évoquer l’optimisme des stoïciens, en effet le stoïcisme classique a chanté à la gloire du monde, il a vanté son harmonie et sa beauté247. Ne pouvant nier le mal physique ou d’autres maux, les stoïciens les ont justifier. Selon eux, il s’agit de défauts qui révèlent la beauté comme un nuage dans un ciel bleu ou encore de faiblesses qui sont la condition de la qualité comme la finesse des os, on pourrait multiplier les exemples…le cosmos est un vivat parfait à leurs yeux248. Le stoïcisme impériale est parfois un peu moins optimiste mais il continue à voir dans l’univers l’œuvre admirable de Dieu.

Ils partagent cette hymne au monde avec les auteurs chrétiens. Chez les Pères, on retrouve la même atmosphère ; l’optimisme domine. Dans l’Écriture, l’univers est loué mais on trouve néanmoins dans le nouveau testament une association entre le cosmos et le péché. Donc l’optimisme des Pères ne peut pas s’expliquer uniquement sur la base des textes bibliques, une part de cet optimisme vient en parti de l’influence qu’à pu exercer la philosophie du Portique.

Cependant, il existe dans la pensée chrétienne un mépris pour la matière mais on retrouve peu cette idée chez nos auteurs chrétiens qui ont le plus grand respect pour la nature. Exception faite de Tatien qui est un pur dualiste sur ces questions, divisant le cosmos entre matière et esprit, la première soumise au démon, la seconde élevant. Les Pères mettent néanmoins une limite à cet éloge de la matière, contre les stoïciens, ils rappellent que le monde n’est pas Dieu.

L’influence platonicienne est plus présente en anthropologie, Clément explique que l’âme doit se libérer du corps. Cette influence a d’ailleurs touché les stoïciens tardifs comme Épictète et Marc-Aurèle. Cependant malgré ces influences, il n’y a pas de dualisme métaphysique a proprement parlé.

Tatien lui-même explique plus loin que cette matière n’est mauvaise que par ce qu’on en fait : « La construction du monde est belle, la manière dont on y vit est déplorable…Si les créatures ont quelque chose de mauvais, c’est notre péché qui en est la cause. » 249.

Tertullien est sans doute le plus défenseur de la matière parmi les chrétiens. Dans son contre Marcion, il prend violemment à parti ce dernier pour son mépris de la matière et fait ensuite l’éloge de la nature. Cette tendance s’explique donc par sa lutte contre les gnostiques. Dans cette lutte, les théories stoïcienne furent des alliées.

Clément d’Alexandrie, fortement marqué par l’influence platonicienne, insiste sur le respect qu’on doit à la nature, il écrit : « Mais quoi ! Le Sauveur n’a t-il pas guéri le corps, aussi bien que l’âme, de ses maladies. Si la chair est l’ennemie de l’âme, il n’aurait pas fortifié son ennemie en lui rendant la santé. » 250. N’oubliant pas la bonté de Dieu et la charité chrétienne, il rappelle que la douleur et la pauvreté ne sont pas des biens251, il s’en prend à ceux qui dévalorisent le corps252.

Ainsi on peut voir que tous les Pères sont optimistes envers la nature même si ils peuvent être exceptionnellement dualistes pour des questions morales. Cette optimisme les mène donc à saluer la splendeur du monde, pour sa beauté et son harmonie.

Tertullien dans son contre Marcion décrit la perfection du monde depuis ses petits animaux jusqu’à l’homme. Il fait aussi l’éloge des objets inanimés tels que, l’eau, l’huile et le pain dont le christ tire ses sacrements. C’est encore un moyen de contredire les gnostiques. Il écrit « Que je t’offre une rose, tu ne pourras mépriser le créateur » 253.

Hippolyte, quant à lui, écrit que « tout est plus que beau » 254.

Plus qu’à sa beauté, ils sont sensibles à l’harmonie du monde qui les entourent car ils y lisent la rationalité de Dieu.

Clément d’Alexandrie admire l’organisation du monde de manière stoïcienne255. Il la voit soumise aux lois communes et appuyée sur l’ordre rationnel de l’univers et comme les stoïciens il juge cet ordre cosmique comme l’idéal de l’ordre moral256.

Aristide, Justin et Athénagore énoncent rapidement la même idée en tant que préambule pour glorifier Dieu257.

Théophile d’Antioche reprend Clément en y ajoutant que l’ordre du monde est tourné vers l’homme258. Irénée en tant qu’ennemi du gnosticisme fait de même259.

L’église d’Afrique, Tertullien et Minucius Félix, ainsi que Novatien sont tout aussi enthousiastes260.

Ces Pères et Clément le premier voient dans la création un moyen d’atteindre Dieu, l’Alexandrin la définit même de « Temple de Dieu » 261.

Cette idée d’homme émerveillé devant le cosmos, qui veut entrer dans l’ordre du monde, s’y intégrer dans un sentiment religieux est présente dans tout le stoïcisme et surtout dans le stoïcisme impérial d’Épictète et de Marc-Aurèle.

Stoïciens et chrétiens n’ont cependant pas ignorer le mal visible en ce monde mais ont cherché à l’expliquer. On peut remarquer que les éléments d’explication stoïciens sont repris par les chrétiens.

Premièrement, ils rappellent l’apathie devant la souffrance, Tertullien l’écrit de cette manière : « Au reste, nous ne souffrons en aucune matière, d’abord et surtout parce que rien ne nous importe en cette vie, si ce n’est d’en sortir au plus tôt » 262. Ils invoquent aussi la supériorité du tout sur la partie, les maladies dirigées vers une fin de santé. L’idée d’une partie sacrifiée au profit du tout est fondamentalement stoïcienne

D’autre part les Pères, reprennent l’idée d’harmonie des contraires, Dieu établit l’harmonie par la diversité et les oppositions, Clément va dans ce sens : « De même que le monde est constitué de contraires, de chaud et de froid, de sec et d’humide, il se compose aussi d’hommes qui donnent et d’hommes qui reçoivent. » 263.

Chez les stoïciens, l’optimisme est d’autant plus grand qu’ils considèrent que l’homme est au centre du monde. Cet anthropocentrisme est encore une théorie stoïcienne chère aux Pères. Pour eux, Dieu a crée le monde pour les hommes, ils sont le centre de cette organisation.

Athénagore avance que « rien de ce qui a dispose de raison et de jugement, grand ou petit, n’existe ou n’a existé pour le besoin d’un autre » 264, plus loin il écrit que les bêtes sont faites pour la nourriture de l’homme.

Justin, Théophile et Irénée sont tous sur la même ligne, ils expliquent que la création a été faite pour l’homme, que tout est soumis à l’humanité.

Tertullien réaffirme que le monde est fait pour l’homme et ajoute même qu’il est sa propriété. Selon lui l’homme est « possesseur de l’univers entier » 265, ce qu’on retrouve chez les stoïciens. Il parle de soumission du monde à l’homme qui justifie la soumission à Dieu : « Quoi ! les créatures que Dieu a soumises à nos volontés seront dociles et promptes à écouter la voix de celui qui leur commande, et nous, tout remplis de vanité, nous aurons de la répugnance à obéir au souverain maître de qui nous dépendons absolument ? » 266.

Minucius Félix voit le monde entier en travail pour l’homme267 ; c’est encore le monde stoïcien, bienveillant pour l’humanité.

C’est la même chose chez Novation et Clément, c’est la même idée ; le monde est au service de l’homme qui en est son propriétaire. A titre d’exemple, dans le Pédagogue, Clément d’Alexandrie écrit ceci : « Ainsi Dieu a crée les choses matérielles, par un motif totalement étranger à ces choses mêmes, et seulement à cause de l’homme » 268.

Aussi bien dans l’évangile que chez certains stoïciens, cet hymne au monde va de pair avec la reconnaissance envers la générosité de Dieu. On lit dans l’évangile selon Mathieu, « Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous ne le lui demandiez. » 269 Sénèque, de la même manière parle d’anticipation de nos besoin, « Tout ce qui devait faire notre bien-être, Dieu, qui est aussi notre père, l’a mis à notre portée. Il a devancé nos recherches : l’utile nous est venu spontanément ; le nuisible a été enfoui au plus profond des abîmes. » 270

Ainsi, la vision du monde des Pères de l’Église est similaire à celle des stoïciens. Ayant qualifié leur Dieu de créateur, ils ne peuvent par rejeter son œuvre, ainsi ils font l’éloge du monde en tant que « sa » création. De plus cet optimisme envers le monde leur permet de s’éloigner des gnostiques qui font souvent de la matière et donc du monde, le mal. Il y a donc une certaine influence stoïcienne qui s’explique principalement par la lutte anti-gnostiques des Pères.

C. L’unité du monde dans le matérialisme modifier

Chère à la philosophie du portique, l’unité du monde est un thème familier aux Pères, certains se contentent de la constater, d’autres en donnent une explication philosophique. Dans le stoïcisme, c’est en fait le pneuma qui, pénétrant tout, fait que tout se tient, plein et fini dans le vide infini271. Chaque objet, chaque événement s’inscrit dans le tout structuré. Tout agit et vie ensemble en animal intelligent272. Cette unité garanti l’harmonie du monde qu’ils affirment. C’est une des marques les plus profonde du stoïcisme, sa version impériale reste imprégnée. Marc-Aurèle parle de l’unité du monde en ces termes : « Se représenter continuellement le monde comme un seul être animé, qui ne renferme qu’une seule substance et qu’une seule âme ; essayer de comprendre comment toutes choses doivent se rapporter à une perception unique, qui est la sienne ; comment c’est lui qui fait tout par une unique impulsion ; comment chaque détail coopère réciproquement à tout ce qui arrive ; et enfin comment tout s’enchaîne et tout est solidaire dans l’ensemble de l’univers. » 273

Les Pères de l’Église affirment eux aussi l’unité du monde. Irénée met une insistance sur le terme d’ensemble du monde. Il précise sa notion du monde dans Démonstration de la prédiction apostolique, l’univers comprend les hommes et les anges274. Tertullien emploie le terme d’uniuersitas275. Novatien insiste beaucoup sur l’idée de tout276.

L’unité du monde est souvent évoquée par comparaison au corps humain chez les philosophes stoïcien, Sénèque par exemple avance que nous sommes tous les membres d’un même corps277.

Cette métaphore est utilisé par Paul et est réemployée par les Pères mais d’une manière qui est plus proche de la philosophie que de l’apôtre. Justin fait de tous les chrétiens qu’un enfant puis explique que le peuple est formé de plusieurs individus mais qui ne font qu’un, d’où une appellation unique278. Cyprien fait lui aussi de l’église un seul corps279. Ces idées ont pu être suggérées par Paul mais leur développement est stoïcien.

La complémentarité des membres du corps est véritablement un sujet qui frappe les Pères. Tatien en parlant de cette complémentarité la compare à celle du monde280. Tertullien tout en comparant corps et monde donne un esprit au monde. On retrouve là, la théorie stoïcienne du logos-pneuma qui pénètre le monde281.

L’unité chez Tertullien se fait sous le signe de la matière. Les êtres se confondent dans la corporéité, ainsi il fait de Dieu un corps, corps qu’il donne aussi aux anges282. Il convient de rappeler bien sûr que ce matérialisme comme celui des stoïciens n’est pas anti-spirituel, l’esprit est un corps particulier. Bien sûr il s’agit encore pour Tertullien d’utiliser le stoïcisme contre les gnostiques.

Les autres Pères de l’église font parfois preuve du même matérialisme que Tertullien mais ne l’érigent pas en concept philosophique. Le matérialisme s’est par contre imposé pour la théorie de la conception des anges et démons. Tous les Pères et en particulier Tatien donne une certaine corporéité aux démons d’abord et aux anges ensuite283.

La distance entre spirituel et corporel est en fait facilement franchie. La conception corporelle de l’esprit domine véritablement dans les écrits des auteurs chrétiens.

Ainsi, l’unité du monde est aussi bien affirmée par les auteurs stoïciens que les auteurs chrétiens. De plus les Pères de l’Église ont été séduits par la comparaison du monde au corps humain que développe le stoïcisme, d’autant que cette métaphore faisait écho aux écrits de Paul. Enfin, il y a quelques échos de cet unité dans le matérialisme chez tous les Pères mais seul Tertullien reprend véritablement ce concept.

D. Son unité par enchaînement universel modifier

Chez les stoïciens l’unité du monde ne se fait pas seulement par la matière mais aussi et surtout par le logos-pneuma. Marc-Aurèle l’explique parfaitement : « Toutes les choses sont entrelacées entre elles ; leur enchaînement mutuel est sacré ; et il n’est rien pour ainsi dire qui soit isolé de toute relation avec quelque autre objet. Les choses sont toutes coordonnées ; et elles contribuent au bon ordre du même monde. Dans son unité, ce monde renferme tous les êtres sans exception ; Dieu, qui est partout, est un ; la substance est une ; la loi est une également ; la raison, qui a été donnée à tous les êtres intelligents, leur est commune ; enfin la vérité est une, de même qu’il n’y a qu’une seule et unique perfection pour tous les êtres d’espèce pareille, et pour tous ceux qui participent à la même raison. » 284

Ce logos est la cause totale et exclusive de tout changement, il est à la base du déterminisme causal stoïcien285. Ce déterminisme, c’est retrouvé renforcé par le fatalisme astral de Chaldée au deuxième siècle. Cela ne fit qu’aggraver le problème de la liberté déjà présent dans la philosophie du Portique. L’enchainement universel fournit l’essentiel de l’acte humain et en ce sens l’homme est déterminé. Néanmoins, sa raison, elle-même dépendante du logos, a une faculté de décision et c’est en cela que l’homme est libre. Chaque être, sous la nécessité, agit selon sa nature propre286. Voilà la solution un peu désespérée des stoïciens pour justifier leur affirmation d’une liberté humaine dans leur système déterministe.

On retrouve cette idée dans l’évangile chez Paul dans sa Première épitres aux Corinthiens : « diversité d’opérations, mais le même Dieu qui opère tout en tous. Or, à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune. […]Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, les distribuant à chacun en particulier comme il veut. Car, comme le corps est un et a plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il de Christ. Nous avons tous, en effet, été baptisés dans un seul Esprit, pour former un seul corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit. » 287 C’est l’idée trait pour trait avancé par les stoïciens.

Chez les Pères, on a beaucoup critiqué ce déterminisme stoïcien. Néanmoins le même déterminisme est présent chez la plupart des Pères de l’Église.

Aristide écrit que « le monde est mû selon une nécessité » 288. On retrouve là une idée très courante de l’époque, les hommes sont soumis, du fait de leur naissance aux énergies astrales, qui ont influé sur eux à ce moment. Le rappel de la soumission de l’homme au destin est une notion que l’on retrouve d’Aristide à Tatien.

Chez Athénagore, il y a une obsession de l’enchainement des causes, il y voit la loi du monde qui soumet l’homme. Cette loi est « loi de raison », « loi de Dieu », « loi naturelle » 289, d’application universelle. Pour sauver la liberté humaine, il s’appuie sur l’idée de providence particulière dont nous avons déjà parlé plus haut. Celle-ci ne relève pas de la providence universelle mais de l’activité logique de l’homme, ainsi l’homme est libre290.

Chez Tertullien, il ne s’agit pas d’enchainement physique, causale mais d’enchainement rationnel : « Est-il quelque chose de non rationnel que Dieu ait produit par son ordre ? » 291.

Clément utilise lui le terme d’enchainement physique qui recouvre toutes les activités cosmiques et la vie humaine, il écrit que « par une nécessité physique de l’économie divine, la mort suit la naissance, et la rencontre du corps avec l’âme est suivie de leur dissolution. » 292

Pour résoudre cette apparente contradiction entre liberté de l’homme et fatalisme astral, certains Pères expliquent que le baptême les libère du destin.293

Cet enchainement universel de toutes choses amène les stoïciens à croire en une cohésion entre les êtres. L’homme devient parent du monde, il est microcosme face au macrocosme de l’univers. Tout conspire au sein de l’unique pneuma294. Cette idée n’est pas absente des textes des Pères de l’Église.

Athénagore parle d’une parenté entre l’homme et le monde céleste sous le terme de sympathie295.

Cette sympathie existe chez Clément mais il en écarte soigneusement Dieu même si il reconnait une « parenté du divin avec l’âme » 296.

Dans l’Église d’Afrique, Tertullien et Minucius Félix n’ont pas insisté sur la communauté des êtres mais ils conçoivent, eux aussi, un enchaînement physique. Dans le tout qu’est le monde, ils mettent aussi bien l’homme que Dieu : « sans connaitre l’ensemble car tout est cohérent, connexe, coenchainé, si bien que, si on n’examine pas activement la notion de la divinité, on en peut connaitre celle de l’humanité, et on ne peut bien administrer les affaires de la cité, si on ne connait pas la cité commune à tous qui constitue le monde » 297. On retrouve vraiment l’unité du monde stoïcien.

Novation enseignant une sorte d’animisme, « L’air qui pénètre tout, par sa conspiration, unit tout dans la concorde » 298. Il est donc convaincu de l’unité et de l’enchainement de toutes choses, d’ordre cosmique.

Cyprien dans son apologie A Demetrius avance l’idée d’une sympathie cosmique englobant l’homme qui est en vieillissement, on y trouve une profonde unité et une conception moniste de l’univers299.

Après avoir établie cette unité du monde, les Pères avance l’idée qu’avec le christ, l’univers partage le sort de l’homme racheté. Par cette théorie, on retrouve l’optimisme envers le monde propre aux stoïcien.

Clément d’Alexandrie écrit que « la puissance divine a illuminé la terre et a rempli le tout de la semence du salut » 300.

Irénée a rendue célèbre cette récapitulation universelle. Il s’appuie sur Saint Paul qui écrit à ce sujet mais ce dernier ne fait que participer secondairement le monde à cette récapitulation alors que chez Irénée elle est essentielle301.

En ce domaine, les chrétiens sont donc tributaires du Portique, ils ont repris leur idée d’unité du monde, soumettent l’homme et le monde à la même loi naturelle et universelle et font parfois participé le monde au salut de l’homme.

Le monde est bien vu de manière aussi optimiste chez les Pères que chez les stoïciens. Cette conception du monde ne peut pas seulement s’expliquer par la bible. Les Pères se sont véritablement inspirés des stoïciens pour lutter contre les hérésies gnostiques.

Dans la vision stoïcienne, en raison de l’unité du monde, la cité devient secondaire. Dans le christianisme face à l’unité des hommes devant Dieu, de la même manière, la politique est secondaire.

Voilà tous les thèmes philosophiques où nous avons chercher à comparer stoïcisme et christianisme pour trouver des points de convergence. Il y a en a sans doute d’autres mais déjà l’influence du stoïcisme sur les Pères de l’Église ne fait plus de doute.

A partir de cette vision philosophique du monde et de l’homme, le stoïcisme élabore sa morale qui l’a rendu fameux ; morale qui a eu un impact sur toute la société romaine. Le christianisme effectue la même démarche, il élabore une morale conforme à sa vision de Dieu et du monde. Cette morale ne s’est pas révélée moins importante que la morale stoïcienne, nous connaissons ces effets sur les sociétés occidentales de la fin de l’époque antique à aujourd’hui.

Étant donné l’importance de ces deux morales dans ces deux courants d’idées, il vaut la peine de les comparer et de vérifier si, dans ce domaine aussi, on trouve des similitudes entre stoïciens et chrétiens