Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre VII

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 62-69).

LETTRE VII

Vienne, 3 octobre 1808


Jentrais une fois en Italie par le Simplon ; j’avais avec moi quelqu’un qui n’avait jamais fait ce voyage, et passant à un quart de lieue des îles Borromées, je fus bien aise de les lui faire voir. Nous prîmes une barque, nous courûmes les jardins de ce lieu magnifique et cependant touchant. Nous revînmes enfin à la petite auberge de l’Isola Bella : nous vîmes qu’on mettait trois couverts à une table, et un jeune Milanais, dont l’extérieur annonçait beaucoup d’aisance, vint s’asseoir à côté de nous, en nous faisant quelques politesses. Il répondait très-bien aux questions que je lui adressais. Comme il était occupé à découper une perdrix, mon ami tira une lettre de sa poche, et, faisant semblant de lire, il me dit en anglais : « Mais voyez donc ce jeune homme ! sans doute il a commis quelque crime dont l’idée le poursuit : voyez les regards qu’il lance sur nous ; il croit que nous tenons à la police, ou c’est un Werther, qui a choisi ce lieu célèbre pour finir son existence d’une manière piquante. — Pas du tout, lui répondis-je, c’est un jeune homme des plus communicatifs que nous ayons à rencontrer, et même très gai. »

Tous les Français arrivant en Italie tombent dans la même erreur. C’est que le caractère de ce peuple est souverainement mélancolique ; c’est le terrain dans lequel les passions germent le plus facilement : de tels hommes ne peuvent guère s’amuser que par les beaux-arts. C’est ainsi, je crois, que l’Italie a produit et ses grands artistes et leurs admirateurs, qui, en les aimant et payant leurs ouvrages, les font naître. Ce n’est pas que l’Italien ne soit susceptible de gaieté : mettez-le à la campagne, en partie de plaisir avec des femmes aimables, il aura une joie folle, son imagination sera d’une vivacité étonnante.

Je ne suis jamais tombé en Italie dans ces parties de plaisir, que le moindre désappointement de vanité nous fait trouver si tristes quelquefois dans les jolis parcs qui environnent Paris : un froid mortel vient tuer tous les amusements ; le maître de la maison est de mauvaise humeur parce que son cuisinier a manqué le dîner ; moi, je suis piqué de ce que M. le vicomte de V…, abusant de la rapidité de son cheval anglais, m’a coupé avec son carrick, dans la plaine de Saint-Gratien, et a couvert de poussière les dames que j’avais dans ma jolie calèche neuve ; mais je le lui rendrai bien, ou mon cocher aura son congé. Toutes ces idées-là sont à mille lieues d’un jeune Italien allant recevoir des dames à sa villa. Vous souvient-il d’avoir lu le Marchand de Venise de Shakespare ? Si vous vous rappelez Gratiano disant :

Let me play the fool
With mirth, etc.

voilà la gaieté italienne ; c’est de la gaieté annonçant le bonheur : parmi nous elle serait bien près du mauvais ton ; ce serait montrer soi heureux, et en quelque sorte occuper les autres de soi. La gaieté française doit montrer aux écoutants qu’on n’est gai que pour leur plaire ; il faut même, en jouant la joie extrême, cacher la joie véritable que donne le succès.

La gaieté française exige beaucoup d’esprit : c’est celle de Le Sage et de Gil-Blas ; la gaieté d’Italie est fondée sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l’égaye, l’Italien n’est point gai.

Notre jeune homme des îles Borromées ne voyait rien d’infiniment réjouissant à rencontrer à une table d’hôte deux Français bien élevés : il était poli ; nous, nous l’aurions voulu amusant.

De manière qu’en Italie, les actions dépendant davantage de ce qu’éprouve l’homme qui agit, quand cette âme est commune, l’Italien est le plus triste compagnon du monde. J’en portais un jour mes plaintes à l’aimable baron W… « Que voulez-vous, me dit-il, nous sommes, à votre égard, comme les melons d’Italie comparés à ceux de France : chez vous, achetez-les sans crainte sur la place, ils sont tous passables ; chez nous, vous en ouvrez vingt exécrables, mais le vingt et unième est divin. »

La conduite des Italiens, presque toujours fondée sur ce que sent leur âme, explique bien leur amour pour la musique, qui, en nous donnant des regrets, soulage la mélancolie, et qu’un homme vif et sanguin, comme sont les trois quarts des Français, ne peut aimer de passion, puisqu’elle ne le soulage de rien, et ne lui donne habituellement aucune jouissance vive.

Que dites-vous de ma philosophie ? Elle a le malheur d’être assez conforme à la théorie des philosophes français que vous vilipendez aujourd’hui ; théorie qui fait naître les beaux-arts de l’ennui[1] : je mettrais à la place de l’ennui la mélancolie, qui suppose tendresse dans l’âme.

L’ennui de nos Français, que les choses de sentiment n’ont jamais rendus ni très-heureux ni très-malheureux, et dont les plus grands chagrins sont des malheurs de vanité, se dissipe par la conversation, où la vanité, qui est leur passion dominante, trouve à chaque instant l’occasion de briller, soit par le fonds de ce qu’on dit, soit par la manière de le dire. La conversation est pour eux un jeu, une mine d’événements. Cette conversation française, telle qu’un étranger peut l’entendre tous les jours au café de Foy et dans les lieux publics, me paraît le commerce armé de deux vanités.

Toute la différence entre le café de Foy et le salon de madame la marquise du Deffand[2], c’est qu’au café de Foy, où se rendent de pauvres rentiers de la petite bourgeoisie, la vanité est basée sur le fonds de ce qu’on dit : chacun raconte à son tour des choses flatteuses qui lui sont arrivées ; celui qui est censé écouter attend avec une impatience assez mal déguisée que son tour soit arrivé, et alors entame son histoire, sans répondre à l’autre en aucune manière.

Le bon ton, qui, là comme dans un salon, part du même principe[3], consiste, au café de Foy, à écouter l’autre avec une apparence d’intérêt, à sourire aux parties comiques de ses contes, et, en parlant de soi, à déguiser un peu l’air hagard et inquiet de l’intérêt personnel. Voulez-vous des portraits bien francs de cet intérêt personnel dans toute sa rudesse ? Entrez un instant à la Bourse d’une ville de commerce du Midi ; voyez un courtier proposer un marché à un négociant. Cet intérêt personnel trop mal couvert donne à certains couples de causeurs du café de Foy l’air de deux ennemis rapprochés par force pour discuter leurs intérêts.

Dans une société plus riche et plus civilisée, ce n’est pas du fonds de l’histoire, mais de la manière de la conter que celui qui parle attend une bonne récolte de jouissances de vanité : aussi choisit-on l’histoire aussi indifférente que possible à celui qui parle.

Volney raconte[4] que les Français cultivateurs aux États-Unis sont peu satisfaits de leur position isolée, et disent sans cesse : « C’est un pays perdu, on ne sait avec qui faire la conversation » ; au contraire des colons d’origine allemande et anglaise, qui passent fort bien dans le silence des journées entières.

Je croirais que cette bienheureuse conversation, remède à l’ennui français, n’excite pas assez le sentiment pour soulager la mélancolie italienne.

C’est d’après des habitudes filles de cette manière de chercher le bonheur que le prince N…, qu’on me citait à Rome comme un des hommes les plus aimables d’Italie, les plus roués, nous faisait de la musique à tout bout de champ chez la comtesse S…, sa maîtresse[5]. Il était en train de manger une fortune de deux ou trois millions : son rang, sa fortune, ses habitudes, auraient dû en faire un ci-devant jeune homme ; et quoique son habit d’uniforme fût couvert de plaques, ce n’était qu’un artiste.

Chez nous, l’homme qui va à un rendez-vous, ou qui va voir si le décret qui le nomme à une place importante est signé, a assez d’attention de reste pour être jaloux d’un cabriolet à la mode.

La nature a fait le Français vain et vif plutôt que gai. La France produit les meilleurs grenadiers du monde pour prendre des redoutes à la baïonnette, et les gens les plus amusants. L’Italie n’a point de Collé, et n’a rien qui approche de la délicieuse gaieté de la vérité dans le vin.

Son peuple est passionné, mélancolique, tendre : elle produit des Raphaël, des Pergolèse, et des comte Ugolin[6].

  1. Ennui d’un homme tendre, toujours mêlé de regrets.
  2. En 1779.
  3. (Dans une société composée d’indifférents) se donner réciproquement le plus grand plaisir qu’il est possible.
  4. « Voisiner et causer sont, pour des Français, un besoin d’habitude si impérieux, que, sur toute la frontière de la Louisiane et du Canada, on ne saurait citer un colon de cette nation établi hors de la portée ou de la vue d’un autre. En plusieurs endroits, ayant demandé à quelle distance était le colon le plus écarté : « Il est dans le désert, me répondait-on, avec les ours, à une lieue de toute habitation « sans avoir personne avec qui causer. »
    Volney, Tabl. des États-Unis, p. 415.
  5. Sur l’exemplaire Mirbeau, Stendhal a noté en marge de prince N. : Vidman, et de comtesse S. : Gina. Il s’agit du baron Louis Widmann, capitaine de la compagnie des gardes d’honneur à Venise avec lequel il se lia en 1811, et de cette amie qu’il désigne sous le nom de comtesse Simonetta. N. D. L. E.
  6. Le comte Ugolin, du Dante.

    La bocca solevo dal fiero pasto,
    Quel peccator, etc.

    Voir l’abondance des caractères de cette espèce dans l’excellente Histoire des républiques d’Italie, par Sismondi *.

    * L’excellente histoire de Toscane de L. Pignotti, bonhomme qui conte avec simplicité. (Note manuscrite de l’exemplaire Mirbeau.)