Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/LEttre II

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 15-24).

LETTRE II

Vienne, 15 avril 1808.


Graces au ciel, mon cher Louis, je vis beaucoup dans ces sociétés de musique, qui sont si fréquentes ici. C’est la réunion des choses aimables dont je vous parle dans ma dernière lettre, qui a enfin fixé à Vienne mon sort errant, et conduit au port,

Me peregrino errante, e fra gli scogli,
E fra l’onde agitato, e quasi assorto.

Tasso, c. i.

J’ai de bonnes autorités pour tout ce que je puis vous dire sur Haydn : je tiens son histoire d’abord de lui-même, et ensuite des personnes qui ont le plus vécu avec lui aux diverses époques de sa vie. Je vous citerai M. le baron Van Swieten, le maestro Frieberth, le maestro Pichl, le violoncelle Bertoja, le conseiller Griesinger, le maestro Weigl, M. Martinez, mademoiselle de Kurzbeck, élève d’un rare talent et amie de Haydn, et enfin le copiste fidèle de sa musique. Vous me pardonnerez les détails, il s’agit d’un de ces génies qui, par le développement de leurs facultés, n’ont fait autre chose au monde qu’augmenter ses plaisirs, et fournir de nouvelles distractions à ses misères ; génies vraiment sublimes, et auxquels le vulgaire stupide préfère les hommes qui se font un nom en faisant entre-battre quelques milliers de ces tristes badauds.

Le parnasse musical comptait déjà un grand nombre de compositeurs célèbres, quand, dans un village de l’Autriche, vint au monde le créateur de la symphonie. Les études et le génie des prédécesseurs de Haydn avaient été dirigés vers la partie vocale, qui, dans le fait, forme la base des plaisirs que peut nous donner la musique ; ils n’employaient les instruments que comme un accessoire agréable : tels sont les paysages dans les tableaux d’histoire, ou les ornements en architecture.

La musique était une monarchie : le chant régnait en maître ; les accompagnements n’étaient que des sujets. Ce genre, où l’on ne fait pas entrer la voix humaine, cette république de sons divers et cependant réunis, dans laquelle tour à tour chaque instrument peut attirer l’attention, avait à peine commencé à se montrer vers la fin du dix-septième siècle, Ce fut, je crois, Lulli qui inventa ces symphonies que nous appelons ouvertures ; mais même dans les symphonies, dès que le morceau fugué[1] cessait, on sentait la monarchie.

La partie du violon contenait tout le chant, et les autres instruments servaient d’accompagnement, comme dans la musique vocale ils en servent encore au soprano, au ténor, au contralto, auxquels seuls on confie la pensée musicale ou là mélodie.

Les symphonies n’étaient donc qu’un air joué par le violon, au lieu d’être chanté par un acteur. Les savants vous diront que les Grecs, et ensuite les Romains, n’eurent pas d’autre musique instrumentale : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on n’en connaissait pas d’autre en Europe, avant les symphonies de Lulli, que celle qui est nécessaire à la danse ; encore cette musique imparfaite, dans laquelle une seule partie chantait, n’était-elle exécutée en Italie que par un petit nombre d’instruments. Paul Véronèse nous a conservé la figure de ceux qui étaient en usage de son temps, dans cette fameuse Cène de Saint-Georges, qui est à la fois le plus grand tableau du Musée de Paris et un des plus agréables. Au devant du tableau, dans le vide du fer à cheval formé par la table où les convives de la noce de Cana sont assis, le Titien joue de la contre-basse, Paul Véronèse et le Tintoret du violoncelle, un homme qui a une croix sur la poitrine joue du violon, le Bassan joue de la flûte, et un esclave turc de la trompette.

Quand le compositeur voulait une musique plus bruyante, il ajoutait à ces instruments les trompettes droites. L’orgue, en général, se faisait entendre seul. La plupart des instruments employés par les troubadours de Provence ne furent jamais connus hors de France, et ne survécurent pas au quinzième siècle. Enfin, Viadana[2] ayant inventé la basse continue, et la musique faisant tous les jours des progrès en Italie, les violons, nommés alors violes, chassèrent peu à peu tous les autres instruments ; et vers le milieu du dix-septième siècle les orchestres prirent la composition que nous leur voyons aujourd’hui.

Sans doute à cette époque les âmes les plus faites pour la musique n’imaginaient même pas, dans leurs rêveries les plus douces, une réunion telle que l’admirable orchestre de l’Odéon, formé d’un si grand nombre d’instruments, tous donnant des sons gradués d’une manière si flatteuse pour l’oreille, et joués avec un ensemble si parfait. La plus belle ouverture de Lulli, telle que l’entendait Louis XIV au milieu de sa cour, vous ferait fuir à l’autre bout de Paris. Ceci me rappelle quelques compositeurs allemands et français qui ont voulu, de nos jours, nous donner le même genre de plaisir à coups de timbales ; mais ce n’est plus la faute de l’orchestre. Chacun des musiciens qui composent celui de l’Opéra, pris à part, joue fort bien : ils ne sont que trop habiles ; c’est ce qui donne à ces cruels compositeurs le moyen de mettre nos oreilles au supplice.

Ils oublient, ces compositeurs, que dans les arts rien ne vit que ce qui donne continuellement du plaisir. Ils ont pu séduire facilement la partie nombreuse du public qui ne trouve aucune jouissance directe à la musique, et qui n’y cherche, comme dans les autres beaux-arts, qu’une occasion de bien parler et de s’extasier. Ces beaux diseurs insensibles ont égaré quelques véritables amateurs ; mais tout cet épisode de l’histoire de la musique retombera bientôt dans le profond oubli qu’il mérite, et les ouvrages de nos grands maîtres actuels tiendront, dans cinquante ans, fidèle compagnie à ceux de ce Rameau que nous admirions tant il y a cinquante ans : encore Rameau avait-il pillé en Italie un bon nombre d’airs charmants qui ne furent pas tout à fait étouffés par son art barbare.

Au reste, la secte de musiciens qui vous excède à Paris, et dont vous vous plaignez si fort dans votre lettre, existe depuis longues années : elle est le produit naturel de beaucoup de patience réunie à un cœur froid, et à la malheureuse idée de s’appliquer aux arts. La même espèce de gens nuit à la peinture : ce furent eux qui, après Vasari, inondèrent Florence de froids dessinateurs, et ils sont déjà le fléau de votre école de peinture. Dès le temps de Métastase, les musiciens allemands cherchaient à écraser les chanteurs avec leurs instruments ; et ceux-ci, désirant reconquérir l’empire, se mettaient à faire des concertos de voix, comme disait ce grand poëte. C’est ainsi que, par un renversement total du goût, les voix imitant les instruments qui cherchaient à les étouffer, on entendit l’Agujari, Marchesi[3], la Marra, la Gabrielli[4], la Danzi, la Billington, et autres grands talents, faire de leurs voix un flageolet, défier tous les instruments, et les surpasser par la difficulté et la bizarrerie des passages. Les pauvres amateurs étaient obligés d’attendre, pour avoir du plaisir, que ces talents divins ne voulussent plus briller. Poursuivi par les instruments, leur chant, dans les airs de bravura, ne présenta plus qu’une seule des deux choses qui constituent les beaux-arts, dans lesquels, pour plaire, l’imitation de la nature passionnée doit se joindre, pour le spectateur, au sentiment de la difficulté vaincue. Quand cette dernière partie se montre seule, l’âme des auditeurs reste froide et quoique soutenus un instant par la vanité de paraître connaisseurs en musique, ils sont comme ces gens aimables dont parle Montesquieu, qui, en bâillant à se démettre la mâchoire, se tiraient par la manche pour se dire : « Mon Dieu comme nous nous amusons ! comme cela est beau[5] ! » C’est à force de beautés de ce genre que notre musique s’en va grand train.

En France, dans la musique comme dans les livres, on est tout fier quand on a étonné par une phrase bizarre : le bon public ne s’aperçoit pas que l’auteur n’a rien dit, trouve quelque chose de singulier dans son fait, et applaudit ; mais au bout de deux ou trois singularités dûment applaudies, il bâille, et cette triste manière d’être termine tous nos concerts.

De là cette opinion si générale dans le pays à mauvaise musique, qu’il est impossible d’en entendre plus de deux heures de suite sans périr d’ennui. À Naples, à Rome, chez les véritables amateurs où la musique est bien choisie, elle charme sans peine toute une soirée. Je n’ai qu’à rappeler les aimables concerts de madame la duchesse L…, et je suis sûr de gagner ma cause auprès de tous ceux qui ont eu le bonheur d’y être admis.

Pour revenir à l’histoire un peu sèche de la musique instrumentale, je vous rappellerai que l’invention de Lulli, quoique très propre à l’objet qu’il se proposait, et qui était d’ouvrir avec pompe une représentation théâtrale, trouva si peu d’imitateurs, que pendant longtemps on joua en Italie ses symphonies devant les opéras des plus grands maîtres, ceux-ci ne voulant pas se donner la peine de faire des ouvertures ; et ces maîtres étaient Vinci, Leo, le divin Pergolèse. Le vieux Scarlatti fut le premier qui fit paraître des ouvertures de sa façon : elles eurent un grand succès, et il fut imité par Corelli, Perez, Porpora, Carcano, le Bononcini, etc. Toutes ces symphonies, écrites comme celles de Lulli, étaient composées d’une partie chantante, d’une basse et rien de plus. Les premiers qui y introduisirent trois parties furent Sammartini, Palladini, le vieux Bach, Gasparini, Tartini et Jomelli.

Quelquefois seulement ils essayaient de ne pas donner le même mouvement à toutes les parties. Telles furent les faibles lueurs qui annoncèrent au monde le soleil de la musique instrumentale. Corelli avait donné des duos, Gasmann des quatuors ; mais il suffit de parcourir ces compositions austères, savantes et d’un froid glacial, pour sentir que Haydn est le véritable inventeur de la symphonie : et non-seulement il inventa ce genre, mais il le porta à un tel degré de perfection, que ses successeurs devront ou profiter de ses travaux, ou retomber dans la barbarie.

L’expérience prouve déjà la vérité de cette assertion hardie.

Pleyel a diminué le nombre des accords et économisé les transitions : ses ouvrages ont moins de dignité et d’énergie.

Quand Beethoven et Mozart lui-même ont accumulé les notes et les idées ; quand ils ont cherché la quantité et la bizarrerie des modulations, leurs symphonies savantes et pleines de recherche n’ont produit aucun effet, tandis que lorsqu’ils ont suivi les traces de Haydn, ils ont touché tous les cœurs.

  1. La fugue est une espèce de musique où l’on traite, suivant certaines règles, un chant appelé sujet, en le faisant passer successivement et alternativement d’une partie à l’autre. Tout le monde connaît le canon de

    Frère Jacques, dormez-vous ?
    Sonnez les matines.

    C’est une espèce de fugue. Les fugues, en général, rendent la musique plus bruyante qu’agréable ; c’est pourquoi elles conviennent mieux dans les chœurs que partout ailleurs ; or, comme leur principal mérite est de fixer toujours l’oreille sur le chant principal, ou sujet, qu’on fait pour cela passer incessamment de partie en partie, le compositeur doit mettre tous ses soins à rendre toujours ce chant bien distinct, et à empêcher qu’il ne soit étouffé ou confondu parmi les autres parties.
    Le plaisir que donne cette espèce de composition étant toujours médiocre, on peut dire qu’une belle fugue est l’ingrat chef-d’œuvre d’un bon harmoniste. (Rousseau, I, 407.)
    Tout le monde a entendu Dusseck jouer sur le piano les variations de Marlbrough, ou de l’air Charmante Gabrielle. Dans ce pauvre genre de musique, l’air primitif, que l’on gâte avec tant de prétention, est ce qu’on appelle le thème, le sujet, le motif. C’est le sens dans lequel ces mots sont employés ici.

  2. Né à Lodi, dans le Milanais ; il était maître de chapelle à Mantoue en 1644.
  3. Le divin Marchesi, né à Milan vers 1755. Jamais on ne chantera comme lui le rondeau Mia speranza, de Sarti.
  4. La Gabrielli, née à Rome en 1730, élève de Porpora et de Métastase, si connue par ses caprices incroyables. Les vieillards citaient encore dans ma jeunesse la manière dont elle chanta à Lucques, en 1745, avec Guadagni, qui était alors son amant.
  5. Lettres persanes.