Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 41

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 12-17).

CHAPITRE XLI

des nations par rapport à l’amour.
De la France.


Jecherche à me dépouiller de mes affections et à n’être qu’un froid philosophe.

Formées par les aimables Français qui n’ont que de la vanité et des désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres moins agissants, moins énergiques, moins redoutés, et surtout moins aimés et moins puissants que les femmes espagnoles et italiennes.

Une femme n’est puissante que par le degré de malheur dont elle peut punir son amant ; or, quand on n’a que de la vanité, toute femme est utile, aucune n’est nécessaire : le succès flatteur est de conquérir, et non de conserver. Quand on n’a que des désirs physiques, on trouve les filles, et c’est pourquoi les filles de France sont charmantes, et celles d’Espagne fort mal. En France les filles peuvent donner à beaucoup d’hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes, c’est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu’un Français respecte plus que sa maîtresse, c’est sa vanité.

Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte d’esclave, destinée surtout à lui donner des jouissances de vanité. Si elle résiste aux ordres de cette passion dominante, il la quitte et n’en est que plus content de lui, en disant à ses amis avec quelle supériorité de manières, avec quel piquant de procédés il l’a plantée là.

Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) dit : « En France les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. »

La langue manque de termes pour dire combien est impossible pour un Français le rôle d’amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de toute une ville. Rien de plus commun à Venise ou à Bologne.

Pour trouver l’amour à Paris, il faut descendre jusqu’aux classes dans lesquelles l’absence de l’éducation et de la vanité et la lutte avec les vrais besoins ont laissé plus d’énergie.

Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c’est laisser voir soi inférieur, chose impossible en France, si ce n’est pour les gens au-dessous de tout ; c’est prêter le flanc à toutes les mauvaises plaisanteries possibles ; de là les louanges exagérées des filles, dans la bouche des jeunes gens qui redoutent leur cœur. L’appréhension extrême et grossière de laisser voir soi inférieur fait le principe de la conversation des gens de province. N’en a-t-on pas vu un dernièrement qui, en apprenant l’assassinat de monseigneur le duc de Berri, a répondu : Je le savais[1].

Au moyen âge, la présence du danger trempait les cœurs, et c’est là, si je ne me trompe, la seconde cause de l’étonnante supériorité des hommes du xvie siècle. L’originalité qui est chez nous rare, ridicule, dangereuse et souvent affectée, était alors commune et sans fard. Les pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la Corse[2], l’Espagne, l’Italie, peuvent encore donner de grands hommes. Dans ces climats où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois mois de l’année, ce n’est que la direction du ressort qui manque ; à Paris, j’ai peur que ce soit le ressort lui-même[3].

Beaucoup de nos jeunes gens, si braves -d’ailleurs à Montmirail ou au bois de Boulogne, ont peur d’aimer, et c’est réellement par pusillanimité qu’on les voit à vingt ans fuir la vue d’une jeune fille qu’ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu’ils ont lu dans les romans qu’il est convenable qu’un amant fasse, ils se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas que l’orage des passions, en formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force de les surmonter.

L’amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d’aller la cueillir sur les bords d’un précipice affreux. Outre le ridicule, l’amour voit toujours à ses côtés le désespoir d’être quitté par ce qu’on aime, et il ne reste plus qu’un dead blank pour tout le reste de la vie.

La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plaisirs délicats du {s|xix}} avec la présence plus fréquente du danger[4]. Il faudrait que les jouissances de la vie privée pussent être augmentées à l’infini en s’exposant souvent au danger. Ce n’est pas purement du danger militaire que je parle. Je voudrais ce danger de tous les moments, sous toutes les formes, et pour tous les intérêts de l’existence qui formaient l’essence de la vie au moyen âge. Le danger tel que notre civilisation l’a arrangé et paré, s’allie fort bien avec la plus ennuyeuse faiblesse de caractère.

Je vois dans A voice from Saint-Helena, de M. O’Meara, ces paroles d’un grand homme :

« Dire à Murat, allez et détruisez ces sept a huit régiments ennemis qui sont là-bas dans la plaine, près de ce clocher ; à l’instant il partait comme un éclair, et de quelque peu de cavalerie qu’il fût suivi, bientôt les régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis. Laissez cet homme à lui-même, vous n’aviez plus qu’un imbécile sans jugement. Je ne puis concevoir encore comment un homme si brave était si lâche. Il n’était brave que devant l’ennemi ; mais là c’était probablement le soldat le plus brillant et le plus hardi de toute l’Europe.

« C’était un héros, un Saladin, un Richard-Cœur-de-Lion sur le champ de bataille : faites-le roi, et placez-le dans une salle de conseil, vous n’aviez plus qu’un poltron sans décision ni jugement. Murat et Ney sont les hommes les plus braves que j’ai connus. » (O’Meara, tome II, page 94.)

  1. Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués d’apprendre des nouvelles : ils redoutent de paraître inférieurs à celui qui les leur conte.
  2. Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui par sa population, cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps, Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervoni, Abatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d’une pareille liste. C’est qu’en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil ; et le Corse, au lieu de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à se venger. Voilà comment se fabriquent les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de raisonner son respect pour monseigneur, parlant à monseigneur lui-même âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.
  3. À Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de petites choses. Cependant voici une objection très forte. L’on compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que dans toutes les villes d’Italie ensemble. Ce fait m’embarrasse beaucoup ;je ne sais qu’y répondre pour le moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut-être que la mort paraît peu de chose dans ce moment aux Français, tant la vie ultra-civilisée est ennuyeuse, ou plutôt on se brûle la cervelle outré d’un malheur de vanité.
  4. J’admire les mœurs du temps de Louis XIV : on passait sans cesse et en trois jours, des salons de Marly aux champs de bataille de Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient dans des trames continuelles. Voir les lettres de Mme de Sévigné. La présence du danger avait conservé dans la langue une énergie et une franchise que nous n’oserions plus hasarder aujourd’hui ; mais aussi M. de Lameth tuait l’amant de sa femme. Si un Walter Scott nous faisait un roman du temps de Louis XIV, nous serions bien étonnés.