Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 28

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 128-139).

CHAPITRE XXVIII

De l’orgueil féminin.


Les femmes entendent parler toute leur vie, par les hommes, d’objets prétendus importants, de gros gains d’argent, de succès à la guerre, de gens tués en duel, de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles d’entre elles qui ont l’âme fière sentent que, ne pouvant atteindre à ces objets, elles sont hors d’état de déployer un orgueil remarquable par l’importance des choses sur lesquelles il s’appuie. Elles sentent palpiter dans leur sein un cœur qui, par la force et la fierté de ses mouvements, est supérieur à tout ce qui les entoure, et cependant elles voient les derniers des hommes s’estimer plus qu’elles. Elles s’aperçoivent qu’elles ne sauraient montrer d’orgueil que pour de petites choses, ou du moins que pour des choses qui n’ont d’importance que par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. Tourmentées par ce contraste désolant, entre la bassesse de leur fortune et la fierté de leur âme, elles entreprennent de rendre leur orgueil respectable par la vivacité de ses transports, ou par l’implacable ténacité avec laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l’intimité, ces femmes-là se figurent, en voyant leur amant, qu’il a entrepris un siège contre elles. Leur imagination est employée à s’irriter de ses démarches qui, après tout, ne peuvent pas faire autrement que de marquer de l’amour, puisqu’il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l’homme qu’elles préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard ; et enfin, avec l’âme la plus tendre, lorsque sa sensibilité n’est pas fixée sur un seul objet, dès qu’elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles n’ont plus que de la vanité.

Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois sa vie pour son amant, et se brouillera à jamais avec lui pour une querelle d’orgueil, à propos d’une porte ouverte ou fermée. C’est là leur point d’honneur. Napoléon s’est bien perdu pour ne pas céder un village.

J’ai vu une querelle de cette espèce durer plus d’un an. Une femme très distinguée sacrifiait tout son bonheur plutôt que de mettre son amant dans le cas de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité de son orgueil. Le raccommodement fut l’effet du hasard, et chez mon amie, d’un moment de faiblesse qu’elle ne put vaincre, en rencontrant son amant, qu’elle croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où certainement il ne s’attendait pas à la voir. Elle ne put cacher son premier transport de bonheur ; l’amant s’attendrit plus qu’elle, ils tombèrent presque aux genoux l’un de l’autre, et jamais je n’ai vu couler tant de larmes ; c’était la vue imprévue du bonheur. Les larmes sont l’extrême sourire.

Le duc d’Argyle donna un bel exemple de présence d’esprit en n’engageant pas un combat d’orgueil féminin dans l’entrevue qu’il eut à Richemont, avec la reine Caroline[1]. Plus il y a d’élévation dans le caractère d’une femme, plus terribles sont ces orages :

As the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
D. Juan.

Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le courant-de la vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans ces instants cruels où la sympathie semble renversée, elle cherche à se venger de ce qu’elle lui voit habituellement de supériorité sur les autres hommes ? Elle craint d’être confondue avec eux.

Il y a bien du temps que je n’ai lu l’ennuyeuse Clarisse ; il me semble pourtant que c’est par orgueil féminin qu’elle se laisse mourir et n’accepte pas la main de Lovelace.

La faute de Lovelace était grande ; mais puisqu’elle l’aimait un peu, elle aurait pu trouver dans son cœur le pardon d’un crime dont l’amour était cause.

Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de délicatesse féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir en entendant dire par une actrice digne de ce rôle :

Et ce fatal amour, dont j’avais triomphé,

 
Vos détours l’ont surpris et m’en ont convaincue,

Je vous l’ai confessé, je le dois soutenir ;
En vain vous en pourriez perdre le souvenir ;
Et cet aveu honteux, où vous m’avez forcée,
Demeurera toujours présent à ma pensée.
Toujours je vous croirais incertain de ma foi ;
Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi
Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage ;
Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage ;
Et, qui, me préparant un éternel ennui,
M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui.

Racine.

Je m’imagine que les siècles futurs diront : Voilà à quoi la monarchie[2] était bonne, à produire de ces sortes de caractères, et leur peinture par les grands artistes.

Cependant, même dans les républiques du moyen âge, je trouve un admirable exemple de cette délicatesse, qui semble détruire mon système de l’influence des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai avec candeur.

Il s’agit de ces vers si touchants de Dante :

Deh ! quando tu sarai tornato al mondo,

 
Ricorditi di me, che son la Pia :

Siena mi fe’ : disfecemi Maremma ;
Salsi colui, che innanellata pria,
Disposando, m’avea con la sua gemma.

Purgatorio, c. V.[3].

La femme qui parle avec tant de retenue, avait eu en secret le sort de Desdemona, et pouvait par un mot faire connaître le crime de son mari aux amis qu’elle avait laissés sur la terre.

Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia, l’unique héritière des Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beauté, qui faisait l’admiration de la Toscane, fit naître dans le cœur de son époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports et des soupçons sans cesse renaissants, le conduisit à un affreux projet. Il est difficile de décider aujourd’hui si sa femme fut tout à fait innocente, mais le Dante nous la représente comme telle.

Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre alors comme aujourd’hui par les effets de l’aria cattiva. Jamais il ne voulut dire à sa malheureuse femme la raison de son exil en un lieu si dangereux. Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. Il vivait seul avec elle, dans une tour abandonnée, dont je suis allé visiter les ruines sur le bord de la mer ; là il ne rompit jamais son dédaigneux silence, jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, jamais il n’écouta ses prières. Il attendit froidement auprès d’elle que l’air pestilentiel eût produit son effet. Les vapeurs de ces marais ne tardèrent pas à flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui dans ce siècle eussent paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut. Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent que Nello employa le poignard pour hâter sa fin : elle mourut dans les maremmes, de quelque manière horrible ; mais le genre de sa mort fut un mystère, même pour les contemporains. Nello della Pietra survécut pour passer le reste de-ses jours dans un silence qu’il ne rompit jamais.

Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la jeune Pia adresse la parole au Dante. Elle désire être rappelée à la mémoire des amis que si jeune elle a laissés sur la terre ; toutefois en se nommant et désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la plus petite plainte d’une cruauté inouïe, mais désormais irréparable, et seulement indique qu’il sait l’histoire de sa mort.

Cette constance dans la vengeance de l’orgueil ne se voit guère, je crois, que dans les pays du Midi.

En Piémont, je me suis trouvé l’involontaire témoin d’un fait à peu près semblable ; mais alors j’ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt-cinq dragons dans les bois le long de la Sesia, pour empêcher la contrebande. En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert, j’aperçus entre les arbres les ruines d’un vieux château ; j’y allai : à mon grand étonnement, il était habité. J’y trouvai un noble du pays, à figure sinistre ; un homme qui avait six pieds de haut, et quarante ans : il me donna deux chambres en rechignant. J’y faisais de la musique avec mon maréchal des logis : après plusieurs jours, nous découvrîmes que notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant ; nous étions loin de soupçonner l’affreuse vérité. Elle mourut au bout de six semaines. J’eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil ; je payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de l’eau bénite, il m’introduisit dans la chapelle. J’y trouvai une de ces figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort ; elle avait un grand nez aquilin dont je n’oublierai jamais le contour noble et tendre. Je quittai ce lieu funeste ; cinq ans après, un détachement de mon régiment accompagnant l’empereur à son couronnement comme roi d’Italie, je me fis conter toute l’histoire. J’appris que le mari jaloux, le comte * * *, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite ville qu’ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présentait froidement et en silence la montre anglaise qu’il avait toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir dans la fleur de l’âge. Son mari chercha à donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à Gênes, s’embarqua, et l’on n’a plus eu de ses nouvelles. Ses biens ont été divisés.

Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l’on prend les injures avec grâce, ce qui est facile à cause de l’habitude de la vie militaire, on ennuie ces âmes fières ; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent bien vite à l’outrage. Ces caractères altiers cèdent avec plaisir aux hommes qu’elles voient intolérants avec les autres hommes. C’est, je crois, le seul parti à prendre, et il faut souvent avoir une querelle avec son voisin, pour l’éviter avec sa maîtresse.

Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un jour entrer chez elle à l’improviste le riche colonel qui lui était utile. Elle se trouvait avec un petit amant qui ne lui était qu’agréable. « M. un tel, dit-elle toute émue au colonel, est venu pour voir le poney que je veux vendre. — Je suis ici pour toute autre chose », reprit fièrement ce petit amant qui commençait à l’ennuyer, et que depuis cette réponse elle se mit à réaimer avec fureur[4]. Ces femmes-là sympathisent avec l’orgueil de leur amant au lieu d’exercer à ses dépens leur disposition à la fierté.

Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660[5]), si le premier jour elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est séduisant pour ces femmes-là, et peut-être pour toutes les femmes distinguées ; la grandeur plus élevée leur échappe, elles prennent pour de la froideur le calme de l’œil qui voit tout et qui ne s’émeut point d’un détail. N’ai-je pas vu des femmes de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon avait un caractère sec et prosaïque[6] ? Le grand homme est comme l’aigle ; plus il s’élève moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la solitude de l’âme.

De l’orgueil féminin naît ce que les femmes appellent les manques de délicatesse. Je crois que cela ressemble assez à ce que les rois appellent lèse-majesté, crime d’autant plus dangereux qu’on y tombe sans s’en douter. L’amant le plus tendre peut être accusé de manquer de délicatesse, s’il n’a pas beaucoup d’esprit, et, ce qui est plus triste, s’il ose se livrer au plus grand charme de l’amour, au bonheur d’être parfaitement naturel avec ce qu’on aime, et de ne pas écouter ce qu’on lui dit.

Voilà de ces choses dont un cœur bien né ne saurait avoir le soupçon, et qu’il faut avoir éprouvées pour y croire, car l’on est entraîné par l’habitude d’en agir avec justice et franchise avec ses amis hommes.

Il faut se rappeler sans cesse qu’on a affaire à des êtres qui, quoique à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de caractère, ou, pour mieux dire, peuvent penser qu’on les croit inférieurs.

Le véritable orgueil d’une femme ne devrait-il pas se placer dans l’énergie du sentiment qu’elle inspire ? On plaisantait une fille d’honneur de la reine épouse de François Ier, sur la légèreté de son amant qui, disait-on, ne l’aimait guère. Peu de temps après, cet amant eut une maladie et reparut muet à la cour. Un jour, au bout de deux ans, comme on s’étonnait qu’elle l’aimât toujours, elle lui dit : « Parlez. » Et il parla.

  1. The heart of Midlothian, tome III.
  2. La monarchie sans charte et sans chambres.
  3. Hélas ! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne aussi m’accorder un souvenir. Je suis la Pia, Sienne me donna la vie, je trouvai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m’épousant m’avait donné son anneau sait mon histoire.
  4. Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d’admiration et de vues profondes sur les passions observées à nu. Dans sa manière de commander si impérieuse à ses domestiques, ce n’est pas du despotisme, c’est qu’elle voit avec netteté et rapidité ce qu’il faut faire.
    En colère contre moi au commencement de la visite, elle n’y songe plus à la fin. Elle me conte toute l’économie de sa passion pour Mortimer. « J’aime mieux le voir en société que seul avec moi. » Une femme du plus grand génie ne ferait pas mieux, c’est qu’elle ose être parfaitement naturelle, et qu’elle n’est gênée par aucune théorie. « Je suis plus heureuse actrice que femme d’un pair. » Grande âme que je dois me conserver amie pour mon instruction.
  5. La hauteur et le courage dans les petites choses, mais l’attention passionnée aux petites choses ; la véhémence du tempérament bilieux, sa conduite avec madame de Monaco (Saint-Simon, V, 383) son aventure sous le lit de madame de Montespan, le roi y étant avec elle. Sans l’attention aux petites choses, ce caractère reste invisible aux femmes.
  6. When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it was then her blood rushed to her cheeks, and she wed plainly how warm it beat notwithstanding the generally serious composed and retiring disposition which her countenance and demeanour seemed to exhibit. The Pirate, I, 33.
    Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna Toil qui ne jugent pas les circonstances ordinaires dignes de leur émotion.