Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 19

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 84-87).

CHAPITRE XIX

Suite des exceptions à la beauté.


Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité timide et méfiante, qui le lendemain du jour où elles ont paru dans le monde repassent mille fois en revue et avec une timidité souffrante ce qu’elles ont pu dire ou laisser deviner ; ces femmes-là, dis-je, s’accoutument facilement au manque de beauté chez les hommes, et ce n’est presque pas un obstacle à leur donner de l’amour.

C’est par le même principe qu’on est presque indifférent pour le degré de beauté d’une maîtresse adorée, et qui vous comble de rigueurs. Il n’y a presque plus de cristallisation de beauté ; et quand l’ami guérisseur vous dit qu’elle n’est pas jolie, on en convient presque, et il croit avoir fait un grand pas.

Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce soir ce qu’il avait senti autrefois en voyant Mirabeau.

Personne en regardant ce grand homme n’éprouvait par les yeux un sentiment désagréable, c’est-à-dire ne le trouvait laid. Entraîné par ses paroles foudroyantes on n’était attentif, on ne trouvait du plaisir à être attentif qu’à ce qui était beau dans sa figure. Comme il n’y avait presque pas de traits beaux (de la beauté de la sculpture, ou de la beauté de la peinture), l’on n’était attentif qu’à ce qui était beau d’une autre beauté[1], de la beauté d’expression.

En même temps que l’attention fermait les yeux à tout ce qui était laid, pittoresquement parlant, elle s’attachait avec transport aux plus petits détails passables, par exemple, à la beauté de sa vaste chevelure ; s’il eût porté des cornes on les eût trouvées belles[2].

La présence de tous les soirs d’une jolie danseuse donne de l’attention forcée aux âmes blasées ou privées d’imagination qui garnissent le balcon de l’Opéra. Par ses mouvements gracieux, hardis et singuliers, elle réveille l’amour physique, et leur procure peut-être la seule cristallisation qui soit encore possible. C’est ainsi qu’un laideron qu’on n’eût pas honoré d’un regard dans la rue, surtout les gens usés, s’il paraît souvent sur la scène, trouve à se faire entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal des femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus elle vaut : de là le proverbe des coulisses : « Telle trouve à se vendre qui n’eût pas trouvé à se donner. » Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs amants, et sont très susceptibles d’amour par pique.

Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou aimables à la physionomie d’une actrice dont les traits n’ont rien de choquant, que tous les soirs l’on regarde pendant deux heures exprimant les sentiments les plus nobles, et que l’on ne connaît pas autrement ? Quand enfin l’on parvient à être admis chez elle, ses traits vous rappellent des sentiments si agréables, que toute la réalité qui l’entoure, quelque peu noble qu’elle soit, quelquefois, se recouvre à l’instant d’une teinte romanesque et touchante.

« Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette ennuyeuse tragédie française[3], quand j’avais le bonheur de souper avec Mlle Olivier, à tous les instants je me surprenais le cœur rempli de respect, à croire parler à une reine ; et réellement je n’ai jamais bien su si auprès d’elle j’avais été amoureux d’une reine ou d’une jolie fille. »

  1. C’est là l’avantage d’être à la mode. Faisant abstraction des défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à l’imagination, on s’attache à l’une des trois beautés suivantes :
    1o Dans le peuple, à l’idée de richesse ;
    2o Dans le monde, à l’idée d’élégance ou matérielle ou morale ;
    3o A la cour, à l’idée : je veux plaire aux femmes. Presque partout à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l’idée de richesse se joint à la délicatesse dans les plaisirs qui suit l’idée d’élégance, et le tout s’applique à l’amour. D’une manière ou d’autre, l’imagination est entraînée par la nouveauté. L’on arrive ainsi à s’occuper d’un homme très laid sans songer à sa laideur*, et à la longue, sa laideur devient beauté. À Vienne, en 1788, Mme Vigano, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits ventres à la Vigano. Par les mêmes raisons retournées, rien d’affreux comme une mode surannée. Le mauvais goût, c’est de confondre la mode qui ne vit que de changements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement, dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans quand on aura oublié la mode. Les amants sont biens fous de songer à se bien mettre ; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu’on aime, que de songer à sa toilette ; on regarde son amant et on ne l’examine pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire à l’amour-goût et non plus à l’amour-passion. L’air brillant de la beauté déplaît presque dans ce qu’on aime ; on n’a que faire de la voir belle, on la voudrait tendre et languissante. La parure n’a d’effet en amour, que pour les jeunes filles qui, sévèrement gardées dans la maison paternelle, souvent prennent une passion par les yeux.
    Dit par L., 15 septembre 1820.

    * Le petit Germain, Mémoires de Grammont

  2. Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur forme ; c’est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut les marques de petite vérole) qu’une femme qui aime s’accoutume aux défauts de son amant. La princesse russe C. s’est bien accoutumée à un homme qui en définitif n’a pas de nez. L’image du courage, et du pistolet armé, pour se tuer de désespoir de ce malheur, et la pitié pour la profonde infortune, aidées par ridée qu’il guérira, et qu’il commence à guérir, ont opéré ce miracle. Il faut que le pauvre blessé n’ait pas l’air de penser à son malheur.
    Berlin, 1807.
  3. Phrase inconvenante, copiée des mémoires de mon ami, feu M. le baron de Bottmer. C’est par le même artifice que Feramorz plaît à Lalla-Rook. Voir ce charmant poème.