Calmann-Lévy (p. 151-164).


LE THÉÂTRE ET L’ACTEUR

— 1858 —

LE THÉÂTRE ET L’ACTEUR

— 1858 —


Je comprends, monsieur, l’intérêt qui s’attache à la demeure des personnes connues du public à quelque titre que ce soit ; mais je crains bien que les renseignements que vous me demandez sur ma propre habitation n’aient rien qui réponde agréablement à votre bienveillante curiosité. Voici pourquoi. Je suppose que cette curiosité (la vôtre et celle du public) a pour objet l’espèce de révélation qui, du caractère et des goûts de l’artiste, se reflète dans le choix de son séjour favori, dans l’arrangement des choses qui l’entourent, architecture, jardins, ameublement, etc. Il y a donc un grand intérêt à parcourir la résidence d’un personnage riche, lorsqu’il appartient, à quelque degré que ce soit, au monde des arts ; la disposition et la décoration du lieu qu’il a créé sont un enseignement pour les gens de goût.

Mais moi, outre que je n’ai jamais eu l’occasion de mettre mon goût à l’épreuve de la richesse, ce qui est toute une science au temps où nous vivons, je ne peux même pas vous proposer mon habitation comme l’indice à étudier d’une individualité quelconque ; je n’ai rien choisi, je n’ai presque rien créé autour de moi. J’ai été élevée dans le lieu où je vis, mes souvenirs d’enfance font pour moi tout son charme et je n’y donne guère d’autre soin que celui d’y conserver tout ce qui peut être conservé du passé.

Nohant, puisque c’est de Nohant que vous désirez que je vous parle, n’est pas même capable de révéler l’esprit et les idées de ceux des miens qui m’y ont précédé. Pour eux pas plus que pour moi, cette propriété ne fut l’objet d’un choix libre et réfléchi. Ce fut au milieu de la Révolution que, des minces débris d’une très grande fortune, ma grand’mère, madame Dupin de Francueil, fît acheter une petite terre en Berry. Elle avait habité Châteauroux, où son mari avait été receveur général des finances ; elle y avait laissé des amis, elle savait le pays tranquille. La grande préoccupation des personnes, que le nouvel état des choses effrayait, était alors de fuir Paris et de se réfugier dans quelque province où le choc social vînt s’amortir dans le calme des habitudes et la douceur des relations. Sous ce rapport, le Berry, et surtout la partie que nous appelons la Vallée-Noire, est une sorte d’oasis, où, en bien comme en mal, le changement arrive sans grandes secousses, et cela de temps immémorial.

J’ignore si ma grand’mère connaissait Nohant lorsqu’elle en fit l’acquisition. Elle y fut longtemps fort gênée et ne put jamais y introduire le luxe de ses anciennes habitudes ; mais la maison est saine, aérée et bien disposée pour contenir une famille.

La distribution à laquelle je n’ai presque rien changé est telle que je n’y peux loger que quelques amis. Le système des petites chambres nombreuses et serrées qui permet d’entasser beaucoup de personnes sous le même toit n’a pas été adopté dans cette construction médiocrement spacieuse pour une maison de campagne, et infiniment trop petite pour être un château. Mais, telle qu’elle est, elle s’est prêtée à nos besoins, à nos goûts et aux nécessités de nos occupations : nous avons trouvé moyen d’y faire deux ateliers de peinture, un atelier de gravure, une petite bibliothèque, un petit théâtre avec vestiaire et magasin de décors.

Ce théâtre est la seule chose un peu curieuse de notre maison, et vous ne comprendriez pas son principal emploi si je ne vous en faisais l’histoire.

Il y a une douzaine d’années (en 1845) que nous trouvant ici en famille durant l’hiver, nous imaginâmes de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une saynète, et, rencontrant au hasard de l’inspiration une sorte de sujet, finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait divertissante. Elle ne l’était peut-être pas du tout, nous n’en savons plus rien, il nous serait impossible de nous la rappeler ; nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière, et un petit chien à qui nos costumes étranges faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au dehors et que la neige, entassée sur le toit, tombait devant les fenêtres en bruyantes avalanches.

C’était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne, une nuit de dégel assez douce avec une lune effarouchée dans des nuages fous.

Nous n’étions que six, mon frère et moi, mon fils et ma fille, une jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté ma fille qui était la plus jeune et qui s’amusait fort tranquillement de ce jeu, nous nous étions tous peu à peu montés ; il est vrai qu’il y avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fantasque.

Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour faire entrer le clair de lune. À deux heures du matin, mon frère, craignant d’inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confusion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot. « À quoi bon ? dit-il. Me voilà très chaudement vêtu. »

En effet, il était couvert d’une longue et lourde casaque de laine rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l’atelier de mon fils et d’un de ces bonnets également en laine rouge, dont se coiffent les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. S’il eût été rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne à pareille heure dans nos chemins.

Le lendemain, la pièce recommença, c’est-à-dire qu’elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant d’entrain que la veille. J’étais vivement frappée de la facilité avec laquelle nos enfants (l’aîné avait alors une vingtaine d’années), dialoguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec l’aisance de la réalité. Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels ils étaient la nature même.

Cela me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien appelé, comme l’on sait : commedia dell’arte. Ce devait être un art tout différent du nôtre et où l’acteur était réellement créateur puisqu’il tirait son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses discours, les nuances de son caractère et l’audace heureuse de ses reparties.

Que n’aurais-je pas donné pour voir une action quelconque, fût-ce un conte de nourrice, représenté avec cette réalité qui donnerait le change au point de vous emporter dans le domaine complet de l’illusion !

Voilà ce qu’il ne faut pas chercher dans le théâtre moderne. Il est trop perfectionné pour n’avoir pas perdu sa sauvage originalité et ses émotions naïves. Le progrès qui lui reste à faire est de retrouver à force d’art et d’habileté, la vérité primitive dépouillée des rudesses et du désordre inévitable de ses premiers essais.

Ce n’est point par de brusques révolutions dans le système du théâtre que l’on pourrait accomplir rapidement ce progrès et je ne crois pas même qu’il y ait lieu à essayer l’ancienne et charmante manière des dialogues improvisés sur canevas, comme la pratiquait Molière dans ses commencements, comme la pratiquèrent encore longtemps après lui les troupes italiennes fixées en France. Le progrès se fait insensiblement, et le plus difficile n’est pas d’y amener les artistes, mais le public, dont une grande partie préférerait certainement encore aujourd’hui les faux braillards de l’Hôtel de Bourgogne à ces bandes de jeunes aventuriers dramatiques qui posèrent en se jouant les véritables bases de la comédie française.

D’ailleurs, les temps ne sont plus à la bienveillance pour les tentatives d’art. La grande civilisation est essentiellement moutonnière. Plus la société est blasée, plus elle craint de changer quelque chose à ses habitudes. Elle croit déroger en se remettant le passé sous les yeux, elle croit se perdre en faisant une enjambée vers l’avenir. Elle veut rouler vers les nouveaux horizons si doucement qu’elle ne puisse s’apercevoir du voyage.

J’ai pourtant acquis et je garderai toujours la conviction qu’il y a, dans le passé, l’ébauche d’un théâtre que l’avenir réalisera.

Un théâtre d’improvisation libre, quant au dialogue, laquelle improvisation serait pourtant solidement attachée à un scénario bien médité, bien étudié, convenu et répété avec soin. Ceci demanderait de la part des acteurs une supériorité d’intelligence et d’éducation dont plusieurs sont certainement aujourd’hui comme autrefois archi-capables de faire preuve, mais dont le système exclusif des pièces écrites par les auteurs ne permet plus la manifestation et le développement. Cette obligation d’avoir, avec le don de l’improvisation, des manières naturellement aisées, une élocution châtiée, une instruction étendue et le ton du monde explique comment, au xviie siècle, il fut déclaré que les gentilshommes ne dérogeaient point en se consacrant à l’art dramatique.

Les temps ont changé. Il n’est plus nécessaire d’être gentilhomme pour avoir tous ces dons. Beaucoup d’artistes dramatiques écrivent et parlent très remarquablement. Plusieurs ont véritablement le feu sacré pour parler de leur art et de tout ce qui s’y rapporte, c’est-à-dire du monde entier, de la vie avec ses passions, ses drames et ses comédies sans nombre. En les écoutant, j’ai souvent regretté qu’ils n’eussent pas à dire en public et dans le feu d’une action scénique, ce qu’ils disaient pour épancher le trop-plein de leur âme et pour venger, pour ainsi dire, leur intelligence de l’injuste compression qu’elle subit souvent lorsqu’elle est condamnée à l’exécution d’un rôle faux dans une pièce impossible.

Je ne prétends pas dire que les acteurs soient généralement supérieurs aux écrivains qui travaillent pour eux ; mais je dis qu’il y en a qui le sont. De même que les auteurs sont souvent fort malheureux et se plaignent avec raison de ne pas trouver d’interprètes intelligents pour tous leurs rôles. Je dis surtout que le théâtre ne sera complet que lorsque les deux professions n’en feront plus qu’une ; c’est-à-dire quand l’homme capable de créer un beau rôle pourra le créer réellement, en s’inspirant de sa propre émotion et en trouvant en lui-même l’expression juste et soudaine de la situation dramatique.

On me dira que cette expression sublime vient aux auteurs de génie dans le silence de leurs veilles, et que plus d’un qui sait trouver le vrai mot, le vrai cri du cœur, serait incapable de rencontrer ce mot et d’exhaler ce cri sur la scène. Cela est vrai aujourd’hui, mais ne lésera pas toujours. Nos facultés sont incomplètes, nos éducations nous dirigent vers les spécialités, et, en outre, nos préjugés nous y retiennent. Il en est ainsi, et il faut apparemment qu’il en soit ainsi, car rien ne servirait de vouloir couper le blé avant sa maturité. Mais une époque de grand développement arrivera où les Shakespeare de l’avenir seront les plus grands acteurs de leur siècle.

Comme je rêvais à cette utopie, j’en causai avec mes enfants. À l’âge qu’ils avaient alors, on ne doute de rien, et l’idée de poursuivre leurs jeux se présenta à eux comme celle de clapoter dans l’eau vient à ceux qui entendent parler de nager. Aucun d’eux n’avait la vocation ni le désir du théâtre, mais ils étaient curieux d’essayer, sous la forme de ce que l’on appelle un amusement de société, une chose dont leur esprit se trouvait frappé pour la première fois et qui eût semblé irréalisable à des personnes mûres.

Je me trouvai, heureusement pour leur caprice, aussi enfant qu’eux-mêmes et n’ayant d’autre désir que de les voir s’amuser en dépit de l’hiver et de la solitude[1].

  1. inachevé.