Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 17

Librairie Delagrave (deuxième sériep. 323-349).

XVII

L’HYPERMÉTAMORPHOSE


Par un machiavélique stratagème, la larve primaire des Méloés et des Sitaris a pénétré dans la cellule de l’Anthophore ; elle s’est établie sur l’œuf, à la fois sa première nourriture et son radeau de sauvetage. Que devient-elle une fois l’œuf épuisé ?

Revenons d’abord à la larve du Sitaris. Au bout de huit jours, l’œuf de l’Anthophore est tari par le parasite et se réduit à l’enveloppe, mince nacelle qui préserve l’animalcule du contact mortel du miel. C’est sur cette nacelle que s’opère la première transformation, après laquelle la larve, alors organisée pour vivre dans un milieu gluant, se laisse choir du radeau dans le lac de miel, et abandonne, accrochée à l’enveloppe de l’œuf, sa dépouille fendue sur le dos. À cette époque, on voit flotter, immobile sur le miel, un corpuscule d’un blanc laiteux, ovalaire, aplati et d’une paire de millimètres de longueur. C’est la larve du Sitaris sous sa nouvelle forme. À l’aide d’une loupe, on distingue les fluctuations du canal digestif, qui se gorge de miel, et sur le pourtour du dos plat et elliptique, on aperçoit un double cordon de points respiratoires qui, par leur position, ne peuvent être obstrué par le liquide visqueux. Pour décrire en détail cette larve, attendons qu’elle ait acquis tout son développement, ce qui ne saurait tarder car les provisions diminuent avec rapidité.

Cette rapidité toutefois n’est pas comparable à celle que mettent les larves gloutonnes de l’Anthophore à achever les leurs. Ainsi, en visitant une dernière fois les habitations des Anthophores, le 25 juin, j’ai trouvé que les larves de l’abeille avaient toutes achevé leurs provisions et atteint leur complet développement ; tandis que celles des Sitaris, encore plongées dans le miel, n’avaient, pour la plupart, que la moitié du volume qu’elles doivent finalement acquérir. Nouveau motif pour les Sitaris de détruire un œuf qui, s’il se développait, donnerait une larve vorace, capable de les affamer en fort peu de temps. En élevant moi-même les larves dans des tubes de verre, j’ai reconnu que les Sitaris mettent de trente-cinq à quarante jours pour achever leur pâtée de miel ; et que celles des Anthophores emploient moins de deux semaines pour le même repas.

C’est dans la première quinzaine du mois de juillet que les larves de Sitaris atteignent toute leur grosseur. À cette époque, la cellule usurpée par le parasite ne contient plus qu’une larve replète, et en un coin, un tas de crottins rougeâtres. Cette larve est molle, blanche et mesure de 12 à 13 millimètres de longueur, sur 6 millimètres dans sa plus grande largeur. Vue par le dos, comme lorsqu’elle flotte sur le miel, elle est de forme elliptique, atténuée graduellement vers l’extrémité antérieure, et plus brusquement vers l’extrémité postérieure. Sa face ventrale est fort convexe ; sa face dorsale, au contraire, est à peu près plane. Quand la larve flotte sur le miel liquide, elle est comme lestée par le développement excessif de la face ventrale plongeant dans le miel, ce qui lui rend possible un équilibre pour elle de la plus haute importance. En effet, les orifices respiratoires, rangés sans moyen de protection sur chaque bord du dos presque plat, sont à fleur du liquide visqueux, et au moindre faux mouvement seraient obstrués par cette glu tenace si un lest convenable n’empêchait la larve de chavirer. Jamais abdomen obèse n’a été de plus grande utilité : à la faveur de cet embonpoint du ventre, la larve est à l’abri de l’asphyxie.

Ses segments sont au nombre de treize, y compris la tête. Celle-ci est pâle, molle, comme le reste du corps, et fort petite relativement au volume de l’animal. Les antennes sont excessivement courtes et composées de deux articles cylindriques. J’ai vainement, à l’aide d’une forte loupe, cherché des yeux. Dans son état précédent, la larve, assujettie à de singulières migrations, a évidemment besoin de la vue, et elle est pourvue de quatre ocelles. Dans l’état actuel, à quoi lui serviraient des yeux au fond d’une cellule d’argile, où règne la plus complète obscurité ?

Le labre est saillant, non distinctement séparé de la tête, courbe en avant et bordé de cils pâles et très fins. Les mandibules sont petites, roussâtres vers l’extrémité, obtuses et excavées au côté interne en forme de cuiller. Au-dessous des mandibules se trouve une pièce charnue, couronnée par deux très petits mamelons. C’est la lèvre inférieure avec ses deux palpes. Elle est flanquée, de droite et de gauche, de deux autres pièces également charnues, étroitement accolées à la lèvre, et portant à l’extrémité un rudiment de palpe formé de deux ou trois très petits articles. Ces deux pièces sont les futures mâchoires. Tout cet appareil, lèvres et mâchoires, est complètement immobile, et dans un état rudimentaire qui met la description en défaut. Ce sont des organes naissants, encore voilés, embryonnaires. Le labre et la lame complexe formée par la lèvre et les mâchoires laissent entre elles une étroite fente, dans laquelle jouent les mandibules.

Les pattes sont purement vestigiaires, car bien que formées de trois petits articles cylindriques, elles n’ont guère qu’un demi-millimètre de longueur. L’animal ne peut en faire usage, non seulement dans le miel coulant où il habite, mais encore sur un sol consistant. Si l’on tire la larve de la cellule pour la mettre sur un corps solide et l’observer plus à l’aise, on voit que la protubérance démesurée de l’abdomen, en tenant le thorax relevé, empêche les pattes de trouver un appui. Couchée sur le flanc, seule station possible, à cause de sa conformation, la larve reste immobile, ou n’exécute que quelques mouvements vermiculaires et paresseux de l’abdomen, sans jamais remuer ses pattes débiles, qui ne pourraient d’ailleurs lui servir en aucune manière. En somme à l’animalcule si alerte, si actif du début, a succédé un ver ventripotent, rendu immobile par son obésité. Qui reconnaîtrait dans cet animal lourd, mou, aveugle, laidement ventru, n’ayant pour pattes qu’une sorte de moignons sans usage, l’élégante bestiole de tout à l’heure, cuirassée, svelte et pourvue d’organes d’une haute perfection pour accomplir ses périlleux voyages ?

Enfin, on compte neuf paires de stigmates : une paire sur le mésothorax et les autres sur les huit premiers segments de l’abdomen. La dernière paire, ou celle du huitième segment abdominal est formée de stigmates si petits que, pour les découvrir, il faut être averti par les états suivants de la larve et promener une loupe bien patiente sur l’alignement des autres paires. Ce ne sont là encore que des stigmates vestigiaires. Les autres sont assez grands, à péritrème pâle, circulaire et non saillant.

Si, sous sa première forme, la larve de Sitaris est organisée pour agir, pour se mettre en possession de la cellule convoitée, sous sa seconde forme, elle est uniquement organisée pour digérer les provisions conquises. Donnons un coup d’œil à son organisation interne, et en particulier à son appareil digestif. Chose étrange : cet appareil où doit s’engouffrer la masse du miel amassée par l’Anthophore, est en tout pareil à celui du Sitaris adulte, qui ne prend peut-être jamais de nourriture. C’est, de part et d’autre, le même oesophage très court, le même ventricule chylifique, vide dans l’insecte parfait, distendu dans la larve par une abondante pulpe orangée ; ce sont dans l’un et l’autre les mêmes vaisseaux biliaires au nombre de quatre et accolés au rectum par une de leurs extrémités. Ainsi que l’insecte parfait, la larve est dépourvue de glandes salivaires et de tout autre appareil analogue Son appareil d’innervation comprend onze ganglions, en ne tenant compte du collier oesophagien ; tandis que dans l’insecte parfait, on n’en trouve plus que sept, trois pour le thorax, dont les deux derniers contigus, et quatre pour l’abdomen.

Quand ses provisions sont achevées, la larve reste un petit nombre de jours dans un état stationnaire, en rejetant de temps à autre quelques crottins rougeâtres jusqu’à ce que le tube digestif soit totalement libéré de sa pulpe orangée. Alors l’animal se contracte, se ramasse sur lui-même, et l’on ne tarde pas à voir se détacher de son corps une pellicule transparente, un peu chiffonnée, très fine et formant un sac-issue, dans lequel vont se passer désormais les transformations suivantes. Sur ce sac épidermique, sur cette espèce d’outre transparente, formée par la peau de la larve détachée tout d’une pièce, sans aucune fissure, on distingue les divers organes externes bien conservés : la tête avec ses antennes, ses mandibules, ses mâchoires, ses palpes ; les segments thoraciques, avec leurs pattes vestigiaires ; l’abdomen, avec son cordon d’orifices stigmatiques encore reliés l’un à l’autre par des filaments trachéens.

Puis sous cette enveloppe, dont la délicatesse peut à peine supporter le toucher le plus circonspect, on voit se dessiner une masse blanche, molle, qui, en quelques heures, acquiert une consistance solide, cornée, et une teinte d’un fauve ardent. La transformation est alors achevée. Déchirons le sac de fine gaze enveloppant l’organisation qui vient de se former et portons notre examen sur cette troisième forme de la larve de Sitaris.

C’est un corps inerte, segmenté, à contour ovalaire, d’une consistance cornée, en tout pareille à celle des pupes et des chrysalides, et d’une couleur d’un fauve ardent qu’on ne peut mieux comparer qu’à celle des jujubes. Sa face supérieure forme un double plan incliné dont l’arête est très émoussée ; sa face inférieure est d’abord plane, mais devient, par suite de l’évaporation, de jour en jour plus concave, en laissant un bourrelet saillant sur tout son contour ovalaire. Enfin ses deux extrémités ou pôles sont un peu aplaties. Le grand axe de la face inférieure est en moyenne de 12 millimètres, et le petit axe de 6 millimètres.

Au pôle céphalique de ce corps se trouve une sorte de masque modelé vaguement sur la tête de la larve ; et au pôle opposé, un petit disque circulaire profondément ridé dans sa partie centrale. Les trois segments qui font suite à la tête portent chacun une paire de très petits boutons, à peine visibles sans le secours de la loupe, et qui sont, par rapport aux pattes de la larve dans sa forme précédente, ce que le masque céphalique est pour la tête de la même larve. Ce ne sont pas des organes, mais des indices, des traits de repère jetés aux points où doivent plus tard apparaître ces organes. Sur chaque flanc, on compte enfin neuf stigmates, placés comme précédemment sur le mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. Les huit premiers stigmates sont d’un brun foncé et tranchent nettement sur la couleur fauve du corps. Ils consistent en petits boutons luisants, coniques, perforés au sommet d’un orifice rond. Le neuvième stigmate, quoique façonné comme les précédents, est incomparablement plus petit ; on ne peut le distinguer sans loupe.

L’anomalie, déjà si manifeste dans le passage de la première forme à la seconde, le devient encore ici davantage ; et l’on ne sait de quel nom appeler une organisation sans terme de comparaison, non seulement dans l’ordre des coléoptères, mais dans la classe entière des insectes. Si, d’une part, cette organisation offre de nombreux points de ressemblance avec les pupes des diptères par sa consistance cornée, par l’immobilité complète de ses divers segments, par l’absence à peu près totale des reliefs qui permettraient de distinguer les parties de l’insecte parfait ; si, d’autre part, elle se rapproche des chrysalides parce que l’animal, pour arriver à cet état, a besoin de se dépouiller de sa peau, comme le font les Chenilles ; elle diffère de la pupe parce qu’elle n’a pas pour enveloppe le tégument superficiel et devenu corné, mais bien un tégument plus interne de la larve ; et elle diffère des chrysalides par l’absence de sculptures qui trahissent, dans ces dernières, les appendices de l’insecte parfait. Enfin, elle diffère encore plus profondément et de la pupe et de la chrysalide, parce que de ces deux organisations dérive immédiatement l’insecte parfait, tandis que ce qui lui succède est simplement une larve pareille à celle qui l’a précédée. Je proposerai, pour désigner l’étrange organisation, le terme de pseudo-chrysalide ; et je réserverai les noms de larve primaire, de seconde larve, de troisième larve, pour désigner, en peu de mots, chacune des trois formes sous lesquelles les Sitaris ont tous les caractères des larves.

Si le Sitaris, en revêtant la forme de pseudo-chrysalide se transfigure à l’extérieur jusqu’au point de dérouter la science des morphoses entomologiques, il n’en est pas de même à l’intérieur. J’ai à toutes les époques de l’année, scruté les entrailles des pseudo-chrysalides, qui restent, en général, stationnaires pendant une année entière, et je n’ai jamais observé d’autres formes dans leurs organes que celles qu’on trouve dans la seconde larve. Le système nerveux n’a pas subi de changement. L’appareil digestif est rigoureusement vide, et, à cause de sa vacuité, n’apparaît que comme un mince cordon, perdu, noyé au milieu des sachets adipeux. L’intestin stercoral a plus de consistance, ses formes sont mieux arrêtées. Les quatre vaisseaux biliaires sont toujours parfaitement distincts. Le tissu adipeux est plus abondant que jamais : il forme à lui seul tout le contenu de la pseudo-chrysalide, en ne tenant compte, sous le rapport du volume, des filaments insignifiants du système nerveux et de l’appareil digestif. C’est la réserve où la vie doit puiser pour ses œuvres futures.

Quelques Sitaris ne restent guère qu’un mois à l’état de pseudo-chrysalide. Les autres morphoses s’accomplissent dans le courant du mois d’août, et au commencement de septembre, l’insecte arrive à l’état parfait. Mais, en général, l’évolution est plus lente ; la pseudo-chrysalide passe l’hiver et ce n’est, pour le plus tôt, qu’au mois de juin de la seconde année que s’opèrent les dernières transformations. Passons sous silence cette longue période de repos, pendant laquelle le Sitaris, sous forme de pseudo-chrysalide, dort, au fond de sa cellule, d’un sommeil aussi léthargique que celui d’un germe dans son œuf ; et arrivons aux mois de juin et de juillet de l’année suivante, époque de ce que l’on pourrait appeler une seconde éclosion.

La pseudo-chrysalide est toujours enfermée dans l’outre délicate formée par la peau de la seconde larve. Vu l’extérieur rien de nouveau ne s’est passé ; mais à l’intérieur de graves changements viennent de s’accomplir. J’ai dit que la pseudo-chrysalide présentait une face supérieure voûtée en dos d’âne, et une face inférieure d’abord plane, puis de plus en plus concave. Les flancs du double plan incliné de la face supérieure ou dorsale prennent part aussi à cette dépression occasionnée par l’évaporation des parties fluides, et il arrive un moment où ces flancs sont tellement déprimés qu’une section de la pseudo-chrysalide, par un plan perpendiculaire à son axe, serait représentée au moyen d’un triangle curviligne, à sommets émoussés, et dont les côtés tourneraient leur convexité en dedans. C’est sous cet aspect que la pseudo-chrysalide se présente pendant l’hiver et le printemps.

Mais en juin elle a perdu cet aspect flétri ; elle figure un ballon régulier, un ellipsoïde dont les sections perpendiculaires au grand axe sont des cercles. Un fait plus important que cette expansion, comparable à celle qu’on obtient en soufflant dans une vessie ridée, vient également de se passer. Les téguments cornés de la pseudo-chrysalide se sont détachés de leur contenu tout d’une pièce, sans rupture, de la même manière que l’avait fait l’an passé la peau de la seconde larve ; et ils forment ainsi une nouvelle enveloppe utriculaire, sans adhérence aucune avec son contenu, et incluse elle-même dans l’outre façonnée aux dépens de la peau de la seconde larve. De ces deux sacs, sans issue, emboîtés l’un dans l’autre, l’extérieur est transparent, souple, incolore et d’une extrême délicatesse ; le second est cassant, presque aussi délicat que le premier, mais beaucoup moins translucide à cause de sa coloration fauve qui le fait ressembler à une mince pellicule d’ambre. Sur ce second sac, se retrouvent les verrues stigmatiques, les boutons thoraciques, etc., qu’on observait sur la pseudo-chrysalide. Enfin, dans sa cavité, s’entrevoit quelque chose, dont la forme reporte aussitôt l’esprit à la seconde larve.

Et en effet, si l’on déchire la double enveloppe qui protège ce mystère, on reconnaît, non sans étonnement, qu’on a sous les yeux une nouvelle larve pareille à la seconde. Après une transfiguration des plus singulières, l’animal est revenu en arrière, à sa seconde forme. Décrire la nouvelle larve est chose inutile, car elle ne diffère de la précédente que par quelques légers détails. C’est dans les deux la même tête avec ses divers appendices à peine ébauchés ; ce sont les mêmes pattes vestigiaires, les mêmes moignons transparents comme du cristal. La troisième larve ne diffère de la seconde que par un abdomen moins gros, à cause de la vacuité complète de l’appareil digestif ; par un double chapelet de coussinets charnus qui règne sur chaque flanc ; par le péritrème des stigmates, cristallin et légèrement saillant, mais moins que dans la pseudo-chrysalide ; par les stigmates de neuvième paire, jusqu’ici rudimentaires, et maintenant à peu près aussi gros que les autres ; enfin par les mandibules terminées en pointe très aiguë. Mise hors de son double étui, la troisième lame n’exécute que des mouvements très paresseux de contraction et de dilatation, sans pouvoir progresser, sans pouvoir même se tenir dans la station normale, à cause de la débilité de ses pattes. Elle reste ordinairement immobile, couchée sur le flanc ; ou bien elle ne traduit sa somnolente activité que par de faibles mouvements vermiculaires.

Au moyen du jeu alternatif de ces contractions et de ces dilatations, si paresseuses qu’elles soient, la larve parvient cependant à se retourner bout à bout dans l’espèce de coque que lui forment les téguments pseudo-chrysalidaires, quand accidentellement elle s’y trouve placée là en bas ; et cette opération est d’autant plus difficile, que la cavité de la coque est à peu de chose près exactement remplie par la larve. L’animal se contracte, fléchit la tête sous le ventre, et fait glisser sa moitié antérieure sur sa moitié postérieure par des mouvements vermiculaires si lents, que la loupe peut à peine les constater. Dans moins d’un quart d’heure, la larve, d’abord renversée, se retrouve placée la tête en haut. J’admire ce jeu de gymnastique, mais j’ai de la peine à le comprendre, tant l’espace que la larve en repos laisse libre dans sa coque, est peu de chose relativement à ce qu’on est en droit d’attendre d’après la possibilité d’un pareil retournement. La larve ne jouit pas longtemps de cette prérogative qui lui permet de reprendre dans son habitacle, dérangé de sa position primitive, l’orientation qu’elle préfère, c’est-à-dire de se trouver la tête en haut.

Deux jours au plus après sa première apparition, elle retombe dans une inertie aussi complète que celle de la pseudo-chrysalide. En la sortant de sa coque d’ambre, on reconnaît que sa faculté de se contracter ou dilater à volonté, s’est engourdie si complètement, que le stimulant de la pointe d’une aiguille ne peut pas la provoquer, bien que les téguments aient conservé toute leur souplesse, et qu’aucun changement sensible ne soit survenu dans l’organisation. L’irritabilité, suspendue une année entière dans la pseudo-chrysalide, vient donc de se réveiller un instant pour retomber aussitôt dans la plus profonde torpeur. Cette torpeur ne doit se dissiper en partie qu’au moment du passage à l’état de nymphe, pour reparaître immédiatement après et se continuer jusqu’à l’arrivée à l’état parfait.

Aussi, en tenant dans une position renversée, au moyen de tubes de verre, des larves de la troisième forme, ou bien des nymphes incluses dans leurs coques, on ne les voit jamais reprendre une position droite, quelle que soit la durée de l’expérimentation. L’insecte parfait lui-même, renfermé quelque temps dans la coque, ne peut la reprendre, faute d’une souplesse convenable. Cette absence totale de mouvement dans la troisième larve, âgée de quelques jours, ainsi que dans la nymphe, jointe au peu d’espace libre qui reste dans la coque, amène forcément, si l’on n’a pas assisté aux premiers moments de la troisième larve, la conviction qu’il est de toute impossibilité à l’animal de se retourner bout à bout.

Et maintenant voyez quelles étranges conséquences peut amener ce défaut d’observation faite à l’instant voulu. On recueille des pseudo-chrysalides, qui sont entassées dans un flacon dans toutes les positions possibles. La saison favorable arrive ; et avec un étonnement bien légitime, on constate que, dans un grand nombre de coques, la larve ou la nymphe incluse est dans une orientation inverse, c’est-à-dire qu’elle a la tête tournée vers l’extrémité anale de la coque. Vainement on épie dans ces corps renversés quelques indices de mouvement ; vainement on place les coques dans toutes les positions imaginables, pour voir si l’animal se retournera ; et vainement encore on se demande où est l’espace libre qu’exigerait ce retournement. L’illusion est complète : je m’y suis laissé prendre, et pendant deux ans je me suis perdu en conjectures pour me rendre compte de ce défaut de correspondance entre la coque et son contenu, pour m’expliquer enfin un fait inexplicable lorsque l’instant propice est passé.

Sur les lieux mêmes, dans les cellules de l’Anthophore, cette apparente anomalie ne se montre jamais, parce que la seconde larve, sur le point de se transformer en pseudo-chrysalide, a toujours soin de se disposer la tête en haut, suivant l’axe de la cellule plus ou moins rapproché de la verticale. Mais lorsque les pseudo-chrysalides sont placées, sans ordre, dans une boîte, dans un flacon, toutes celles qui se trouvent dans une position renversée, renfermeront plus tard des larves ou des nymphes retournées.

Après quatre changements de forme aussi profonds que ceux que je viens de décrire, on peut raisonnablement s’attendre à trouver quelques modifications dans l’organisation interne. Rien n’est changé néanmoins : le système nerveux est le même dans la troisième larve que dans les états précédents ; les organes reproducteurs ne se montrent pas encore ; et il est superflu de parler de l’appareil digestif, qui se conserve invariable jusque dans l’insecte parfait.

La durée de la troisième larve n’est guère que de quatre à cinq semaines, c’est aussi à peu près la durée de la seconde. Dans le mois de juillet, époque où la seconde larve passe à l’état de pseudo-chrysalide, la troisième passe à l’état de nymphe, toujours à l’intérieur de la double enveloppe utriculaire. Sa peau se fend sur le dos en avant ; et à l’aide de quelques faibles contractions qui reparaissent en cette circonstance, elle est rejetée en arrière sous forme de petite pelote. Il n’y a donc rien ici qui diffère de ce qui se passe chez les autres coléoptères.

La nymphe succédant à cette troisième larve ne présente rien non plus de particulier : c’est l’insecte parfait au maillot, d’un blanc jaunâtre, avec ses divers organes appendiculaires limpides comme du cristal, et étalés sous l’abdomen. Quelques semaines se passent pendant lesquelles la nymphe revêt en partie la livrée de l’état adulte, et, au bout d’un mois environ, l’animal se dépouille une dernière fois, suivant le mode ordinaire, pour atteindre sa forme finale. Les élytres sont alors d’un blanc jaunâtre uniforme, ainsi que les ailes, l’abdomen et la majeure partie des pattes ; tout le reste du corps est, à peu de chose près, d’un noir luisant. Dans l’intervalle de vingt-quatre heures, les élytres prennent leur coloration mi-partie fauve et noire ; les ailes s’obscurcissent, et les pattes achèvent de se teindre en noir. Cela fait, l’organisation adulte est parachevée. Cependant le Sitaris séjourne une quinzaine de jours encore dans la coque jusqu’ici intacte, rejetant par intervalles des crottins blancs d’acide urique, qu’il refoule en arrière avec les lambeaux de ses deux dernières dépouilles, celles de la troisième larve et celle de la nymphe. Enfin, vers le milieu du mois d’août, il déchire le double sac qui l’enveloppe, perce le couvercle de la cellule d’Anthophore, s’engage dans un couloir, et apparaît au dehors à la recherche de l’autre sexe.



J’ai dit comment, dans mes fouilles au sujet des Sitaris, j’avais trouvé deux cellules appartenant au Meloe cicatricosus. L’une contenait l’œuf de l’Anthophore, et sur cet œuf un pou jaune, larve primaire du Méloé. L’histoire de cet animalcule nous est connue. La seconde cellule est également pleine de miel. Sur le liquide gluant flotte une petite larve blanche, de 4 millimètres environ de longueur, et très différente des autres petites larves blanches appartenant au Sitaris. Les fluctuations rapides de son abdomen dénotent qu’elle s’abreuve avec avidité du nectar à odeur forte amassé par l’abeille. Cette larve est le jeune Méloé dans la seconde période de son développement.

Je n’ai pu conserver ces deux précieuses cellules, que j’avais largement ouvertes pour en étudier le contenu. À mon retour de Carpentras, par suite des mouvements de la voiture, leur miel s’est trouvé extravasé, et leurs habitants morts. Le 25 juin, une nouvelle visite aux nids des Anthophores m’a procuré deux larves pareilles à la précédente, mais beaucoup plus grosses. L’une d’elles est sur le point d’achever sa provision de nid, l’autre en a encore près de la moitié. La première est mise en sûreté avec mille précautions, la seconde est aussitôt plongée dans l’alcool.

Ces larves sont aveugles, molles, charnues, d’un blanc jaunâtre, couvertes d’un duvet fin visible seulement à la loupe, recourbées en hameçon comme le sont les larves des Lamellicornes, avec lesquelles elles ont une certaine ressemblance dans leur configuration générale. Les segments, y compris la tête, sont au nombre de treize, dont neuf sont pourvus d’orifices stigmatiques à péritrème pâle et ovalaire. Ce sont le mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. Comme dans les larves de Sitaris, la dernière paire de stigmates, ou celle du huitième segment de l’abdomen, est moins développée que les autres.

Tête cornée, légèrement brune. Epistome bordé de brun. Labre saillant, blanc, trapézoïdal. Mandibules noires, fortes, courtes, obtuses, peu recourbées, tranchantes et munies chacune d’une large dent au côté interne. Palpes maxillaires et palpes labiaux bruns, en forme de très petits boutons de deux ou trois articles. Antennes brunes, insérées à la base même des mandibules, de trois articles : le premier, gros, globuleux ; les deux autres, d’un diamètre beaucoup plus petit, cylindriques. Pattes courtes, mais assez fortes, pouvant servir à l’animal pour ramper ou fouir, terminées par un ongle robuste et noir. La longueur de la larve avec tout son développement est de 25 millimètres.

Autant que je peux en juger par la dissection de l’individu conservé dans l’alcool, et dont les viscères sont altérés par un trop long séjour dans ce liquide, le système nerveux est formé de onze ganglions, outre le collier oesophagien ; et l’appareil digestif ne diffère pas sensiblement de celui du Méloé adulte.

La plus grosse des deux larves du 25 juin, mise dans un tube de verre, avec le reste de ses provisions, a revêtu une nouvelle forme dans la première semaine du mois de juillet suivant. Sa peau s’est fendue dans la moitié antérieure du dos ; et après avoir été refoulée à demi en arrière, a laissé en partie à découvert une pseudo-chrysalide ayant la plus grande analogie avec celle des Sitaris. Newport n’a pas vu la larve du Méloé dans sa seconde forme, dans celle qui lui est propre quand elle mange la pâtée de miel amassée par l’abeille, mais il a vu sa dépouille enveloppant à demi la pseudo-chrysalide dont je viens de parler. D’après les mandibules robustes et les pattes armées d’un ongle vigoureux qu’il a observées sur cette dépouille, Newport présume que, au lieu de rester dans la même cellule d’Anthophore, la larve, capable de fouir, passe d’une cellule dans une autre à la recherche d’un supplément de nourriture. Ce soupçon me paraît très fondé, car le volume que la larve acquiert dépasse les proportions que fait supposer la médiocre quantité de miel renfermée dans une seule cellule.

Revenons à la pseudo-chrysalide. C’est, comme chez les Sitaris, un corps inerte, de consistance cornée, de couleur ambrée, et divisé en treize segments, y compris la tête. Sa longueur mesure 2 millimètres. Elle est un peu courbée en arc, fort convexe à la face dorsale, presque plane à la face ventrale, et bordée d’un bourrelet saillant qui marque la séparation des deux faces. La tête n’est qu’une espèce de masque où sont sculptés vaguement quelques reliefs immobiles correspondant aux pièces futures de la tête. Sur les segments thoraciques se montrent trois paires de tubercules, correspondant aux pattes de la larve précédente et du futur animal. Enfin neuf paires de stigmates, une paire sur le mésothorax, et les huit paires suivantes sur les huit premiers segments de l’abdomen. La dernière paire est un peu plus petite que les autres, particularité que nous avons déjà reconnue dans la larve qui a précédé la pseudo-chrysalide.

En comparant les pseudo-chrysalides des Méloés et des Sitaris, on remarque entre elles une ressemblance des plus frappantes. C’est dans l’une et l’autre la même structure jusque dans les moindres détails. Ce sont des deux parts les mêmes masques céphaliques, les mêmes tubercules occupant la place des pattes, la même distribution et le même nombre de stigmates, enfin la même couleur, la même rigidité des téguments. Les seules différences consistent dans l’aspect général, qui n’est pas le même dans les deux pseudo-chrysalides, et dans l’enveloppe que leur forme la dépouille de la précédente larve. Chez les Sitaris, en effet, cette dépouille constitue un sac sans issue, une outre, enveloppant de toutes parts la pseudo-chrysalide ; chez les Méloés, elle est au contraire fendue sur le dos, refoulée en arrière, et, par suite, elle ne revêt qu’à demi la pseudo-chrysalide.

L’autopsie de la seule pseudo-chrysalide qui fût en ma possession m’a démontré que, pareillement à ce qui se passe chez les Sitaris, aucun changement n’a lieu dans l’organisation des viscères, malgré les profondes transformations qui se passent à l’extérieur. Au milieu d’innombrables sachets adipeux, se trouve enfouie une maigre cordelette où l’on reconnaît aisément les caractères essentiels de l’appareil digestif, tant de la précédente larve que de l’insecte parfait. Quand à la moelle abdominale, elle est formée, comme dans la larve, de huit ganglions. Dans l’insecte parfait, elle n’en comprend plus que quatre.

Je ne saurais dire positivement combien de temps les Méloés restent sous la forme de pseudo-chrysalide ; mais en consultant l’analogie si complète que l’évolution des Méloés présente avec celle des Sitaris, il est à croire que quelques pseudo-chrysalides achèvent leur transformation dans la même année, tandis que d’autres, en plus grand nombre, restent stationnaires une année entière, et n’arrivent à l’état d’insecte parfait qu’au printemps suivant. Telle est aussi l’opinion de Newport.

Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé à la fin du mois d’août une de ces pseudo-chrysalides arrivée déjà à l’état de nymphe. C’est avec le secours de cette précieuse capture que je pourrai terminer l’histoire de l’évolution des Méloés. Les téguments cornés de la pseudo-chrysalide sont fendus suivant une scissure qui embrasse toute la face ventrale, toute la tête, et remonte sur le dos du thorax. Cette dépouille, non déformée, rigide, est à moitié engagée, comme l’était la pseudo-chrysalide dans la peau abandonnée par la seconde larve. Enfin, par la scissure, qui la partage presque en deux, s’échappe à demi une nymphe de Méloé ; de manière que, suivant les apparences, à la pseudo-chrysalide aurait succédé immédiatement une nymphe, ce qui n’a pas lieu chez les Sitaris, qui ne passent du premier de ces deux états au second qu’en prenant une forme intermédiaire calquée sur celle de la larve qui mange la provision de miel.

Mais ces apparences sont trompeuses, car en enlevant la nymphe de l’étui fendu que forment les téguments pseudo-chrysalidaires, on trouve, au fond de cet étui, une troisième dépouille, la dernière de celles qu’a rejetées jusqu’ici l’animal. Cette dépouille adhère même encore à la nymphe par quelques filaments trachéens. En la faisant ramollir dans l’eau, il est facile d’y reconnaître une organisation presque identique avec celle de la larve qui a précédé la pseudo-chrysalide. Dans le dernier cas seulement, les mandibules et les pattes ne sont plus aussi robustes. Ainsi, après avoir passé par l’état de pseudo-chrysalide, les Méloés reprennent, pour quelque temps la forme précédente à peine modifiée.

La nymphe vient après. Elle ne présente rien de particulier. La seule nymphe que j’aie élevée est arrivée à l’état d’insecte parfait vers la fin de septembre. Dans les circonstances ordinaires, le Méloé adulte serait-il sorti à cette époque de sa cellule ? Je ne le pense pas, puisque l’accouplement et la ponte n’ont lieu qu’au commencement du printemps. Il aurait passé sans doute l’automne et l’hiver dans la demeure de l’Anthophore, pour ne la quitter qu’au printemps suivant. Il est probable même que, en général, l’évolution marche plus lentement, et que les Méloés, comme les Sitaris, passent, pour la plupart, la mauvaise saison à l’état de pseudo-chrysalide, état si bien approprié à la torpeur hivernale, et n’achèvent leurs nombreuses morphoses qu’au retour de la belle saison.




Les Sitaris et les Méloés appartiennent à la même famille, celle des Méloïdes. Leurs étranges transformations doivent probablement s’étendre à tout le groupe ; et, en effet, j’ai eu la bonne fortune d’en trouver un troisième exemple, que je n’ai pu jusqu’ici étudier dans tous ses détails après vingt-cinq ans d’information. À six reprises, pas davantage dans cette longue période, il m’est tombé sous les yeux la pseudo-chrysalide que je vais décrire. Trois fois je l’ai obtenue de vieux nids de Chalicodome bâtis sur une pierre, nids que j’attribuais d’abord au Chalicodome des murailles et que je rapporte maintenant avec plus de probabilité au Chalicodome des hangars. Je l’ai extraite une fois de galeries creusées par quelque larve xylophage dans le tronc mort d’un poirier sauvage, galeries utilisées plus tard pour les cellules d’une Osmie, j’ignore laquelle. Enfin, j’en ai trouvé une paire intercalée dans la série de cocons de l’Osmie tridentée (Osmia tridentata Duf.), qui pour domicile donne à ses larves un canal creusé dans les tiges sèches de la ronce. Il s’agit donc d’un parasite des Osmies. Quand je l’extrais de vieux nids de Chalicodome, ce n’est pas à cet hyménoptère que je dois le rapporter, mais bien à l’une des Osmies (Osmia tricornis et Osmia Latreillii), qui utilisent, pour nidifier, les vieilles galeries de l’Abeille maçonne.

Ce que j’ai vu de plus complet me fournit les documents que voici : la pseudo-chrysalide est très étroitement enveloppée par la peau de la seconde larve, peau consistant en une fine pellicule transparente, sans déchirure aucune. C’est l’outre des Sitaris, à cela près qu’elle est immédiatement appliquée sur le corps inclus. Sur cette tunique, on distingue trois paires de petites pattes, réduites à de courts vestiges, à des moignons. La tête est en place, montrant très reconnaissables ces fines mandibules et autres pièces de la bouche. Il n’y a pas trace d’yeux. Sur chaque flanc règne un cordon blanc de trachées, desséchées, allant d’un orifice stigmatique à l’autre.

Vient après la pseudo-chrysalide, cornée, d’un roux jujube, cylindrique, conoïde aux deux bouts, légèrement convexe à la face dorsale et concave à la face ventrale. Elle est couverte de fines ponctuations saillantes, étoilées, très serrées, exigeant une loupe pour être aperçues. Sa longueur est de 1 centimètre, et sa largeur de 4 millimètres. On y distingue un gros bouton céphalique, où vaguement se dessine la bouche ; trois paires de petits points brunâtres et un peu brillants, vestiges à peine sensibles des pattes ; sur chaque flanc une rangée de huit points noirs, qui sont les orifices stigmatiques. Le premier point est isolé, en avant ; les sept autres, séparés du premier par un intervalle vide, forment une rangée continue. Enfin, à l’extrémité opposée est une petite fossette, indice du pore anal.

Des six pseudo-chrysalides qu’un heureux hasard a mises à ma disposition, quatre étaient mortes ; les deux autres m’ont fourni le Zonitis mutica. Ainsi s’est trouvée justifiée ma prévision qui tout d’abord, l’analogie me guidant, m’a fait rapporter ces curieuses organisations au genre Zonitis. Le parasite méloïde des Osmies est donc connu. Restent à connaître la larve primaire, qui se fait transporter par l’Osmie dans la cellule pleine de miel, et la troisième larve, celle qui, à un certain moment, doit se trouver incluse dans la pseudo-chrysalide, larve à laquelle succédera la nymphe.

Résumons les métamorphoses étranges dont je viens de tracer une esquisse. Toute larve, avant d’atteindre l’état de nymphe, éprouve, chez les coléoptères, des mues, des changements de peau en nombre plus ou moins grand ; mais ces mues, destinées à favoriser le développement de la larve en la dépouillant d’une enveloppe devenue trop étroite, n’altèrent en rien sa forme extérieure. Après toutes les mues qu’elle a pu subir, la larve conserve les mêmes caractères. Si elle est d’abord coriace, elle ne deviendra pas molle ; si elle est pourvue de pattes, elle n’en sera pas privée plus tard ; si elle est munie d’ocelles, elle ne deviendra pas aveugle. Il est vrai que pour ces larves à forme invariable, le régime reste le même pendant toute leur durée, ainsi que les circonstances dans lesquelles elles doivent vivre.

Mais supposons que ce régime varie, que le milieu où elles sont appelées à vivre change, que les circonstances accompagnant leur évolution puissent profondément se modifier, alors il est évident que la mue peut, doit même approprier l’organisation de la larve à ces nouvelles conditions d’existence. La larve primaire des Sitaris vit sur le corps de l’Anthophore. Ses périlleuses pérégrinations exigent de la prestesse dans les mouvements, des yeux clairvoyants, de savants appareils d’équilibre ; elle a, en effet, une forme svelte, des ocelles, des pattes, des organes spéciaux propres à prévenir une chute. Une fois dans la cellule de l’Abeille, elle doit en détruire l’œuf ; ses mandibules acérées et recourbées en crochets rempliront cet office. Cela fait, la nourriture change : après l’œuf de l’Anthophore, la larve va manger la pâtée de miel. Le milieu où elle doit vivre change aussi : au lieu de s’équilibrer sur un poil de l’Anthophore, il lui faut maintenant flotter sur un liquide visqueux ; au lieu de vivre au grand jour, elle doit rester plongée dans la plus profonde obscurité. Ses mandibules acérées doivent donc s’excaver en cuiller pour pouvoir puiser le miel ; ses pattes, ses cirrhes, ses appareils d’équilibre, doivent disparaître comme inutiles, et mieux comme nuisibles, puisque maintenant tous ces organes ne peuvent que faire courir de grands périls à la larve en l’engluant dans le miel ; sa forme svelte, ses téguments cornés, ses ocelles n’étant plus nécessaires dans une cellule obscure où le mouvement est impossible, où aucun rude contact n’est à craindre, peuvent également faire place à une cécité complète, à des téguments mous, à des formes lourdes et paresseuses. Cette transfiguration, que tout démontre indispensable à la vie de la larve, se fait par une simple mue.

On ne voit pas aussi bien la nécessité des morphoses suivantes, si anormales que rien de pareil n’est connu dans tout le reste de la classe des insectes. La larve qui s’est nourrie de miel revêt d’abord une fausse apparence de chrysalide, pour rétrograder après vers la forme précédente, bien que la nécessité de ces transformations nous échappe totalement. Ici je suis obligé d’enregistrer les faits et d’abandonner à l’avenir le soin de les interpréter. Les larves des Méloïdes subissent donc quatre mues avant d’atteindre l’état de nymphe ; et après chaque mue leurs caractères se modifient de la manière la plus profonde. Pendant tous ces changements extérieurs, l’organisation interne reste invariablement la même, et ce n’est qu’au moment où apparaît la nymphe que le système nerveux se concentre, et que se développent les organes reproducteurs, absolument comme cela se passe chez les autres coléoptères.

Ainsi, aux métamorphoses ordinaires qui font successivement passer un coléoptère par les états de larve, de nymphe et d’insecte parfait, les Méloïdes en joignent d’autres qui transforment à plusieurs reprises l’extérieur de la larve, sans apporter aucun changement dans ces viscères. Ce mode d’évolution, qui prélude aux morphoses entomologiques habituelles par des transfigurations multiples de la larve, mérite certainement un nom particulier : je proposerai celui d’hypermétamorphose.

Résumons ainsi les faits les plus saillants de ce travail.

Les Sitaris, les Méloés, les Zonitis et apparemment d’autres Méloïdes, peut-être tous, sont dans leur premier âge parasites des hyménoptères récoltants.

La larve des Méloïdes, avant l’arrivée à l’état de nymphe, passe par quatre formes, que je désigne sous les noms de larve primaire, seconde larve, pseudo-chrysalide, troisième larve. Le passage de l’une de ces formes à l’autre s’effectue par une simple mue, sans qu’il y ait des changements dans les viscères.

La larve primaire est coriace, et s’établit sur le corps des hyménoptères. Son but est de se faire transporter dans une cellule pleine de miel. Arrivée dans la cellule, elle dévore l’œuf de l’hyménoptère, et son rôle est fini.

La seconde larve est molle, et diffère totalement de la larve primaire sous le rapport de ses caractères extérieurs. Elle se nourrit du miel que renferme la cellule usurpée.

La pseudo-chrysalide est un corps privé de tout mouvement et revêtu de téguments cornés comparables à ceux des pupes et des chrysalides. Sur ces téguments se dessinent un masque céphalique sans parties mobiles et distinctes, six tubercules indices des pattes, et neuf paires d’orifices stigmatiques. Chez les Sitaris, la pseudo-chrysalide est renfermée dans une sorte d’outre close, et dans les Zonitis dans un sac étroitement appliqué, que forme la peau de la seconde larve. Chez les Méloés, elle est simplement à demi invaginée dans la peau fendue de la seconde larve.

La troisième larve reproduit, à peu de chose près, les caractères de la seconde : elle est renfermée, chez les Sitaris et très probablement aussi chez les Zonitis, dans une double enveloppe utriculaire formée par la peau de la seconde larve et par la dépouille de la pseudo-chrysalide. Chez les Méloés, elle est à demi incluse dans les téguments pseudo-chrysalidaires fendus, comme ceux-ci sont, à leur tour, à demi inclus dans la peau de la seconde larve.

À partir de cette troisième larve, les métamorphoses suivent leur cours habituel, c’est-à-dire que cette larve devient nymphe ; et cette nymphe, insecte parfait.


FIN