Souvenirs du second mameluck de l’Empereur/02

Saint-Denis dit Ali
Souvenirs du second mameluck de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 27-60).
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L’EMPEREUR

II [1]


V. — L’ILE D’ELBE

[Sitôt la garnison de Mayence libérée, Saint-Denis rentra à Paris. Sa première idée fut d’aller rejoindre l’Empereur, et sa première visite pour le Grand-Ecuyer qui pouvait lui en fournir les moyens. Quand il eut obtenu ses passeports, il partit, chargé d’une lettre du duc de Vicence, de Linge et effets envoyés à l’Empereur par M. de Turenne et non sans avoir acheté pour les faire lire à l’Empereur « toutes les brochures qui avaient paru depuis l’installation du gouvernement des Bourbons, ainsi qu’une collection de journaux. » Il s’embarqua à Gênes pour Livourne, d’où il fut conduit à Porto-Ferrajo. Aussitôt débarqué, il prit le chemin du palais.]


La maison ou palais de l’Empereur me parut être de très médiocre apparence. J’entre, je vois Marchand, Gellis et quelques autres personnes de connaissance. On se serre les mains, on s’embrasse, on se fait amitié. Je demande où est l’Empereur, s’il est chez lui. « Il n’y est pas, me dit-on ; il est à Saint-Martin. » Sans perdre de temps, je m’habillai en mameluck et j’allai aux écuries où on me prépara un cheval.

En une demi-heure je me trouvai devant l’Empereur. Sa Majesté ne fut pas peu surprise de me voir. Elle m’accueillit avec bonté. Je lui remis la lettre du Grand-Écuyer, en lui disant que Monsieur le duc mettait à ses pieds l’hommage de son respect. L’Empereur n’eut pas plus tôt la lettre dans les mains qu’il la décacheta et en prit lecture. Il parut satisfait de son contenu. Ensuite, il me fit des questions de toute nature, auxquelles je répondis aussi bien que possible d’après la connaissance que j’avais des différentes choses que j’avais pu voir ou entendre.

Enfin j’étais arrivé au but que je m’étais proposé ! J’étais content. J’ai appris plus tard que, lorsque l’Empereur avait été abandonné par Constant et Roustan, il avait demandé où j’étais et, sur la réponse qu’on lui avait faite que j’étais enfermé à Mayence, il avait demandé au Grand-Ecuyer quelqu’un pour le suivre et monter sur le siège de sa voiture. Celui-ci avait proposé Noverraz, son chasseur. Noverraz, ayant été accepté, avait fait avec l’Empereur le voyage de Fontainebleau à l’Ile d’Elbe et le suivait dans toutes ses courses. Noverraz était Suisse de nation. Je l’avais connu aux écuries, où il avait été garçon d’attelage. Ayant été admis au service intérieur de l’Empereur, il a été à Sainte-Hélène où il est resté jusqu’à la mort de Sa Majesté. L’Empereur lui a toujours su gré de la conduite qu’il avait tenue à Orgon ou à Saint-Cannat en Provence, où sa voiture avait été assaillie par une foule mal intentionnée. Noverraz, étant un homme de haute taille et très fort, avait heureusement contenu cette vile populace qui, l’injure à la bouche, faisait entendre es menaces de mort en jetant des pierres dans la voiture.

Quand l’Empereur eut déjeuné et qu’il se fut déshabillé, il me fit appeler. Il était en chemise, allongé sur son canapé. Il me fit de nouvelles questions concernant les personnes et les choses. Dans mes réponses, je ne lui laissai rien ignorer de ce que j’avais appris sur les Alliés, sur les Bourbons, et des dires du public parisien, tant de l’un que de l’autre parti. Je n’oubliai pas de lui parler de la conduite de certains personnages que j’avais vus à sa cour et qui avaient déserté sa cause, etc.. Enfin je lui contai tout ce que je savais. Quand j’eus fini de répondre à toutes les questions qu’il lui avait plu de me faire, je lui présentai le paquet de brochures et de journaux que j’avais recueillis pendant mon séjour à Paris. Cette attention de ma part lui fit plaisir, et moi, je m’applaudis d’avoir eu la pensée de lui apporter tous ces écrits, puisqu’ils pouvaient l’intéresser. L’Empereur m’ayant dit un « Va, » je me retirai, et il s’amusa à feuilleter tout ce que je venais de lui remettre.

Le palais de l’Empereur était situé sur la partie la plus élevée de la ville ; une façade la regardait, et l’autre les côtes du détroit de Piombino. De ce côté-ci, devant la maison, était un jardin carré-long, bordé d’un parapet construit sur des rochers ; un trottoir ou terrasse régnait devant, dans toute la longueur ; et, en dehors du parapet, était une pente rapide et accidentée qui descendait jusqu’à la mer. L’Empereur se promenait le matin et le soir sur cette terrasse ; là, il voyait arriver les bâtiments venant du continent.

La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée ; mais aux extrémités du bâtiment existait un petit étage formant deux pavillons. Pour les relier entre eux, l’Empereur fit construire une grande pièce, pour compléter un appartement qu’il destinait à la princesse Pauline, qui devait venir à Porto-Ferrajo et y résider. Il fit décorer cette pièce de manière à en faire un vaste et beau salon ; aussi devint-il la plus belle pièce de l’habitation. L’Empereur occupait tout le rez-de-chaussée qui se composait, tant sur le jardin que sur la place, de huit ou neuf pièces, dont un salon et une chambre à coucher étaient les plus spacieuses. Le long de la maison, du côté du jardin, régnait un large promenoir garanti des rayons du soleil par une tente de même longueur. Le matin, quand le temps était beau, cette tente était déroulée pour que l’Empereur pût se promener à l’ombre et elle avait en même temps l’avantage de préserver durant la matinée, d’une trop grande chaleur, les chambres de Sa Majesté. Dans la partie Est du jardin, sur deux pilastres qui servaient d’entrée à un petit parterre, il y avait deux vases d’albâtre d’une assez grande dimension dans lesquels, la nuit venue, on mettait des lampes ; cette lumière douce plaisait à l’Empereur.

Avant l’arrivée de la princesse Pauline, plusieurs caisses de meubles, de porcelaines, de cristaux et d’une infinité de jolies inutilités avaient été dé-barquées au port et transportées au palais. L’Empereur, curieux de savoir ce que contenaient ces caisses et voulant voir le premier, les faisait ouvrir devant lui. Quand la caisse contenait des porcelaines, des cristaux ou des bronzes, il faisait prendre les objets un à un, se les faisait donner, s’amusait à les débarrasser de leurs enveloppes et, après les avoir regardés et examinés dans tous les sens, il les plaçait sur une table ou sur un autre meuble à sa portée. Ce genre de distraction lui plaisait tant que pas une caisse ne fut ouverte sans qu’il fût là présent.

Quand l’Empereur eut connaissance de l’arrivée de la princesse sa sœur, il fit faire toutes les dispositions nécessaires pour la recevoir. Les pièces du premier étage, qui avaient été décorées, à peu près meublées, et qui étaient destinées à Son Altesse furent mises en ordre. L’Empereur lui-même pourvut à tout. Dès que le navire que montait la sœur de Sa Majesté fut entré dans le port et eut mouillé, l’artillerie de la place salua la princesse. La troupe, je crois, était sous les armes pendant son débarquement. Aussitôt que sa voiture fut à terre, elle monta dedans et vint descendre au palais. Lors de mon arrivée, Madame-Mère était déjà installée à Porto-Ferrajo ; elle occupait une maison située dans une petite rue voisine du palais.

La vie à Porto-Ferrajo était assez animée ; c’étaient les soldats du bataillon dont la ca-serne était voisine du palais, les ouvriers qui travaillaient çà et là, les allants et venants, quelques étrangers qui débarquaient journellement. Le dimanche, tout le monde, tant civil que militaire, était endimanché. Il y avait messe chez l’Empereur. Elle était dite dans le petit salon d’attente par l’archiprêtre, curé de Porto-Ferrajo, espèce d’évêque, je présume, car il était habillé de violet ; c’était un Corse de la vieille roche et quelque peu parent de l’Empereur. Les servants étaient l’abbé Buonavita et un jeune prêtre de l’île. Le Grand-Maréchal, le général Drouot et le général Cambronne étaient à droite et à gauche et un peu en arrière de l’Empereur. Les officiers de la Garde, les principaux fonctionnaires, étaient derrière et placés comme ils pouvaient. Comme la pièce était petite, la plupart restaient dehors. A l’issue de la messe, il y avait réception dans le salon. Tout ce qui était militaire était en grande tenue. Madame faisait dire la messe chez elle. M. Buonavita était son aumônier. Quant à la princesse Pauline, elle trouvait toujours moyen de se dispenser d’assister au service divin.

Ce jour-là, il y avait grand diner chez l’Empereur, c’est-à-dire quelques personnes de plus qu’à l’ordinaire. Habituellement, Madame y était, le général Drouot, deux ou trois officiers de la Garde et deux ou trois autres.

L’Empereur avait un jour dans la semaine où il allait diner chez sa mère. Les mets servis étaient cuisinés à l’italienne ; ils lui rappelaient les repas faits à la maison paternelle dans son jeune âge. Son Altesse avait pour maître d’hôtel un Corse nommé Cypriani, qui est mort à Sainte-Hélène. Il jouissait de la confiance de l’Empereur et de toutes les personnes de la famille impériale. Souvent, il avait été chargé de missions importantes.

Dans ses promenades, soit à cheval, soit en voiture, l’Empereur était accompagné d’une escorte composée de quatre ou cinq hommes, Polonais ou mamelucks, sous les ordres de M. Roul, d’un chasseur, Noverraz ou moi, et d’Amaudru, son piqueur. C’était le matin, à la fraîche, jusqu’à neuf ou dix heures, qu’avait lieu la promenade. Sur les trois ou quatre heures après midi, lorsque le soleil commençait à perdre de sa force, l’Empereur, soit à pied, soit en voiture, allait prendre son canot et parcourait le vaste bassin de la rade, s’arrêtant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, pour visiter quelques personnes qui demeuraient près du rivage. Souvent la voiture avait ordre d’aller l’attendre à tel ou tel endroit. Le canot était monté par les marins de la Garde. Un nommé Gentillini, qui avait été canotier de la princesse Elisa, tenait le gouvernail.

La princesse Pauline faisait ses promenades en chaise à porteurs. Elle était accompagnée de ses dames de compagnie et de un ou deux jeunes officiers. Quant à Madame, je ne me rappelle pas qu’elle sortit beaucoup, si ce n’est pour venir voir l’Empereur.

Madame-Mère, dans son jeune âge, devait être une beauté de premier ordre. Sa figure était bien coupée : les traits d’une très grande régularité ; la bouche ni trop grande, ni trop petite ; les lèvres minces ; le nez presque droit ; les yeux bruns, bien fendus, brillants et fort expressifs ; dans son regard, il y avait quelque peu de hauteur et de sévérité. Mais la beauté de tous ses traits perdait une partie de leur effet par l’épaisse couche de fard qu’elle avait sur les joues ; ce qui ne s’harmonisait pas avec son âge, le-quel eût demandé plus de naturel dans la teinte de la peau. Trop de rouge ne va pas avec les rides.

Les jours ordinaires de la semaine, sa mise était simple, quoique riche ; elle portait ordinairement un petit bonnet orné de fleurs. Le dimanche et les fêtes, lorsqu’elle était en tenue pour venir chez l’Empereur, elle avait une toque avec des plumes ; alors elle se paraît de fort beaux diamants.

Je n’ai rien connu de son intérieur ; je sais qu’elle était dévote et qu’elle passait pour être très avare. Lorsqu’elle parlait français, elle avait l’accent italien très prononcé. Elle était peu causeuse. A Paris, sa place à table était à la droite de l’Empereur et elle avait un fauteuil ; à l’Ile d’Elbe, elle se plaçait en face de Sa Majesté.

La princesse Pauline, à l’Ile d’Elbe, pouvait avoir de trente à trente-cinq ans. Sa personne, suivant ce qui était apparent, avait toutes les belles proportions de la Vénus de Médicis. Il ne lui manquait alors qu’un peu de jeunesse, car la peau de sa figure commençait à se rider ; mais les quelques défectuosités résultant de l’âge disparaissaient sous une légère teinte de fard qui donnait plus d’animation à sa jolie physionomie. Elle avait des yeux charmants et fort éveillés ; la bouche était des mieux meublées, et les mains et les pieds du plus parfait modèle. Sa toilette était toujours très recherchée et sa mise était celle d’une jeune personne de dix-huit ans. Elle se disait toujours souffrante, malade ; quand il fal-lait qu’elle montât ou descendit un escalier, elle se faisait porter sur un carré de velours garni des deux côtés de rouleaux à poignées ; et cependant si elle était au bal, elle dansait comme une femme qui jouit d’une très bonne santé. Tous les jours elle dînait avec l’Empereur qui, de temps en temps, se plaisait à l’asticoter, à la plaisanter. Un soir, elle fut si dépitée de ce que l’Empereur venait de lui dire, qu’elle se leva de table et s’en alla chez elle les larmes aux yeux. Du reste, la bouderie ne durait jamais longtemps ; car l’Empereur montait la voir le soir ou le lendemain matin, et toute petite rancune disparaissait promptement.

Presque tous les jours, le matin, l’Empereur allait à Saint-Martin. C’était sa maison de campagne. Elle était située au fond d’une longue vallée faisant face à la ville, et était éloignée de celle-ci de près d’une lieue. Elle était bâtie à la naissance de cette vallée et à mi-côte. Du côté regardant la vallée, il y avait un rez-de-chaussée et un premier, et, du côté opposé, le premier était au niveau du sol. Devant cette face-ci, était une espèce de cour et de l’autre, une terrasse. L’habitation, quoique d’un aspect fort ordinaire, était assez bien distribuée ; il y avait une grande salle à manger donnant sur la cour et un salon de même dimension qui avait vue sur la vallée. Ces deux pièces occupaient le milieu du bâtiment et étaient éclairées chacune par trois fenêtres. Cinq très petites pièces, transformées en chambre à coucher, cabinet de travail, etc., et l’entrée, formaient la totalité du local. Le tout était très propre, mais extrêmement simple et modeste et dans la décoration et dans l’ameublement. Je me rappelle que des causeuses et autres meubles de ce genre étaient rembourrés avec du foin au lieu de crin, et l’étoffe qui les couvrait était de la toile verte. Les murs du salon étaient ornés de quelques vues de temples et autres monuments de la haute Egypte. Il me semble avoir vu sur une console de la salle à manger un buste en marbre de la mère de l’Empereur. Aux deux extrémités des bâtiments et en dehors, il y avait deux escaliers pour descendre à la terrasse. Au bas de celui de droite, était une porte qui donnait entrée à une salle de bain, qui était fort jolie ; elle était ornée de vues égyptiennes peintes à fresque. On était comme dans un panorama ; autour de soi, c’était les Pyramides, le Sphinx, des obélisques, des temples, etc. Le peintre qui s’était chargé de la décoration de cette salle avait disposé toutes choses avec beaucoup de goût. Le spectateur était au milieu d’un pavillon carré à colonnes égyptiennes. Tous les modèles avaient été pris dans le grand ouvrage d’Egypte. La baignoire, qui était en marbre blanc, était évasée. — Les autres pièces du rez-de-chaussée étaient pour les cuisines et offices, etc.

Derrière la maison, l’Empereur, voulant avoir une cour un peu plus spacieuse que celle qui existait primitivement, avait fait entailler la montagne. Dans la partie coupée il s’est trouvé une petite source qui pleurait. Sa Majesté avait l’intention de faire un jet d’eau et par conséquent un petit bassin ; mais, comme ce travail présentait beaucoup de difficultés et une assez grande dépense d’argent, elle jugea convenable d’abandonner le projet.

L’Empereur avait pour concierge à Saint-Martin une femme nommée Mlle Durgy, qui était âgée de vingt à vingt-cinq ans. Il la nommait sa folle. C’était une espèce de fanatique napoléonienne et, comme telle, toute dévouée à Sa Majesté. Comme elle n’avait aucun moyen d’existence, l’Empereur lui avait donné cette petite place pour la faire vivre. Elle avait une imagination extraordinaire ; il n’y avait pas de fois que l’Empereur n’allât à Saint-Martin, qu’elle ne nous montrât quelques pièces de vers de sa façon à la louange de l’Empereur.

L’Empereur, qui aimait beaucoup le mouvement, la diversité, la distraction, projeta une partie de campagne. Plusieurs personnes y furent invitées, parmi lesquelles la famille Vantini, le général Drouot. Le jour désigné étant arrivé, l’Empereur s’embarqua, je ne me rappelle pas où, avec tous les invités. Son canot et le canot de suite étaient pleins. On alla dans un endroit de l’île assez éloigné et isolé. Le temps était magnifique, la mer fort douce. Le lieu où l’on s’arrêta était une plage fort agréable et des plus pittoresques ; des rochers, des arbres, des tapis de verdure et, peu loin de là, un charmant courant d’eau tombant çà et là en cascade était ombragé de bouquets d’arbrisseaux. L’Empereur s’installa à quelques toises de la mer et là, pour se préserver de l’ardeur des rayons du soleil, il fit dresser la petite tente de son canot, sous laquelle lui et ses invités prirent place autour d’un couvert champêtre. Sur une nappe étendue sur le gazon, on mit tous les mets qui devaient composer le déjeuner, et chacun, assis ou debout, se mit à manger. Suivant son habitude en de telles circonstances, l’Empereur servit les dames ; les Messieurs se servirent eux-mêmes ou furent servis par le maître d’hôtel. Le repas fut des plus gais, et, ce qui ne contribua pas peu à le rendre tel, c’est que l’Empereur l’animait encore par ses saillies pleines d’esprit, et les petites histoires qu’il savait si bien raconter. Jamais de ma vie je n’ai été témoin d’un spectacle aussi agréable que celui qu’a offert à mes yeux cette délicieuse matinée. Le repas champêtre, qui dura plus longtemps que les repas ordinaires, étant fini, l’Empereur demanda un fusil et se porta en avant de sa société, pour voir s’il ne trouverait pas quelque pièce de gibier à tuer. Rien ne paraissant sur quoi il put décharger son arme, quoiqu’il eût marché une demi-heure, il me rendit son fusil et alla s’asseoir sur le bord du courant d’eau à l’ombre du feuillage des arbrisseaux, et là il prit plaisir à mettre ses pieds dans l’eau et de l’agiter, tout en causant avec ceux ou celles qui étaient près de lui. Il resta environ une heure à la même place. Il aimait à sentir le frais de l’eau au travers de ses bottes, sans avoir les pieds mouillés. La journée était déjà assez avancée, lorsqu’il alla reprendre son canot et se mit en route pour retourner à Porto-Ferrajo.

Avant son arrivée dans l’île, l’Empereur avait été visiter la Pianosa ; il voulut de nouveau voir cette partie de ses possessions. Il fit le voyage. Comme je n’étais pas de service auprès de sa personne dans cette circonstance, je ne sais si ce fut l’Inconstant qui l’y transpor-ta ; mais je me rappelle que je reçus l’ordre de m’embarquer avec des fusils sur un petit bâtiment de la marine de Sa Majesté. Un assez grand nombre de personnes de la Maison, ainsi que quelques grenadiers ou chasseurs, avaient aussi reçu l’ordre d’y aller. Il n’y avait aucune habitation dans cette île : elle était déserte. Tout ce qu’elle offre d’extraordinaire, c’est qu’elle est plate et n’est élevée que de deux ou trois toises au-dessus de la mer ; elle est parsemée d’oliviers sauvages. Son sol est pierreux comme l’indique son nom, et ne produit qu’un peu d’herbe qui sert à la nourriture de quelques chevaux qu’on y lâche et qui en sont les seuls habitants.

L’Empereur, qui avait pour maison sa tente, resta deux ou trois jours dans l’ile. Le jour où nous en partîmes pour retourner à Porto-Ferrajo, nous eûmes le vent contraire et une mer très mauvaise ; ce ne fut que dans la nuit, sur le matin, que nous parvînmes à entrer dans le port. Le bâtiment sur lequel je revins était le même qui m’avait transporté à la Pianosa. Il eut son beaupré cassé.

L’Empereur avait à Longone une maison d’habitation. Cette maison, dont je ne me rappelle ni la situation ni la dispositions, avait été réparée et nettoyée de fond en comble. Sa Majesté l’a habitée pendant quelques jours. Tout le souvenir qui m’en est resté, c’est que les chambres étaient carrelées de carreaux si tendre, si peu cuits, que constamment on était dans une poussière rouge.

C’est dans cette ville qu’était caserne le bataillon corse. M. Guasco en était le commandant. Le général Cambronne allait souvent l’inspecter. Dans les exercices et les manœuvres, il arrivait parfois au général de bousculer les soldats qui étaient maladroits ou qui marchaient mal. Un jour l’Empereur, à qui il rendait compte de l’instruction du bataillon et à qui il rapportait les gaucheries de quelques-uns des soldats auxquels il avait donné des taloches ou qu’il avait frappes de son épée, soit sur le ventre soit sur les épaules, lui dit : « Faites attention ; n’employez pas de tels moyens avec ces gens, car mal pourrait vous en arriver ; ils sont très vindicatifs et ne pardonnent jamais rien ; croyez-moi, ne vous y fiez pas. » Je pense que le général a profité de l’avis. Le bataillon était de quatre ou cinq [cents] hommes, très bien tenu et fort instruit. Il est venu en France à la suite de l’Empereur.

Il y avait en Corse un nommé Bralard, commandant, je crois, la division militaire. À Porto-Ferrajo, on le disait ennemi de l’Empereur et on soupçonnait que cet homme avait été envoyé en Corse par le gouvernement royal pour chercher à tenter quelque attaque nocturne, afin de surprendre l’Empereur, l’enlever ou se défaire de lui. La situation du jardin de l’Empereur, la disposition de l’habitation étaient telles que l’accès n’en était pas très difficile, parce que la pente du pied de la muraille au bord de la mer était très praticable, malgré les rochers dont cette partie est semée. La muraille n’étant pas très élevée, on pouvait, à l’aide d’une échelle de corde garnie d’agrafes, atteindre le parapet. De plus, tout près de là il existait une poterne qui était ouverte ou très mal fermée, par laquelle on pouvait s’introduire dans le parterre. Il est à observer qu’à ma connaissance il n’y avait pas un seul factionnaire dans toute cette partie des fortifications. Il importait donc, pour se garantir d’une surprise, d’avoir l’œil sur toute la longueur du parapet et l’oreille ouverte au moindre bruit. Une nuit que l’on supposa avoir été choisie pour une attaque, je portai, le soir, un matelas sur le promenoir, sous les fenêtres de la chambre de l’Empereur et je me couchai, ayant mon poignard à ma ceinture et mon sabre à côté de moi. Je passai ainsi toute la nuit, étant tout yeux, tout oreilles. Ma veille fut inutile, car il n’y eut pas la moindre chose. Je ne sais pourquoi on n’avait pas mis un factionnaire au pied de la muraille ou même sur la terrasse. Peut-être n’avait-on pas voulu ébruiter ce qui n’était probablement qu’un simple soup-çon. Je ne me rappelle pas si la nuit ou les nuits suivantes, Noverraz ou moi, nous les avons passées dehors.

Un matin, d’assez bonne heure, il faisait un vent des plus impétueux, j’entendis, au milieu du bruit que faisaient les vagues en venant se briser sur les rochers qui bordent les fortifications, des coups de canon que l’on tirait de moment en moment. L’Empereur n’était pas encore levé. Sans perdre de temps, je cours à la terrasse, pour savoir d’où les coups partaient. La mer était si furieuse que les vagues, après s’être brisées avec fracas, retombaient en pluie fine sur la terrasse et sur le jardin. Au milieu de cette bruine épaisse où je me trouvais, j’aperçois un bâtiment échoué sur la petite plage qui est éloignée de quelques portées de fusil à droite de la montagne du télégraphe. Je distingue deux mats : c’est un brick. De nouveaux coups de canon se font entendre ; je les vois. C’est du secours que demande le bâtiment. On ne savait qui il était : il n’avait pas hissé son pavillon. L’Empereur prévenu arrive, enveloppé dans sa robe de chambre et le madras sur la tête, braque sa lunette sur le navire qui était dans une position si critique, et, après avoir longtemps regardé, croit reconnaître l’Inconstant ; mais, quel que soit le bâtiment, il donne aussitôt des ordres pour qu’on aille le secourir le plus promptement possible. Le vent était tellement fort qu’un moment, l’Empereur fut obligé de s’accroupir pour ne pas être ou enlevé ou renversé, et en se relevant, il eut soin de serrer fortement sa robe de chambre autour de lui, pour ne pas donner de prise au vent.

C’était effectivement l’Inconstant qui était échoué. Les secours arrivèrent tardivement, parce qu’il fallait, avant de l’atteindre, parcourir la ligne de la vaste courbe du bassin de la rade, ou au moins en grande partie. On apprit que le commandant Taillade avait pré-féré se mettre à la côte plutôt que de se perdre sur les rochers des fortifications. Le brick revenait de mission ; il avait à son bord M. Ramolini, parent très proche de Madame-Mère. Ce pauvre homme avait été si effraye, qu’aussitôt qu’il avait été à terre, il avait fléchi les genoux pour rendre grâces au ciel d’être hors du péril.

Dans la partie Ouest qui précédait l’habitation de l’Empereur à Porto-Ferrajo, il existait un assez vaste emplacement abandonné, bordé au Nord et à l’Ouest par un parapet qui était le prolongement de celui du jardin. Dans cet espace inoccupé, il y avait deux constructions de forme cylindrique, terminées en cônes peu élevés ; elles étaient voisines l’une de l’autre ; c’étaient deux ruines de moulins à poudre. L’Empereur, ayant conçu le projet de nettoyer tout cet emplacement pour faire un jardin, ordonna la démolition de ces deux ruines, et la donna à l’entreprise à quelques grenadiers et chasseurs qui ne demandaient pas mieux que de gagner quelque argent. Le marché conclu, ces soldats se mirent aussitôt à la besogne, mais ils eurent beaucoup de peine ; les pierres adhéraient si fortement les unes aux autres, que, pour les ébranler, ils furent obligés d’employer la mine. Enfin, après quelques jours d’un travail extrêmement pénible, ils parvinrent à ôter jusqu’à la dernière pierre. Ils gagnèrent bien le prix qui avait été convenu.

Le jardinier, sur l’ordre de l’Empereur, fit construire à pierres sèches un talus le long du parapet, laissant entre l’un et l’autre l’espace d’une toise environ, pour servir de terrasse ou promenoir. Le terrain ayant été nivelé, défoncé et divisé, on y fit des plantations d’orangers. Une barrière en bois fut placée dans l’alignement de la façade de la maison donnant sur la place et se prolongeant jusqu’au parapet situé à l’Ouest. Par ce travail, les abords du palais devinrent plus propres.

Dans cet espace que je viens de décrire, on avait réservé, à peu de distance de la maison, cinquante ou soixante toises carrées pour faire construire une maison et, dans cette maison, un petit théâtre. Dès que le nouveau jardin fut terminé, le projet de construction fut bientôt mis à exécution, et en moins d’un mois, je crois, l’Empereur eut un théâtre fort gentiment décoré. Il était à peine fini que Sa Majesté voulut qu’on y jouât ; mais, avant tout, il fallait composer une troupe. Les acteurs et actrices se trouvèrent parmi les officiers de la Garde et quelques jeunes personnes. Les rôles s’apprirent, les costumes se firent, et un jour fut indiqué pour la première représentation. La musique fut celle du bataillon. Je crois que la première pièce que l’on joua fut les Folies amoureuses, de Regnard, où M. l’adjudant général Debelle et sa fille, qui était demoiselle de compagnie de la princesse, eurent chacun un rôle à remplir, dont ils s’acquittèrent fort bien. La seconde pièce, je ne me la rappelle pas. Dans les entr’actes, on donna des rafraîchissements. L’Empereur parut fort satisfait de sa soirée, et acteurs et spectateurs ne le furent pas moins. Je crois me rappeler qu’il y eut deux ou trois soirées semblables.

Immédiatement après avoir fait construire son petit théâtre, l’Empereur sentit la nécessité d’en avoir un dans la ville pour distraire la garnison, dont les plaisirs étaient assez restreints et assez monotones. Dans la rue qui, du palais, va à la porte de terre, il y avait, sur une petite place, une église ou chapelle assez grande dont on ne faisait aucun usage, soit qu’elle fût en trop mauvais état, soit pour toute autre cause ; l’Empereur permit qu’elle fût transformée en théâtre. La permission une fois donnée, les réparations eurent lieu aussitôt et, en moins d’un mois, l’église fut changée en salle de spectacle, où la garnison, bien entendu, et les habitants ne manquèrent pas d’aller se récréer. Je crois que plus tard on y donna des bals.


Les réparations les plus urgentes ayant été faites au presbytère de la Madone de Mur-ciane, on avait blanchi les chambres, on les avait nettoyées le mieux qu’il avait été possible et on les avait meublées de quelques meubles indispensables. Il n’y avait autre chose que de la propreté. Les différentes plates-formes, les petits chemins que l’Empereur avait ordonnés, tout avait été fait. Sa Majesté se décida d’aller habiter cet endroit. Je l’y précédai. Je fis le voyage avec un service de mulets de bat, chargés de la tente, des lits de campagne et de différents effets, parmi lesquels étaient des fusils de chasse.

En sortant du petit village de Murciane la Marine, on prend un chemin montueux et tortueux, taillé dans la montagne ; il conduit en côtoyant un profond ravin à l’endroit nommé la Madone, où l’on n’arrive qu’avec beaucoup de peine, et non sans suer à grosses gouttes. On voit enfin l’église, qui se présente à gauche par le chevet. A droite sont des bâtiments n’ayant qu’un rez-de-chaussée assez peu élevé, qu’on peut appeler le presbytère. Le chemin qui sépare l’église du presbytère et qui est le même que celui de la montagne, ressemble à une petite rue ou ruelle. En avançant, on aperçoit à gauche une petite place carrée, où, à gauche, est le portail de l’église et, à droite, faisant face au portail, est un mur d’où sortent des tuyaux de fontaine qui donnent une eau très claire et très fraîche. En face de l’entrée était un autre mur qui, comme le précédent, est appuyé contre la montagne. La place ou cour est cailloutée symétriquement. Les bâtiments du presbytère ne vont pas aussi loin que l’église, mais un mur d’appui, qui est ensuite, se prolonge de quelques toises au delà. Si l’on continue à suivre le chemin, on oblique à droite et l’on gagne la naissance du ravin ; après quoi, en montant encore, on arrive au haut de la montagne où l’on trouve un large plateau qui va en pente et qui est parsemé de gros arbres. Quand on est parvenu à l’extrémité de ce plateau, on aperçoit l’île de Corse. Beaucoup de rochers élevés et aigus bordent ce côté et s’avancent assez loin dans la mer.

Revenons aux bâtiments du presbytère. Ils forment plusieurs pièces à la suite les unes des autres ; elles ont leurs entrées sur la ruelle et ont des fenêtres sur celle-ci et sur le ravin. Le bâtiment, du côté du ravin, est beaucoup plus élevé, le terrain étant beaucoup plus bas : ce qui est rez-de-chaussée du côté de l’église, devient premier du côté du ravin. Dans la partie basse sont des caves, dont une est occupée par les deux sacristains. Devant cette façade est une plate-forme assez étendue et plantée de quelques arbres. Non loin de là, plus bas et un peu en avant, est une autre plate-forme qui se prolonge jusqu’à une glacière, dont l’entrée fait face à la plate-forme. De petits chemins tortueux facilitent les communications d’un endroit à l’autre.

Le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à la Madone, bon nombre de personnes de service et un petit peloton de chasseurs ou grenadiers vinrent s’y installer. L’Empereur ne tarda pas à les suivre, et occupa les chambres du presbytère. On établit la cuisine dans une partie de la grande plate-forme, et près de là, une tente fut dressée pour servir de logement aux personnes de la bouche et mettre les provisions. Les soldats placèrent la leur en avant du chevet de l’église. Comme il n’y avait pas assez de place pour tout le monde, on prit possession de la sacristie, où on s’arrangea pour le mieux. L’Empereur fit dresser sa tente. Elle occupait l’extrémité de la plate-forme opposée à la glacière. Cet endroit avait été disposé pour la recevoir. Sa Majesté la fit meubler d’un lit de campagne, de quelques sièges et d’une table. On crut d’abord que l’Empereur voulait se donner le plaisir de coucher tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, ce que du reste il aimait assez. Mais on sut quelques jours après pourquoi toutes ces dispositions et pourquoi le voyage à la Madone.

Il y avait quelques jours que nous étions à la Madone, lorsqu’un matin l’Empereur eut l’idée de prendre le plaisir de la chasse. Je pris deux fusils et ensemble nous allâmes gagner le chemin, qui, de notre ruelle, donne dans la montagne, et mène au plateau parsemé d’arbres dont j’ai parlé plus haut. La montée, assez semblable à un ravin, était difficile par la grande quantité de pierres roulantes, sur lesquelles il fallait marcher. L’Empereur allait doucement et se reposait souvent. Tout haletants, nous atteignîmes la hauteur et par conséquent le plateau. Alors nous marchâmes sur une herbe courte et fournie, plus agréable aux pieds que les meilleurs tapis des salons de Paris. L’Empereur prit son fusil et alla tantôt à droite, tantôt à gauche, ou droit devant lui. Je le suivais à quelque distance et prêt à lui donner mon fusil s’il venait à décharger le sien. Depuis un quart d’heure, nous étions à la recherche du gibier et rien ne paraissait, ni quadrupèdes, ni oiseaux, quoique nos yeux explorassent tout ce qui était à leur portée. L’Empereur, déjà fatigué d’être sur ses pieds et ennuyé de ne rien rencontrer, restait près d’un arbre pour attendre le passage de quelque pièce ; ensuite il faisait encore quelques pas et se remettait de nouveau à l’affût. De temps à autre, il prenait sa lorgnette pour regarder çà et là, et pas le plus chétif animal ne se laissa voir. Il semblait qu’à notre approche les hôtes de ces lieux eussent déserté. Enfin, parvenu jusqu’aux derniers arbres qui bordaient le plateau, il prit de nouveau sa lorgnette pour examiner les rochers qui étaient à nos pieds, la mer qui reflétait les brillants rayons du soleil, et l’île de Corse, qui apparaissait comme une immense roche grisâtre. Ennuyé, dégoûté de ne pouvoir tirer un coup de fusil, il me dit : « Qu’il y a loin de cette chasse-ci à celles que je faisais à Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau, où je tuais tant de pièces de gibier ! Je vois que nous ne ferons rien ici. Va ; allons-nous en. » Nous reprîmes tranquillement le chemin par lequel nous étions venus et nous regagnâmes la Madone. Il se fit servir son déjeuner.

Il y avait déjà environ une semaine que nous étions à la Madone, lorsqu’on apprit que des personnes dont on ne savait pas les noms devaient venir voir l’Empereur. J’avais, je crois, entendu prononcer le nom de Mme Walewska. Des ordres presque secrets furent donnés pour que les chambres du presbytère fussent mises en état et que la cuisine tint quelque chose de prêt. Après son diner et le soleil couché, l’Empereur parut à cheval, accompagné de quelques personnes, se dirigeant du côté de la Marine de Murciane et allant à la rencontre des attendus. Un peu tard, il revint à la Madone, non seulement suivi de ceux avec lesquels il était parti, mais encore de deux dames et d’un jeune garçon d’une dizaine d’années. C’était Mme Walewska, son fils et la sœur de la dame.

L’Empereur fit entrer les nouveaux venus dans sa tente. On s’empressa de leur servir à souper. Comme c’était un petit repas sans façon, ce fut Sa Majesté qui découpa les viandes et servit, donnant à l’une de ces dames une chose et à l’autre une autre. Le jeune garçon lui aussi était à table. Pendant tout le temps que dura le souper, l’Empereur fut d’une gaîté, d’une amabilité, d’une galanterie char-mantes.il était heureux. Marchand et moi, nous servions.

Le débarquement avait eu lieu avec mystère, ou en avait eu l’air ; mais les quelques personnes qui avaient accompagné l’Empereur et ensuite toutes celles qui étaient à la Madone, ne tardèrent pas d’être informées immédiatement de la présence des deux dames et du jeune garçon ; et le lendemain, dans toutes les parties de l’île et surtout à Porto-Ferrajo, on dut en avoir connaissance.

L’Empereur avait connu Mme Walewska à Varsovie, lors de la campagne de Pologne. Le jeune garçon était fils de cette dame et de l’Empereur. C’est celui qui est connu à Paris sous le nom de comte de Walewski.

Mme Walewska avait dû être, dans son jeune âge, une fort belle personne. Bien qu’ayant, lors de son voyage à l’île d’Elbe, la trentaine et peut-être quelque chose de plus ; elle était encore fort bien. Ce qui la déparait un peu, c’étaient quelques petites places sanguines ou rougeurs qu’elle avait dans la figure. Du reste, elle était très blanche et d’un coloris qui annonçait une belle santé. Elle était de belle taille, avait un embonpoint raisonnable. Elle avait une fort belle bouche, de beaux yeux, les cheveux châtain-clair ; elle avait l’air fort douce et pa-raissait être une excellente personne.

Sa sœur était charmante, les traits bien réguliers ; elle avait l’apparence d’une jeune personne de dix-huit à dix-neuf ans, et éclatante de fraîcheur. Elle était un peu moins grande que Mme Walewska. Le jeune Walewski était gentil garçon, déjà grandelet, la figure un peu pâle ; il avait quelque chose des traits de l’Empereur. Il en avait le sérieux.

Comme je l’ai dit, l’Empereur prenait plaisir à servir lui-même ces dames, découpant les viandes, servant à boire, etc. Quand elles eurent fini de manger, il les accompagna au logement qu’il leur avait fait préparer, et revint se déshabiller dans sa tente.

Le lendemain, vint à la Madone un officier, chef d’escadron polonais en uniforme des lanciers de la garde ; il était frère de Mme Walewska ou passa pour tel. L’Empereur l’invita à dîner. Dans la soirée, cet officier prit congé de Sa Majesté et retourna à la Marine de Murciane et peut-être à Porto-Ferrajo.

Pendant le séjour de ces dames, l’Empereur dînait avec elles sur la plate-forme qui était en avant de la tente. Son déjeuner, il le prenait également en plein air.

À l’Ile d’Elbe, l’Empereur était entouré de beaucoup de gens qui, étant tout nouvellement attachés à son service, ne savaient pas ce que c’était que d’avoir de la discrétion, et ce qu’ils virent et ce qu’ils entendirent, ils n’eurent rien de plus chaud que d’aller le conter à qui voulut les entendre. L’Empereur lui-même, tout en ai-mant le mystère, agissait sans précaution, se croyant encore entouré de personnes dis-crètes. Le soir, il sortait de sa tente en robe de chambre, allait chez ces dames d’où il ne sortait qu’aux approches du jour. Les factionnaires eux aussi savaient bien quoi penser de ces allées et venues. En affaires amoureuses, l’homme le plus simple est beaucoup plus adroit que ne l’était l’Empereur et que ne sont en général les grands seigneurs.

Dans un petit pays, tout se sait, tout s’apprend ; il suffit que deux yeux aient vu quelque chose, que deux oreilles aient entendu quelques mots, pour que tout le monde ait vu et entendu. Mais souvent les choses sont si mal rapportées, si infidèlement rendues, qu’elles se trouvent changées du tout au tout, quand il y a eu plusieurs transmissions. Le bruit courut à Porto-Ferrajo que l’Impératrice et son fils étaient à la Madone de Murciane. L’officier de gendarmerie lui-même, lui qui avait porté le fils de Mme Walewska de la Marine de Murciane à la Madone, croyait avoir porté le roi de Rome.

Mme Walewska resta, je crois, une douzaine de jours, à la Madone, après quoi, il fut question de son départ. L’Empereur, voulant lui donner quelque argent, en demanda à Marchand ; mais celui-ci, n’en ayant pas assez, me vint trouver. Il savait que ma ceinture était assez bien garnie. Il me confia que, l’Empereur n’ayant point d’or à la Madone, lui, Marchand, me demandait que je lui prêtasse une certaine somme (c’était peut-être deux ou trois mille francs) pour Mme Walewska, et qu’arrivé à Porto-Ferrajo, il me la rendrait. Je comptai immédiatement ce que l’Empereur désirait donner.

Peu de jours après le départ de Mme Walewska, l’Empereur quitta la Madone pour retournera Porto-Ferrajo et fut suivi par toutes les personnes de son service qu’il avait emmenées, ainsi que par le petit peloton de grenadiers ou chasseurs qui l’avait gardé.


VI. — LE VOL DE L’AIGLE

L’Inconstant, après l’accident qui lui était arrivé, était entré dans le port pour être visité et réparé. Je ne me rappelle pas qu’il soit sorti du port avant le 26 février, jour du départ de l’Empereur pour la France. Dès qu’il avait été remis en état, on avait transporté à son bord des caisses d’armes et beaucoup d’autres objets, aujourd’hui une chose, demain une autre, et ainsi de suite, de sorte que le brick se trouva chargé et approvisionné, sans que les gens du port, les habitants de la ville, les soldats, soupçonnassent la moindre chose des projets futurs de l’Empereur. Pour mon compte, rien jusqu’alors n’avait attiré mon attention, bien que Sa Majesté allât assez fréquemment faire le tour de son brick. Mais ce qui, plus tard, me donna à penser, ce furent les courses que je fis à Longone auprès du colonel Germanowski et à Rio auprès de M. Pons, et quelques mots ou phrases échappés à l’Empereur devant moi. Toutes ces choses réunies me portèrent à croire que l’Empereur avait en tête quelque projet. Ce qui vint ensuite accroître et fortifier ce qui n’avait été d’abord qu’une simple supposition, ce fut l’embarquement de deux petites pièces de canon avec leurs avant-trains et des caissons. Peu de personnes du dehors étaient dans la confidence, et si quelques-unes de celles qui étaient dans l’intérieur eurent connaissance de quelque chose, c’est qu’il est difficile qu’un homme, quel qu’il soit, se cache complètement aux yeux de ceux qui constamment sont autour de lui et [qu’ils] ne le devinent, à la moindre de ses actions, par ses gestes, ses regards, etc.. Ce qu’il y a de certain, de positif, c’est que le secret a été si bien gardé que l’époque de l’expédition est arrivée sans que dans le public de l’île et même dans la garnison, on ait eu l’idée de soupçonner jusqu’au dernier jour le projet que l’Empereur nourrissait depuis longtemps.

Quelques jours avant le 26 février, l’Empereur avait fait donner l’ordre à la Garde de faire un jardin d’un terrain inoccupé attenant à la caserne dans la partie Ouest. Ce terrain fut pioché, défoncé, nivelé, les allées tracées et les arbres plantés. Quoique ce travail fut assez considérable, il fut fait en trois jours. Quand l’Empereur demandait quelque chose à ses soldats, il n’y avait jamais de paresseux : tout le monde, sans distinction, mettait la main à l’œuvre ; personne ne se ménageait. C’était un plaisir de voir avec quelle ardeur chacun s’employait et la gaité qui régnait parmi les travailleurs. Cette occupation donnée par l’Empereur n’était pas sans quelque vues : en même temps qu’elle déroutait l’espion et lui donnait le change, elle faisait sortir les soldats de leur engourdissement et les mettait en haleine.

Le dernier ou l’avant-dernier jour que les soldats travaillaient encore à leur jardin, la corvette anglaise entrait dans La rade de Porto-Ferrajo. Son arrivée dans un moment aussi inopportun contraria vivement l’Empereur ; il craignit que les préparatifs qui se faisaient depuis quelque temps n’eussent donné l’éveil aux agents anglais. Fort heureusement, il n’en fut rien. La corvette repartit le 24 ou le 25, sans se douter de ce qui se préparait et, dès qu’on la vit au large, il n’y eut plus à supposer le moindre obstacle de sa part. Du reste, l’Empereur était bien résolu, si elle fût restée au mouillage jusqu’au jour qu’il avait fixé pour son départ, de faire pointer ses canons sur elle et de la couler, si elle eût voulu opposer de la résistance.

Plusieurs bâtiments de l’Ile, tant ceux qui appartenaient à l’Empereur que quelques autres qui avaient été frétés, avaient reçu l’ordre de mouiller le 26 à tel ou tel endroit, à une heure indiquée. Dans le milieu de la journée, on fît savoir à la Garde, infanterie, cavalerie, artillerie, et au bataillon corse, que chacun eût à préparer son sac et ses armes et à se tenir prêt au premier ordre. Cet ordre-ci fut transmis vers les six heures du soir, et à la tombée du jour, tout le monde se mit en mouvement. Chaque compagnie se trouva rendue au lieu qu’on lui avait désigné. L’embarquement commença immédiatement. On mit à bord du brick le plus de troupes qu’il fut possible. L’Inconstant ayant tout son monde, l’Empereur ne tarda pas à monter à bord. A neuf heures à peu près, l’escadrille sortit du port. Dans la soirée, les bâtiments qui avaient à leur bord le bataillon corse vinrent s’y réunir.

On avait fait prendre aux Polonais non montés leurs équipages, selles et brides, pour les monter à la première occasion. Quelques chevaux de l’Empereur avaient été embarqués ainsi que sa voiture. Les personnes de service de la chambre et de la bouche étaient, soit à bord du brick, soit à bord des autres bâtiments. Pour ce qui était des équipages des écuries, hommes, chevaux, voitures, excepté l’indispensable qu’on avait embarqué, tout resta à Porto-Ferrajo jusqu’à nouvel ordre.

Les princesses restèrent dans l’Ile en attendant l’issue de l’expédition. M… (je ne me rappelle pas le nom de cette personne), qui était commandant de la garde nationale, avait été nommé gouverneur de l’Ile. L’embargo avait été mis sur tous les bâtiments qui étaient dans le port.

Plus tard, j’ai appris qu’après le départ de la petite flotte, la corvette anglaise qui avait à bord le colonel Campbell était venue à Porto-Ferrajo. Le colonel, ayant été informé de ce qui s’était passé, s’était transporté immédiatement chez les princesses, et, devant elles, il avait exhalé sa mauvaise humeur dans les termes les plus inconvenants, tant contre l’Empereur que contre Leurs Altesses. On a rapporté qu’ayant son mouchoir à la main, il l’avait dé-chiré avec les dents et que ce qui l’avait le plus exaspéré, c’était le calme avec lequel Madame-Mère lui avait répondu. Il était au désespoir que son active surveillance eût été mise si fort en défaut.

La nuit du 26 au 27, nous fîmes peu de chemin ; le vent soufflait à peine, la mer était calme. Dans la journée, le vent fraîchit un peu. Sur les neuf ou dix heures du soir, on aperçut un bâtiment qu’on reconnut pour un brick français, qui allait dans un sens opposé à la route que nous tenions. Il était commandé par le capitaine An-drieux. On se parla ; j’entendis les mots : « Comment va-t-il ? » qui s’appliquaient probablement à l’Empereur. Je ne me rappelle pas les autres paroles qui suivirent, si ce n’est qu’on se souhaita bon voyage. La nuit était assez obscure. Comme le bâtiment avait passé fort près de nous, on avait dit aux grenadiers de se baisser pour n’être point aperçus. Ce fut la seule rencontre que nous fîmes pendant le voyage. Le temps se maintint beau pendant toute notre navigation.

Le premier mars, de bonne heure, nous découvrîmes les côtes d’Italie, voisines de celles de France et, dans la matinée, ces dernières. L’Empereur ordonna alors de faire disparaître la cocarde de l’Ile d’Elbe et de la remplacer par celle aux trois couleurs (la cocarde de l’Ile était rouge et blanche, le rouge au centre ; sur le blanc, il y avait trois abeilles.) En même temps que les soldats arboraient la cocarde tricolore, M. Pons de l’Hérault donnait lecture à haute voix de la proclamation de l’Empereur, laquelle fut accueillie par des transports de joie et des cris répétés de Vive l’Empereur ! Dans la journée, vers les deux ou trois heures de l’après-midi, on jeta l’ancre dans le golfe Jouan. Immédiatement on opéra le débarquement et l’on alla camper dans un pré carré, peu éloigné de la mer. Des postes furent établis aux alentours du camp et principalement sur la route de Fréjus à Antibes. Le bivouac de l’Empereur fut installé au milieu du pré qui était bordé à droite et à gauche par des haies vives et au nord par la route.

Avant le débarquement du gros de la petite armée, l’Empereur avait envoyé à Antibes une vingtaine d’hommes, des grenadiers commandés par un officier, pour s’emparer de la place. Cet officier, dans cette circonstance, agit avec imprudence. Au lieu de laisser une partie de son monde pour garder la porte de la ville, il se fit suivre de tout son peloton, de sorte que le commandant de la place, voyant un si petit nombre d’hommes dans l’intérieur, et ayant été informé qu’il n’y avait dehors aucune garde, fit lever les ponts-levis ; et notre officier et sa troupe se trouvèrent pris comme dans une souricière. Ce petit échec contraria beaucoup l’Empereur. C’était mal débuter.

Dès que l’Empereur fut installé à son bivouac, il fit dresser sa table et se mit à travailler sur une carte qu’on lui avait déployée ; il dicta ensuite différents ordres et instructions relatives aux opérations de la campagne qu’il avait méditée et dont il venait de faire le premier pas. Quand il eut fini son travail, il alla se promener çà et là, en attendant son diner, s’arrêtant aux bivouacs de ses soldats où il faisait la conversation, ou bien dirigeant ses pas vers la route qui bordait le pré du côté nord ; là, il causait avec les passants qui étaient assez rares et les questionnait. L’heure du di-ner étant arrivée, il se mit à table avec ses généraux. Le repas terminé, il se promena de nouveau, s’entretenant tantôt avec le Grand-Maréchal, tantôt avec le général Drouot ou quelque autre personne de sa suite.

Dans la soirée, le poste avancé du côté de Cannes arrêta un courrier qui fut amené au bivouac de l’Empereur. Cet homme fit connaître qu’il était au service du prince de Monaco, dont il précédait la voiture et qu’antérieurement il avait été postillon de l’Impératrice Joséphine. Quelques gens des écuries le reconnurent pour tel. L’Empereur le questionna sur l’esprit public de la capitale, sur ce que l’on disait de lui, Napoléon, sur les Bourbons, etc., etc. Sa Majesté parut assez satisfaite de ce que lui répondit ce courrier ; elle le congédia, en lui disant de continuer sa route. Il allait à Monaco.

Il était déjà tard lorsque l’Empereur, sentant le besoin de se reposer, s’enveloppa le corps d’un couvre-pied, d’un tricot de laine très léger, s’assit dans son fauteuil pliant, les jambes allongées sur une chaise, et, couvert de son manteau, il chercha à dormir quelques heures. Jusqu’au moment fixé pour le départ, il resta dans la même position.

Sur les une heure après minuit, tout le monde se mit en mouvement. Peu après on leva le camp, et, à deux heures, la troupe était en marche. Les quelques hommes de la cavalerie montée escortaient l’Empereur ; les autres, qui étaient à pied, portaient sur leurs des leurs selles, leurs porte-manteaux et leurs armes. C’était un bagage fort incommode et très embarrassant. Notre direction fut Grasse.

Chemin faisant, la tête de colonne rencontra le Prince de Monaco. Le Prince, informé de la présence de l’Empereur, descendit de voiture et vint le saluer. Ils allèrent ensemble prendre place à un feu de bivouac qui était à droite avant d’entrer dans le village, et à peu de distance de la route. Là, ils s’entretinrent assez longtemps. La conversation durait encore lorsque le groupe avec lequel je marchais allait entrer dans le village. Ce fut le premier village que nous rencontrâmes ; c’est probablement Cannes. Une demi-heure après, l’Empereur nous rejoignit et ne tarda pas à nous devancer.

Dans la matinée, d’assez bonne heure, nous arrivâmes à Grasse. Comme la plupart des personnes de la Maison, j’étais à pied. L’Empereur nous avait devancés de beaucoup. Nous apprîmes qu’il était parti pour aller plus loin. Avant de continuer notre route, mes com-pagnons et moi nous voulûmes réparer nos forces en prenant quelque nourriture. Nous entrâmes dans une auberge et nous nous finies servir de quoi faire un petit repas. Ayant à cœur de ne pas rester en arrière, nous expédiâmes le plus promptement possible ce qu’on nous donna à manger.

La population de la ville était sur pied ; elle ne nous parut ni hostile ni farouche. Sur une petite place où nous nous étions arrêtés un moment, il y avait une fontaine, sur laquelle était gravée une phrase à la louange des Bourbons, suivie de l’indispensable Vive le Roi ! Sur cette même place, j’ai vu nos deux canons et la voiture de l’Empereur. La route que nous devions parcourir n’étant pas, par endroits, praticable aux voitures et le pays étant très montagneux, on avait pris le sage parti de les laisser à Grasse plutôt que de s’en embarrasser, et on avait eu parfaitement raison, car ils eussent retardé notre marche sans nous rendre le moindre service.

Nous nous remîmes en marche. En sortant de la ville, nous eûmes à monter une haute montagne. Arrivés sur le plateau, nous vîmes à droite un cercle formé d’un assez grand nombre de gens, bourgeois et paysans, femmes et enfants, au milieu desquels étaient l’Empereur et son état-major. Sa Majesté causait et s’entretenait tour à tour avec la plupart de ceux qui faisaient partie de ce cercle. Malgré tous les frais qu’il faisait, tout ce monde restait à peu près froid. Probablement l’Empereur avait déjeuné dans ce lieu et tous ceux qui l’entouraient l’avaient accompagné depuis la ville.

Nous autres, nous ne restâmes pas là. Etant à pied, nous n’avions rien de mieux à faire que de gagner du terrain et d’arriver le plus tôt possible à la couchée. Nous continuâmes donc à marcher avec plus d’ardeur.

Il n’y avait guère que l’avant-garde qui marchât avec quelque ordre. Le corps de la petite armée était éparpillé sur la route, formant une quantité de petits pelotons plus ou moins faibles. Beaucoup de soldats cheminaient isolément ; il semblait qu’on fût chez soi, et que, pour cette raison, on n’avait rien à craindre ; cependant on était en Provence, mais les malintentionnés, surpris, n’avaient pas le temps de prendre leurs mesures.

La couchée était où s’arrêtait la tête de la colonne. Le 2, on coucha à Séranon ; le 3, à Barrème ; le 4, à Digne ; le 5 à Gap. Pendant ces quatre jours, nous eûmes beaucoup de peine : nous n’étions pas faits à la fatigue. Les deux premières journées nous coûtèrent le plus : à tout moment, c’étaient des montagnes dont il fallait atteindre la cime, ou des défilés assez étroits qu’il fallait passer ; tantôt de la neige, tantôt de la boue nous empêchait d’accélérer le pas au-tant que nous l’aurions voulu. Je me rappelle que, dans un défilé des plus étroits et des plus mauvais, il y eut un mulet qui roula dans un précipice. Malgré la fatigue de longues journées de marche, je ne pense pas que personne soit resté en arrière. On partait le matin avant le jour et il était toujours fort tard lorsqu’on arrivait au gîte. Une fois à Gap, nous voyageâmes avec plus de facilité. A chaque ville, bourg, ou village, par lesquels nous passions, on achetait tous les chevaux en état de porter un homme, et c’est ainsi que l’on monta les Polonais, beaucoup d’officiers, et toutes les personnes de la Maison ; on eut aussi quelques autres moyens de transport pour les soldats fatigués et le petit bagage que l’on avait avec soi : nous tous de la Maison, nous avions laissé à Porto-Ferrajo tous nos effets, nous n’avions emporté que ce qui était indispensablement nécessaire pour le voyage. Ce fut à Gap que fut imprimée la première proclamation de l’Empereur ; ce fut là aussi que nous vîmes un peu plus d’empressement de la part de la population et que quelques militaires, retirés dans leurs foyers, vinrent augmenter quelque peu notre petite armée. C’était toujours quelque chose. A mesure que nous avancions, le moment décisif approchait.

Lors du débarquement, on n’avait point d’aigle ; ce n’avait été que le deuxième ou troisième jour qu’on en avait eu un : il était en bois doré ; il provenait, il est à croire, de quelque flèche de lit ou de quelque tringle de fenêtre. On l’avait mis au bout d’un bâton et avec des morceaux d’étoffe des trois couleurs, qu’on y avait cloués, on en avait fait un drapeau.

Le 6, on coucha à Corps, et ce fut le 7 que nous commençâmes à voir clair dans nos af-faires. Jusque-là nous avions voyagé, on peut dire, comme des aventuriers. Le 6, le général Cambronne avec son avant-garde avait poussé jusqu’à La Mure et y avait couché ; il avait rencontré l’avant-garde envoyée de Grenoble pour arrêter la marche de l’Empereur. Le général avait cherché à parlementer, mais réponse lui avait été faite qu’il y avait défense de communiquer. Le lendemain, 7, cette avant-garde opposée, qui avait rétrogradé de quelques lieues, nous ayant laissé le champ libre, le général Cambronne put se porter en avant. L’Empereur, instruit de ce qui s’était passé, réunit tout son monde et on marcha dès lors avec ordre et prudence. Chemin faisant, on atteignit le général qui avait modéré sa marche au moyen de haltes fréquentes.

Au milieu du jour, nous aperçûmes l’avant-garde qui nous était opposée. L’Empereur fit approcher le plus près possible sa Garde, qu’il mit en bataille, et sa petite cavalerie sur les ailes. Je ne me rappelle pas avoir vu le bataillon corse : je crois qu’il n’était pas encore arrivé. Quand la ligne fut formée, l’Empereur envoya seul en avant M. Roul, son premier officier d’ordonnance, pour faire savoir sa présence aux troupes qui étaient devant nous. On opposa à cet officier la défense qui avait été faite de communiquer. L’Empereur, voyant de l’incertitude, prit le parti d’ordonner à ses soldats de mettre l’arme sous le bras et de se porter en avant au pas de course, ce qui fut exécuté aussitôt. L’Empereur à cheval était à quelques pas devant sa garde qui en un moment joignit la troupe, qui avait l’arme au bras. Arrivé à deux ou trois toises, on fit halte. Le plus grand silence régnait dans les rangs de l’un et l’autre partis. L’Empereur, sans perdre de temps, harangue les soldats à la cocarde blanche, et, à peine a-t-il prononcé les derniers mots, que des cris de Vive l’Empereur ! se font entendre. Cette troupe était un bataillon du 5e de ligne. Au même moment, les soldats de la Garde se mêlent avec ceux de la ligne, on se donne des poignées de mains, on s’embrasse, et de nouveaux cris de Vive l’Empereur ! retentissent de toutes parts. Cette scène, ce spectacle produisit un tel effet qu’il n’y eut pas un seul soldat qui n’eût les larmes dans les yeux et l’enthousiasme dans le cœur. Je crois que l’Empereur descendit de cheval et embrassa le commandant du bataillon. Ce pauvre homme, étourdi de tout ce qu’il voyait autour de lui, put à peine articuler quelques mots. On m’a dit qu’il avait servi dans la Garde. La cocarde blanche fut arrachée des shakos et foulée aux pieds. Plusieurs des soldats qui venaient de passer du côté de l’Empereur, firent voir, en mettant la baguette dans le canon, que leurs armes n’étaient pas chargées : « Tenez, voyez ! » disaient-ils.

Cette première rencontre augmenta l’armée de l’Empereur. On se mit en marche. Le cortège se grossit à chaque pas des habitants des campagnes qui, de toutes parts, se rendaient sur la route. Entre Vizille et Grenoble, le colonel Labédoyère avec son régiment vint se ranger sous l’épée de l’Empereur, et, peu après, parut un groupe de militaires, escorté de beaucoup de monde ; au milieu d’eux, on aperçut un aigle planté au bout d’une perche ; il avait appartenu à un drapeau de régiment. Dès que le groupe se fut approché de l’Empereur, ils lui présentèrent l’enseigne qui avait été conservée, et des cris de Vive l’Empereur « sortirent en même temps de toutes les bouches. Paysans, soldats, bourgeois, femmes et enfants, tous marchaient pêle-mêle. La multitude était dans l’enivrement. Les rafraîchissements ne manquèrent pas le long de la route. C’était un triomphe sans exemple. Il était déjà tard lorsqu’on atteignit le faubourg de Grenoble.

L’Empereur, quoique fatigué, voulut compléter la journée par son entrée dans la ville. Il faisait très sombre, la foule était amoncelée autour de lui. Le général Marchand, qui commandait la place, informé de tout ce qui s’était passé, avait fait rentrer ses troupes dans la ville, dont il avait fait fermer les portes. Les soldats du dedans parlaient à ceux du dehors, leur disant qu’il n’y avait rien à craindre ; on leur disait qu’ils ouvrissent les portes. Il y avait échange de plaisanteries. On était dans une complète obscurité. Si quelques habitants de l’endroit où nous étions montraient de la lumière, aussitôt plusieurs voix se faisaient entendre en criant : « Eteignez les lumières ! » Tandis que les soldats continuaient à échanger quelques propos plaisants, le groupe où était l’Empereur était silencieux et attendait avec anxiété la fin de la scène. Malgré les bonnes dispositions que manifestaient ceux qui étaient dans les fortifications, les portes restaient fermées, ce dont on était étonné. Des cris de Vive l’Empereur ! étaient répétés de temps à autre. Enfin plusieurs voix s’écrièrent : « Brisez les portes ! » « Oui ! oui ! des des haches ! des haches ! » répondirent beaucoup d’autres. Peu après retentirent aux oreilles les coups redoublés de ces instruments et, en quelques moments, la porte fut brisée et enfoncée. Aussitôt la masse compacte de la population qui nous environnait se précipita dans la ville aux cris mille fois répétés de Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! L’Empereur et ceux qui étaient auprès de lui, entraînés par le flot, se trouvèrent avoir passé la porte sans s’en apercevoir. Le 4e de hussards, qui était dans la rue aboutissant à la porte, servit d’escorte à l’Empereur et l’accompagna jusqu’à l’auberge où Sa Majesté descendit de cheval. La rue ou les rues par lesquelles nous venions de passer étaient si étroites relativement à la multitude qui se pressait, qu’on n’avait pu marcher que très lentement. Ceux qui étaient à cheval avaient eu les genoux si comprimés par la foule, que c’avait été une souffrance à supporter jusqu’à ce que l’on eût mis pied à terre. Ce ne fut pas sans peine que l’Empereur put descendre de che-val et put monter l’escalier qui menait à l’appartement qui lui était destiné. Il s’y trouva porté. Lorsqu’il parvint au salon, il n’en pouvait plus : il avait été presque étouffé. Je ne sais pas comment l’escalier et la rampe ont pu résister au poids considérable et à la presse qu’ils eurent à supporter pendant quelques moments. Quelle journée ! quelle journée extraordinaire ! Il était à peu près dix heures, à ce que je puis me rappeler.

Quand l’Empereur eut reçu différents personnages, tant civils que militaires, et qu’il eut diné, tout rentra dans l’ordre et le calme ; et de la multitude qui l’avait accompagné, il ne resta que quelques individus qui stationnèrent une partie de la nuit devant l’auberge.

Nous apprîmes que le général Marchand, se voyant dans l’impossibilité de résister à l’Empereur, avait pris le sage parti de s’en aller plutôt que de violer le serment qu’il avait prêté aux Bourbons. Il avait, dit-on, demandé en grâce qu’on n’ouvrit pas les portes avant qu’il ne fût sorti de la ville.

Le lendemain, l’Empereur fit séjour. D’une part sa Garde avait besoin de repos, et de l’autre il avait les autorités à recevoir, et à passer en revue les cinq à six mille hommes qui composaient la garnison. De bonne heure toute la popu-lation fut sur pied, les couleurs nationales flottèrent de tous côtés et tout ce qui était militaire ou agent du Gouvernement porta la cocarde tricolore.

La revue que passa l’Empereur fut très longue. N’étant pas de service ce jour-là pour le dehors, je ne sais ce qui s’y est dit ni ce qui s’y est fait. Après la revue, plusieurs corps se mirent en marche pour Lyon.

Je me rappelle que, dans la journée du 8, l’Empereur reçut la visite de son ancien professeur de mathématiques. C’est moi qui l’annonçai. C’était un homme grand et maigre, portant perruque. Il paraissait avoir soixante-dix ou douze ans, mais droit encore. Il était vêtu très modestement. Dès que l’Empereur sut la visite de cette personne, il alla à sa rencontre et tous deux, se prenant à bras le corps, s’embrassèrent avec effusion, se disant tout ce qu’une ancienne et affectueuse amitié peut suggérer. La porte ayant été refermée, je ne pus entendre la conversation des deux amis. Longtemps il restèrent ensemble. L’émotion qu’avait ressentie le vieux professeur avait été si profonde durant l’entretien, qu’en sortant, il avait la figure toute rayonnante de joie et des larmes dans les yeux. C’est une de ces cir-constances où j’ai vu combien l’Empereur était sensible. L’entrevue eut lieu dans la chambre à coucher.

Le 9, dans la journée, même un peu tard, l’Empereur se mit de nouveau en route, accompagné de la troupe qui devait lui servir d’escorte et d’une bonne partie de la population, qui ne cessait de faire retentir les airs de : « Vive l’Empereur ! A bas les Bourbons ! A bas les prêtres ! » Les habitants de la ville ayant fait la conduite jusqu’à une certaine distance furent remplacés successivement par ceux des campagnes qui s’étaient rendus sur la route et qui à leur tour firent la conduite en chantant des chansons ap-propriées à la circonstance, et qu’ils entremêlaient de cris de : « Vive l’Empereur ! A bas les Bourbons ! » etc. Il en fut ainsi jusqu’à Bourgoing, où l’Empereur arriva à la nuit et où il coucha. Je me rappelle que les paysans avaient allumé des feux de distance en distance pour éclairer la route.

L’Empereur avait fait en voiture le trajet de Grenoble à Bourgoing, ayant avec lui le Grand-Maréchal. Je ne sais s’il avait fait acheter cette voiture ou si on la lui avait prêtée, mais je sais qu’il s’en est servi jusqu’à Paris. Elle lui était d’autant plus nécessaire, qu’il avait besoin de se reposer et de se guérir d’un rhume qu’il avait attrapé le premier ou second jour après le débarquement, dont il lui restait encore un fort enrouement et même une presque extinction de voix. Dans les circonstances où il se trouvait, il avait besoin de la parole, pour répondre aux autorités de tous les endroits par lesquels il passait, et haranguer les troupes qui venaient se donner à lui. Heureusement le rhume et l’enrouement s’amoindrirent peu à peu.

Noverraz étant de service le jour de l’entrée à Lyon, je n’ai pu voir comment les choses se sont passées. Ce n’est qu’assez tard que je suis arrivé dans cette ville. Je me rappelle que, pendant la nuit, il y avait une multitude de gens qui avaient stationné devant le palais de l’archevêché où était logé l’Empereur, et qui, de moment en moment, criaient : « Vive l’Empereur ! »

Le 11 et le 12, il y eut séjour. Ces deux journées furent employées à recevoir les autorités, les différentes députations et à passer des revues, sans compter le travail de cabinet pour l’expédition des ordres. Quelles jouissances dut éprouver l’Empereur ! Partout, ce n’était qu’acclamations, que manifestations en sa faveur. Les populations étaient heureuses de le revoir. J’ai appris que dans une soirée on avait cassé les carreaux des fenêtres de certains hauts personnages royalistes. Beaucoup de troupes reçurent l’ordre de filer sur Paris.

Ce fut à Lyon que, pour la première fois, je vis le général Brayer. Il dina avec l’Empereur. Il y avait le même jour à table un autre général et un ordonnateur en chef du nom de Marchand.

Le 13, l’Empereur alla coucher à Mâcon, où il arriva à la nuit fermée. A chaque moment, il y avait des pelotons de soldats à pied ou à cheval, commandés par des sous-officiers, qui venaient offrir leurs services et se joindre à l’armée, et, plus on avançait, plus l’escorte de l’Empereur devenait considérable. C’étaient des officiers, des soldats de toutes les armes, qui avaient abandonné leurs corps pour avoir le bonheur d’être avec leur père et le suivre dans sa marche triomphale. Dans un endroit que je ne me rappelle pas, un sapeur de dragons, à la barbe longue et touffue, arriva près de l’Empereur, l’enlaça de ses bras nerveux et l’embrassa à plusieurs reprises. Cet homme, pendant tout le voyage, n’a cessé de faire partie de la suite de l’Empereur ; il était remarquable par son grand bonnet à poil et sa barbe. Parmi ceux qui faisaient partie de l’escorte, il y avait deux ou trois officiers de mamelucks.

Le 14, l’Empereur coucha à Chalon. C’est dans cette ville que j’ai vu pour la première fois M. Fleury de Chaboulon. Toujours le même accueil, le même empressement de la part des populations.

Le 15, il entra à Autun. Il reçut un peu rudement le maire et le Conseil municipal de cette ville. L’Empereur ayant appris que ces Messieurs se laissaient diriger par les nobles et les prêtres, dont ils suivaient toutes les impulsions, leur dit entre autres choses : que leurs fonctions, dans toute circonstance, étaient de maintenir l’ordre, la tranquillité et la paix, et non d’obéir aux nobles et aux prêtres qui cherchaient à mettre le trouble dans les esprits, à fomenter la discorde et à exciter au désordre. « Je viens reprendre mon trône, continua-t-il ; eh ! est-ce vous qui pouvez vous y opposer ? Pourriez-vous résister un instant à ces masses immenses qui m’accompagnent et même à tous ceux qui m’accueillent dans cette ville ? etc. » Le maire et quelques membres du Conseil cherchèrent à placer quelques mots pour se justifier ; mais leurs paroles se trouvèrent comme perdues parmi les expressions véhémentes qui, sortant comme un torrent de la bouche de l’Empereur, ne leur permettaient pas la réplique. Le sermon fini, plusieurs crièrent : « Vive l’Empereur ! » L’Empereur, en les saluant, leur dit encore quelques mots, mais avec un peu plus de douceur, comme pour atténuer un peu l’âpreté du langage qu’il leur avait tenu. Comme partout, les abords de la maison étaient occupés par la foule, d’où partaient des : « Vive l’Empereur ! A bas les Bourbons ! A bas la calotte ! »

Le 16, l’Empereur coucha à Avallon et, le 17, à Auxerre. Dans cette ville-ci, il fut logé à l’hôtel de la préfecture. Toujours de l’enthousiasme, des acclamations. De temps à autre, des détachements de cuirassiers, de chasseurs, de dragons, étaient venus et venaient grossir l’armée.

A Auxerre, il y eut une scène semblable à celle qui avait eu lieu à Autun ; mais ce fut avec le clergé, composé d’un certain nombre de prêtres, parmi lesquels étaient un ou deux curés. On avait rapporté à l’Empereur que, dans leurs prédications, ces messieurs les ecclésiastiques mêlaient de la politique ayant trait aux événements du moment. Dès qu’ils avaient appris son débarquement, ils n’avaient pas manqué de parler de lui d’une manière assez peu révérencieuse : « De quoi vous mêlez-vous, je vous prie ? leur dit-il, après leur avoir fait connaître qu’il était informé de la conduite peu chrétienne et peu bienveillante qu’ils avaient tenue à son égard. Qu’avez-vous besoin de vous mêler de politique ? Prêchez la paix, la concorde ; renfermez-vous dans la morale de l’Evangile. Le spirituel doit être le seul objet, le seul texte de vos prédications. Bien loin de là, c’est toujours le temporel qui vous occupe. Pourquoi ces déclamations furibondes que vous jetez du haut de la chaire, d’où il ne devrait tomber que des paroles de douceur, de charité, de paix, de conciliation, d’équité et de soumission aux lois, etc. ? » Les expressions ne manquèrent pas à l’Empereur pour leur faire sentir son profond mécontentement.

Ce fut à Auxerre que le général Braver, qui dînait avec l’Empereur, fit la proposition de descendre à Paris avec quelques centaines d’hommes et de surprendre les Bourbons dans leur lit. Cette proposition ne fut pas agréée. Effectivement, qu’est-ce que l’Empereur eût fait de ces princes ? Il en aurait été embarrassé ; il aimait beaucoup mieux leur laisser la porte ouverte. Qu’avait-il à craindre d’eux ?

Pour faciliter la marche du soldat et le reposer, on réunit un certain nombre de bateaux sur lesquels on fit embarquer une partie de l’infanterie. C’était un enthousiasme, une joie générale. Il semblait que les soldats allassent à une grande fête à laquelle ils étaient conviés ; des chants, des acclamations, des : « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! A bas ceci ! A bas cela ! » retentissaient sur les bateaux et sur les rives de l’Yonne, le long desquelles se précipitaient les populations qui, à leur tour, ne restaient pas muettes à toutes ces manifestations. Le délire était dans toutes les têtes. L’étincelle électrique s’était communiquée à tous. On ne pourra lire dans les temps à venir le récit de ce merveilleux voyage, sans éprouver les mêmes émotions qu’éprouvèrent ceux qui en furent les témoins. On sait le malheur qui arriva à Pont-sur-Yonne, où un des bateaux heurta contre une des piles du pont Pauvres gens ! pauvres soldats ! leur joie, leur bonheur, leur enthousiasme, tout s’anéantit dans les flots de l’Yonne. L’Empereur fut profondément affligé d’un événement aussi triste, qui ôtait la vie à tant de braves.

Dans la matinée du 18, l’Empereur reçut le maréchal Ney. C’est par l’intérieur que passa le maréchal. Il resta quelques instants dans la pièce voisine de la chambre à coucher. Ses yeux étaient pleins de larmes. On a dit qu’il avait eu quelque peine à se décider à venir voir l’Empereur. Il était seul. L’Empereur ne le fit pas longtemps attendre. Je crois que ce fut le Grand-Maréchal qui l’introduisit dans la chambre à coucher. La porte ayant été refermée immédiatement, je ne pus voir de quelle façon eut lieu la réception, ni ne pus entendre l’entretien, auquel personne que je sache n’assista, si ce ne fut le Grand-Maréchal.

Je crois que l’Empereur partit tard d’Auxerre, et je ne sais où il coucha dans la nuit du 18 au 19, ni même s’il coucha quelque part, excepté dans sa voiture ; mais ce que je me rappelle, c’est que, dans la nuit du 19 au 20, il arriva à Moret ; il était peut-être dix heures, onze heures, peut-être minuit. L’Empereur s’installa dans une auberge, pour attendre le résultat des reconnaissances qui avaient été poussées dans la forêt. Il était environ une heure et demie ou deux heures du matin, lorsqu’il apprit que la route était libre. On se mit en marche pour Fontainebleau, où l’on arriva vers les quatre heures. Sur les côtés de la route, à travers l’obscurité, on voyait les grenadiers et chasseurs de la Garde qui hâtaient le pas en courant comme des hommes fatigués : on aurait dit des ombres. S’ils n’arrivèrent pas au château en même temps que l’Empereur, ils y furent rendus un quart d’heure après. L’Empereur entra par la cour du Cheval-Blanc et se rendit dans ses appartements où il prit quelques instants de repos ; après quoi, pour se rafraîchir, il fit sa toilette. Quoiqu’il eût voyagé en grande partie en voiture depuis Grenoble, il paraissait fatigué. On pouvait l’être à moins.

Vers les six heures, des régiments de lanciers, de chasseurs ou de hussards vinrent se ranger dans la cour du Cheval-Blanc. Chaque régiment était peu nombreux, mais l’organisation en était agréable à l’œil. Ils étaient habillés de neuf et chaque compagnie avait des chevaux d’une même robe. Je pense que c’était dans la nuit que ces corps s’étaient donnés à l’Empereur. L’Empereur descendit dans la cour, et à son aspect les cris de : « Vive l’Empereur ! » partirent de tous les rangs. La revue fut longue. Dès que les troupes eurent défilé devant lui, il donna l’ordre que ces régiments fussent dirigés sur Paris.

L’Empereur remonta dans ses appartements et déjeuna. Entre onze heures et midi, il donna l’ordre du départ. Grenadiers et chasseurs de la Garde, quoique bien fatigués, remirent avec joie le sac au dos : c’était la dernière journée qu’ils avaient à faire. Quand tout fut prêt, l’Empereur monta en voiture avec le Grand-Maréchal. Depuis Grenoble, c’étaient des chevaux de poste qui avaient fait le service, et ils continuèrent à le faire jusqu’à Paris. Une partie de la cavalerie, qui avait été passée en revue dans la matinée, servit d’escorte. Toute l’armée précédait ou suivait le cortège de l’Empereur. On allait au pas ou au petit trot, afin que tout le monde put suivre. La cavalerie d’escorte marchait un à un en bordant les deux côtés de la route ; une multitude d’habitants des villages accompagnaient l’Empereur, soit en dedans, soit en dehors de la haie des cavaliers. A chaque instant arrivaient des officiers supérieurs et beaucoup d’autres personnages qui venaient saluer l’Empereur et augmenter son état-major, le-quel était déjà très considérable. A Essonnes, nous trouvâmes des voitures attelées de six et huit chevaux des écuries du roi Louis XVIII, conduites par des cochers, postillons, piqueurs, habillés en bourgeois, qui tous avaient fait partie de la Maison de l’Empereur.

Ce que nous avions vu jusqu’alors n’avait rien de comparable au spectacle qui s’offrit à nos yeux lorsque l’Empereur arriva à Essonnes : ce n’étaient qu’équipages, chevaux de selle, des officiers de tout grade, de tout âge, des paysans, des bourgeois, des femmes, des enfants, des soldats de tous les corps, de toutes les armes ; c’était en un mot un rendez-vous immense où tout se trouvait pêle-mêle. Jamais on ne put voir une plus grande variété et toute cette multitude, rayonnante de joie, de bonheur et d’enthousiasme, faisait retentir les airs de ces cris prolongés de « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! »

Tous les plus grands personnages, tant civils que militaires, vinrent saluer l’Empereur, qui les accueillit de la manière la plus affectueuse. Le duc de Vicence, mon cher protecteur, lui aussi se trouva là ; Sa Majesté le fit monter dans la voiture.

On demanda à l’Empereur s’il voulait monter dans la voiture qu’on lui avait destinée ; mais il refusa, préférant rester dans celle où il était. Quatre nouveaux chevaux de poste y furent attelés.

On se mit en marche. Chemin faisant, malgré le brouhaha qui existait autour de moi, j’entendis l’Empereur faire mon éloge au Grand-Ecuyer, et je fus même assez longtemps l’objet de la conversation. Dans cette circonstance, ma petite vanité en éprouva la plus vive satisfaction et quelques coups d’œil du duc, que je saisis en me retournant de temps à autre, me firent comprendre tout le plaisir que lui-même en ressentait.

Enfin on arriva à la barrière de Villejuif, on suivit le boulevard et on atteignit les Inva-lides ; on passa le pont Louis XVI et on entra dans la cour des Tuileries par le guichet du Pont-Royal. Un immense con-cours de monde, qui s’était accru à chaque pas, avait précédé ou suivi le cortège depuis la barrière ; une partie de la population des quartiers avoisinant le boulevard s’était portée sur le passage de l’Empereur et avait encombré toutes les issues. Jusqu’au guichet, l’espace étant large, nous avons marché librement ; mais, une fois dans la cour, il ne nous fut plus possible d’avancer. Toute la partie du côté du pavillon de Flore, près duquel est l’entrée ordinaire du palais, était remplie d’une masse si compacte de généraux, d’officiers, de gardes-nationaux et d’une grande quantité de personnes de distinction, qu’il me fut impossible de faire avancer la voiture jusqu’au perron. L’Empereur, voyant qu’il ne pouvait aller plus loin, descendit au milieu de la foule immense qui se pressait autour de lui et, dès qu’il eut mis pied à terre, on s’empara de lui et on le porta, pour ainsi dire, jusque dans ses appartements, sans que ses pieds pussent toucher les degrés de l’escalier. Il était neuf heures environ.

L’Empereur hors de sa voiture, je la remis en mains sûres et je cherchai a suivre Sa Majesté ; mais je dus y renoncer ; il n’y avait pas moyen de se faire passage. Sans perdre de temps, je montai l’escalier du pavillon de Flore et j’arrivai plus facilement au salon des petits officiers et pénétrai ensuite dans celui des grands officiers où l’Empereur était à table avec quelques personnes, parmi lesquelles étaient le Grand-Maréchal, le duc de Vicence, peut-être le général Drouot. Autour se tenaient debout des chambellans, des écuyers, des généraux, des colonels et beaucoup d’autres personnes, tant du civil que du militaire.

Le diner était servi comme si l’Empereur n’avait pas quitté les Tuileries. Aucune des personnes de service ne manquait : le contrôleur, M. Colin, le maître d’hôtel, Dunan, le tranchant, l’officier, les huissiers, les valets de chambre d’appartement, les valets de pied, tous étaient à leur poste ; toute la différence c’est que la plupart étaient en habit bourgeois.

Pendant son repas, l’Empereur s’entretint avec les uns et les autres de ceux qui l’entouraient, et souvent parlant à tous et racontant ce qui s’était passé dans son voyage depuis l’Ile d’Elbe, etc. Le diner terminé, il se leva de table, salua tous les assistants et passa dans le salon, accompagné du Grand-Maréchal, du Grand-Ecuyer, et de quelques autres personnes intimes. Peu après, la foule qui avait encombré les salons, l’escalier, s’étant dissipée, le calme régna dans l’intérieur du palais comme par le passé

Je ne dirai pas l’accueil que l’Empereur reçut à Paris de la part de la population. Il fut le même qu’à Grenoble, Lyon, et dans toutes les villes et villages par lesquels il avait passé. L’histoire des temps anciens et des temps modernes n’offre rien de si extraordinaire, de si merveilleux, que les événements qui venaient de se dérouler dans un espace de temps si peu considérable ; c’était une des admirables parties du grand règne de Napoléon.


SAINT-DENIS.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.