VARIÉTÉS.




SOUVENIRS DU BRÉSIL.




SIÉGE DE SAN-SALVADOR.


L’étendard portugais flottait encore sur les murs de San-Salvador. En regardant cette bannière si connue de la victoire, mon ame ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse. Je réfléchissais sur l’instabilité de toutes les grandeurs humaines, et je cherchais à prévoir, avec un sentiment d’amertume et d’anxiété, le moment où peut-être des revers semblables viendraient arrêter le cours des hautes destinées de ma patrie. Qu’il était changé l’aspect de cette baie magnifique ! La nature brillait encore, au milieu des horreurs de la guerre, de la vivacité des couleurs qui n’appartiennent qu’aux régions des tropiques ; mais les nombreux vaisseaux qui voguaient autrefois sur les eaux profondes du golfe, la multitude de barques qui, par leur blancheur éclatante, embellissaient sa vaste étendue, et portaient dans l’intérieur les fruits de la civilisation européenne, tout avait disparu. Lors qu’on abordait au rivage, la scène devenait plus sombre. Les quais, où régnait naguère tant de mouvement et d’activité, où retentissaient les cris sauvages et discordans de la population nègre, n’étaient plus qu’une solitude immense et silencieuse. La partie inférieure de la ville semblait presque déserte ; sur la place de l’Opéra, je rencontrai un groupe d’officiers, leur visage portait l’empreinte du découragement ; ils se répandaient en plaintes amères contre le gouverneur, qui, par son indolence, avait laissé échapper sans retour l’occasion d’agir.

Les détails du siége de San-Salvador n’offrent rien d’intéressant, même pour les militaires. On voyait des deux côtés une patience à toute épreuve contre les maux et les privations de la guerre, plutôt qu’une lutte opiniâtre et sanglante. La ville, bien fortifiée par la nature et par l’art, et que défendait une garnison nombreuse, composée de vétérans, regardait d’un œil de mépris toute tentative que les soldats grossiers et indisciplinés du Brazil pourraient faire pour l’enlever d’assaut. Dès l’origine, le général royaliste aurait pu tout chasser devant lui, s’il se fût avancé hardiment dans l’intérieur, où ne se trouvait aucune force capable de lui résister. Alors il eût frappé de terreur les ennemis de la cause royale, mis un terme aux incertitudes de ceux qui attendaient l’événement pour se décider, et ce qui eût été plus important encore, il eût fourni à ses nombreux partisans l’occasion de se déclarer en sa faveur. S’il avait adopté une marche plus ferme il eût arrêté, pour quelques années, celle de l’indépendance ; mais il resta inactif derrière les murs de la ville, et laissa la famine, les maladies, et tout ce qui détruit le moral d’une armée, exercer librement leurs ravages. La conduite du commandant de la flotte était encore plus inexplicable. Il se trouvait infiniment plus fort que lord Cochrane, et cependant, chose inouie ! il laissait Sa Seigneurie maintenir avec deux vaisseaux un blocus rigoureux. Si une sortie énergique eût été convenablement dirigée, elle eût non-seulement détruit la flotte brazilienne, mais bloqué sans obstacle le port de Rio-Janeiro ; et cependant ces vaisseaux portugais restèrent à l’ancre dans la baie. Triste exemple de faiblesse, si ce n’est de trahison.

Lord Cochrane au contraire, déployant la plus grande activité, essaya de détruire, dans une attaque nocturne, la flotte royaliste. Sir Thomas Hardy, commandant l’escadre anglaise en station dans ces parages, avait averti l’amiral portugais de se tenir en garde contre la tactique audacieuse de son adversaire, et lui avait indiqué combien il la redoutait lui-même, en se portant avec ses vaisseaux à une distance de six ou sept milles, pour être hors de la portée du canon, en cas d’attaque. Ce qu’il avait prévu arriva quelques nuits après : profitant d’une obscurité profonde, lord Cochrane s’engagea seul avec son propre vaisseau, le Pédro, au milieu de vingt-trois vaisseaux de guerre, protégés par des forts et des batteries ; il était au moment d’aborder le vaisseau amiral, dont la prise eût décidé du sort du reste de la flotte, lorsque le vent tourna subitement, et sauva l’escadre royaliste.

La misère des habitans était au comble ; on cédait des esclaves d’une grande valeur pour les sommes les plus modiques, parce qu’on était hors d’état de les nourrir ; les alimens les plus grossiers étaient vendus au poids de l’or. Dans ces tristes conjonctures, le gouverneur prit le seul parti qui lui restait ; il était rigoureux, mais la nécessité le justifiait : ce fut d’envoyer à l’ennemi toutes ses bouches inutiles. On accorda un délai de trois jours pendant lesquels près de six mille vieillards, femmes et enfans, quittèrent San-Salvador. La pluie, qui tombait par torrens, aggravait cette scène d’horreur, et le plus grand nombre de ceux qui sortirent de la ville, les femmes surtout, élevées dans l’indolence voluptueuse du climat des tropiques, n’échappèrent aux horreurs de la guerre, que pour devenir la proie d’une fièvre dévorante, occasionnée par la fatigue et l’intempérie de l’air.

Ce fut le 15 ou le 16 mai que les Braziliens, fatigués de leur système de temporisation, ou encouragés par ceux qui avaient abandonné la ville, résolurent de faire une tentative énergique. Nous les vîmes de bonne heure, très distinctement, se ranger en ordre sur la lisière du bois où ils étaient campés. À environ 600 yards des lignes, ils se déployèrent, et se formant rapidement en ordre de bataille, marchèrent avec intrépidité. Ce fut un beau moment pour les troupes européennes ; pendant dix mois entiers, on les avait tenues derrière les murs de la forteresse, constamment harcelées par l’ennemi. Elles voyaient alors les Braziliens à leur portée, et dans leurs transports, elles firent entendre les cris d’une cruelle joie. Un terrible feu de mitraille et de mousqueterie arrêta les Braziliens dans leur marche. Une seconde décharge porta la mort dans leurs rangs, et la baïonnette fit le reste : en un clin d’œil, ils furent culbutés et repoussés jusqu’à leur camp. Aucun n’osa depuis croiser la baïonnette contre un soldat royaliste : ce fut le dernier effort.

Voyant qu’il n’avait plus de provisions que pour 60 jours, le gouverneur convoqua un conseil de guerre, dans lequel on résolut d’évacuer la place, et de partir pour l’Europe ; les malades, les blessés, et les gros bagages furent embarqués. Dans la nuit du 1er juin, les troupes quittèrent leurs lignes, le lendemain elles étaient toutes à bord. L’évacuation ne fut marquée par aucun excès, et le plus grand honneur en rejaillira toujours sur les soldats portugais.

L’aurore du 20 juin parut couverte d’un voile funèbre ; toute la nature semblait plongée dans le deuil ; le soleil ne brillait point à l’Orient ; aucun souffle n’agitait le feuillage des arbres ; la vaste étendue de la baie était unie et silencieuse comme un lac ; le drapeau portugais qui, jusqu’au dernier moment, avait flotté sur le fort Do-Mar, ne se déployait plus à la brise matinale ; il tenait son mât étroitement embrassé, comme s’il eût senti que l’instant de leur séparation était arrivé ; on voyait les tristes adieux d’amis, la séparation déchirante des parens dont le cœur était brisé. Je ne pouvais m’empêcher de sympathiser avec ces hommes qui allaient quitter pour toujours des possessions dont ils jouissaient depuis long-temps, possessions dont la valeur était immense, et qui rappelaient tant d’idées d’honneur et de gloire nationale.

Vers onze heures, le vent commença à souffler, et le dernier vaisseau de l’escadre royaliste eut bientôt franchi le banc ; alors je sortis de la ville pour être témoin de l’entrée triomphale des Braziliens. Nous rencontrâmes leur avant-garde à un quart de lieue environ : je n’ai jamais vu une pareille troupe de misérables ; ils se précipitaient vers San-Salvador sans ordre ni discipline. À leur extérieur, je m’étais imaginé que leur entrée serait le signal d’excès révoltans ; mais il n’en fut pas ainsi.

Je passai ensuite quelques mois à Bahia. Pendant mon séjour dans cette ville, je fus témoin de scènes dans lesquelles on aurait eu peine à reconnaître les actes d’un chef qui se donne le titre de raisonnable. Je ne sais combien de temps j’y serais resté encore, si une fièvre opiniâtre ne m’avait forcé d’aller respirer l’air du pays natal…

Ce fut dans une belle soirée qu’après une absence de sept ans, je mis de nouveau le pied sur le sol anglais, à Douvres. Lorsque, penché sur la fenêtre de l’hôtel, je contemplai autour de moi tous les traits caractéristiques d’un gouvernement régulier et d’une civilisation avancée, lorsque je regardai les officiers de la garnison et les formes gracieuses des femmes de mon pays, qui, appuyées sur leurs bras, respiraient l’air du soir sur l’esplanade, je m’écriai involontairement avec le poète :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ![1]


  1. The new monthly Magazine.