Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre VI

Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 275-287).

CHAPITRE VI


Les salles de garde. — La wagneromanie.
Le concert Lamoureux.
Musique, mélaphysique et embryologie.
Le cours de Malhias Duval.



Les salles de garde des hôpitaux de Paris sont le lieu de réunion des internes et internes provisoires. Ils y prennent leurs repas en commun ; elles leur servent souvent de cabinets de travail et de bibliothèques. Par la qualité et les responsabilités de leurs commensaux, par les visiteurs qui les fréquentent, par le mélange de gravité et d’effervescence, les salles de garde sont à Paris des centres intellectuels. Leur influence n’est pas négligeable. Le grand public n’en connaît généralement que le côté tapageur et funambulesque, le côté « bal de l’internat ». Il y a autre chose. C’est là-dessus que je veux insister.

D’abord comme externe, puis comme interne provisoire, et surtout comme camarade d’un grand nombre d’internes titulaires, j’ai connu la plupart des salles de garde, de 1887 à 1892. J’y ai vu le déclin du matérialisme évolutionniste de la génération précédente et la naissance du culte de Wagner, de ce que j’appellerai la wagneromanie. Il est indubitable, en effet, que le spectacle quotidien de la maladie, de la douleur et de la mort pèse lourdement sur des imaginations jeunes et ardentes et leur fait chercher un dérivatif soit dans l’amour, soit dans la philosophie, soit dans la musique, soit, chose pire, dans les poisons euphoriques. De là, le grand nombre d’aventures sentimentales qui se nouent dans les chambres nues et les froids corridors des hôpitaux. De là, les débats singuliers, intellectuels ou sensuels, qui se livrent dans des natures rudes ou cultivées, toujours inquiètes, de la vingt-cinquième à la trentième années. Entre ceux de son âge, l’interne des hôpitaux est un être à part, mêlé plus tôt et plus profondément que les autres aux réalités les plus saignantes, généralement dévoué à ses malades jusqu’au sacrifice de soi-même, — les exemples en sont nombreux, — ouvert, par le contraste, aux problèmes généraux et aux tentations de toutes sortes.

Interne à l’hôpital des Enfants malades, Albarran, qui se fit depuis un beau renom de chirurgien, attrape le croup dans son service. C’est dimanche. Il est seul dans la vaste maison, avec deux Sœurs de charité et un infirmier. Il se fait apporter sa trousse, un miroir que tient l’infirmier, d’une main ferme s’ouvre la trachée, passe la canule, se panse et se tire d’affaire. Le lendemain il est debout, souriant à son chef, trouvant cela tout naturel. La pose est, en effet, bannie de ces milieux où l’on affronte couramment les pires contagions. Que de fois j’ai vu celui-ci ou celui-là, garçon bruyant, bambocheur, d’aspect léger, interrompre son repas, son café, sa partie de cartes, à l’idée subite que le 17 ou le 26 de la salle des hommes n’a pas sa potion, que le pansement du 8 de la salle des femmes a été mal fait. Un autre, célèbre pour ses fumisteries féroces, a passé deux nuits de suite auprès d’un cœur qui n’allait pas. On s’amuse à se jeter le fromage à la tête, mais l’un des partenaires arrête soudain cet exercice pour demander la formule d’un pansement ou un bon tuyau sur le traitement du pneumothorax accidentel. Comme dans les milieux où le risque est fréquent, l’entr’aide est ici non seulement courante, mais obligatoire.

— Qu’est-ce que tu fais, vieux ?

— Je vais au concert. Van Dyck chante. Ce sera épatant.

— Non, tu ne vas pas au concert. Tu ponctionnes une pleurésie avec moi.

— Soit, mais laisse-moi finir ma pipe.

Il n’est pas de meilleure école de l’altruisme et de la non-fainéantise. « Toujours sur le pont », c’est la devise de l’internat. Il faut avoir passé une nuit de garde dans un hôpital du centre, à l’Hôtel-Dieu ou à Beaujon, vu débarquer des civières chargées de blessés, de victimes des accidents les plus divers, pour savoir ce que valent une décision prompte, une bonne pince hémostatique et une poigne solide. Sans compter les tentatives de suicide et les accès de folie subite, les accouchements spontanés ou provoqués, et les simulateurs. En principe, l’interne doit tout savoir et ne jamais être pris de court. S’il y a de la casse, c’est sa faute. Mais la nécessité rend ingénieux.

De mon temps, et je n’imagine pas que les choses aient pu changer, la solidarité des étudiants vis-à-vis de l’administration était très grande et les maîtres prenaient toujours le parti de leurs élèves contre les tracasseries de l’Assistance publique. Cela faisait une atmosphère générale de camaraderie fort agréable. L’habitude était de se signaler mutuellement et crûment ses défauts, dès le début de l’année, afin de n’avoir plus à y revenir. Quand le copain sur la sellette faisait mine de se piquer ou de se fâcher, c’étaient alors des scies, des bateaux interminables. Ces traits, communs à bien des agglomérations de jeunes gens, étaient ennoblis ici, je le répète, par le constant voisinage du danger. Imaginez un carré d’officiers de marine que menacerait perpétuellement la tempête.

Je ne sais pourquoi les peintures de salles de garde qu’ont faites du dehors les romanciers, notamment Jules Claretie, sont en général falotes et illisibles. C’est encore dans Sœur Philomène, des Goncourt, qu’on trouve les notations les plus exactes, mais privées de l’ambiance semi-blagueuse, semi-héroïque qui donnent tant de saveur à ce milieu. Pourvu, juste ciel ! que, tenté par le sujet, un Edmond Rostand ou un autre faux fantaisiste, faux romanesque en vers ou en prose, et surtout en toc, ne vienne pas un jour galvauder, dans un Cyrano d’hôpital, ces mœurs originales et savoureuses § Je ne me méfie de rien autant que de l’attendrissement exalté des versificateurs lyrico-neurasthéniques. Les larmes fausses chassent les larmes vraies, aussi sûrement que la comédie de l’amour tue l’amour.

Comment la wagneromanie s’est-elle abattue sur les salles de garde, aux environs de 1887 ? D’abord, je suppose, par réaction. Ensuite, par le va-et-vient d’étudiants français qui allaient étudier l’embryologie chez Kölliker ou la clinique des maladies nerveuses chez Erb en Allemagne, et d’étudiants allemands qui venaient étudier la bactériologie à Paris. Enfin parce que la métaphysique allemande, fléau de ma génération, est l’introduction naturelle à la musique allemande et que Kant débouche sur Wagner. La troisième onde de l’imprégnation germanique, qui succéda chez nous à la défaite de 1870-71, aura été Frédéric Nietzsche. Mais la seconde appartient sans doute à son ami-ennemi, à Richard Wagner.

La réaction se fit, sur le nom du génie musical et dramatique de Bayreuth, contre le matérialisme évolutionniste devenu fort encombrant aux environs de 1885. Il suffit de consulter un index bibliographique de cette époque, — plate entre les plates, — pour constater qu’une même tendance, ni lamarckienne, ni même darwinienne, mais se parant indûment du nom de ces deux chercheurs, commanda alors tous les travaux scientifiques. Sous couleur de déduction, d’applications psychologiques ou sociales des phénomènes de la biologie, l’arbitraire le plus fantaisiste régnait dans la production intellectuelle. En Allemagne, l’effroyable abruti qui répond au nom d’Ernest Haeckel, — l’inventeur de la « gelée primordiale », de l’inexistant Bathybius, — en Angleterre, la petite classe de Spencer et de Huxley, en Italie, l’aliéniste maniaque César Lombroso, en Juiverie, le plagiaire de Morel de Rouen, l’effarant Max Nordau, en France un Letourneau, un Naquet, un Féré, un Hovelacque, un Topinard, un Debierre — et combien d’autres — ont encombré la librairie de produits falsifiés, niais et toxiques, sur lesquels planent une philosophie de bandagiste athée, une passion anticléricale sordide et puante. C’est la petite encyclopédie, comparable à celle qui désola l’esprit humain, vers la fin du XVIIIe siècle, et d’où semblait nous avoir tirés le génie des Cuvier, des Laënnec, des Claude Bernard et des Pasteur. C’est ainsi que, dans la période de dépression qui accompagne ou qui suit les grandes défaites militaires ou les grandes catastrophes civiles, les couches inférieures de l’esprit français, la lie de l’intelligence nationale remontent en général à la surface.

La mystique embrumée, incestueuse, le goût de genèse, les horizons ethniques, les sentiments excessifs et soudains, quasi miraculeux, qui caractérisent les drames de Wagner parurent à la fatigue de la jeunesse laborieuse française comme une promesse de délivrance. On sut gré à l’auteur de Tristan et Yseult de conférer l’amour à l’empoisonnement, de dépasser l’individu pour étudier et exprimer les grandes commandes héréditaires de la race. Ses nains, ses géants, son or volé, puis repris, son oiseau prophète, sa personnification du feu, du fer et du destin, ses envolées lyrico-sensuelles, tout cela fit à l’étudiant en médecine français l’effet d’une fenêtre ouverte sur l’air pur. Ceux qui osaient quelque restriction au nom de la mesure et de l’équilibre traditionnels nous apparaissaient comme des raseurs, des arriérés, des niais. Ce fut moins’par sa prodigieuse harmonie, si captivante pour la mélancolie comme pour l’aspiration héroïque, baume des grandes douleurs secrètes, que grâce à sa paramétaphysique, si l’on peut dire, que le maître de Wahnfried devint pour nous un dieu. J’en souris aujourd’hui, c’est bête comme chou d’avouer cela… mais nous admirions surtout ses livrets. Nous étudiions ses personnages les plus chimériques avec une ardeur insensée, comme si Wotan eût enfermé l’énigme du monde, comme si Hans Sachs eût été le révélateur de l’art libre, naturel et spontané. Il eût fallu entendre Maurice Nicolle critiquer de mémoire la conception siegfriedienne de l’effort et du désir, la « Sehnsucht » d’Yseult et ce « par pitié sachant », — durch Mitleid wissend, — de Parsifal pour savoir ce qu’était, il y a vingt-sept ans, le wagnérisme authentique et pur. Musicalement Nicolle se fiait à Gedalge qui, d’après lui, ne s’était jamais trompé sur la signification d’un leitmotiv. Lorsque Gedalge avait parlé, les autres n’avaient plus qu’à se taire. Mais, après un moment de silence, Nicolle plein d’enthousiasme s’écriait : « Quel type ! » et il ajoutait, comble de l’admiration : « C’en est dégoûtant ! » Ce dernier mot avait pris le sens de « sublime ».

On disait aussi : « C’est à crever. »

Maurice Nicolle, travailleur acharné, était de ceux qui allaient en Allemagne se perfectionner dans l’embryologie et la cuisine de laboratoire, de sorte qu’à ses yeux « le père Wagner » complétait « le père Kölliker ». D’une éloquence infinie, d’un entêtement sans bornes, saisissant avec une rapidité d’aigle rapace les relations entre les choses, il découvrait dans la Tétralogie des beautés imprévues, qu’il tirait de son propre fond. À côté de lui, Maurice de Fleury, séduisant, verbal, et mobile, le meilleur compagnon de la terre, transposait en formules esthétiques les formules scientifiques de son ami. Tantôt à la Maison Dubois, tantôt à Sainte-Périne, tantôt à Chardon-Lagache, ils invitaient aux repas modestes, mais abondants, de la salle de garde, les « types épatants » du dîner de la Banlieue.

Nicolle disait de ces agapes : « Au commencement, c’est comme dans les salons, on s’enkyste légèrement, mais ensuite on prolifère. » Cela signifiait qu’il faut un certain temps avant que la causerie devienne générale. Son frère, Charles Nicolle, — dont les travaux sont connus de l’univers entier, — Vaquez, le maître du cœur et des vaisseaux, de Grandmaison, pour qui les diathèses et les régimes n’ont point de secret, E. Vincent, Morax, Leredde, Meige, le grand Meunier, Camescasse, Paul Delbet, combien d’autres, fréquentaient avec plaisir les habitués du Grenier Goncourt ou des jeudis de Champrosay, leur apportaient ces documents humains, ces observations vécues, pathologiques et psychopathiques, dont les hommes de lettres étaient alors si friands. De longues amitiés datent de cette époque. Je citerai entre autres celle de Vaquez pour le malheureux et grand Carrière, qu’il assista dans sa terrible maladie, jusqu’au bout, avec un dévouement égal à sa science. En vérité, nous étions tous plus ou moins atteints de cette fièvre cérébrale, de cette encéphalite dont a parlé Renan. Elle nous précipitait à la fois dans tous les domaines de la curiosité d’esprit ; mais le suprême refuge, c’était Wagner.

Le dimanche, nous nous retrouvions tous au cirque des Champs-Elysées, sur les hauteurs du concert Lamoureux, du « père Lamoureux », distributeur de la manne sonore et céleste. Sitôt assis, le néophyte entrait en transe, prenait sa tête entre ses mains et ne répondait plus que par monosyllabes exclamatifs à ses voisins et copains. Les gens du bas, des fauteuils, les payant cher, étaient considérés par nous comme une tourbe ignorante et frivole, dont nous relevions les manquements au rite avec sévérité. Trop souvent une grosse dame, à la poitrine large comme une assiette à soupe, à l’abdomen proéminent, dérangeait tout un rang d’assistants pour gagner sa place, cependant que Charles Lamoureux, le bâton levé, les yeux étincelants sous ses lunettes, attendait que la gêneuse eût fini. Il fallait entendre les murmures, même quelquefois les invectives. « A-t-elle fini de pousser ses pseudopodes, celle-là ! » Ou bien le chef, tourné vers son orchestre, gourmandait un des exécutants, telle une grenouille irritée haranguant une cigale. Sapristi, si Maurice Nicolle apprend jamais que j’ai comparé feu Lamoureux à une grenouille ! Bien entendu, après l’exécution du morceau, Murmures de la forêt, Marche funèbre de Siegfried, Duo final de Tristan et Yseult, les par Bayreuth non sachant se tournaient vers le par Bayreuth sachant et le questionnaient du regard. Était-ce aussi bien ? Pas tout à fait, mais presque. Et d’applaudir…

Mon père, qui aimait tant la clarté, le soleil, était fou de la musique de Wagner. En revanche, il trouvait ses scénarios ennuyeux, languissants, trop « au-dessus du sol » et il ne se gênait pas pour le déclarer. Edmond de Goncourt mettait dans le même sac la musique et les drames wagnériens avec Beethoven par-dessus. Quand on lui en parlait, il agitait ses longues mains pâles en riant, avec un geste qui signifiait : « Combien, oh ! combien je m’en fiche ! » Drumont, qui depuis est venu à la Walkyrie et à Tristan et Yseult, leur préférait alors la véritable Manola, chantée par Pagans, ce qui était tout de même injuste. On disait : « Le père Daudet comprend, mais en artiste. Le père Goncourt et Drumont sont bouchés. » On se fichait de moi parce que j’essayais d’initier ces maîtres que j’admirais aux merveilles du « Fou pur » ou à l’énigmatique attraction de Siegmund et de Sieglinde : « Tu perds ton temps. Ils ont la formation second Empire… » Traduisez : « Ils en sont demeurés musicalement à l’opérette et à la chansonnette. Rien à faire. »

La formule pour Zola était péremptoire : « C’est un type qui habite un cæcum. Il ne sent que ce qu’il a sous le nez. » Les anatomistes comprendront et les autres devineront. Par mon cousin Louis Montégut, ami intime d’Edouard Risler, — qui s’est fait depuis une spécialité de Beethoven, mais qui est le démon de la musique incarné, — je bénéficiais souvent d’une soirée entière, consacrée au dépouillement d’une partition de Wagner. Je conviais mes camarades. Allongés sur des canapés, nous nous représentions à mesure les idéologies compliquées qui courent sous le déferlement des sons, comme les rêves sous le bruit des jours. Nous étanchions avidement cette soif d’infini dans le précis et le concret, qui assaille l’homme de vingt à trente ans, et qu’on nous avait détournés de satisfaire dans la religion catholique, dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin.

Nous nous arrachions aux étroites prisons de l’âpre anatomie, de la physiologie terre à terre, de la douloureuse clinique, à ces sèches analyses que n’agrandit la perspective d’aucune foi, ni même d’aucune doctrine. Le magicien de Bayreuth bénéficiait ainsi, par le contraste, de l’enseignement criticiste de Burdeau, de l’évolutionnisme républicain et de toute la sottise ambiante. Aux primaires de l’enseignement supérieur, aux pontifes sombres des librairies Alcan et Reinwald, aux Fouillée, aux Guyau, aux Durkheim et à toute la clique sorbonicole, Wagner devait les deux tiers de son prestige et de son empire sur nos âmes. Mais si férus que nous fussions de l’introspection et de l’analyse, nous n’analysions pas son pouvoir, perdus dans l’intime jouissance que nous procuraient ses conceptions. Cependant la lance d’Amforfas, je veux dire Joseph Bédier, mon ancien condisciple de Louis-le-Grand, révélateur de nos épopées nationales et qui les a remises à leur rang, bien en avant des Niebelung, grandissait déjà parmi nous. Mais nous ne nous fréquentions pas. En revanche, de loin en loin, on apercevait Georges Dumas et sa barbe, préludant à une puérile psychologie de laboratoire « avé la balance et le thermomètre», qui a donné depuis à ses adeptes de si jolies déceptions si méritées.

Quand Raoul Pugno, habitué des jeudis d’Alphonse Daudet, était annoncé, mes camarades accouraient en foule et composaient au merveilleux exécutant un auditoire quasi religieux. Bien qu’il jouât souvent de mémoire, il était considéré comme « sachant de quoi il s’agissait ». Au lieu que Massenet passait, malgré sa bonne volonté trépidante, pour saboter Wagner et le soumettre à sa sauce pommade, aux fantaisies de ses « doigts de coiffeur ». En revanche, il était constaté avec amertume que Pugno donnait dans le godant du « père Daudet » et ignorait le B, A, ba de la métaphysique légendaire wagnérienne. Ne se permit-il pas, un soir, tout comme Koundry la sorcière, de rire de la conception du fou pur, du « reine Thor ». Nicolle faillit en faire une maladie. Il répétait en avançant le maxillaire inférieur : « C’est lamentable qu’un type sérieux en arrive là ! »

De Sivry, beau-frère de Verlaine, qui avait le physique et L’odeur d’une cerise à l’eau-de-vie, nous charmait et nous désespérait à la fois par des salades de Wagner, où tous les thèmes étaient mélangés. Il avait composé lui-même, sur des poésies du pauvre Lélian, des mélodies hagardes, lunaires et retorses, qui remplissaient les intermèdes de ses pots-pourris sur Trislan et Parsifal. Il s’en trouvait de délicieuses, telle celle qui débute ainsi :

Dans le grand parc, solitaire et glacé.
Deux spectres ont tout à l’heure passé…

Il passait de là aux notes de Au clair de la lune, groupées en leitmotiv, puis à un trait de la biographie wagnérienne qu’il tenait de Villiers de l’Isle-Adam. Ensuite il lisait l’avenir d’après les lignes de la main et noyait, dans une demi-douzaine de petits verres d’eau-de-vie de prune, l’angoisse qu’il procurait à ses consultants. C’est ainsi qu’il m’annonça qu’à l’âge de trente ans, je serais fusillé au cours d’une émeute : « Allez, me dit-il, allez vendre du café en Amérique. Vous me remercierez de mon conseil. » Vers une heure du matin, alors que les invités prenaient congé, le tout petit homme à la tête ronde et aux yeux globuleux se remettait à chanter d’une voix blanche, haletante, fantômale, le deuxième acte de Tristan, et il semblait que les fées du Rhin et de Caréol accouraient à son secours, guidaient ses doigts menus sur le clavier. Il s’interrompait de temps en temps pour chevroter : « Catulle Mendès est un bien mauvais homme. On ne connaît pas la perfidie de Catulle Mendès. » Ces paroles mystérieuses paraissaient mêlées à la transe musicale, à l’« Yseult, Tristan s’exile… suivras-tu ton destin ? »

Car, en ce temps-là, feu Alfred Ernst n’avait pas encore imposé, aux traductions prétendues françaises des opéras de Wagner, son extravagant patagon. Les germanisants en étaient quittes pour fredonner en aparté le texte allemand.

La célèbre représentation, dite « du marmiton », de Lohengrin, à l’Eden-Théâtre, rue Boudreau, donna lieu à un déclassement d’opinions singulier. C’est ainsi que mon père, bien que très patriote, combattant de 70, y vint à mon bras pour applaudir Wagner, au nom de l’art musical intangible, alors que plusieurs de ses amis étaient dans la rue qui sifflaient. L’École de médecine occupait toutes les petites places, navrée d’avoir à défendre une œuvre « encore imprégnée d’italianisme ». La veille, Hugues Le Roux avait publié dans le Temps une interview d’Alphonse Daudet — c’était la mode — célébrant le géant du Nord en des termes où nous retrouvions notre propre exaltation. Je crois d’ailleurs que le cher petit marmiton nationaliste — ah ! comme je l’ai compris depuis, vivant ou symbolique, cet enfant-là ! — était une invention des wagneromanes. La vérité est que les sifflets et la protestation furent maigres. Nous étions infiniment plus conquis par le génie allemand à cette époque que nos successeurs ne le sont aujourd’hui. Le mouvement royaliste qui, depuis Maurras, emporte la jeunesse des Écoles, est une restauration du goût public, en attendant de restaurer l’ordre. Il n’était que temps.

En effet, métaphysique allemande, musique allemande, embryologie allemande, neurologie allemande, cela faisait beaucoup d’influences allemandes se succédant à travers une série de têtes françaises. Après Hegel, Kant, Hartmann et Schopenhauer venaient Beethoven, Bach et Wagner. Après Wagner et sa cosmogonie, après ses abstractions sensuelles et son érotisme morbide, venaient Kolliker, Weismann et ses Essais sur l’hérédité, Erb, Nothnagel et les autres. S’il n’y avait pas eu là Charcot et Potain pour maintenir les droits de la science française, nos méthodes eussent été battues en brèche jusque dans le cerveau de nos étudiants. Maurice Nicolle avait trouvé cette formule : « Les histologistes allemands pratiquent la défasciculation. Nous employons la méthode des coupes. Ils voient de préférence dans le développement. Nous voyons dans le simultané. C’est une question de savoir quel est le procédé intellectuel le plus scientifique. » Or il n’est pas douteux que les meilleurs d’entre nous avaient une préférence fâcheuse pour la vision en développement, comme pour tout ce qui venait d’outre-Rhin. La réaction très heureuse de René Quinton et de quelques autres, voici une quinzaine d’années, contre ces tendances germanophiles, s’imposait. Il s’agissait de sauver, dans plus d’un domaine, notre culture menacée par leur Bildungskraft. Je me suis rendu compte depuis que ce qui nous manquait pour résister, c’était un point d’appui politique solide. Privés de guide, de boussole, de direction, nous flottions entre des engouements successifs. Le plus redoutable de ceux-ci fut Richard Wagner, parce qu’il entraînait les autres à sa remorque. Derrière lui, tous les enfants d’Arminius menaient leur sarabande par nos cervelles. Comme la jeunesse, dans le temps même qu’elle dresse des autels, éprouve le besoin d’immoler, nous sacrifiions allègrement nos nationaux.

Au moment dont je parle, en dehors de Wagner, il n’y eut d’intérêt chez la jeunesse que pour deux œuvres : le Sigurd de Reyer et le Roi d’Ys du grand Lalo. Encore cet intérêt fut-il fugitif quant à Sigurd. Inutile d’ajouter que nous ignorions profondément Rameau, que nous méconnaissions Gluck et qu’en parlant de Bizet et de Carmen nous faisions : « Peuh, peuh, oui, sans doute. C’est dommage qu’il soit mort si jeune I » La critique musicale était en général d’une extrême médiocrité, pour ne pas dire d’une complète indigence. Les raisons pour lesquelles ceux de la génération précédente attaquaient Wagner nous paraissaient ce qu’elles étaient en réalité : misérables et absurdes. Ils lui reprochaient son vacarme, alors qu’il est une suite interrompue de chants mélodieux, héroïques, nostalgiques et souvent suaves ; son obscurité, alors qu’il est plutôt un rabâcheur. De sorte que ces attaques à contresens portaient encore de l’eau à notre moulin. Il ne nous était pas difficile de réfuter, en haussant les épaules, de telles niaiseries.
« — Ce Wagner, s’écriait Zola, nous embête avec ses promontoires. Dans ses drames, on est toujours à l’extrémité d’un rocher… »

Un de nos camarades, irrité, lui répondit avec impatience : « Prenez garde, dans ces conditions, de faire le sot périlleux, monsieur Zola. » L’accent ne laissait aucun doute sur l’orthographe spéciale, en la circonstance, du mot « saut ». Mais le contremaître de Médan, roublard ou bonhomme, fit semblant de n’avoir pas compris. Il excellait à franchir d’un roulement du dos ce qui blessait sa vanité, antichambre de son immense orgueil.

Je citais l’embryologie parmi les sciences et tours d’esprit qui contribuaient à nous germaniser. Or nous avions cependant, à la Faculté de médecine, le maître le plus clair, le plus complet, le plus admirable de l’histoire du développement de l’œuf humain, le professeur Mathias Duval. J’ai suivi son cours pendant un an. Il professait dans une salle du rez-de-chaussée du musée Dupuytren et il n’avait jamais plus d’une trentaine d’auditeurs. Mathias Duval possédait au plus haut point ce don d’exposer, de déplier délicatement une difficulté intellectuelle, de la faire miroiter sous des incidences diverses de l’imagination, qui est l’apanage des grands parmi les grands. Il laissait son esprit travailler devant ses élèves, ce qui force — je l’ai remarqué — l’attention la plus rebelle, par l’illusion où est l’auditeur de collaborer à une découverte. À son neveu, qui faisait ses études en même temps que moi, je répétais souvent : « Ton oncle est un génie ». J’étais sûr de ne pas me tromper. Ce visionnaire de la continuation de l’espèce eût pu s’écrier, comme dans la Tentation de Saint Antoine : « J’ai vu naître la vie. » Pendant qu’il parlait, de sa voix mesurée, posée, calme, lucide, on avait l’impression du punctum saliens, du point cardiaque qui commence à battre et d’où sortira l’homme tout à l’heure, avec l’infinie imbrication, le dépliement, le godron de ses souples organes. On avait l’impression que le plan du temps se repliait sur celui de l’espace, que le successif devenait simultané. Ce cours avait la saveur vertigineuse de l’infini. On songeait au docteur Faust, à des sorcelleries limpides. Nous étions une demi-douzaine de wagneromanes que hantaient ces analogies un peu tirées par les cheveux, où se complaît la jeunesse laborieuse : « C’est un plaisir voisin de celui de Wagner… Il devait y avoir, dans Wagner, un embryologiste qui s’ignorait… L’idéal, ce serait de voir passer des coupes d’embryon, présentées par Mathias Duval, sur le prélude de Tristan ou de Parsifal. » C’était bébête, mais ces réflexions peignent à merveille notre fièvre scientifico-musicale.

Quant à Mathias Duval, il ne me semble pas qu’il ait, même aujourd’hui, la place éminente à laquelle il aurait droit. Aimable, affable, distant vis-à-vis des importuns, donnant le sentiment de la sérénité dans la force, d’une élévation naturelle qui le tenait à l’écart des brigues et intrigues de Faculté, fuyant le bruit et la réclame, il demeure pour moi, comme pour beaucoup d’autres, une des plus belles, des plus nobles figures de la science française. Je le mets bien au-dessus de Ranvier, que je n’ai fait qu’entrevoir chez Charcot, mais qui a connu tous les honneurs, et qui étouffait les initiatives au lieu de les susciter. Souvent, quand je pense à ma jeunesse, à mes emballements, à l’École de médecine, sur cette terrasse d’Elseneur que chacun de nous porte en soi, j’aperçois la haute stature, la silhouette émouvante de cet homme froid, aigu, d’au delà de la connaissance, que fut le professeur Mathias Duval.