Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre III

Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 212-224).

CHAPITRE III


Farabeuf, Poirier, Broca, Segond, Pozzi, Albert Robin, Després,
Lucas-Championnière. — Le service de Luys.
Un concours de médaille d’or. — La morphinomanie des médecins.
La psycho-physiologie. — Un réveillon chez Charcot.



Le cours du professeur Farabeuf était un des très rares enseignements utiles de la Faculté. Ce maître, d’un physique ingrat, d’une voix légèrement nasillarde, avait le génie de l’exposition. Maintenant encore, je me rappelle les leçons sur les organes de la grossesse qu’il professait en 1890-1891, et je n’ai oublié aucun des appareils ingénieux et mécanismes habiles par lesquels il nous expliquait les diverses phases de l’accouchement. Je tiens le répertoire de toutes les insertions musculaires qu’il nous détaillait sur le système osseux, sa baguette démonstrative à la main. Il a formé, comme en se jouant, trois générations d’anatomistes. On le disait sévère. Je le trouvais surtout équitable, inaccessible à la recommandation, à la brigue et à l’intrigue. Aussi ses collègues, vers la fin de sa vie, lui jouaient-ils à qui mieux mieux de nombreux tours. Rarement homme méprisa à ce point les honneurs factices et l’argent. Grand, maigre, de visage mélancolique et jauniot entre ses favoris clairsemés, il était tout à son devoir et à la science. Il y avait en lui de la veine studieuse du grand Bichat… et quelle clarté, quel art lucide !

Paul Poirier, le petit Poirier, qui lui avait grimpé sur le dos, bien qu’il n’eût pas le centième de sa valeur, ne manquait ni d’entregent, ni de savoir-faire. Maure de Normandie, de teint chaud, de traits réguliers, barbu et chevelu de noir, puis de blanc bouclé, se croyant très joli, très beau, irrésistible, il jouait volontiers les Don Juan et les Valmont, laissait traîner des lettres d’amour, tirait des portraits de ses poches, faisait des allusions à ses bonnes fortunes, à leurs époux, à des duels éventuels à cinq pas, un seul pistolet chargé. Boudiné dans des petits vêtements étriqués qui faisaient ressortir ses formes de mauviette, il jouait à l’athlète, au boxeur, au nageur, à l’acrobate, et parlait conquêtes d’une voix de basse aux inflexions langoureuses et sentimentales. Personne n’ajoutait foi à ses récits, qui changeaient suivant la saison et l’interlocuteur. Par ailleurs, ses connaissances techniques nous semblaient vagues et insuffisantes, bien qu’il injectât chaque jour, avec ostentation, une vingtaine d’articulations du coude et du genou, bien qu’il eût écrit, en deux semaines, une sorte de thèse falote sur le développement des extrémités de l’homme. Il sentait ce mépris de plusieurs de ses élèves et il en souffrait. De temps en temps, une belle personne voilée débarquait à l’École, faisait le tour des pavillons de dissection, conduite par Poirier qui lui présentait ses cadavres, ses schémas, ses préparations. Cette façon de faire sa cour nous enchantait. Le bruit courait qu’il avait eu comme rival l’effarant Ferdinand Brunetière, honneur de la Revue des Deux Mondes, et qu’il l’avait mis dans sa poche. Aussi, quand il me demandait d’un air malin : « Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu Brunetière ? » je faisais la bête, afin de ne pas lui fournir l’occasion d’une confidence longue et assommante. Il m’appelait « Daudet le subtil ». Ma subtilité consistait surtout à me méfier de ses manigances.

Plus tard, il se reconnut dans un personnage des Morticoles, et déclara urbi et orbi qu’il me truciderait dans le plus bref délai. L’ayant rencontré à quelque temps de là au restaurant Paillard, chaussée d’Antin, je m’approchai de sa table et lui demandai avec sérieux quel genre de mort il me réservait. Il rit de bon cœur, car il n’était pas méchant, ni même très sot, gâté seulement par l’ambiance et la fatuité. Segond, le bon colosse, qui ne prenait jamais de commissionnaire pour ses appréciations, lui dit un jour devant vingt personnes : « Poirier, vous êtes un gosse. » Cette gosserie lui valut plusieurs histoires ennuyeuses notamment celle connue sous le nom de « la peau de Pranzini ».

Ce Pranzini avait tué une fille galante, sa bonne, et une petite parente de cette bonne. Il fut guillotiné. Poirier, alors aide d’anatomie ou prosecteur, voulut avoir — pour épater ces dames — un portefeuille en peau du célèbre assassin. Il soudoya un garçon d’amphithéâtre, lequel tailla, à cet effet, un bon morceau du cuir du supplicié, préalablement réclamé par la Faculté. La chose, ayant transpiré, fit un tapage énorme. Le doyen manda Poirier, lui administra un shampoing soigné, renvoya le garçon. Ce fut, pour Ferdinand Brunetière, une belle revanche. J’ignore ce qu’est devenu le portefeuille.

Auguste Broca, fils du célèbre révélateur de la circonvolution du langage, jouait, à l’opposé de Poirier son émule, le débraillé, le bohème, le Jean-s’en-fiche. Bredouillant, précédé d’un grand nez de toucan, adorant sa pipe, Catulle Mendès — qu’il appelait « capsule Mothes » — et les calembours, Auguste Broca avait une meilleure presse que Poirier. Je crois bien qu’il était aussi plus ferré en anatomie, mais il possédait la fâcheuse habitude de couper ses démonstrations de jurons et de coq-à-l’âne, accompagnés d’une sorte de reniflement. J’espère pour lui qu’il a renoncé à ce tic.

Dans le genre bellâtre et musqué, il serait injuste d’omettre le professeur Pozzi, surnommé « Chélami », à cause de la façon onctueuse dont il appelle tout le monde « cher ami ». Nous avions un axiome : « Samuel Pozzi est à la chirurgie ce qu’Albert Robin est à la médecine : un fumiste. » Cela ne veut pas dire que l’un ou l’autre grimpe dans les cheminées. Mais tous deux font grimper à l’arbre le peuple hâve et tremblotant des gens du monde selon le Gaulois, des salonnards affligés d’un mal chic et coûteux, qui réclame le bistouri du charmant Samuel ou la spécialité pharmaceutique du délicieux Albert-aux-Phosphates. J’ai connu de pacifiques dames, qui devenaient enragées et écumantes quand on mettait en doute, devant elles, la compétence d’Albert Robin. De même, l’autre compère a ses pozziphiles, pour lesquelles il est un incomparable trésor, un génie sans précédent, un demi-dieu. Dans le milieu des étudiants et des médecins, cette opinion n’a malheureusement pas cours, et quand les noms de ces deux docteurs à la mode étaient prononcés en salle de garde, on riait ou on haussait les épaules. Mais je ne veux contrarier ici ni les candides Américains du Sud, pour lesquels Pozzi est un savant d’une importance incalculable, ni haut et puissant seigneur Gordon Bennett, tellement féru d’Albert Robin et de ses divers mérites qu’il a fait de lui, pendant de longues années, le critique littéraire du New York Herald.

Albert Robin, par ailleurs très bon commerçant, parle vite en avalant les syllabes et d’un ton péremptoire. On l’avait baptisé « Abéobin la belle barbe ». Il est le seul médecin, à ma connaissance, qui ait eu le toupet de conseiller à ses malades fumeurs de délayer dans l’eau la cendre de leur cigare et de l’avaler ! Il préconisait aussi, contre les douleurs gastriques du tabès, un potage diabolique composé de choux crus, de carottes crues, de raves et de navets presque crus. Il est, depuis le fameux Grouby, cher au paradoxal Dumas fils, le plus grand inventeur de régimes singuliers ou baroques. Il édicte ces insanités brièvement, gravement, en dirigeant, vers son client ou sa cliente, un jet d’œil noir comme l’Erèbe, qui fait rentrer sous terre le doute ou la raillerie. Il s’est trouvé relativement peu de personnes pour lui pouffer au nez, tant est grand le prestige d’un titre d’académicien et d’une réputation même usurpée ! Vous me direz que la littérature a ses Aicard, ses Doumic et ses Prévost, comme la médecine a ses Robin et ses Pozzi : c’est exact. Ne croyez pas que j’ignore la thèse d’après laquelle Albert Robin et ses pareils dissimuleraient, sous des descriptions burlesques, des conseils éminents de bon sens et d’hygiène. C’est ainsi que, voulant contraindre une personne âgée à un certain exercice musculaire et respiratoire, Albert Robin lui imposerait de manger des épinards feuille à feuille, en sautant nue et à cloche-pied autour d’un guéridon de deux mètres de circonférence… C’est à peine si je force la note. Je n’admets pas cette explication. Le praticien, digne de ce nom, n’use pas de subterfuge pour amener ses malades à lui obéir. Il agit avant tout sur leur raison et il se garde, comme de la peste, de cultiver leur crédulité. Albert Robin n’est pas un imbécile, loin de là ; mais s’il trifouille vaille que vaille en chimie, il manque des connaissances cliniques et anatomo-pathologiques élémentaires. Il n’a, du rôle du médecin ici-bas, qu’une notion confuse, gâtée par sa confiance dans le jobardisme de ses contemporains : « Vous avalerez, monsieur, madame, dix bourdes par jour en cinq cachets. » Cela, c’est le très vieux jeu, le genre second Empire appliqué à la thérapeutique, la science vue par la lorgnette d’Arthur Meyer et la lunette marine de Gordon Bennett. Albert Robin, qui continue les matassins de Molière, à travers les mondanités du Gaulois et du New York Herald, est à l’heure actuelle aussi démodé qu’eux.

Pour toute personne venant du dehors, il était impossible de traverser, sans se boucher le nez, le service nauséabond d’Armand Després à la Charité. Ce petit bonhomme, tout en nerfs, entêté, vaniteux, plein d’esprit et de bagout, était entré dans l’attitude difficile de soutenir l’inexistence des microbes et l’inutilité de l’asepsie. Il ne pouvait donc plus sortir de ce trébuchet enfantin. Il se servait exclusivement, pour ses pansements, de poudre de camphre, d’alcool camphré et d’eau sédative. Il laissait les plaies faire ce qu’elles voulaient, bourgeonner, suinter, s’infecter en liberté. Chose amusante, ses statistiques n’étaient point très mauvaises, le streptocoque, le staphylocoque et le pneumocoque étant chez lui moins fréquents qu’on n’eût supposé. Peut-être mettaient-ils une certaine coquetterie à ne pas tourmenter leur négateur. Par exemple, l’odeur était effroyable. Forcés de respecter la manie du patron, ses internes et ses externes souffraient mort et passion dans ce cloaque infect et couraient, dès qu’ils le pouvaient, respirer au dehors une bouffée d’air pur. Ils l’appelaient familièrement entre eux « le cochon », sans aucune amertume d’ailleurs, car son amour de la saleté n’empêchait point Armand Desprès d’être un brave homme et un bon garçon. Comme il chérissait les contrastes et les paradoxes presque autant que feu Brunetière, il défendait, bien qu’anticlérical, la cause des Sœurs de charité. Il lui sera beaucoup pardonné, en souvenir de cette généreuse intervention.

Par contre, j’ai gardé un souvenir émerveillé des salles de Lucas-Championnière à l’Hôtel-Dieu. Cet admirable maître fut le premier à appliquer rigoureusement les méthodes pastoriennes à la chirurgie. Nous montions chez lui prendre une leçon de minutieuse propreté, depuis les lits des malades, les vêtements des aides, jusqu’aux instruments. Il opérait sans se presser, avec la grande préoccupation de laisser à son patient une existence possible, non diminuée par un trop grand saccage. Il était économe des membres et des tissus d’autrui, d’une discrète charité, nullement desséchée par sa longue pratique. Il demeurera, en dépit de sa modestie, une des très, très belles figures de la science française. J’ai souvent regretté de n’avoir pas été son élève.

On ne parle plus guère des travaux du Dr Luys, qui avait le tort de s’occuper d’hystérie et d’hypnotisme en même temps que le grand Charcot. Il hébergeait à la Charité toutes les simulatrices nerveuses de Paris, des femmes rouées, débauchées jusqu’à l’os et quelquefois jolies, habituées des services hospitaliers, rompues aux comédies de la fausse attaque, du songe éveillé, de la suggestion. Il fallait voir le confiant Luys, pareil à un gros et beau perroquet blanc, décrivant sur des tableaux en couleur le « puits somnambulique » extraordinaire de Sarah, de Suzanne et de Lucie, les phases de leurs hallucinations coutumières, cependant que Sarah, Suzanne et Lucie, sagement assises sur des chaises, se trémoussaient et se pinçaient pour ne pas se tordre de rire. Les élèves soufflaient à ces jeunes personnes des expériences abracadabrantes : purgations et vomissements obtenus à l’aide de flacons bouchés, dont elles étaient censées ignorer le contenu ; lecture d’un texte les yeux bandés ; description, à distance, d’un objet censé inconnu. On réglait jusqu’aux insignifiantes erreurs, qui donnaient ensuite plus de prix à la réussite. Une de ces filles nous disait : « J’sais plus quand c’est blague, j’sais plus quand c’est vrai, tellement que vous me faites pivoter. » Au milieu de ces farces énormes, et souvent visibles à l’œil nu, le papa Luys demeurait imperturbable. Elles confirmaient ses thèses favorites, c’était l’important. Afin de s’attacher ses sujets, il leur passait toutes leurs fantaisies, les laissait transformer leurs lits d’hôpital en boudoirs surchargés de faveurs, de guirlandes, de fanfreluches, de peinturlurages, leur achetait du parfum, du linge fin, des gourmandises. Je laisse à penser la vie que menaient ces petites Parigottes quand le patron n’était pas là. Elles combinaient leurs représentations huit jours à l’avance, nous demandaient conseil, se disputaient les premiers rôles, les meilleurs trucs, criaient, se griffaient, se giflaient à tour de bras. On eût dit une cage de chattes ivres de valériane.

Quelquefois l’une d’elles cafardait, allait tout raconter au bon Luys : « M’sieur, faut que j’vous dise… on se fiche de vous… » Mais lui écoutait sans entendre, mettait ces expansions troublantes sur le compte du fameux « puits », s’entêtait d’autant plus dans ses schémas. Il avait bâti, sur les extravagances de ces demoiselles, une théorie du sommeil, une autre de la veille, une troisième des rapports de l’âme et du corps, une quatrième de l’âme toute seule. Il ne lui venait pas à l’idée qu’il pût être mystifié. À la fin, cela faisait pitié et l’on en perdait le plaisir du jeu.

On n’imagine pas le degré de crédulité auquel peut descendre un savant qui veut justifier sa marotte à tout prix. On lui ferait prendre une pomme de terre pour un cheval au galop et le vicomte d’Avenel pour un historien. J’ai vu, de mes yeux vu, présenter à l’hystérique Sarah, sous le nez du Dr Luys, un tube bouché, avec ces deux mots : « ricin, colique ». Les premiers rangs de l’auditoire se tenaient les côtes. Le professeur, lui, ne bronchait pas. Il attendait que l’effet du « spasme idéoplastique intestinal » fût produit et promenait ensuite un regard victorieux sur l’assistance. Notez que, de la Charité, ces prodiges s’envolaient ensuite vers l’Académie de médecine, l’Académie des sciences et les traités spéciaux. Il y a encore aujourd’hui sans doute, dans des pays reculés, des gaillards à lunettes qui potassent pieusement nos fumisteries du cours de Luys à la Charité en 1890 et qui en discutent avec solennité… Saluez, ô Léon Bourgeois, la morale fondée sur la Science !

J’ai décrit dans les Morlicoies, au chapitre des « léchements de pieds », quelques-uns des abominables et incessants passe-droits auxquels donnent lieu les concours. Les diverses épreuves qui vont de l’internat à l’agrégation étaient en réalité, et de plus en plus à mesure qu’on montait en grade, des cérémonies fallacieuses, réglées d’avance, de moins en moins probantes quant à la supériorité scientifique des vainqueurs. Je me rappelle notamment un concours de médaille d’or qui fit scandale aux environs de 1890-1891, — je n’ai plus la date exacte, — auquel prenaient part trois de nos camarades, Maurice Nicolle, Dutil et Parmentier, ces deux derniers élèves de Charcot.

Maurice Nicolle, depuis chef de laboratoire chez Pasteur, était déjà, bien que tout jeune, un savant hors ligne ; d’une érudition immense, d’une intelligence égale, d’un caractère rigide et entier. Quand il avait déclaré, en levant le médius de la main droite et en avançant le maxillaire inférieur, qu’un tel était « un type ultra-médiocre » ou au contraire « un type épatant », il n’y avait qu’à s’incliner. On le savait aussi calé en littérature et en musique qu’en médecine et en histoire naturelle, critique sévère, mais excellent, avec cela sans nulle pédanterie. Bref, quand dans notre génération on avait dit « Maurice Nicolle », on avait tout dit. Il avait été reçu second à l’internat dans cette même promotion où le premier fut Arrou, qui depuis a fait une carrière si brillante dans la chirurgie. Ses maîtres ne tarissaient pas d’éloges sur son compte. Il était pour ses malades le dévouement même. Enfin, de l’avis unanime, la médaille d’or lui revenait de droit, même sans concours.

Il avait contre lui de n’être pas l’élève de Charcot. Dutil, médecin de haute valeur, avait été l’élève de Charcot. Mais dans un sujet qui lui était familier, la paralysie saturnine, — et cela prouve bien la sottise du système des concours à jet continu, — il se troubla, balbutia, froissa ses notes et s’en alla désolé. Il ne restait plus en présence que Maurice Nicolle et Parmentier, qui venait d’achever son internat à la Salpêtrière, dans le service de Charcot. Élève consciencieux, Parmentier fit un devoir passable, sans plus, au lieu que Maurice Nicolle composa une leçon magistrale, dont je me rappelle encore, à plus de vingt ans de distance, l’ordre, la précision et l’originalité. Sur la volonté formellement exprimée de Charcot, on lui préféra Parmentier. Ce fut une indignation générale. Personnellement j’en conçus une vive colère et, selon mon habitude, je ne me gênai pas pour dire tout haut ce que je pensais. À partir de là, je fus classé mauvais esprit et l’on me fit comprendre que je paierais cet accès d’indépendance plus cher qu’au bureau. De mon côté, je me promis bien de rendre les coups pour les coups. Mon père prit ma cause, avec cette passion ardente et lucide qu’il mettait au service des siens. C’est ainsi que cette histoire de médaille d’or eut des répercussions imprévues dans notre milieu.

Je cite ce cas entre mille autres semblables. Qui ne se rappelle la persécution systématique que subit le Dr Sabourin, coupable d’avoir décrit la véritable structure du foie, glande protobiliaire, d’une façon opposée aux doctrines de l’infaillible trio Charcot, Cornil et Ranvier ? Combien de chercheurs ont été étouffés, traqués, traités en ennemis publics, parce que leurs travaux contredisaient les conclusions d’un pontife en robe rouge, d’un mandarin ! Ce qui m’a toujours étonné, c’est la docilité avec laquelle, jusqu’à ces toutes dernières années, les victimes se laissaient molester ou dépouiller, subissaient des iniquités sans nom, un joug intolérable. Le pli était pris et il semblait que ces détestables mœurs fussent acceptées de ceux mêmes qui en souffraient davantage. Craignaient-ils, en protestant, de se fermer toutes les portes, tous les accès, de se condamner à la mendicité ? Était-ce lassitude et dégoût, ou résignation ? Maintes fois, depuis que mes amis et moi avons fondé à Paris un journal royaliste quotidien complètement indépendant, j’ai fait savoir aux médecins de valeur, opprimés et brimés par le haut personnel de l’École, que nous mettions l’Action française à leur disposition. Ils n’ont encore tenté aucune offensive de délivrance partielle, en attendant le changement de régime qui seul les libérera complètement ; car le mal dont ils souffrent est, je le répète, politique. La Faculté de Paris se meurt de la centralisation jacobine, de la filière napoléonienne des concours, de l’intrusion de la politique et des clans dans la profession médicale. Cela est clair comme la lumière du jour. Des gens dont le métier est de remonter des effets aux causes ne peuvent pas en douter une minute. Alors, qu’attendent-ils pour se libérer ?

L’actuel doyen, le papa Landouzy, était, avant le décanat, un excellent homme, aimé et respecté de tous. Non pas un aigle évidemment, mais les aigles à présent se font rares. Une fois pourvu de cet emploi administratif, il perdit toute espèce de caractère, devint le jouet des politiciens, le subalterne du préfet de police, — un vaniteux incapable du nom de Lépine, — appela les gardiens de la paix, pour rétablir l’ordre troublé dans l’École à l’occasion des manifestations contre le concours de l’Agrégation. Il y a vingt ans, une semblable mesure, contraire à tous les usages et à la simple dignité, eût coûté sa place au pauvre Landouzy. Elle passa comme une lettre à la poste et ceci n’est pas un bon signe quant à l’énergie des nouveaux maîtres.

Avant d’achever le véridique tableau de la décomposition, par le régime républicain, de ce grand corps que fut la Faculté de médecine de Paris, je veux insister sur un point délicat mais intéressant, signalé dès le début de ce livre. Les profanes se figurent volontiers que les docteurs sont indemnes des tares qu’ils soignent et échappent aux tentations dont ils combattent les funestes conséquences. C’est là une grave erreur. Trop souvent les facilités qu’il doit à son métier tournent la tête du gynécologue, du psychiatre, du neuropathologiste et le font tomber dans un ou plusieurs des pièges contre lesquels il met en garde sa clientèle. Un savant n’est pas toujours un saint ni un sage, loin de là.

Si par exemple un Paul Sollier et un Erlenmeyer — spécialistes éminents du traitement des intoxications chroniques — n’étaient pas liés par le secret professionnel, ils étonneraient bien des gens en donnant la proportion des confrères qui viennent annuellement réclamer leurs soins. La morphinomanie ravage le monde médical. Elle est particulièrement grave chez des gens qui ont entre leurs mains la vie et l’honneur d’autrui, et qu’une erreur par excès dans une ordonnance ou une indiscrétion euphorique risquent de transformer en criminels. Les anecdotes terribles et comiques foisonnent sur ce sujet. Je me bornerai à celle-ci :

Il y avait en Allemagne un illustre praticien morphinomane, le doktor Westphal, — il a donné son nom à un réflexe, — lequel avait lui-même comme élève un certain Levinstein, inventeur de la méthode de démorphinisation dite « suppression brusque ». Rien de plus simple que ce procédé, très tudesque, aujourd’hui complètement abandonné. On enferme le malade dans un cabanon capitonné, meublé d’un simple matelas, et on l’y laisse pendant soixante-douze heures. Au bout de ce temps, on le retire, et il a perdu, parfois avec le goût du pain, l’habitude du poison.

Levinstein proposa à Westphal de le guérir par ce moyen. Après quelques hésitations, Westphal accepta, entra dans la chambre de torture. La porte se referma sur lui. Il avait été convenu que, sous aucun prétexte, on ne tiendrait compte de ses cris, ni de ses appels. Quand Levinstein ouvrit soixante-douze heures plus tard, il trouva son excellent maître mort, complètement mort. Dans le délire de sa douleur, la plus effroyable qu’on puisse imaginer, il avait déchiré son matelas avec ses dents. Les yeux dilatés, la contraction des mâchoires, la torsion des pieds et des mains disaient assez le supplice invraisemblable que le malheureux avait enduré… Je me hâte d’ajouter qu’aujourd’hui, grâce à une technique perfectionnée et plus humaine, Sollier et Erlenmeyer obtiennent le sevrage radical en très peu de jours. Néanmoins la convalescence est longue et les rechutes sont toujours à craindre. Ce n’est certes pas une petite affaire que d’exorciser le démon de l’opium ou de la coca.

La morphinomanie, quand on l’a étudiée de près, est un des vices les plus faciles à déceler, un de ceux qui avouent davantage. Pour ma part, je distingue à première vue, dans la rue, dans un salon, ou au théâtre, d’après leur regard, ceux qui s’adonnent à cette manie tyrannique, les pâles esclaves de la sinistre drogue. Combien, parmi mes premiers maîtres ou mes camarades, sont déjà descendus sous les ombres, leur seringue fatale à la main ! Combien ont interrompu net, à la stupeur générale, une carrière brillante et fructueuse et glissé, lentement d’abord, puis plus vite, à la déchéance ! Le monde est plein de ces fantômes, qui font les gestes mécaniques de la vie, n’ayant plus que cette unique pensée, leur piqûre, et lui sacrifiant tout le reste.

J’ai essayé bien imparfaitement, dans mon roman la Lutte, de traiter ce vaste sujet si moderne. J’ai reçu, à la suite de cette publication, de nombreuses, d’âpres confidences. Elles m’ont prouvé que le fléau des poisons habituels continue à faire de redoutables progrès, à tous les niveaux de la société.

Touchant ainsi au plus secret des êtres, la médecine a de nombreux points de contact avec la littérature, et Charcot n’avait pas en principe une mauvaise idée, lorsqu’il cherchait à les associer dans une société de psycho-physiologie, dont faisaient partie, entre autres, Taine et Renan. C’est, à ma connaissance, une des rares tentatives de collaboration qui aient été faites, entre l’observation clinique et l’observation tout court. Cependant elle ne donna rien. Des quelques séances qui se tinrent boulevard Saint-Germain, chez le maître de la Salpêtrière, ne sortit ni un travail original, ni une vue neuve. Les psycho-physiologistes écoutaient passivement une communication du triste primaire Féré sur les mouvements spontanés du fœtus, échangeaient quelques banales observations, puis se separaient avec des mines doctes. Taine était le bonhomme système, Charcot le bonhomme domination, Renan le bonhomme je-m’en-fiche. Il avait été question d’admettre Dumas fils, le bonhomme paradoxe, et Brunetière le bonhomme contradiction. Avec eux, la salade eût été complète. La mort des protagonistes amena la dissolution de leur petit groupement. Je ne crois pas qu’il ait été repris.

Vers 1890, le professeur Charcot était à l’apogée de sa réputation et de sa puissance. Il tenait la Faculté courbée sous sa loi. Son œuvre, non encore attaquée dans ses fondements, donnait une impression de solidité et même de majesté. Sa méthode d’expectation en thérapeutique était universellement adoptée. Il ne se publiait, dans le monde civilisé, aucun travail sur les maladies du système nerveux dont l’auteur ne sollicitât au préalable son approbation, son imprimatur. La structure du foie et celle du rein lui obéissaient, ainsi que la structure de la moelle. On lui expédiait les ataxiques et les paralytiques agitants de l’Amérique du Nord, du Caucase et même de la Chine. Il les regardait, les palpait, les congédiait, joignait leur observation à ses archives. Dans les innombrables traités de philosophie que publiaient Ribot et ses élèves sur les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité, — tristes compilations, aujourd’hui illisibles et prodigieusement démodées, — le nom de Charcot était en premier… C’est Le moment que choisit la Camarde, examinée par lui tant de fois, pour lui faire son premier signe d’intelligence.

La chose arriva après un réveillon particulièrement gai et brillant, qui avait eu lieu chez lui, boulevard Saint-Germain. Il s’y était montré détendu, affable, heureux de voir autour de lui toute cette jeunesse, dont les fantaisies l’amusaient. Soudain, comme il regagnait sa chambre, il poussa un sourd gémissement, porta la main à sa poitrine, et, le visage d’une pâleur soudaine, tomba sans un mot dans un fauteuil.

L’un de nous courut chez le Dr Damaschino, qui habitait à côté. Je bondis en face, chez Potain. Il était deux heures du matin. Mon maître, en train de se coucher, vint m’ouvrir en chemise, un bougeoir à la main. En deux mots, je le mis au courant de ce qui s’était passé. Il murmura son « ah ! diable ! », enfila un pantalon, une veste, un manteau de fourrure, releva le collet sur un foulard de soie blanche et descendit derrière moi, quatre à quatre, dans la nuit glacée. Aussitôt introduit auprès de son illustre confrère, il fit signe de la main qu’on les laissât seuls. Un quart d’heure après, il ressortait, une courte ordonnance entre les doigts : « Ce n’est rien, rien du tout, un simple malaise gastrique ». Je remarquai cependant sa hâte à nous rassurer et une certaine façon de plonger les mains dans ses poches, en écarquillant les yeux, qui indiquait chez lui la préoccupation grave. Comme je le raccompagnais à son domicile, il me dit de son accent bas, à peine distinct : « Il a fallu le rassurer. Il pensait à l’angor pectoris… »

Je ne sais pourquoi, à cette minute, il employa le mot latin, plutôt que le terme français « angine de poitrine ».

Puis, après un instant de silence : « Il ne s’est pas trompé ». Nous étions maintenant sur le palier, je tenais la bougie. Le professeur Potain mettait la clé dans la serrure. J’étais terriblement ému, l’arrêt de mort étant prononcé par le maître infaillible des affections du cœur. Je murmurai, en tremblant de froid et d’épouvante : « Combien de temps, monsieur ? »

Il me mit la main sur l’épaule, avec cette infinie bonté qui n’appartenait qu’à lui et, dans un souffle cette fois : « Deux ans… deux ans et demi, au grand maximum. Mais motus, n’est-ce pas, mon cher ami. »

Le lendemain, Charcot, complètement remis, souriait à ses visiteurs et raillait son appréhension de la veille. Je me suis demandé depuis si Potain avait réussi à le duper, ou si Charcot avait fait semblant d’être dupé. Ce qui est sûr, c’est que deux ans et demi plus tard, l’événement confirma le pronostic.