Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 484-512).
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L’HACIENDA DE LA NORIA




II.

BERMUDES-EL-MATASIETE,

SCÈNES DE LA VIE DES BOIS EN AMÉRIQUE.[1]




A une portée de fusil de l’hacienda, une trentaine de huttes, capricieusement groupées, servaient d’habitations aux peones ou travailleurs à gages. L’aspect de ces cabanes n’annonçait pas la misère : il semblait que la nature se fût complu à jeter le voile d’une végétation luxuriante sur les parois de bambous ou de fagots qui disparaissaient sous les larges feuilles et les tiges grimpantes des calebassiers aux calices d’or. Chaque hutte s’élevait au milieu d’un enclos formé par une haie vive de cactus cierges, que des volubilis aux clochettes multicolores couvraient de leurs réseaux serrés ; mais l’intérieur des cabanes était loin de répondre à ces rians dehors. Tout y trahissait le dénuement affreux qui est le partage du peon. Sur la terre qu’on lui concède, chaque travailleur ne peut en effet cultiver à son profit que le carré de piment et de tabac qui lui est accordé par le maître de la ferme, et le temps qu’exige l’exploitation de ce petit coin de terre est pris sur ses heures de repos. Un monopole impitoyable le force d’acheter à l’hacienda le blé, le maïs, les objets manufacturés nécessaires à sa consommation, et dont le prix dépasse de beaucoup son modique salaire. Le travailleur libre d’une hacienda achète donc presque tout à crédit, et le propriétaire reste éternellement son créancier. Aussi le dia de raya (le jour de paie) est-il, dans ces fermes, un jour néfaste, au lieu d’être, comme partout ailleurs, un jour de fête, car chaque semaine ajoute une nouvelle charge au fardeau déjà si lourd qui pèse sur le péon.

La condition de ces travailleurs à gages, on peut l’affirmer sans crainte, est pire que celle des nègres de nos colonies, et cependant jamais la philanthropie n’a accordé à leur triste sort un peu de cette compassion qu’elle prodigue si souvent à de moins réelles misères. Le nègre esclave a sa cabane où il se repose après les heures de travail, dont la loi fixe le nombre. Une distribution copieuse de poisson salé, son mets favori, répare ses forces, et, s’il tombe malade, les soins d’un médecin ne lui manquent jamais. L’insouciance du maître laisse, au contraire, le péon exposé sans défense aux atteintes de la maladie et de la faim. L’esclave noir peut entrevoir le moment où il rachètera une liberté dont il ne saura que faire sans doute, mais dont la perspective lui sourit ; le travailleur libre n’a devant lui qu’un esclavage sans limite, car son salaire sera toujours inférieur aux dettes que le monopole le force à contracter. L’influence de l’ancien joug espagnol pèse encore, on le voit, sur une partie de la population mexicaine presque aussi lourdement qu’au jour de la conquête ; la république a continué sans remords l’œuvre de l’absolutisme.

Je dirigeais souvent mes promenades vers les cabanes habitées par les péons. La boutique qui contenait les denrées et les objets manufacturés s’élevait au milieu du village. Un matin, je m’étais arrêté devant cette boutique pour observer les diverses transactions dont elle était le théâtre. Chaque péon tirait de sa poche un roseau creux long de six pouces, et dans lequel étaient roulés deux petits carrés de papier indiquant l’un le doit, l’autre l’avoir. Ces écritures sont d’une simplicité primitive. Une raie horizontale, tracée d’un bout à l’autre du papier, est la base du compte courant. Sur cette ligne longitudinale, d’autres raies perpendiculaires, plus ou moins prolongées (telle est l’étymologie du mot raya ou paie), des zéros et des demi-zéros servent à désigner les piastres et les demi-piastres, les réaux et les demi-réaux. Au milieu des acheteurs, qui ne se retiraient qu’après avoir longuement débattu leurs prix, je remarquai bientôt un individu plus hâve et plus maigre que les autres, qui se promenait avec hésitation en jetant sur la boutique des regards d’ardente convoitise. A la persistance avec laquelle il fumait cigarettes sur cigarettes, il était facile de voir que le pauvre péon cherchait à endormir les tiraillemens d’un estomac affamé. Enfin il parut prendre une détermination héroïque, et s’avança vers la boutique en demandant un cuartillo de maïs.

— Voyons votre compte, dit le commis.

Le péon tira de sa poche son roseau, et en fit sortir son grand livre ; mais autant la ligne horizontale de l’avoir était parcimonieusement semée d’hiéroglyphes, autant celle du doit était surchargée de signes de toute espèce. Le commis refusa durement de lui vendre jusqu’à nouvel ordre, et lui rendit son compte. Le péon avait, selon toute apparence, prévu cette réponse, et la résignation aurait dû lui être facile ; cependant un désappointement douloureux se peignit sur sa figure, et ce fut d’une main tremblante qu’il essaya de faire rentrer dans l’étui de roseau le papier qu’il roulait convulsivement. Je me sentis alors ému de compassion, et je payai au commis le modeste emprunt que le pauvre travailleur était venu solliciter en vain. Le péon me témoigna sur-le-champ sa reconnaissance en m’empruntant un second réal (60 centimes), et en me priant de l’accompagner dans sa cabane pour guérir sa femme, malade depuis fort long-temps. J’appris, dans le court trajet que nous fîmes ensemble, que c’était cette maladie qui l’avait assez arriéré pour qu’on lui refusât un crédit dont il avait plus besoin que jamais.

Je trouvai dans la hutte du péon le dénuement que je m’attendais à y rencontrer. Quelques vases de terre cuite, deux ou trois têtes de bœuf desséchées qui servaient de sièges, composaient tout l’ameublement. Deux enfans nus, le ventre ballonné, les jambes grêles, les cheveux pendans, allaient et venaient autour d’une femme dont la figure pâle et amaigrie indiquait le dernier terme d’une maladie de langueur. Étendue plutôt qu’assise sous un hangar qui s’élevait sur la cour intérieure, cette femme balançait d’une main affaiblie, à l’aide d’une ficelle d’aloës, un petit hamac suspendu aux piliers du hangar, et dans lequel un jeune enfant dormait au soleil ; c’était un triste tableau. Je cherchai à rassurer le père en lui conseillant de substituer au piment et aux fruits des cactus, dont toute la famille se nourrissait, un système d’alimentation mieux approprié à la débile santé de sa femme ; mais je ne me dissimulais pas que, pour ces malheureux privés de tout, ma recette était impraticable. Le père m’écoutait cependant en se frottant les mains et en donnant tous les signes d’un contentement que je n’osais regarder comme l’effet de mes exhortations. Aux questions que je lui adressai sur cette joie subite et singulière, il répondit que la sainte Vierge venait de lui envoyer une idée, et que l’abondance ne tarderait pas à rentrer dans son logis. En parlant ainsi, il caressait de l’œil une vieille carabine toute rouillée qui se trouvait dans un coin de la cabane. C’est en vain que je l’interrogeai sur l’usage qu’il comptait en faire. Le péon ne voulut pas s’expliquer et se contenta de me répéter que c’était une triomphante, une glorieuse idée. Je le quittai donc sans avoir pu lui arracher son secret, mais rassuré par la pensée que cette carabine rongée par la rouille ne pouvait être que fort inoffensive, excepté pour celui qui s’en servirait. Deux jours après, j’entrais le matin chez le propriétaire de l’hacienda ; je le trouvai pourpre de colère, et tançant rudement un pauvre diable qui, une carabine sous le bras, la tête baissée, tournait gauchement son chapeau entre ses mains. Je reconnus le péon.

— Ah ! seigneur don Ramon, demandai-je à l’hacendero, quelle funeste nouvelle venez-vous d’apprendre ?

— Ce que je viens d’apprendre ! s’écria don Ramon, c’est que mes gens (Dieu me pardonne !) s’entendent avec les jaguars au détriment de mes bestiaux. Encore un poulain que je viens de perdre par la maladresse de celui-ci.

Puis il continua avec une véhémence toujours croissante :

— Vous savez que depuis quelque temps ces damnés jaguars font chaque soir de nouveaux ravages dans mes troupeaux. Or, hier matin, ce drôle m’aborde pour me faire part d’une idée que la sainte Vierge, disait-il, lui avait envoyée dans mon intérêt.

— Je le croyais, interrompit humblement l’accusé.

— Il s’agissait, continua don Ramon, de se mettre à l’affût du jaguar dans un endroit qu’il me désigna, et de l’y attirer au moyen d’un poulain qui servirait d’appât. Il avait l’air si sûr de son fait, si certain de gagner les 10 piastres (50 francs) de prime, que j’eus la sottise de lui confier un jeune poulain de six mois. Voyons, drôle ! parle ! Qu’as-tu fait de ce pauvre animal ? Comment cela s’est-il passé ?

— Eh bien ! seigneur maître, dit timidement le péon, voilà donc que j’étais embusqué depuis deux heures derrière un fourré ; le poulain était attaché à dix pas devant moi, regimbant, criant pour aller rejoindre sa mère, lorsque tout à coup j’aperçois dans l’obscurité deux yeux qui flamboyaient comme des cigarettes allumées. Je visai dans cette direction, je recommandai mon ame à Dieu, et je fis feu en détournant la tête...

— Et, au lieu du tigre, tu tuas le poulain ! s’écria le propriétaire exaspéré.

— Oh ! seigneur maître, interrompit énergiquement le tireur blessé dans son amour-propre, je n’ai fait que l’estropier !

— Tué ou estropié, n’est-ce pas la même chose ? hurla l’hacendero ? Eh bien ! va-t’en au diable ! ou plutôt, va te faire mettre huit heures au cepo.

— C’était cependant une heureuse idée, dit tristement le pauvre péon, qui voyait s’évanouir l’abondance qu’il avait rêvée pour sa famille affamée ; puis il sortit la tête basse, l’air résigné, quoique deux larmes sillonnassent ses joues amaigries. C’était donc les mains vides qu’il devait rentrer dans sa cabane, c’était un sup()lice de huit heures qu’il avait gagné en exposant sa vie, sauvée par un miraculeux hasard. Je connaissais la profonde misère de ce malheureux, j’avais partagé son espoir, bien qu’il m’eût fait un mystère de ses projets. Un dénouement si triste m’émut profondément.

— Ah ! si Bermudes était ici, s’écria don Ramon, je n’aurais pas à gémir sur tant de pertes réitérées. Que Dieu et monseigneur saint Joseph permettent que Bermudes revienne bientôt !

Ce Bermudes, surnommé el Matasiete[2], était ce même chasseur que j’avais rencontré en compagnie d’un coureur des bois canadien lors de mon excursion au placer de Bacuache, et qui m’avait donné, on s’en souvient peut-être, rendez-vous à la Noria[3].

Les ferventes prières du propriétaire durent certainement monter jusqu’au ciel, car, au moment même où il les prononçait, un homme entra dans la salle où nous étions, et dans cet homme, que la Providence semblait ramener à la ferme, je reconnus Bermudes-el-Matasiete. Un mouchoir à carreaux, tout maculé de larges taches de sang desséché, était son unique coiffure. Les boutons de métal et les galons d’argent qui, bien que ternis, rehaussaient encore quelque peu sa veste et ses pantalons de cuir, avaient disparu jusqu’au dernier. Des lambeaux de chemise s’échappaient par les déchirures de la veste en mèches effilées, et les doigts des pieds sortaient de ses chaussures usées par la marche. Quant à sa figure, elle gardait encore l’expression d’intrépidité chevaleresque qui déjà m’avait frappé. Le soleil avait seulement ajouté une teinte plus foncée encore au hâle de ses joues.

— Est-ce bien toi, Matasiete ? s’écria don Ramon en s’avançant vers lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.

Matasiete ! Vous pouvez bien dire Mataquince (tue-quinze), s’écria le chasseur en se redressant d’un air théâtral ; oui, c’est bien moi, quoique vous ayez peut-être cru ne plus me revoir.

— J’avoue, lui dis-je, que je commençais à craindre que vous ne revinssiez pas.

Lorsque, quinze jours auparavant, j’avais rencontré dans les bois le chasseur mexicain et son compagnon d’armes le Canadien, la mâle physionomie, les allures résolues de ces deux aventuriers avaient produit sur moi une vive impression. Notre rencontre n’avait dû être pour eux qu’un incident ordinaire dans la vie des bois, un fait insignifiant depuis long-temps oublié. Je rappelai donc à Bermudes la soirée qu’il avait passée à mon bivouac, dans les bois de Fronteras, après avoir retrouvé les traces d’un parti d’Indiens qui avaient donné l’alarme aux habitans de ce village. Je lui rappelai comment, dépouillé par ces brigands du fruit d’une périlleuse campagne, privé de son cheval, dont ils ne lui avaient laissé que la selle, il avait fait vœu devant moi de les poursuivre jusqu’au fond de leurs déserts, de porter sur sa tête la selle de son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût mise sur le dos de l’un d’eux, de les attaquer et de les tuer partout où il les rencontrerait, de vendre leurs enfans comme esclaves, et de consacrer le produit de la vente aux âmes du purgatoire (animas benditas). Bermudes avait, on le voit, avec ces saintes âmes un compte assez délicat à régler. Sa réponse m’indiqua cependant qu’il regardait cette affaire d’honneur comme conclue ; elle me prouva aussi qu’il se souvenait parfaitement de notre rencontre, car ces coureurs des bois n’oublient jamais l’homme qu’ils n’ont même fait qu’entrevoir : ils en remontreraient sur ce point aux physionomistes les plus exercés. Toutefois je dus renoncer pour le moment à entendre le récit de l’aventureuse campagne de Matasiete. Je m’étais aperçu que le chasseur désirait entretenir don Ramon en particulier, et j’ajournai toute nouvelle question à un moment plus opportun.

En quittant Matasiete, je me dirigeai instinctivement vers l’endroit où j’avais vu les cepos et les autres instrumens de supplice usités dans l’hacienda. C’était l’heure où le péon devait subir la peine encourue par sa maladresse. On sait que le cepo ou cep est formé de deux traverses de bois qui se superposent l’une à l’autre. Une demi-lune ou échancrure semi-circulaire, pratiquée dans chacune de ces traverses, sert à enfermer les jambes ou le cou du patient. Ces traverses de bois sont exhaussées de façon à ce que les jambes soient plus élevées que la tête, qui s’appuie sur la nuque dans une position d’abord peu gênante, et au bout de quelques heures insupportable. Une demi-douzaine de cepos ainsi disposés s’élevaient dans une petite cour, dominés par un pilori ou picota qui ne servait que dans les occasions solennelles.

La mésaventure du péon m’avait vivement touché, et je m’étais promis de lui porter quelque secours ; mais la Providence, qui se sert des moyens les plus ordinaires pour venir en aide aux nécessiteux, m’avait déjà devancé, et indemnisé mon protégé plus largement que je ne comptais le faire moi-même. Sur un des cepos, un homme seul était étendu, le corps et la figure exposés aux rayons d’un soleil dévorant, tantôt s’exhaussant sur les coudes, tantôt se faisant de ses mains un abri contre la clarté qui l’aveuglait. Ma surprise fut extrême, quand, à la place du péon, je reconnus mon ami Martingale.

— Par quelle singulière aventure, lui demandai-je, vous trouvez-vous dans cette position critique ?

— Hélas ! seigneur cavalier, c’est par suite de mon bon cœur et de ma mauvaise étoile, et aussi par la protection de mon ami Benito, le nouveau majordome ; mais, puisque le hasard vous rend témoin de mon infortune, mon honneur exige que vous en sachiez le motif.

J’écoutai la justification de Martingale.

— Ce motif est des plus honorables, reprit-il. Quand j’appris qu’un de mes compères[4] avait à passer huit heures au cepo, je pensai qu’il ne serait peut-être pas fâché de se distraire, et je vins ici avec quelques piastres et un jeu de cartes en poche. Mon compère n’avait malheureusement pour capital disponible que ses huit heures de cepo ; le connaissant d’habitude pour fort solvable, je lui proposai déjouer d’abord deux réaux contre sa parole. Il accepta. Je jouai avec si peu de chance, que, malgré la martingale infaillible dont j’ai le secret, je perdis les deux réaux, puis successivement tout mon argent. Alors mon compère me proposa, pour m’acquitter, de jouer ses huit heures de cepo, si bien que je ne rattrapai rien de mon argent et que je ne gagnai que les sept heures qui lui restaient à faire, car notre partie avait duré une bonne heure. Cependant il fallait faire agréer le changement en question au majordome, qui, vous le savez, est fort de mes amis ; mon honneur me faisait un devoir de solliciter cette faveur, d’autant plus...

— D’autant plus, interrompis-je, que vous espériez qu’il vous la refuserait.

— Lui, me la refuser ! protesta Martingale offensé. Benito me l’accorda, au contraire, avec une courtoisie, un empressement dont je lui sais très bon gré... mais qu’il me paiera.

Je calmai l’irritation de Martingale en lui donnant la piastre que je destinais au péon. Au moment où le joueur repentant me promettait solennellement de garder cette piastre pour les grandes occasions, je fus rejoint par Bermudes.

— Vous me pardonnerez, me dit-il, si tantôt je n’ai répondu que d’une manière évasive à vos questions, mais j’avais à m’occuper avec le seigneur don Ramon de la réalisation de certaines marchandises très précieuses pour moi, car, pour m’en rendre possesseur, j’ai joué ma vie.

— C’est la seule chose que je n’aie pas encore mise sur une carte, interrompit Martingale ; ce devait être une belle partie.

— Comme vous n’en jouerez probablement jamais, mon brave, reprit Bermudes. Quant aux détails de cette partie, continua-t-il en se tournant vers moi, je venais vous dire, seigneur cavalier, que, s’il vous plaisait de les apprendre, vous me trouverez ce soir, à l’heure de l’oracion[5], tout disposé, vous les communiquer : je serai à l’Ojo de Agua, où mes occupations m’appellent.

Le soir venu, je me dirigeai vers l’endroit qu’on appelait Ojo de Agua. C’était une petite source à un quart de lieue de l’hacienda, dans une situation des plus pittoresques. Au pied d’un talus assez bas qui bornait un amphithéâtre de petites collines, la source remplissait un bassin circulaire à la surface duquel des plantes aquatiques étendaient leurs larges feuilles lustrées. Un cèdre s’élevait sur le talus, et ses branches inférieures venaient tremper jusque dans l’eau les mousses parasites dont elles étaient chargées. Des acajous aux troncs noueux, des sumacs, des palos mulatos à la peau exfoliée, s’étageaient en groupes serrés au-dessus du cèdre. Du côté opposé, une clairière d’une trentaine de pas de diamètre, s’étendant jusqu’à d’épais fourrés de frênes, de palétuviers, formait comme un carrefour percé de sombres arcades. Tel était l’endroit où m’attendait le chasseur mexicain. Je le trouvai nonchalamment étendu sur la mousse, et goûtant la fraîcheur de l’ombre à l’entrée d’une des avenues obscures qui s’ouvraient sur la clairière. Sa carabine à canon bleu était à côté de lui. Je félicitai Bermudas d’avoir choisi pour notre rendez-vous un site dont la beauté sauvage devait en quelque sorte prêter un nouveau charme au récit de ses aventures.

— Je suis charmé, me dit-il avec un sourire dont je ne compris pas d’abord toute l’ironie, que l’endroit soit de votre goût, mais vous verrez d’ici à peu de temps qu’il est encore mieux choisi que vous ne pensez.

Je n’avais pas oublié le chasseur canadien, et je m’informai de ce qu’il était devenu.

— Vous le verrez tout à l’heure, dit Bermudes ; il est occupé à terminer quelques dispositions relatives à notre réunion de ce soir.

Le soleil couchant illuminait les profondeurs de la forêt quand le coureur des bois vint nous rejoindre. Le géant canadien tenait d’une main sa carabine, de l’autre il traînait en laisse un petit poulain qui boitait pitoyablement et regimbait de toutes ses forces.

— Eh bien ! Dupont (ce n’est pas sans peine que je reconnus ce nom français singulièrement défiguré par la prononciation mexicaine), a-t-on disposé les feux autour de la Noria ? demanda Bermudes.

Le Canadien répondit affirmativement, et, après avoir attaché le poulain par une longue et forte corde au tronc du cèdre qui s’inclinait sur la source, il vint s’étendre sur la mousse, près de nous. Quant à moi, je commençais à ne plus rien comprendre à ce poulain et à ces feux allumés contre l’usage autour de la Noria. Je voulus connaître l’objet de ces préparatifs : Matasiete me répondit que c’était pour écarter les bêtes féroces. J’insistai pour avoir une réponse plus précise ; le chasseur se mit à rire.

— Eh quoi ! n’avez-vous pas deviné ? me dit-il.

— Non.

— Eh ! caramba ! vous êtes avec nous à l’affût du tigre qui donne le cauchemar à l’honoré seigneur don Ramon !

— A l’affût d’un tigre ! m’écriai-je, vous voulez rire à mes dépens ?

— Non, certes, et je vais vous prouver que tout cela est très sérieux. En disant ces mots, Matasiete se leva, et, m’invitant à raccompagner, il me conduisit sur le bord du bassin de la source. A la lueur du crépuscule, je remarquai alors sur le terrain humide de formidables empreintes.

— Ces empreintes sont d’avant-hier, dit le chasseur, j’en suis certain. Il y a donc vingt-quatre heures que le jaguar n’a bu. Or, comme à vingt lieues de distance, il n’y a de l’eau qu’à la Noria et à cette source, le tigre, effrayé d’un côté par les feux de la Noria, attiré de l’autre par la soif et l’odeur du poulain, viendra infailliblement ici ce soir.

Ce raisonnement me parut d’une logique inattaquable. Il n’y avait plus à en douter, je me trouvais, sans aucune espèce d’arme, transformé tout d’un coup en chasseur de tigres. Je revins m’asseoir sur la mousse. Un moment je me demandai si quelque nécessité impérieuse ne réclamait pas ma présence immédiate à l’hacienda ; puis, l’amour-propre prit le dessus, et je demeurai, bien qu’il me parût assez bizarre de chasser ainsi le tigre en amateur, sans armes et les bras croisés.

Quant aux deux associés, ils s’établirent commodément sous les arches d’un palétuvier, comme s’ils se fussent exclusivement reposés sur moi du soin de leur sûreté. Le Canadien étendit mollement ses membres robustes sur le gazon, et je ne pus m’empêcher de contempler avec admiration, dans son insouciance héroïque, ce dernier débris d’une race d’aventuriers qui s’éteint.

— Asseyez-vous près de moi, me dit Bermudes, et je vais tous raconter ce qui nous est arrivé depuis le soir où vous nous avez donné l’hospitalité à votre bivouac. Nous avons du temps devant nous, car les bêtes féroces ne s’éveillent que quand l’homme dort ; les ténèbres doublent leur force et leur fureur. Il est à peine sept heures, et je ne pense pas que nous recevions avant onze heures la visite du jaguar que nous guettons.

J’avais donc quatre heures à passer dans une attente qui, bien qu’assez pénible, n’étouffait pas tout-à-fait la curiosité presque affectueuse qu’avaient éveillée en moi le chasseur mexicain et son compagnon d’aventures. Le récit de Bermudes devait m’offrir un épisode attachant de la lutte des habitans des frontières avec les hordes indiennes, lutte incessante, dans laquelle, agresseurs et attaqués tour à tour, ils préparent sans s’en douter le triomphe futur de la civilisation. C’en serait fait bientôt de ces populations qui naissent sur les confins du désert, si, de temps à autre, la Providence ne suscitait dans leur sein de ces redoutables frères de la carabine et du couteau qui vont porter jusque sous la hutte du sauvage la terreur du nom des blancs. C’étaient deux aventuriers de cette espèce que le hasard avait amenés deux fois sur ma route. Le vœu de Matasiete avait-il été accompli ? Par quel prodige de ruse et d’audace avait-il pu l’être ? Le récit de Bermudes allait me l’apprendre, et en d’étranges circonstances : par une plaisanterie toute naturelle à ses yeux, le rude chasseur avait ajouté, comme un encadrement pittoresque, la réalité d’un danger présent au souvenir de ses dangers passés. Je n’étais venu que pour écouter, et, d’un moment à l’autre, le récit pouvait faire place à l’action.

— Après que nous eûmes pris congé de vous, dit le chasseur, nous passâmes deux jours à reconnaître les traces des Apaches, qu’il nous fut très aisé de suivre en dépit de mille détours ; je retrouvai même parmi les vestiges nombreux qui facilitaient notre exploration les empreintes des pas de mon cheval. Une inspection plus attentive de ces empreintes m’apprit que le pauvre animal trébuchait sous un fardeau probablement au-dessus de ses forces. Ma fureur s’accrut encore à cette pensée. Bientôt des empreintes nombreuses de chevaux et de mules se confondirent avec celles de mon propre cheval, d’où nous conclûmes que de nouvelles déprédations venaient d’être commises ; puis, arrivés au bord d’un des bras du Rio San-Pedro, nous perdîmes subitement toute trace des fuyards. C’était le troisième jour de marche depuis notre rencontre. Nous eûmes beau passer et repasser plusieurs fois la rivière et chercher partout ; les galets qui en couvraient les bords à une grande distance n’avaient conservé nul vestige des Indiens. Nous nous trouvions dépistés pour la seconde fois. Le soir nous surprit déjà bien loin de la rivière et accablés de fatigue. C’était au tour du Canadien de faire sentinelle, et je dormais profondément, quand mon compagnon m’éveilla.

— Qu’est-ce ? lui demandai-je. Avez-vous découvert enfin la bonne voie ?

— Voyez, me dit-il, fidèle à son habitude de parler dans les bois le moins qu’il peut. Je me frottai les yeux, et j’aperçus derrière nous des lueurs qui rougissaient l’horizon.

— C’est une colline dont on brûle les herbes, lui dis-je.

— Vous dormez encore, reprit mon compagnon.

Je me frottai de nouveau les yeux ; je vis alors que la lueur lointaine ne devait pas être produite par une nappe de flammes continue, mais bien par des feux assez rapprochés les uns des autres. La fumée n’était pas noire comme celle des herbes vertes qui brûlent avec les herbes sèches ; elle montait vers le ciel en colonnes déliées. Enfin ces foyers liaient enveloppés à leur base d’une ceinture de vapeurs qui serpentaient au loin dans la plaine. Ce brouillard indiquait le cours tortueux de la rivière, et les Indiens devaient avoir établi leur camp sur une des îles qu’elle embrasse dans ses replis : mon camarade avait raison.

— En marche, lui dis-je.

— En marche, reprit le Canadien, et nous revînmes sur nos pas. Nous avançâmes alors avec plus de prudence que nous n’avions fait jusque-là, car la campagne était ouverte, et nous avions à redouter que les Indiens n’eussent mis quelques-uns des leurs en vedettes, bien que, se fiant sur leur nombre, ils ne semblassent guère prendre de précautions pour cacher leurs traces. Nous avions remarqué plus de vingt empreintes différentes, toujours à la file les unes des autres. Chaque Indien, comme vous le savez, s’applique à marcher, pour ainsi dire, dans les pas de celui qui le précède, et le nombre de nos ennemis pouvait bien être estimé à une trentaine à peu près. Heureusement nous pûmes, sans être découverts, gagner le bord de l’eau. Nous ne nous étions pas trompés dans nos conjectures. Sur un îlot entouré d’arbres, des feux étaient allumés de distance en distance, et nous pûmes distinguer les corps rouges de ces chiens affamés qui reluisaient à la clarté du feu dans les intervalles des arbres. Autant que je pus le voir, tous portaient au poignet gauche le bracelet de cuir[6] qui sert à distinguer le guerrier indien de ces lâches corbeaux qu’on est exposé à rencontrer de temps en temps dans les déserts. J’avais donc affaire à des ennemis dignes de moi.

Ici Bermudes fit une pause, et nous pûmes entendre les ronflemens du Canadien, que le récit des exploits du chasseur mexicain avait plongé dans un assoupissement profond. La nature apathique de l’homme du nord m’offrit un contraste frappant avec celle de l’homme du midi, nerveux, impressionnable, railleur, relevant d’une pointe gasconne un courage d’ailleurs à toute épreuve.

— Vingt fois, reprit l’aventurier, je levai ma carabine à la hauteur de mon épaule, prêt à céder à une irrésistible tentation en abattant un de ces diables rouges, et vingt fois mon compagnon abaissa le canon de mon arme. Je consentis cependant à écouter les conseils de la prudence, et je réprimai ma fougue impatiente ; ce ne fut pas sans peine. Rappelez-vous que nous suivions leur piste depuis dix-sept jours, et vous penserez bien qu’il ne pouvait être question de reculer au moment où nous venions de les joindre. Seulement il fallait choisir le moment de l’attaque : la prudence nous ordonnait de reconnaître les lieux avant de commencer les hostilités. Nous étudiâmes donc le terrain. Autour de nous, sauf une frange continue d’osiers et de cotonniers, les rives étaient alternativement boisées et coupées de plaines ou de clairières. Plus loin, en suivant toujours le cours de l’eau, et à moitié noyée sous la brume du matin, une autre petite île s’élevait à une double portée de carabine de celle où nos voleurs étaient campés. Les coquins avaient choisi là un poste inabordable par surprise. La lune éclairait en plein la nappe d’eau qui entourait leur île, au point qu’on pouvait voir parfaitement de petits remous écumeux que formait le courant autour de quelques grosses pierres échouées au fil de la rivière : on distinguait même les feuilles des plantes aquatiques que la lune blanchissait autour. Cette disposition indiquait qu’en cet endroit l’eau devait être guéable. Nous nous éloignâmes doucement de ce gué, que les Indiens avaient probablement suivi et devaient suivre encore au point du jour pour sortir de l’île ; puis nous allâmes établir notre blocus sous les osiers, à quelque distance.

Nous tînmes conseil à voix basse. Nous connaissions assez les habitudes des Indiens pour présumer qu’ils n’avaient choisi ce poste avec tant de soin que pour y passer un jour à chasser, et qu’à cet effet ils se disperseraient par petites troupes. Ce n’était que grâce à cette circonstance que nous pouvions espérer d’en venir à bout. Comme j’avais dormi quelques instans, j’engageai le Canadien à en faire autant, et je m’assis à côté de lui. Il ne tarda pas à ronfler comme il fait en ce moment, tandis qu’à travers les pousses serrées qui m’abritaient je continuais à surveiller l’ennemi. La rivière murmurait doucement, et j’aurais, je crois, cédé à l’envie de dormir, si le silence de la nuit n’eût été troublé de temps à autre par les hurlemens des Indiens. — Oui, oui, me disais-je, hurlez de joie, coquins, jusqu’au moment où nos carabines vous feront hurler de douleur. — Enfin ils parurent dormir aussi, car je les vis s’étendre autour de leurs feux, et je n’entendis plus que le murmure de l’eau et le bruit des feuilles sous la brise. Les heures s’écoulèrent ainsi bien lentement. Au point du jour, notre sort allait se décider. Dans ces momens-là, seigneur cavalier, on est heureux de ne laisser personne après soi. Malgré moi, je ne pouvais me défendre de quelques tristes pressentimens quand j’entendais les craquemens sourds des arbres et les cris de la chouette au milieu des grands bois qui s’étendaient derrière nous. Je commençais à frissonner sous le brouillard qui s’épaississait au-dessus de ma tête, quand, à la lueur grisâtre du jour qui se levait, je crus apercevoir quelque mouvement dans l’île. J’éveillai à mon tour mon camarade, après avoir toutefois prié Dieu, la sainte Vierge et les saintes âmes du purgatoire de me venir en aide.

Quelques corbeaux croassaient déjà en saluant l’aube. Bientôt nous reconnûmes le bruit de l’eau agitée, et, à la clarté du crépuscule, nous distinguâmes, dans un canot, d’abord un, puis deux, puis trois Indiens qui traversaient avec précaution la rivière en se dirigeant vers le bord où nous étions. Le Canadien me serra violemment le bras ; nous mîmes tous les deux un genou en terre, après avoir renouvelé l’amorce de nos carabines, prêts à faire feu, si le hasard les amenait de notre côté, et, dans une anxiété terrible, nous attendîmes.

En ce moment, Bermudes fut encore interrompu, le poulain se cabra brusquement, et les buissons craquèrent avec un bruit si lugubre, que je ne pus m’empêcher de tressaillir. — N’avez-vous pas entendu un hurlement ? dis-je à Bermudes.

Le chasseur secoua la tête en riant.

— Quand vous aurez une fois, une seule fois, entendu le rugissement du tigre, reprit-il, vous ne serez plus exposé à le confondre avec les bruissemens des maringoins. D’ici à quelques heures, vous serez à cet égard aussi savant que moi.

C’était une fausse alarme. Le chasseur continua :

— Vous concevez que, si nous étions découverts, c’en était fait de nous, car nous avions tous ces démons à la fois sur les bras. Ce fut donc pour nous un moment plein d’angoisse que celui où ils prirent pied à terre. Pendant quelques minutes qu’ils passèrent à se consulter, nous restâmes sans haleine ; heureusement Dieu voulut qu’ils se dirigeassent dans le sens opposé à notre cachette. Les trois Apaches remontèrent le cours de l’eau. J’avais toujours avec moi cette maudite selle que, dans un moment d’exaspération, j’avais fait vœu de mettre sur le corps d’un de ces brigands mort ou vif. Je la cachai sous les branches, puis, profitant de la lisière d’arbustes qui entourait la rivière, nous nous glissâmes silencieusement derrière les Indiens. Le Canadien, malgré son grand corps, rampait avec l’agilité d’un boa, et je le suivais de mon mieux. Nous avions à peine parcouru ainsi une centaine de tares, quand nous fîmes lever devant nous un cerf magnifique, qui s’élança du côté de nos ennemis. Le sifflement aigu de la corde d’un arc nous annonça qu’il avait été vu, et l’animal revint s’abattre à vingt pas devant nous, serré de près par l’Indien qui l’avait blessé et qui accourait l’achever. Le cerf, en se défendant, renversa son antagoniste, et j’étais encore stupéfait de cette alerte imprévue, quand le Canadien, que je croyais près de moi, s’était déjà élancé en avant, et, clouant d’une main l’Indien sur le sol d’un coup de couteau, étouffait de l’autre dans son gosier un hurlement d’agonie que nous fûmes seuls à entendre.

— Et d’un, dit le Canadien.

— Nous prêtâmes l’oreille avec anxiété ; les voix lointaines des Indiens qui appelaient leur camarade retentissaient dans les bois. Le Canadien répondit à cet appel en cherchant à imiter le cri du chasseur à la poursuite du cerf. Un second appel encore plus éloigné nous fit comprendre que les deux Indiens souhaitaient bonne chance à leur compagnon, et nous n’entendîmes plus rien. Tout cela s’était passé en moins de temps que je n’en mets à vous le dire, et le crépuscule durait encore. Ce n’était qu’à la faveur de cette demi-obscurité que nous pouvions espérer lie surprendre les deux autres Apaches, et il fallait se hâter. Comme nous nous éloignions de l’île où étaient campés les Indiens, et que nous n’étions plus que deux contre deux, nous avions moins de précautions à prendre, et nous marchions plus vite dans la direction des voix que nous avions entendues. Nous arrivâmes ainsi à un petit ruisseau qui se jetait dans la rivière, et nous en remontâmes le cours en silence pendant quelques minutes. L’instinct du chasseur me disait que les cerfs devaient venir se désaltérer le matin à la source, et ce même instinct avait dû diriger de ce côté nos Indiens, qui probablement étaient en chasse. Comme vous allez voir, nous ne nous étions pas trompés. Ce que nous aperçûmes vaut la peine que je vous en parle : vous saurez combien ces drôles sont rusés.

Le ruisseau que nous remontions formait à sa source une espèce de petit étang au milieu d’une clairière entourée de buissons et d’arbres serrés les uns contre les autres. Nous avions gagné si doucement cet abri de lianes et de troncs d’arbres, le bruit de notre marche ressemblait si bien au frémissement des branches agitées par le vent du matin, que deux cerfs de très grande taille qui gambadaient près de là ne prirent nul ombrage, et continuèrent à bondir au milieu des hautes herbes, que dépassaient leurs têtes et leurs ramures. Nous aperçûmes bientôt deux autres cerfs qui se tenaient à quelque distance des premiers, les regardant avec curiosité et cependant avec une visible défiance, car ils avançaient d’un pas, puis reculaient de deux. Bien que la lueur douteuse du jour n’éclairât encore que confusément les objets, nous pûmes remarquer un étrange contraste entre ces deux couples de cerfs. Chez les premiers, la fixité des prunelles, je ne sais quoi de brusque et de saccadé dans les mouvemens, étaient autant de signes suspects qui motivaient pleinement l’épouvante et la surprise des seconds. Cependant la curiosité sembla l’emporter sur la peur ; ceux-ci se hasardèrent timidement à faire un pas vers le centre de la clairière. Alors les deux cerfs que nous avions vus d’abord firent quelques pas à reculons. Ce mouvement les rapprocha de nous et les mit à la portée de notre bras. Le Canadien et moi nous restions immobiles, le couteau entre les dents. Tout à coup, les buissons qui nous entouraient craquèrent avec bruit, la main puissante du Canadien avait saisi l’un des deux cerfs ; l’animal, ou plutôt l’Indien déguisé[7], hurla pour la dernière fois, au moment où je m’élançais sur le dos de l’autre en m’écriant : — Ah ! chien ! à défaut de selle, je te monterai à poil. L’étreignant alors entre mes jambes, je levai mon couteau sur lui ; mais, d’un effort désespéré, il évita le coup, jeta sa tête d’emprunt loin de lui et s’échappa de dessous moi. En vain je le saisis par la jambe ; un dernier effort qu’il fit m’envoya rouler sur l’herbe si brusquement, que je regardai, en me relevant, si sa jambe n’était pas restée dans ma main, tant j’avais peine à croire qu’il eût échappé si facilement à la vigueur de mon poignet. En un bond cependant il s’était mis hors de ma portée. Je le poursuivis vivement, ma carabine à la main ; mais le démon courait comme un daim effarouché, et je vis bien que je ne pourrais jamais l’atteindre. Alors, dans un transport de rage, je le visai, et l’Indien ne bougea plus ; le son de ma carabine fut renvoyé d’écho en écho au milieu du silence universel.

— Qu’avez-vous fait ? s’écria le Canadien, vous avez donné l’éveil au camp !

— Que voulez-vous ! repris-je, il aurait averti ses camarades ; mieux vaut que ma carabine l’ait devancé.

Toutes les récriminations étaient inutiles ; le Canadien ne répondit pas ; il se dirigea vers l’Indien que j’avais abattu pour reconnaître s’il était bien mort, ce dont il n’eut point de peine à s’assurer.

— Avisons maintenant au moyen de nous tirer de ce mauvais pas, dit-il ; en voilà toujours trois qui ne nous feront plus de mal. Vous savez le proverbe : morte la bête....

Il s’arrêta. Depuis long-temps il n’en avait pas tant dit, mais c’était son chant de victoire à lui. Nous tînmes un second conseil, dont le résultat fut que nous devions nous cacher jusqu’au soir s’il était possible, pour ne reprendre la piste que dans la nuit. Restait à choisir l’endroit. Les bois nous offraient bien un asile à peu près introuvable ; mais, si les Apaches nous y découvraient, ils pouvaient nous y envelopper de tous côtés, à moins qu’ils ne préférassent incendier la forêt et nous brûler avec elle. Comme nous étions encore à délibérer, un affreux concert de hurlemens aigus, auprès desquels les rugissemens que vous entendrez ce soir ne sont que des bruissemens de moustiques, éclata de toutes parts. Le bruit de ma carabine avait donné l’alarme aux Indiens, et les limiers avaient découvert nos traces, que nous n’avions pas pris la peine de cacher. Tout brave que je suis, cette musique infernale figea le sang dans mes veines. Il n’y avait plus à hésiter. Les voix confuses de nos ennemis nous apprenaient qu’ils s’étaient assez éloignés de la rivière pour que nous pussions en gagner les bords à la faveur des arbres sans être vus. Nous volions plutôt que nous ne courions, espérant trouver le canot des Indiens que nous avions tués à l’endroit où ils l’avaient amarré. Au bout de quelques instans, les cris redoublèrent ; les Indiens venaient probablement de découvrir la selle que j’avais cachée sous les broussailles ; puis tout bruit cessa, et le tumulte fit place à un silence plus terrible encore que les clameurs sauvages qui l’avaient précédé. Des hurlemens de deuil troublèrent seuls ce silence à trois reprises différentes, trois fois les Indiens avaient trouvé un guerrier mort : nous n’avions pas pu mieux faire.

Dieu ne voulut pas que notre espoir fût trompé. La pirogue était encore à la même place à côté d’une autre beaucoup plus grande, qui avait servi à transporter le second détachement des Indiens. Celle-ci était trop lourde pour que nous pussions en tirer à deux le parti convenable. Déjà nous avions sauté dans la plus petite, et nous cherchions à entraîner la plus grande avec nous pour rendre la poursuite impossible à nos ennemis, quand de nouveaux hurlemens nous apprirent que nous étions aperçus. Une grêle de flèches vint tomber près de nous ; sans hésiter davantage, nous poussâmes notre pirogue en pleine eau, et nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces pour gagner le second îlot dont je vous ai parlé, et qui seul pouvait nous offrir un refuge. Nous avions sur nos ennemis une avance considérable, et le bras de la rivière était assez large pour nous mettre à l’abri d’une seconde décharge de flèches. Notre pirogue volait sur l’eau sous l’impulsion vigoureuse du Canadien. Ah ! me disait-il d’un air de regret, si vous saviez manier l’aviron comme moi, je ferais faire à ces coquins une promenade sur l’eau qui leur coûterait tous leurs guerriers un à un, mais avec vous nous serions pris à l’abordage. — Nous n’étions plus qu’à quelque distance de l’île quand nos ennemis se précipitèrent dans leur embarcation et se mirent à notre poursuite. Le Canadien cessa un instant de ramer et me dit :

— Maintenez-vous ici, s’il est possible, pendant quelques instans, car je ne puis résister au désir d’envoyer une balle à ces chiens affamés.

Je pris l’aviron, le Canadien visa au hasard sur le groupe, fit feu, et l’un des rameurs sauvages, en tombant par-dessus le bord de la pirogue, manqua de la faire chavirer. Je n’essaierai pas de décrire la rage de nos ennemis, qui cessèrent de ramer à leur tour pour nous envoyer de nouveau leurs flèches impuissantes. Quelques coups de rames nous firent arriver sur le bord ; nous mîmes pied à terre, et emportant notre canot sur nos épaules, nous nous enfonçâmes dans les bois qui couvraient l’île. Nous ensevelîmes la pirogue sous d’épaisses broussailles, et, cela fait, nous cherchâmes un endroit où nous pussions nous défendre sans être enveloppés. Près de la rive où nous avions débarqué, un monticule couronné de grands arbres s’élevait à pic du côté de l’eau, et du côté de l’île en pente assez douce. Ce fut le poste que nous choisîmes.

Cependant le bruit des avirons ne paraissait pas se rapprocher de nous ; je soupçonnai quelque ruse et m’avançai avec précaution derrière le tronc d’un gros acajou qui s’inclinait un peu sur la rivière ; la pirogue, au lieu de venir aborder à l’endroit où nous étions descendus, glissait le long de l’île pour la doubler. Il était dès-lors évident que les coquins voulaient se mettre hors de la portée de nos carabines, prendre pied à une assez grande distance pour que nous ne pussions nous opposer à leur débarquement, et s’avancer vers nous à l’abri des arbres et des buissons. Heureusement notre position sur l’éminence nous mettait, par derrière, à l’abri d’un coup de main et ne nous rendait accessibles que par-devant. Après le débarquement des Indiens, un silence complet régna pendant quelques instans. Il ne nous restait plus guère qu’à recommander notre âme à Dieu et à faire payer le plus chèrement possible notre mort inévitable. Nos poires à poudre étaient pleines, nos sacs garnis de balles ; nous portions sur nous assez de pinole et de cecina pour soutenir un siège de vingt-quatre heures, et par-dessus tout j’inspirais à mon compagnon une inébranlable confiance, comme aussi, je dois l’avouer, je comptais raisonnablement sur lui.

Au bout de quelques minutes, qu’il était permis, dans notre position, de trouver longues, une douzaine de ces chacals parurent enfin sur la lisière du bois à une bonne portée de carabine. Avec leurs figures barbouillées de rouge et de jaune, leurs longs cheveux nattés, les lanières découpées qui ceignaient leurs bras et leurs jambes, ils avaient une tournure et un aspect diaboliques. Il y avait surtout parmi eux un grand coquin qui m’inspira dès l’abord une vive antipathie. Ils firent halte tous à la fois et parurent se consulter, après quoi le grand diable s’avança de quelques pas et nous fit signe impérieusement de venir les trouver.

— Tirerai-je dessus ? demandai-je au Canadien.

— Pas encore, me répondit mon associé, ils sont trop loin, et, dans notre position, chacun de nos coups doit porter.

— Bon, j’attendrai, repris-je.

Une nouvelle sommation de leur part n’obtint, comme la première, aucun succès ; ils continuèrent à s’avancer, et le Canadien fit feu, un Apache tomba ; une minute après, il fut suivi d’un autre que j’attrapai en visant mon grand Indien. Nos ennemis se jetèrent alors à plat ventre, un nuage de poussière s’éleva en l’air, et nous ne vîmes plus rien ; quelques flèches seulement sifflèrent à nos oreilles, et d’autres vinrent s’enfoncer à nos pieds. Nous fîmes feu une seconde fois et avec succès, autant que je pus en juger par les hurlemens qui suivirent notre décharge. Un voile de poussière sans cesse renouvelé nous dérobait les Indiens, et quand il s’abattit, une douzaine de ces démons enragés gravissaient la colline sur laquelle nous étions retranchés. Leurs épouvantables figures barbouillées vinrent presque se coller contre les nôtres, et nous sentîmes passer sur notre front le souffle ardent de leur haleine. Le Canadien en abattit un à bout portant, tandis que la crosse de son fusil brisait le crâne d’un autre ; tout à coup je vis mon compagnon rouler en bas de l’éminence, enlacé par trois Indiens, et je l’entendis me crier d’une voix étouffée :

— Feu ! feu ! dussiez-vous me tuer avec eux !

J’avais déjà bien du mal à tenir les cinq autres en respect à l’aide de ma carabine, et j’eus un moment d’angoisse horrible à la vue de ces reptiles enroulés autour du Canadien, qui, seul contre trois, cherchait en vain à dégager son couteau, les soulevait un instant avec une force d’Hercule et retombait lourdement avec eux. Bientôt la tête de l’un des trois Indiens alla se briser avec un bruit sourd contre une pierre, j’en vis un autre lâcher prise ; je m’élançai sur le troisième le couteau à la main, mais un coup violent de casse-tête m’arracha un cri de douleur et fit tomber mon couteau. Je me retournai : j’étais en face du grand Apache dont l’aspect m’avait si fort déplu. Ma carabine levée en l’air comme une massue fit reculer l’Indien, et je pus, après avoir ramassé mon couteau, battre en retraite jusqu’au haut de l’éminence pour prendre du champ et faire feu. Revenu alors de sa surprise, mon ennemi s’élança vers moi, et, sans que j’eusse pu l’esquiver, sa macana s’abattit sur ma tête. Ébloui, aveuglé, je perdis l’équilibre, et je tombai sans connaissance. Une sensation de fraîcheur extraordinaire me tira de cette torpeur : j’avais roulé dans la rivière qui coulait à nos pieds.

Ici les gémissemens du poulain effrayé m’engagèrent à interrompre de nouveau le conteur, bien que son récit commençât à m’intéresser vivement.

— Sont-ce les maringoins, cette fois, qui arrachent à ce pauvre animal ces gémissemens de terreur ?

— Il est possible que non, reprit Bermudes : écoutons !

— Tenez, voyez là-bas, lui dis-je en lui montrant un jeune peuplier dont la cime s’élevait au-dessus du dôme de verdure qui couronnait les hauteurs voisines, ce n’est pas le vent qui agite cet arbre, tandis que les autres sont immobiles.

Le chasseur écouta. Le peuplier balançait toujours en oscillations irrégulières sa cime blanchie par la lune, et il n’était que trop facile de distinguer au milieu du bruissement du feuillage le frôlement sourd d’un corps contre le tronc. Ce pouvait être quelque taureau sauvage ; mais des signes particuliers ne me laissèrent aucun doute à cet égard. Un grognement étouffé particulier à la race féline, puis un bruit aigu de griffes acérées grinçant sur l’écorce, retentissaient avec une sonorité lugubre.

— C’est le jaguar, dit Matasiete.

— Éveillerai-je le Canadien ? lui demandai-je.

— Pas encore. En ce moment, l’animal fait le brave, mais son heure n’est pas venue, et à présent il a plus peur que vous.

Le fait était contestable ; mais ma physionomie dut trahir alors un excès d’assurance, car le chasseur reprit aussitôt :

— Vous auriez tort du reste de croire que la chasse au jaguar n’offre pas de danger. Vous allez être à même de juger combien une heure de plus passée sans boire aura aigri le caractère de celui-ci. J’ai vu plus d’un homme intrépide pâlir au rugissement terrible de ces animaux. Mais à propos ! avez-vous déjà chassé le tigre ? — C’est la première fois, si pourtant vous appelez cela chasser le tigre, dis-je en montrant mes mains désarmées, et j’ai de bonnes raisons de croire que ce sera la dernière.

— Quand le moment sera venu, dit le chasseur, je songerai à vous et vous remettrai une arme sûre, qui entre mes mains n’a jamais manqué son coup. Vous en serez content.

Cette promesse me fit respirer plus à l’aise, et sur la proposition de Bermudes, j’écoutai la suite de son histoire.

— Ce qui devait me perdre me sauva, reprit-il ; la fraîcheur de l’eau me rendit l’usage de mes sens, qui m’avaient presque abandonné. Quand je revins à la surface, au bout de quelques secondes, je pus voir mon ennemi acharné, qui, penché sur la rivière, épiait mon agonie avec une joie cruelle, brandissant d’une main le casse-tête qui m’avait étourdi, et de l’autre mon couteau que j’avais lâché en tombant. Puis, quand il m’aperçut nageant de toutes mes forces vers la terre pour rejoindre mon associé, il poussa un hurlement de rage et se précipita d’un bond à ma poursuite. Je redoublai d’efforts pour m’éloigner, mais l’Indien nageait plus vite que moi, qui me sentais affaibli par la perte de mon sang. De temps à autre cependant je me retournais pour calculer les progrès qu’il faisait, et chaque fois ce visage horriblement barbouillé faisait briller plus près de moi, entre deux rangées de dents aiguës, le couteau qui devait me frapper. En cet instant je promenai un regard désespéré sur la rive qui semblait fuir devant moi. Mon pauvre associé, bien que débarrassé pour le moment de ses ennemis, était dans une situation des plus critiques. Sa carabine, dont il avait fait un si terrible usage, appuyée contre son épaule, tenait seule en respect les Apaches, que j’entendais hurler comme des chiens qui acculent un taureau. Je ne me sentis pas la force de retenir un cri de détresse.

— Oh ! m’écriai-je, oh ! par la vie de votre mère, allez-vous me laisser égorger sous vos yeux ?

Le Canadien retourna vivement la tête sans laisser dévier le canon de son arme. A l’aspect de l’Indien qui déjà étendait le bras pour me saisir, la compassion l’emporta sur le soin de sa sûreté, et, faisant rapidement volte-face, il ajusta une seconde. Le coup partit ; j’entendis la balle siffler, et l’eau se teignit en rouge autour de moi. L’Indien, blessé mortellement, roula des yeux égarés, et au moment où il se débattait dans son agonie, je lui arrachai mon couteau et le lui plongeai à deux reprises dans la gorge. Ma première pensée fut alors de chercher des yeux mon brave compagnon ; il avait disparu. Mais tenez, ajouta Bermudes, il vous racontera mieux que moi ce qui s’est passé dans ce moment.

— C’est bien simple, dit le Canadien. Après avoir déchargé ma carabine et avoir rendu ce petit service à mon associé, je pensai bien qu’il allait faire ses efforts pour me rejoindre. Je profitai donc de la stupéfaction causée chez les Indiens par la mort de leur chef, et, comme je ne pouvais recharger ma carabine, je me précipitai en faisant le moulinet sur les cinq coquins qui m’entouraient, et qui restaient seuls des douze qui nous avaient assaillis. J’étais déjà presque hors de la portée de leurs flèches qu’ils n’étaient pas revenus de leur surprise. Alors je battis en retraite à reculons vers la rivière. Vous saurez, monsieur, qu’il n’est pas impossible de parer une flèche avec la main. La pointe va droit au but ; mais l’autre extrémité, garnie de plumes, tournoie de façon à décrire un rond large et brillant en traversant l’air : ou peut donc se baisser pour éviter la flèche ou même l’écarter avec la main. C’est ainsi que j’arrivai à l’endroit où mon associé prenait pied. Je n’étais blessé que légèrement en trois ou quatre endroits ; les arbres avaient protégé ma retraite. Maintenant Bermudes vous dira le reste, ajouta l’honnête Canadien, qui semblait scandalisé d’en avoir tant dit.

— En nous voyant de nouveau réunis, reprit alors Bermudes, les Indiens, découragés par la perte de leurs compagnons, remirent leur vengeance à un moment plus opportun ; car, lorsque la chance ne tourne pas en leur faveur, ce n’est pas pour eux un déshonneur de fuir, même devant un ennemi inférieur en nombre. J’étais d’avis de les poursuivre jusqu’à leur camp et de combattre encore les guerriers qui sans doute étaient restés au nombre d’une douzaine en corps de réserve auprès de leur butin ; mais je ne pus faire partager cette opinion à mon associé. Il allégua que les coquins avaient trop soif de notre sang pour ne pas revenir nous attaquer en plus grand nombre, que nous avions une bonne position, une pirogue sous la main, et que nous pourrions toujours nous en servir pour aller jusqu’à eux, s’ils ne venaient pas à nous. Encore à moitié étourdi du coup que j’avais reçu, et voyant mon sang couler en abondance, je renonçai à ma première idée. Nous laissâmes les Indiens se rembarquer à l’endroit où ils avaient pris pied, et nous ne songeâmes plus qu’à nous reposer et à panser nos blessures. Examen fait de nos ressources, nous avions encore quelques morceaux de viande sèche ; ma poudre était, il est vrai, gâtée par l’eau, mais la corne de mon associé en contenait une quantité suffisante ; nous n’avions donc guère à redouter le blocus qu’il nous fallait subir.

Nous fîmes bonne garde tout le reste du jour sans que rien pût nous faire soupçonner une nouvelle attaque ; puis la nuit vint, paisible et silencieuse. Cependant nos ennemis étaient près de nous. C’est toujours un mauvais moment à passer que celui pendant lequel l’obscurité cache les embûches de ces fis des ténèbres altérés de sang. Cette fois aucun feu ne s’alluma. La grande île semblait aussi déserte qu’au premier jour de la création ; quelques arbres déracinés qui descendaient lentement le cours de la rivière en troublaient seuls la tranquillité. Cette immobilité de tout ce qui nous entourait ne promettait d’ailleurs rien de bon : les Indiens comptaient sans doute sur le succès d’une ruse pour en finir avec nous. Nous résolûmes de nous assurer de leurs intentions. Nous remîmes, avec une précaution infinie, la pirogue à l’eau, et nous nous avançâmes dans la direction de l’île ; toujours même silence, même immobilité. Nous étions les deux seuls êtres vivans sur cette nappe d’eau.

— Que veut dire ceci ? demandai-je au Canadien.

— Que les sauvages attendent que la lune se couche pour venir nous attaquer et mettre à exécution quelque plan infernal que je ne devine pas à présent.

Nous écoutâmes de nouveau pour essayer de surprendre un son, un bruit quelconque. A force d’attention et de patience, nous crûmes distinguer à la longue un clapotis d’eau moins régulier et un peu plus bruyant que celui de la rivière contre ses bords ; il nous sembla aussi que le son partait des rives de l’île et se rapprochait de nous.

— Retournons à notre poste, dit le Canadien.

Nous revînmes à l’îlot aussi doucement que nous en étions sortis ; le clapotis suspect se faisait toujours entendre. Nous reprîmes notre attitude d’observation, bien convaincus alors que la nuit ne se passerait pas sans que nos ennemis tentassent une nouvelle attaque.

— Si nous allumions du feu, dis-je à mon compagnon, ces drôles verraient que nous ne nous cachons pas, et nous découvririons peut-être le piège qu’on nous tend.

Mon conseil fut goûté, et les reflets de la flamme éclairèrent bientôt une partie de la rivière. Cependant le temps s’écoulait, et l’impatience que j’éprouvais commençait à me faire ressentir une espèce de malaise nerveux qui me rendait l’attente insupportable. Nous étions, le Canadien et moi, adossés contre le même arbre, mais chacun dans un sens contraire, ce qui nous permettait de surveiller tous les abords de notre position. J’étais tourné vers le camp indien, mon compagnon vers l’intérieur de l’îlot. La journée avait été assez laborieuse pour que la privation de sommeil alourdît nos paupières. Tout se taisait alentour de nous, les feuilles dans l’air, les insectes sous la rosée, la rivière sous ses brouillards ; involontairement aussi, mes yeux se fermaient parfois. Alors, pour me tenir éveillé, je m’amusai à suivre dans leur descente les arbres que charriait la rivière. Tantôt c’était un tronc dépouillé de ses branches, plus loin, un arbre surnageant avec une partie de son feuillage comme un berceau flottant ; tous venaient silencieusement échouer sur la pointe de l’îlot. J’arrivai insensiblement à perdre tout sentiment de la vie réelle ; mon corps était assoupi, mes yeux seuls restaient ouverts. Un moment, je crus voir l’île tout entière où étaient campés les Indiens s’avancer doucement vers nous. J’attribuai d’abord au sommeil cette vision étrange, et je fis un effort pour secouer ma torpeur. Mes yeux, fixés plus attentivement sur la rivière, virent alors bien clairement une masse noire et compacte qui semblait se diriger vers nous. Je n’étais donc pas dupe du sommeil : un amas de troncs, de branches et de feuillage suivait le cours de l’eau.

A cet endroit, le récit de Bermudes fut de nouveau interrompu. — Écoutez ! me dit-il à voix basse.

Je prêtai l’oreille. Un grondement lointain retentissait.

— Voilà un premier avertissement, me dit le chasseur mexicain. Un second rugissement, mais encore étouffé, se fit entendre, à la fois plaintif et menaçant.

— Je m’étais trompé, reprit alors Bermudes.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— Je croyais que c’était un tigre.

— Eh bien ?

— Eh bien... il y en a deux !

Cette fois, j’éveillai précipitamment le Canadien.

— Deux tigres, lui dis-je à l’oreille.

— Deux tigres ! répéta le Canadien en bâillant, diable ! alors c’est vingt piastres !

Le flegmatique coureur des bois ne voyait dans cette complication qu’une double prime, et rien de plus.

— Dormez en paix, dit Bermudes au Canadien, ce n’est qu’un signe de colère et de désappointement que donnent ces animaux en voyant leur abreuvoir occupé ; le moment n’est pas encore venu où la faim et surtout la soif les pousseront à nous attaquer.

— Ainsi, demandai-je au chasseur, vous persistez à croire qu’il y en a deux ?

— Il y a encore une chance, reprit-il.

— Oui, qu’il y en ait trois, n’est-ce pas ?

— Ne sommes-nous pas trois ? Mais, non ! Si ce n’est pas le mâle avec la femelle, l’un d’eux cédera la place à l’autre, car, autrement, deux jaguars mâles n’attaquent jamais de compagnie. Dans le cas contraire, un double avertissement nous fera tenir sur nos gardes ; car Dieu, qui a donné les sonnettes au plus dangereux des serpens pour avertir l’homme de son approche, a donné aux bêtes fauves des yeux qui luisent dans la nuit et des voix rugissantes qui précèdent leur attaque.

Cette assertion n’était qu’à moitié rassurante, mais enfin le danger était encore éloigné ; comme l’avait dit le chasseur, le moment n’était pas venu où la soif ferait taire chez ces animaux la crainte involontaire que leur inspire la présence de l’homme. Tout redevint muet dans les bois, dont la lune éclairait alors les profondeurs silencieuses. Les deux chasseurs reprirent leur attitude indolente ; néanmoins le Canadien, au lieu de s’étendre de nouveau sur la mousse, s’adossa contre le tronc d’un arbre, sa carabine entre les jambes, et bourra sa pipe pour conjurer un reste de sommeil. J’avais assez appris à connaître le cours des étoiles pour lire sur la voûte du ciel que l’heure approchait où les mystères du désert commencent à s’accomplir. Je n’étais pas fâché d’entendre le son de la voix humaine troubler le silence solennel de la nuit, et je priai Bermudes de continuer son récit, si toutefois il croyait en avoir le temps.

— Nous avons encore, me répondit-il, au moins une heure devant nous, et c’est plus qu’il n’en faut pour que je finisse. Puis il reprit :

— Je courus au foyer, je saisis un tison, et le lançai vers la rivière. À la clarté qu’il répandit un instant avant de s’éteindre dans l’eau, je crus apercevoir confusément des formes humaines. Je revins précipitamment vers le Canadien ; il était debout.

— Vite au canot, pour l’amour de Dieu ! lui dis-je à l’oreille, ces diables rouges sont dans l’île.

J’avais à peine achevé, qu’une flèche vint en sifflant traverser le bonnet du Canadien, qui hésitait encore. Des hurlemens, répétés par les échos des deux rives, déchirèrent nos oreilles. Nous nous élançâmes du côté de la pirogue. Trois Indiens se précipitèrent sur nous, j’en renversai un d’un coup de couteau ; le Canadien abattit l’autre, et, pendant que le troisième courait rejoindre ses compagnons, un coup de ma carabine l’étendit raide mort. Gagner le canot et pousser au large fut pour nous l’affaire d’un instant. Des flèches lancées dans l’obscurité ne nous atteignirent pas. Quand nous fûmes hors de la portée des Indiens, je racontai à mon associé comment une partie de nos ennemis étaient parvenus à gagner notre retraite en remettant à flot des arbres échoués dans leur île. Je lui montrai du doigt le radeau qui portait le reste de la bande suivant doucement le fil de la rivière, dont le courant était peu rapide à cet endroit.

— Allons à leur île, lui dis-je ; nous surprendrons leur butin, qu’ils ont abandonné pour venir à nous.

— Plus tard, me répondit-il ; je veux auparavant dire un mot à ceux qui se sont cachés sous ces feuillages.

Arrivés à portée de carabine, le Canadien lâcha les avirons et fit feu sur le radeau. Nous entendîmes aussitôt le bruit que faisaient plusieurs corps en s’élançant dans l’eau. À mon tour, je couchai en joue ces corps noirs, à peine visibles dans l’obscurité. Nous avançâmes encore et nous leur fîmes essuyer une nouvelle décharge ; mais tous avaient plongé sous l’eau ou gagné l’île, et nous n’aperçûmes plus rien. Les hurlemens de ces païens nous apprirent leur rage et notre triomphe. La partie était gagnée pour nous, honteusement perdue pour eux.

— À l’île maintenant ! dit mon associé, et il rama vigoureusement dans cette direction. Après avoir débarqué, nous restâmes un instant indécis, cherchant à découvrir au milieu des ténèbres quelque indice qui pût nous guider vers le camp des Apaches. Je fis entendre alors le cri de Santiago ! accompagné d’un certain claquement de langue familier à l’oreille de mon cheval, bien persuadé que, s’il était parmi le butin, il répondrait à mon appel. En effet, un hennissement se fit entendre assez près de nous et nous mit dans la direction. Après avoir fait quelques pas, nous tombâmes sur un groupe de mules et de chevaux étroitement garrottés. A côté de ces animaux s’élevait un monceau de selles, d’étoffes, de couvertures, et d’autres objets pillés par ces larrons. Je fis rouler d’un coup de pied tout cet amas de paquets, parmi lesquels je distinguai notre ballot de peaux de loutres à peu près intact. Au moment où je me baissais pour le ramasser, je crus remarquer un mouvement presque imperceptible sous une couverture. Je la soulevai et j’aperçus un jeune Indien à qui probablement la garde du butin avait été confiée. Le louveteau, qui se voyait pris, resta silencieux, laissant lire dans ses yeux farouches plutôt la colère que la peur. Je l’enveloppai sans cérémonie dans une couverture et j’appelai mon associé, resté en sentinelle sur le bord de l’eau. Un coup de carabine me répondit, et le Canadien accourut vers moi.

— Je viens d’en envoyer un rejoindre les autres, et les coquins vont nous laisser encore quelques instans de répit ; mais il n’y a pas de temps à perdre.

Je confiai aussitôt mon jeune prisonnier au Canadien et je coupai les entraves de mon cheval. En quelques minutes, deux chevaux furent harnachés tant bien que mal.

— En selle ! dis-je au Canadien ; chargez-vous de nos peaux, je fais mon affaire de ce jeune garçon, qui ne se doute pas qu’il aura l’honneur de délivrer quelques âmes du purgatoire ; ne vous inquiétez pas du reste, mon cheval obéit à ma voix, et le vôtre le suivra.

Je coupai les liens des autres animaux, car je pensai que les Indiens emploieraient à réunir leur butin dispersé un temps précieux pour nous ; puis, montant à cheval, je les poussai dans la direction du gué que j’avais remarqué la nuit précédente. Les chevaux et les mules délivrés hennissaient de joie, les Indiens hurlaient comme une bande de loups qui fuient devant un jaguar ; nos cris de triomphe répondaient à tous ces cris, et les échos du fleuve répétaient en mugissant un tapage vraiment infernal. Arrivés au bord opposé de la rivière, une marche forcée nous mit bientôt à l’abri de toute poursuite, et c’est ainsi que nous sommes arrivés ce matin à l’hacienda, après avoir reconquis notre butin, mon cheval, et fait prisonnier un jeune Indien que je vendrai le plus cher possible, car on me l’achètera pour en faire un chrétien[8]), et sa rançon me servira à m’acquitter envers les âmes du purgatoire.

Le récit de Bermudes était terminé. Après une courte pause, me voyant sans doute plus préoccupé de mon propre danger que de ses aventures, le chasseur mexicain ajouta :

— Il est temps maintenant de songer à vous.

— Le moment est donc venu ? lui demandai-je.

— Il approche du moins, reprit le chasseur. Ne vous apercevez-vous pas que le silence devient de plus en plus profond autour de nous ? Ne sentez-vous pas que l’odeur des plantes a presque changé, et que, sous l’influence de la nuit, elles exhalent de nouveaux parfums ? Quand vous aurez plus long-temps vécu dans le désert, vous apprendrez que chaque heure du jour comme chaque heure de la nuit y a sa signification, son caractère propre. A chaque heure, une voix se tait, comme une voix nouvelle s’élève. A présent, les bêtes féroces vont saluer les ténèbres, comme demain les oiseaux salueront le jour qui naîtra. Nous touchons au moment où l’homme perd le prestige imposant que Dieu a mis sur son front, car la nuit son œil s’éteint, tandis que celui des animaux s’allume et perce l’obscurité la plus profonde : l’homme est le roi du jour, le jaguar est le roi des ténèbres.

En prononçant ces mots empreints d’une emphase tout espagnole, le chasseur se leva et prit, à la place qu’il avait quittée, un paquet qu’il déroula : c’étaient deux peaux de mouton recouvertes de leur toison. Puis il tira son couteau de sa gaîne.

— Voilà vos armes, me dit-il.

— Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? lui répondis-je. J’espérais que vous alliez me donner au moins une carabine ?

— Une carabine ! reprit Bermudes ; pensez-vous que j’en aie une provision ? Je n’ai que celle-ci, et, quelque bien placée que je la croie entre vos mains, elle le sera mieux encore dans les miennes, car en tout il faut de l’habitude, et vous m’avez dit que c’était la première fois que vous chassiez le tigre.

Matasiete s’obstinait à appeler cela chasser !

— Laissez-moi vous expliquer au moins, continua-t-il, l’usage de ces armes. Vous allez rouler ces deux peaux autour de votre bras gauche, et vous prendrez le couteau de la main droite ; vous mettrez en terre le genou droit, et vous appuierez votre bras enveloppé sur le genou gauche. De cette façon, le bras protégera votre corps et votre tête, tandis que votre genou protégera le ventre, car les tigres ont la mauvaise habitude de chercher à éventrer leur ennemi d’un coup de patte. Si vous êtes attaqué, vous présentez votre bras, et, pendant que les crocs de l’animal s’enfoncent dans la laine, au lieu d’être éventré, c’est vous qui, d’un coup de couteau, lui ouvrez le ventre de bas en haut.

— Ceci me semble incontestable, lui dis-je, mais j’aime mieux croire que deux chasseurs comme vous ne manqueront pas un tigre ; mon parti est pris, je chasserai les mains dans mes poches, ce sera plus original.

— Mais s’il y en a deux ?

— Eh bien ! vous êtes deux. D’après votre raisonnement, les tigres n’attaquent de compagnie que dans le seul cas de la réunion du mâle et de la femelle : nous ne pouvons donc avoir sur les bras plus de deux tigres à la fois... à moins pourtant qu’il ne nous soit réservé cette nuit de constater, à nos dépens, un cas de polygamie contraire à toutes les lois de l’espèce.

A défaut de son armure de peaux de mouton, le chasseur insista pour me faire prendre le couteau, que j’acceptai. C’était une lame longue et pointue, avec un manche de corne, hérissé de gros clous de cuivre. Puis les deux associés amorcèrent leurs carabines, et nous n’échangeâmes plus d’autre parole. Tant que la lune n’avait pas été élevée dans le ciel, ses rayons obliques avaient encore versé çà et là à travers les troncs d’arbres assez de lumière pour éclairer les labyrinthes du bois ; mais, au moment où les préparatifs des deux chasseurs furent achevés, la lune dardait perpendiculairement à la terre ses clartés, qui, dès-lors interceptées par le feuillage, laissaient la forêt dans une obscurité complète, tandis qu’elles se répandaient sans obstacle sur la source et sur la clairière presque aussi vivement illuminées qu’en plein jour. Nous étions abrites par un palétuvier dont les brandies inclinées vers la terre formaient une arche assez large. A une vingtaine de pas devant nous, retenu par la longe qui l’attachait, le poulain, dont l’instinct devait servir de guide aux chasseurs, s’était couché près de la source. Je le vis bientôt relever la tête et commencer à donner des signes d’inquiétude. À cette inquiétude vague succédèrent de petits cris de terreur entrecoupés et des efforts pour briser ses liens ; ces efforts étant impuissans, il resta immobile, mais tout son corps tremblait, et ses naseaux laissaient échapper des hennissemens d’angoisse. Un souffle de terreur planait dans l’atmosphère. Tout à coup un rugissement caverneux, parti du sommet des hauteurs voisines, fit vibrer les échos du bois. Le pauvre animal cacha sa tête dans l’herbe. Un profond silence suivit ce formidable avertissement. Les deux chasseurs sortirent de leur retraite en se courbant, et j’entendis le double craquement de la carabine qu’ils armaient.

— Restez en arrière, me dit le Canadien à voix basse.

— Non pas, s’il vous plaît, répondis-je aussitôt ; j’aime mieux être entre vous. Puis j’ajoutai : — Croyez-vous qu’il y en ait deux ?

Au moment où le Canadien me répondait par un signe dubitatif, un arbre qui s’élevait près de la source, parcouru par des griffes acérées, trembla depuis les branches inférieures jusqu’au sommet.

— Deux ! dit le chasseur mexicain.

— Est-ce tout ? demandai-je.

— Oui, jusqu’à présent.

Un rugissement terrible qui éclata à mes oreilles comme le son de dix clairons m’empêcha d’ajouter aucune observation. Je vis un corps fauve et blanc s’abattre sur le poulain que la terreur aplatissait contre le sol, j’entendis un craquement d’os brisés suivi presque aussitôt d’une détonation ; c’était le Mexicain qui avait tiré.

— Votre couteau, dit-il au Canadien en sautant en arrière près du coureur des bois, qui s’apprêtait à faire feu à son tour ; à vous, là-haut !

Je levai les yeux dans la direction indiquée par Bermudes, qui saisit le couteau du Canadien. Au sommet et à travers les rameaux du cèdre incliné sur la source, je vis deux larges prunelles luisantes comme des charbons allumés qui épiaient tous nos mouvemens ; c’était le second jaguar dont la queue fouettait le feuillage et faisait tourbillonner des flocons de mousse arrachée aux branches. Immobile près de son compagnon, le Canadien ne perdait pas de vue les deux prunelles sanglantes dont son rifle suivait tous les mouvemens. Cependant le jaguar blessé par Bermudes s’était élancé d’un bond jusqu’à lui ; la lune éclairait alors en plein le terrible animal. Une de ses pattes, presque séparée de l’épaule par la balle du chasseur, laissait couler des flots de sang. Ramassé sur lui-même pour tenter un dernier élan, le jaguar courbait la tête et rampait en rugissant avec fureur. Ses prunelles enflammées se dilataient outre mesure. Bermudes, calme et sur la défensive, le regardait fixement en faisant luire à ses yeux la lame de son couteau. Enfin le jaguar recueillit ses forces et bondit en avant ; mais ses muscles, déchirés par la balle, avaient faibli, et il retomba épuisé à la place que le chasseur venait d’abandonner en sautant de côté. Rien ne me séparait plus du tigre quand, frappé deux fois par le poignard du brave Matasiete, il poussa un dernier et effroyable rugissement, se tordit et expira : la lame lui avait traversé le cœur.

— C’est égal, s’écria Bermudes, voilà une peau affreusement abîmée ; je ne parle pas de la mienne, et il me montrait son bras déchiré par une longue estafilade. Il achevait à peine qu’un second rugissement se fit entendre du côté du cèdre : une détonation y répondit, et un bruit de branches brisées, suivi d’une lourde chute, annonça un de ces coups d’adresse qu’un rifleman du nord est seul capable d’exécuter. Le Canadien avait visé son ennemi, au juger, entre les deux yeux. Quand les deux chasseurs, faisant le tour du bassin, eurent retrouvé le corps du jaguar, leurs cris de triomphe m’apprirent que l’infaillible coup d’œil du Canadien ne l’avait pas trompé. Je m’approchai, non sans quelque compassion, d’une autre victime de l’homme et du tigre, je veux parler du poulain sacrifié. Le pauvre animal gisait immobile sur l’herbe. Une empreinte saignante sur le sommet de la tête, une autre sur le museau, et la fracture complète des vertèbres du cou prouvaient que la mort avait dû être instantanée. Déjà raide et glacé comme lui, le premier jaguar gisait à ses côtés, et je le mesurais encore de l’œil, mais à distance, quand les deux associés arrivèrent, traînant la femelle, dont la balle avait brisé le crâne. Cette fois, du moins, la peau restait intacte.

— Savez-vous que vous chassez parfaitement le jaguar, seigneur cavalier ? me dit Bermudes.

— C’est vrai, mais il faut que j’y sois forcé.

— Comment forcé ?

— Eh parbleu ! pouvais-je m’en aller ? qu’auriez-vous dit si j’avais refusé de rester avec vous ?

— J’aurais dit que vous aviez peur.

— Et que direz-vous maintenant ?

— Que vous êtes un brave !

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, répliquai-je ; j’ai eu peur, très peur même, et je suis resté !

Les deux chasseurs se montrèrent disposés à passer la nuit près du butin qu’ils avaient si bien acquis. Pour moi, qui ne pouvais que gagner à échanger les carreaux de ma chambre contre un bon lit de mousse, je me rangeai à leur avis, à condition toutefois qu’on allumerait du feu. Mon désir fut satisfait. Notre foyer répandit bientôt de joyeuses lueurs sur les beaux arbres qui ombrageaient la source, et les harmonies de la solitude ne tardèrent pas à nous endormir.

Le lendemain matin, à mon réveil, je trouvai les deux associés, les bras ensanglantés, la chemise retroussée jusqu’au coude, occupés à écorcher les deux jaguars. Quand ils eurent fini cette besogne, qu’ils avaient accomplie avec la dextérité de gens habitués à de semblables opérations, ils chargèrent les peaux sur leurs épaules, et nous reprîmes tous les trois le chemin de l’hacienda. Des félicitations sans nombre nous accueillirent à notre arrivée, la belle Maria-Antonia voulut bien y joindre les siennes ; je n’ai pas besoin de dire que je n’en pris naturellement qu’une part très modeste.

— Ah çà ! mon fils, dit don Ramon à Bermudes après lui avoir compté les vingt piastres de prime pour les deux têtes de jaguars, il y a ici une foule de prétentions à l’égard du jeune païen que tu as ramené. Chacun de nous voudrait acheter une occasion méritoire d’être agréable à Dieu en arrachant une âme aux griffes de Satan, et j’espère que tu seras raisonnable dans tes désirs.

Bermudes se gratta l’oreille, passa la main plusieurs fois dans son épaisse chevelure, et répondit :

— J’ai fait vœu de consacrer le produit de ma prise aux âmes du purgatoire. Or, comme nous voulons tous faire une œuvre également méritoire, je ne saurais l’estimer à un prix trop élevé, comme aussi vous ne sauriez acheter trop cher cette occasion d’être agréable à Dieu.

Ce dilemme du rusé chasseur sembla fort embarrassant au seigneur don Ramon, qui jugea prudent de remettre la discussion à un moment plus favorable. Il se retira, laissant Bermudes répondre aux nombreuses questions qui de toutes parts lui étaient adressées. Parmi les assistans, un seul ne paraissait point partager la curiosité générale. Il se tenait à l’écart, faisant sauter en l’air une piastre qu’il avait dans la main, et murmurait entre ses dents :

— Je n’ai jamais joué d’Indiens sur une carte, ce serait pourtant une belle partie, surtout avec mon infaillible martingale.

Puis, s’approchant de moi, ce dernier personnage, qu’on a déjà reconnu, me dit à voix basse :

— Je n’ai pas oublié votre recommandation, seigneur cavalier, voici votre piastre que je vous ai promis de réserver pour une occasion solennelle, et je tiendrai parole.

La nuit venue, je méditais dans ma chambre sur l’inutilité d’un plus long séjour à l’hacienda, où rien ne me retenait désormais, quand on vint frapper à ma porte, qui s’ouvrit sur mon invitation. Je vis entrer le chasseur mexicain, dont le front était soucieux.

— Seigneur cavalier, me dit-il, vous qui chassez si bien le tigre, vous plairait-il de nous accompagner encore à la chasse aux loutres, et, par occasion, à la chasse aux Indiens ?

— Ceci mérite réflexion, lui répondis-je ; les plus belles choses sont celles dont il faut le moins abuser. Je suis fort satisfait de ma chasse aux tigres, celle aux loutres me sourirait assez, mais je refuse formellement de chasser à l’Indien.

Bermudes soupira d’un air tragique.

— Hélas ! seigneur cavalier ; je n’en puis dire autant : il faut que je donne encore la chasse à ces païens. J’ai joué ! j’ai perdu mon Indien avec ce drôle si bien nommé Martingale, et les âmes du purgatoire sont de nouveau obligées de me faire crédit !

Après avoir cherché à consoler de mon mieux le pauvre chasseur, je convins de quitter l’hacienda le lendemain avec lui et le Canadien ; puis je le congédiai, sans me dissimuler que la créance des âmes du purgatoire était fort aventurée, et qu’elles couraient grand risque de n’avoir jamais en Bermudes qu’un débiteur insolvable.


GABRIEL FERRY.

  1. Voyez la livraison du 1er octobre.
  2. Littéralement tue-sept.
  3. Voyez la livraison du 15 août dernier.
  4. Compère, compadre, n’a ici d’autre sens que celui de confrère ou compagnon.
  5. Angélus.
  6. Ce bracelet de cuir et une espèce de paumelle qui entoure la main gauche sont les signes distinctifs des Indiens guerriers. Le premier sert à amortir le coup de fouet de la corde de l’arc quand il se détend, la seconde empêche les pennes de la flèche de déchirer la peau de la main.
  7. C’est sous ce déguisement que les Indiens chassent le cerf à l’affût et peuvent choisir pour victimes les plus beaux de ceux qu’ils ont ainsi attirés près d’eux.
  8. Bien que l’esclavage n’existe pas au Mexique, la loi permet d’acheter ces enfans, sous le prétexte spécieux de les convertir à la foi chrétienne ; cette indulgence de la loi favorise parfois d’odieuses spéculations.