Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 294-321).
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L'ILE DU TIBURON.




CAYETANO LE CONTREBANDIER.
SOUVENIRS DES CÔTES DE L'OCEAN PACIFIQUE.




L’état de Sonora ne contient dans les limites de son vaste territoire que trois villes de quelque importance, l’une par sa position maritime, c’est Guaymas ; l’autre par le commerce dont elle est l’entrepôt, c’est Hermosillo ; la troisième par le pouvoir législatif dont elle est le siège, c’est Arispe. Jadis capitale de l’état avant qu’Arispe lui eût enlevé ce titre, Hermosillo, anciennement le Pitic, compte encore une population de 7,000 habitans. Bâtie sur un plateau qui s’abaisse en pente douce jusqu’à la mer, dans la direction de Guaymas, c’est-à-dire du nord au sud, l’ancienne capitale de Sonora est de ce côté à quarante lieues de l’Océan Pacifique ; mais de l’est à l’ouest elle n’est éloignée que de quinze lieues à peine du golfe de Californie. De ce dernier côté, le plateau se prolonge sans déclivités jusqu’à la mer. Des falaises escarpées, au pied desquelles les lames se brisent avec fureur, le terminent brusquement et lui servent de contreforts. Un chenal étroit sépare la terre ferme d’une petite île appelée île du Tiburon ou du Requin, qui offre sur sa côte orientale un mouillage assez dangereux. Ainsi placé, Hermosillo peut ouvrir ses magasins aux marchandises légalement venues de Guaymas et à celles que des contrebandiers accoutumés à naviguer parmi les récifs peuvent introduire en fraude par ces falaises.

Cette contrebande se continue malgré les ordonnances rigoureuses du congrès, ordonnances toujours éludées sur ces rivages lointains. La seule réforme obtenue dans l’intérêt du trésor, c’est que la contrebande clandestine a remplacé celle qui se faisait en plein jour, sur une plus grande échelle, par ceux-là même qui avaient mission de l’empêcher. Il fut un temps, — et les Français qui ont visité le Mexique il y a quelques années ne l’ont pas oublié, — où l’administrateur de la douane d’un état maritime adressait au ministre des finances à Mexico des rapports invariablement conçus en ces termes : « Aujourd’hui est entré un navire provenant de Bordeaux, entièrement chargé de foin ; ledit chargement n’a pas payé de droits par ce motif qu’il est destiné à la nourriture des mules dont il vient faire l’exportation. Les passagers du bord ont déclaré n’être venus sur nos côtes que par le besoin de changer d’air. » Est-il nécessaire de dire que ces passagers convalescens accompagnaient une riche cargaison qui ne versait jamais aucun tribut dans les coffres du fisc ? Seulement les droits d’ancrage et autres menues redevances étaient loyalement acquittés. Le trésorier-général pouvait à juste titre s’étonner de la réputation de salubrité qui attirait tant de voyageurs dans l’état ; mais ce qui ne devait pas moins le surprendre, c’est l’absence de tout droit payé à l’exportation de ces mules pour la nourriture desquelles on avait la précaution de se munir d’un chargement de foin européen. La cherté des mules ou d’autres obstacles toujours imprévus faisaient constamment manquer les marchés, au grand détriment des revenus de la république, mais non de la fortune privée de l’administrateur, que ces chargemens singuliers enrichissaient rapidement. De tout temps au Mexique, sur l’un et l’autre océan, la contrebande a détourné à son profit le plus important et presque le seul revenu du trésor. Cette coupable industrie n’est pas là, comme en Europe, le monopole de quelques aventuriers audacieux. Selon que les finances sont plus ou moins appauvries, tout employé public est plus ou moins préoccupé du soin de s’indemniser aux dépens de l’état qui ne le paie pas. Les troupes réclament leur solde à grands cris, les employés civils fraternisent avec les soldats. L’état, comme on le pense bien, reste sourd, et chacun cherche alors où il peut le trouver un supplément de ressources. L’administrateur des douanes donne pleins pouvoirs aux visiteurs (vistas), les visiteurs aux douaniers, les douaniers aux portefaix de l’administration, qui se font aider de tous ceux qui savent remuer un fardeau, manier une barque ou donner au besoin un coup de couteau. Puis, selon l’humeur du président de la république, suivant la rigueur des lois promulguées, la contrebande se fait en plein jour ou à la faveur de la nuit, dans les ports ou sur des côtes isolées, mais, de près ou de loin, chacun y prête la main. On conçoit donc que, dans la morte-saison de la pêche des perles ou de l’écaille, les plongeurs et les harponneurs qui se livrent à cette pèche sont pour les contrebandiers de précieux auxiliaires. Par une conséquence immédiate de la pénurie du trésor, tandis que les employés civils font la contrebande, on voit des soldats, des officiers même, s’associer aux voleurs de grands chemins. Pour ces routiers (salteador de camino), le brigandage n’est pas non plus une profession. Ce sont des pères de famille, souvent protégés par l’alcade de leur village et bénis par leur curé, qui dédaignent de se mettre en campagne, si leurs espions n’ont pas signalé quelque riche proie. Une fois le coup exécuté, après avoir impitoyablement massacré le voyageur qui a tenté de résister, ou bien après avoir traité avec une exquise urbanité celui qui s’est pacifiquement laissé dépouiller, ils regagnent leur village, sans oublier, dans le partage du butin, l’hôtelier qui leur a fait parvenir de mystérieux avis, l’alcade qui a signé leur port d’armes, et le curé qui leur a donné l’absolution. Telle est la singulière tolérance de l’opinion, que les voleurs, les contrebandiers, ne vivent point au Mexique séparés de la société, qu’ils n’y forment point une caste ayant pour ainsi dire ses mœurs et ses lois à part. Quiconque ne les voit pas à l’œuvre ignore ce qu’il y a d’original dans leur physionomie. Je ne m’attendais guère, je l’avoue, à me trouver jamais dans les conditions nécessaires pour compléter mes observations à cet égard, lorsqu’une rencontre que je fis à Hermosillo me procura l’occasion de voir de près cette contrebande de nouvelle espèce, et de la prendre en quelque sorte sur le fait.

Avant de quitter Guaymas pour gagner Hermosillo, le voyageur qui a pris des renseignemens sur le pays qu’il doit parcourir s’attend à traverser d’arides solitudes rafraîchies çà et là par quelques citernes. A l’aspect de la triste végétation qui frappe ses regards, des cactus et des nopals, et de quelques arbres qui seuls peuvent croître sur un terrain desséché, il reconnaît qu’on ne l’a pas trompé. C’est bien là le désert qu’on lui avait annoncé. Un soleil perpendiculaire lance sur lui des rayons dont nulle brise ne tempère l’ardeur, rendue plus insupportable encore par la réverbération d’un sol aride et crevassé. Une poussière fine, impalpable, s’élève en tourbillons sous les pieds des chevaux. Si par hasard quelque souffle d’air secoue le pâle et maigre feuillage des arbres à bois de fer ou des gommiers, les grappes rouges et pimentées de l’arbre du Pérou, cet air est brûlant ; sous son atteinte, la bouche se dessèche, les lèvres se fendent, la langue se colle au palais. Le voyageur alors se rappelle les fraîches brises du golfe auquel il tourne le dos ; déjà il aperçoit les citernes tant désirées et se plonge en imagination dans l’eau limpide qu’on lui a promise. C’est alors que commencent ses déceptions. De grandes perches formant bascules, un seau de cuir à l’une de leurs extrémités, une grosse pierre fixée à l’autre par des lanières, se détachent sur l’horizon poudreux. Vues de plus près, ces bascules étendent leurs grands bras d’un air désolé ; les seaux de cuir, tordus, racornis sous le soleil, semblent n’avoir pas été rafraîchis par l’humidité depuis un siècle. L’espérance soutient encore le voyageur. Bientôt et douloureusement trompé dans son attente, il contemple d’un œil hagard une croûte noire qui a remplacé l’eau pluviale, ou un fond vaseux, fétide berceau d’animaux immondes. Autour de lui, les cigales bruissent avec fureur sous chaque tige d’herbe desséchée en appelant la rosée de la nuit. Découragé, anéanti, le voyageur se couche près de son cheval, dont les flancs haletans révèlent les tortures, et, les yeux tournés vers un ciel inexorable, il se demande tristement si la malédiction divine ne pèse pas sur cette terre déshéritée[1].

J’étais arrivé à Hermosillo après avoir péniblement traversé ces solitudes embrasées. C’était quelque temps avant les fêtes de Noël. J’avais passé huit jours dans cette ville sans avoir pu remettre encore toutes les lettres dont on m’avait chargé à Guaymas. Un soir, en les examinant pour les distribuer le lendemain, la suscription de l’une de ces lettres me frappa. Elles n’étaient pas assez nombreuses pour que je ne me rappelasse point parfaitement ceux qui me les avaient confiées, et celle-là, je l’avoue, déjouait complètement tous mes souvenirs ; elle ne portait que ces mots : Al señor don Cayetano. J’appelai mon hôte, chez qui j’étais descendu parce qu’il était Chinois, et que je connaissais la réputation de ses compatriotes comme barbiers et cuisiniers ; j’espérais obtenir de lui quelques renseignemens sur ce don Cayetano.

— Je ne le connais, me dit le Chinois, que pour lui acheter souvent des œufs de caïman et des nageoires de requin, dont je suis très friand, et dont je vous ferai manger quelque jour, s’il prend au seigneur don Cayetano l’envie d’aller faire un tour sur nos lagunes ou une promenade sur mer ; mais si vous le désirez, seigneur cavalier, je me chargerai de lui faire remettre cette lettre.

J’acceptai avec plaisir.

— Et vous ne savez rien de plus sur son compte ?

— Rien, dit le Chinois, si ce n’est une particularité dont j’ai ouï parler, mais dont je ne suis pas certain, car je n’habite la ville que depuis six mois. On assure que don Cayetano ne peut entendre de sangfroid le son du Cerro de la Campana (Colline de la Cloche)[2] ; ce bruit l’agace, et, quand il est agacé[3], il est… il est très vif. Voici tout ce que je sais, seigneur cavalier.

Le Chinois acheva ces mots comme un homme décidé à ne rien dire de plus, et je le congédiai. Quelques jours après, le hasard, au moment où j’y pensais le moins, me mit en présence de l’individu en question, et voici dans quelles circonstances.

La ville de Pitic ne possède, en fait de curiosité naturelle, que le Cerro de la Campana, dont m’avait parlé le Chinois. J’étais venu visiter le Cerro ; j’avais éveillé quelques échos endormis, mais je trouvai bientôt ce plaisir assez fastidieux, et je reportai mes regards sur la ville. Le jour était à son déclin, et les collines dont elle est entourée perdaient peu à peu leur teinte d’azur. C’était l’heure où la fraîcheur du soir succède à la chaleur dévorante du jour. Quand j’étais monté sur la hauteur, les rues étaient désertes, le lit desséché du Rio San-Miguel était silencieux ; au moment dont je parle, Hermosillo commençait à s’animer. On improvisait brusquement les préparatifs des fêtes de Noël. Quelques fusées décrivaient dans l’air des courbes lumineuses ; la lueur rougeâtre du bois résineux qui brûlait sur des trépieds de fer éclairait déjà quelques parties de la rivière ; les cris des vendeurs d’infusions d’eau de rose et de tamarin se faisaient entendre, mêlés aux bourdonnemens de la foule, au cliquetis des castagnettes et aux sons des mandolines ; la ville sortait de la torpeur léthargique dans laquelle elle était plongée depuis le matin.

Comme je descendais du Cerro, en traversant une rue voisine, un bruit argentin qui sortait d’une petite maison basse me fit penser que j’étais probablement près d’un établissement de jeu. Je distinguai en effet, à travers les barreaux de bois qui garnissaient les fenêtres, un tapis vert et des joueurs assis en silence autour d’une table ovale. Résolu à tuer le temps jusqu’au souper, j’entrai dans la maison. Tous les joueurs étaient captivés par un coup qui paraissait fort intéressant, car personne ne remarqua mon arrivée : je pus donc observer à mon aise. Deux bougies qui brûlaient chacune dans une verrine de cristal, et autour desquelles papillonnaient des milliers de phalènes, jetaient leur clarté vacillante sur une trentaine de personnes réunies dans la salle basse où j’étais entré. Toutes les physionomies offraient la même expression d’impassibilité. Spectateurs et joueurs fumaient avec le même sang-froid, je dirais presque la même dignité. Il n’y avait entre les uns et les autres qu’une différence, celle des costumes. On pouvait reconnaître parmi les joueurs des représentans de toutes les classes de la société mexicaine ; mais la galerie se composait plus spécialement d’individus fièrement drapés dans des pièces de calicot grossier, à la poitrine et aux bras nus, la plupart portant de longues et sinueuses cicatrices, suites de blessures reçues dans leurs duels au couteau, et montrant sous les mèches d’une chevelure inculte des physionomies à donner le frisson à un honnête homme.

Au moment où j’entrais, l’attention de la galerie était concentrée sur deux joueurs. L’un, coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’une veste de batiste écrue, paraissait maigre et chétif ; l’autre, grand et nerveux, taillé comme un athlète, était couvert, malgré la chaleur, d’un manteau à larges galons d’or ; sa tête était enveloppée d’un mouchoir à carreaux dont les bouts, s’échappant d’un chapeau de vigogne, descendaient sur ses épaules comme la résille andalouse. Le premier me tournait le dos, et je ne pouvais voir sa physionomie ; quant au second, placé en face de la porte d’entrée, il avait des traits assez réguliers, déparés seulement par une balafre qui partait du front et descendait jusqu’au menton en sillonnant la joue droite. Ce joueur et celui qui me tournait le dos paraissaient suivre une veine contraire. On jouait le monte comme partout au Mexique ; on sait que ce jeu est presque le lansquenet.

— Permettez, seigneur sénateur, dit le joueur balafré en étendant la main pour ajouter une pile de piastres à celles qu’il avait mises sur une carte ; si votre seigneurie le trouve bon, je taillerai moi-même.

— Avec plaisir, mon fils, dit l’autre individu que je ne pouvais voir ; je suis convaincu que tu me porteras bonheur. — Et il remit à son adversaire le jeu qu’il avait déjà dans la main. Celui-ci fit glisser solennellement les cartes l’une sur l’autre ; mais, bien que sa physionomie fût impassible, sa main paraissait trembler.

— Aurais-tu peur par hasard, mon fils ? lui demanda le sénateur.

A ce mot de peur, un sourire d’incrédulité effleura les figures sinistres de la galerie.

— Ma foi non, répondit l’athlète, qui cherchait vainement à cacher son trouble : mais je ne sais qui s’amusait tout à l’heure à faire sonner le Cerro, et j’ai les nerfs horriblement agacés toutes les fois que j’entends cette infernale musique.

Cette déclaration parut produire sur toute l’assistance une certaine sensation, car le vide s’opéra presque subitement autour du joueur, qui promena de part et d’autre un regard provocateur et qui reprit bientôt son calme apparent. De mon côté, je pensai que cet homme ne pouvait être que le fournisseur des œufs de caïman et des nageoires de requin que le Chinois m’avait promis, Cayetano en un mot. Quant à cette délicatesse de nerfs chez un homme d’une carrure et d’une force herculéennes, ce ne pouvait être, selon moi, qu’une prétention ridicule, ou bien quelque chose de réellement terrible, comme l’influence homicide que souffle le siroco ou levante dans certaines parties de l’Andalousie.

— Voilà l’as de pique pour vous, seigneur sénateur, j’ai perdu, dit Cayetano ; et il reprit la cigarette qu’il avait déposée sur le tapis vert avec autant de sang-froid que s’il eût été totalement étranger à la perte qu’il venait de faire. Il allait se lever, quand le sénateur lui passa sans compter une poignée de piastres en lui disant :

— Voici de quoi tenter de nouveau la veine ; ne te gêne pas et continue.

Cayetano compta les piastres avec l’attention la plus scrupuleuse.

— Mon Dieu ! mon garçon, lui dit le sénateur, ne te préoccupe pas tant de la somme qu’il peut y avoir.

— Pardon, seigneur sénateur, cela m’intéresse plus que vous ne pensez.

Cayetano parut réfléchir profondément, tout en comptant toujours. — Ah ! c’est juste, tu avises aux moyens de t’acquitter envers moi, ajouta le sénateur.

— Je calcule, seigneur sénateur, que j’avais apporté avec moi quinze piastres, qu’en voici vingt-deux que vous venez de me donner, et qu’en ne vous rendant rien, ce sont sept piastres que je gagne encore.

A ces mots, un rire d’approbation éclata dans toute la salle, mais le sénateur ne parut prendre part que du bout des dents à l’hilarité générale. Quant à Cayetano, il se leva tranquillement, mit les piastres dans les poches de ses calzoneras de velours, et sortit fort satisfait de sa soirée. En le suivant du regard et d’un air assez mystifié, le sénateur, car c’en était un, se tourna de mon côté, et je le reconnus pour l’avoir vu à Mexico dans l’exercice de son mandat. On sait que chaque état fédéral a un congrès et un sénat particuliers, et que ce sont les délégués de ces deux chambres qui composent dans la capitale de la république ce qu’on appelle le congrès souverain.

Don Urbano (c’est ainsi que je l’appellerai par discrétion) rougit en m’apercevant, car il n’était pas sans quelque teinture de nos idées de dignité européenne. Il se leva vivement et s’avança vers moi.

— Ce sont mes électeurs, me dit-il en manière d’excuse après les complimens d’usage.

— Ah ! ce sont vos électeurs ! lui dis-je en regardant fort surpris les figures patibulaires qui nous entouraient, ils ont l’air bien respectable ! Sans doute, car ce sont les plus nombreux, reprit don Urbano.

— Ce qui ne vous empêche pas de leur gagner leur argent ?

— Que voulez-vous ? dit le sénateur, il faut bien faire quelque chose pour ses commettans. Vous ne savez peut-être pas qu’un concurrent, redoutable me dispute l’honneur de représenter l’état au congrès souverain.

Ce sénateur me parla quelque temps encore de ses projets politiques ; puis, s’étant mis à ma disposition avec toute la courtoisie mexicaine, il me proposa d’aller faire un tour sur la place, et nous sortîmes. L’esplanade qui domine le Rio San-Miguel, et le lit desséché de la rivière elle-même présentaient un coup d’œil fort animé ; j’ai dit que les fêtes de Noël allaient commencer. Des cabanes de feuillage étaient dressées de distance en distance, les feux allumés sur les trépieds de fer ondoyaient en tous sens en pétillant, et éclairaient des pyramides de fruits, des échafaudages d’infusions rafraîchissantes de toutes couleurs. Une foule aux costumes bigarrés, bizarrement éclairée par la flamme rougeâtre du bois résineux, circulait de tous côtés. D’une part, des créoles dansaient des fandangos effrénés au son des castagnettes et des mandolines. Plus loin, des Indiens exécutaient leurs danses lugubres au bruit de calebasses remplies de cailloux et aux cadences mélancoliques de leurs chanteurs, brusquement variées par leurs divers cris de guerre ; au milieu du joyeux tumulte des danseurs créoles, cette mélopée funèbre semblait la plainte des vaincus, et les cris de guerre pouvaient paraître des accens de rébellion arrachés par l’esprit de vengeance, qui ne meurt jamais au cœur des peuples primitifs. Je communiquai ces réflexions à don Urbano. — Les tristes restes que vous voyez, me dit-il, de peuplades jadis formidables ne songent nullement à reconquérir une indépendance dont leurs pères même avaient perdu le souvenir. Vous ne pourriez vous faire une idée exacte de l’Indien dans toute la fierté de son allure sauvage qu’en voyant les Indiens Papagos ; malheureusement ils célèbrent aussi leur fête de Noël, et ils n’ont pas quitté leurs réjouissances pour les nôtres.

— Quoi ! lui dis-je, ils sont donc chrétiens ?

— Non ; mais une singulière coïncidence place, dans leur croyance, la naissance du soleil le même jour que la naissance de notre Christ. Ce serait un chapitre à ajouter à l’Origine des Cultes (tous les Mexicains ont lu cet ouvrage ainsi que les Ruines de Volney) et un chapitre fort intéressant, eu égard à la manière étrange et fantastique dont ils célèbrent cette fête. Je dois y assister précisément avec un étranger, et, s’il vous plaît d’être des nôtres, je vous le présenterai ; il sera enchanté de faire votre connaissance. J’ai obtenu un sauf-conduit d’un chef papago, et nous aurons un guide sur qui nous pouvons compter.

Ce programme était de nature à piquer ma curiosité, et j’acceptai avec empressement. Il fut donc convenu que le sénateur et son compagnon viendraient me prendre le lendemain, 24 décembre, et que nous partirions de bon matin ; puis nous nous séparâmes, et je regagnai mon logis.

Le lendemain matin, au lever du soleil, j’étais prêt à monter à cheval, quand trois cavaliers vinrent s’arrêter à ma porte. Le premier était le sénateur ; le second, l’étranger qu’il me présenta comme Anglais, et dans le troisième je reconnus mon joueur balafré de la veille : c’était le guide qui devait nous conduire. Une singularité me frappa chez l’étranger : qu’il parlât fort mal le français, qu’il écorchât l’espagnol d’une façon vraiment incroyable, je trouvais cela tout naturel. Rien n’était divertissant comme les méprises qu’il commettait en parlant, et dont il riait lui-même le premier de fort bonne grace. Ce qui m’avait frappé chez lui, c’était son teint foncé, c’était son allure méridionale, qui indiquaient un long séjour en des pays dont l’Anglais paraissait ignorer complètement la langue.

Nous prîmes le chemin des lagunes. Hardiment campé sur un fort beau cheval d’une vigueur à toute épreuve, qui mâchait impatiemment son mors et jetait au vent des flocons d’écume, notre guide marchait à quelque distance en avant de nous.

— Vous connaissiez donc déjà cet homme ? demandai-je au sénateur.

— Tout le pays le connaît, me répondit don Urbano ; il est de son métier pêcheur de tortues, il a des accointances un peu partout, car c’est par lui que j’ai obtenu le sauf-conduit, ou, pour mieux dire, la permission d’assister à la cérémonie que nous verrons cette nuit chez les Papagos, avec qui, du reste, nous sommes en paix. J’aurais trop à faire si je voulais énumérer tous ses talens, ajouta mystérieusement le sénateur, et puis c’est un électeur influent !

Pour don Urbano, c’était tout dire ; je m’inclinai devant cette dernière qualité, et je ne m’étonnai plus de la docilité avec laquelle l’ambitieux sénateur s’était prêté la veille aux cavalières exigences de son adversaire.

En marchant d’Hermosillo vers l’île de Tiburon, on longe le Rio San-Miguel. Cette rivière est, selon la saison, un mince filet d’eau qui coule inaperçu dans un vaste lit, ou bien une mer impétueuse que ce lit ne peut plus contenir, et qui dégorge ses eaux limoneuses dans d’immenses lagunes, avant d’alimenter un lac qu’elle rencontre dans son cours. Parmi ces lagunes, les unes sont comme un miroir de cristal, d’autres cachées par de grands roseaux, d’autres enfin couvertes d’une croûte épaisse d’herbes vertes qui donne à leur surface mobile une perfide apparence de solidité. Un dais de vapeur se balance au-dessus de ces marécages, au-dessus de ces roseaux qui frissonnent toujours, soit sous l’haleine du vent humide, soit sous les efforts des caïmans qui prennent sur la vase leurs monstrueux ébats. Tant que dure le jour, tout est désert et silencieux ; quand le soleil décline, quand les collines basses qui dominent ces eaux croupissantes se noient peu à peu dans la brume qui s’élève de leur sein, quelques animaux se laissent voir de loin en loin ; un cheval sauvage bondit parmi les herbes ; un jaguar s’avance en rampant pour saisir une proie ; un daim, poussé par la soif, se hasarde timidement sur les bords de ces savanes noyées, éventant l’odeur musquée des alligators, puis, l’œil aux aguets, les oreilles tendues, se désaltère en laissant, au moindre bruit, échapper de sa bouche des gouttelettes qui brillent aux rayons obliques du soleil. Des essaims d’oiseaux criards troublent seuls encore le silence de ces solitudes ; mais à la tombée de la nuit des formes étranges surgissent à la surface de ces eaux limpides, ou soulèvent et fendent la croûte épaisse de ces lacs vaseux ; des rumeurs effrayantes sortent de ces verts fourrés de roseaux ; ces rumeurs, tantôt semblables aux vagissemens d’enfans nouveau-nés, tantôt aux mugissemens de taureaux en fureur, selon que les caïmans qui les font entendre expriment leurs amours, leurs plaintes ou leur colère, sont entremêlées d’horribles claquemens de mâchoires de ces hideux reptiles qui se répondent ou se défient. En avançant toujours, une voix imposante remplace ces étranges concerts, c’est la voix de l’Océan qui bat les falaises.

Nous traversions une chaussée naturelle assez élevée au-dessus de ces terrains submergés, et Cayetano continuait de marcher en avant à quelque distance de nous sans prendre part à la conversation ; tout à coup je le vis pousser son cheval et descendre rapidement la berge de la chaussée.

— Que diable va-t-il faire ? demandai-je au sénateur.

Don Urbano commença par jeter un coup d’œil attentif sur les lagunes ; puis il me répondit :

— Voyez-vous là-bas, à quelque distance de la dernière lagune, un petit champ de roseaux ? Ces roseaux remuent, et, si je ne me trompe, ce n’est pas le vent qui les agite, mais quelque alligator qui doit y être caché, et Cayetano, qui s’ennuie, veut probablement lui donner la chasse.

Le chemin que suivait Cayetano semblait d’abord démentir cette assertion, car, loin de se diriger vers les roseaux, il s’en écartait en diagonale ; tout à coup il tourna vivement à gauche, et s’élança au galop en ligne directe vers l’endroit indiqué par le sénateur. Au cri qu’il poussa en même temps répondit un grognement de colère, et un énorme caïman se dirigea de toute la vitesse que permet la structure de ce lourd et effrayant animal vers la lagune dont son ennemi voulait lui intercepter le chemin. Le dos écailleux et noirâtre du reptile était presque entièrement couvert d’une fange épaisse, plaquée çà et là d’herbes marécageuses. Il passa, dans sa fuite, à une dizaine de pas du cheval de Cayetano : le noble animal se cabra de frayeur, et voulut se jeter de côté ; mais il avait affaire à un rude cavalier, l’éperon le remit dans le bon chemin, et au même instant le lazo de cuir tressé que Cayetano faisait tournoyer tomba sur le caïman. L’alligator ouvrit une gueule immense, qui semblait plutôt armée de pieux que de dents, et l’effroyable mugissement qu’il poussa fit tressaillir nos chevaux ; l’étreinte du nœud coulant ferma violemment cette gueule ouverte, et refoula, en un râle sourd, ce mugissement jusqu’au fond de la gorge. Un instant, le hideux reptile hésita s’il courrait sur son ennemi ou s’il tirerait du côté de l’eau. La frayeur lui conseilla ce dernier parti ; mais Cayetano avait attaché par un triple tour le bout de son lazo au pommeau élevé de sa selle, et la force du cheval contrebalançait celle du caïman. Pendant quelques minutes ; les deux animaux firent de prodigieux efforts en sens inverse. L’alligator enfonçait avec fureur ses pattes sur le terrain amolli, que les sabots du cheval déchiraient en longues glissades. Il y eut un moment de silence, pendant lequel nous n’entendîmes plus que le retentissement sonore des éperons de fer sur les flancs du cheval, et le cliquetis d’écailles de la queue du caïman qui fouettait et écrasait les roseaux tout à l’entour. Deux fois une force irrésistible enleva le premier sur ses deux pieds de derrière, et deux fois, à son tour, le caïman, violemment arqué, montra son ventre, que la terreur et la rage rendaient d’un violet foncé. Enfin un dernier effort plus furieux enleva le cheval une troisième fois, et il allait tomber à la renverse sur son cavalier, quand la sous-ventrière craqua bruyamment. C’en était fait de Cayetano, que son ennemi allait entraîner avec la selle sans que nous pussions lui porter secours. Le sénateur devint pâle à l’aspect du danger que courait son électeur influent : pour moi, je poussai un cri ; mais, rapide comme la pensée, à l’instant où la selle se dérobait sous lui, Cayetano saisit la crinière de son cheval, s’éleva sur les poignets comme les alcides de nos cirques, et, par un prodige de vigueur et d’instinct équestre, l’intrépide cavalier resta sur le dos de son cheval dessellé.

— Bravo ! mon garçon, cria le sénateur en jetant en l’air son chapeau avec enthousiasme.

L’alligator, croyant son ennemi renversé, se retourna pesamment pour s’élancer sur lui après s’être dégagé du nœud coulant qui l’étranglait ; mais le cheval, en quelques bonds, fut hors de sa portée, et, mugissant de joie au contact de l’air qui rentrait dans ses poumons, le monstre ne tarda pas à se plonger sous les eaux, qui bouillonnèrent sur son passage. Cayetano tendit le poing vers la lagune ; puis, descendant tranquillement de cheval, il rattacha tant bien que mal ses courroies brisées, et se remit en selle.

Caramba ! lui dit le sénateur ; à quoi pensais-tu, mon garçon ?

— J’étais agacé, répondit Cayetano.

Le sénateur admit cette réponse péremptoire, et nous continuâmes notre route. Nous marchâmes une demi-heure encore.

— Vous voyez ces huttes dans le lointain et cette forêt qui parait là-bas comme une ligne sombre à l’horizon, me dit Cayetano ; c’est le but de notre voyage, et nous arriverons juste à l’heure précise pour ne rien perdre de la cérémonie, c’est-à-dire au coucher du soleil.

Au centre d’une vaste plaine, bornée de tous les côtés par une chaîne de petites collines et de l’autre par une épaisse forêt, s’élève un des principaux villages des Papagos. Il est composé d’une centaine de loges à toits plats, bâties sur les bords d’un ruisseau qui le sépare en deux lignes presque parallèles. Au moment où nous y entrâmes, ce village paraissait complètement désert. Le soleil se couchait dans les vapeurs épaisses des lagunes lointaines, et ne laissait tomber qu’une lumière sombre sur cet amas de huttes fermées par des peaux de buffles que battait tristement le vent du soir. Il semblait que de temps à autre ce vent apportât avec lui des bruits étranges qui sortaient des profondeurs de la forêt voisine. Je questionnai Cayetano sur la cause de ces bruits.

— Vous allez la connaître tout à l’heure, me répondit-il. Nous pouvons avancer jusqu’à la lisière du bois, où nous mettrons pied à terre, et nous y bivouaquerons ; mais je pense que la curiosité vous tiendra éveillé une bonne partie de la nuit.

Nous poursuivîmes notre route jusqu’à l’endroit indiqué. Alors ces bruits que je ne m’expliquais pas devinrent plus distincts, et un étrange ensemble des sons les plus discordans frappa nos oreilles. C’était le rugissement du lion, le miaulement du jaguar, le grondement de l’ours, le mugissement du taureau et mille clameurs confuses qui se heurtaient sous la voûte du bois, tandis que de la partie supérieure venaient s’y mêler les cris de l’oiseau de proie, les soupirs plaintifs de l’oiseau de nuit, et de temps à autre les modulations plus joyeuses du moqueur, qui répétait tous ces cris l’un après l’autre. Bientôt deux notes brèves, saccadées, qui semblaient sortir des vastes poumons d’un lion d’Afrique, couvrirent tout ce tumulte, et, à ces accens rauques du roi des animaux, tout se tut ; puis, au milieu du silence universel, une voix, mais une voix humaine, fit entendre quelques mots que nous ne comprîmes pas.

Pendant que nous mettions pied à terre, notre guide nous dit : — Je vais me faire reconnaître aux avant-postes ; ne bougez pas jusqu’à mon retour, et, quoi que vous voyiez, ne faites pas de bruit ; il n’y a nul danger : les animaux que vous trouverez ici ne sont que d’honnêtes papagos.

En disant ces mots, Cayetano entra dans le bois, où nous le perdîmes de vue. Cependant la nuit était venue, et nous ne pouvions rien distinguer encore, quand de nombreux brasiers, allumés instantanément, comme par magie, de distance en distance, chassèrent tout à coup les ténèbres, et vinrent éclairer des scènes étranges qui semblaient la réalisation des rêves d’un cerveau malade. Au milieu des troncs d’arbres serrés les uns contre les autres, et qui, à la lueur des brasiers, s’étaient transformés en colonnes de fer rougi, sous un dais de fumée qui s’échappait par tous les interstices du dôme de feuillage, des groupes bizarres d’animaux s’agitaient en tous sens. On se serait cru transporté aux premiers jours de la création, quand la guerre n’avait pas encore éclaté parmi les diverses races d’animaux, ou bien encore, à la lueur du feu qui jetait irrégulièrement ses clartés rougeâtres, on eût dit un vaste pandaemonium, la décoration d’un théâtre infernal. Pour ceux qui ne savent pas jusqu’à quel point les Indiens poussent l’art des déguisemens et de l’imitation des animaux, l’illusion eût été effrayante. Seulement, quand les flammes des foyers s’élevaient en pétillant, elles éclairaient parmi les branches des formes d’oiseaux trop colossales pour appartenir à la réalité. Au moment où l’Anglais et moi considérions cette scène d’un air ébahi, notre guide nous rejoignit.

— Tout va bien, dit-il. Maintenant vous allez assister au repas du soir, pour lequel, ajouta-t-il, les femmes indiennes ont déposé à l’avance près des divers foyers les provisions nécessaires.

Notre guide achevait à peine, quand la voix qui avait déjà imposé silence se fit entendre de nouveau.

— Que dit cette voix ? demandai-je à Cayetano.

— Les enfans des bois, répondit-il, rendront grace au grand Esprit, et chacun dans son langage, de la nourriture qu’il leur envoie. Ils ont faim, qu’ils mangent ! ils ont soif, qu’ils boivent !

Comme Cayetano terminait cette traduction, le plus effroyable benedicite qui eût jamais frappé oreille humaine éclata tout d’un coup en hurlemens, en sifflemens, en glapissemens, en cris de toute espèce, en un mot en tous les accens que la nature a donnés aux animaux. Puis tous s’élancèrent sur leur nourriture, en observant fidèlement les allures des bêtes qu’ils représentaient, tandis que le long des arbres descendaient en glissant les oiseaux qui perchaient sur leurs branches. Le repas achevé, tous les Indiens s’étendirent autour des foyers, y compris même les oiseaux que la fraîcheur des nuits eût glacés au sommet des arbres.

— Nous allons en faire autant, dit notre guide.

Cayetano battit le briquet et mit le feu à un amas de bois qu’il recueillit, après quoi chacun de nous, tirant les provisions qu’il avait apportées, se mit à manger de grand cœur. Le silence se faisait peu à peu, la nuit s’avançait, et les feux, avant d’expirer, éclairèrent long-temps encore un des tableaux les plus fantastiques qu’il soit donné de contempler ; puis l’obscurité succéda au silence, et les ténèbres envahirent de nouveau la forêt et ses sauvages habitans.

— Maintenant vous pouvez dormir, nous dit Cayetano, et j’aurai soin de vous éveiller pour que vous puissiez assister à la fin des cérémonies.

J’étais accablé de fatigue ; je m’étendis par terre, et je ne tardai pas à suivre les conseils de Cayetano. Quelque temps avant l’aube, notre guide nous éveilla. La vie semblait reprendre son cours habituel dans ces bois silencieux. Des formes indécises allaient et venaient ; les Indiens se levèrent l’un après l’autre, et, toujours guidés par la voix du chef, ils abandonnèrent la partie de la forêt où ils avaient passé la nuit.

— Debout, seigneurs ! nous dit Cayetano, et suivons de loin, il nous reste à voir des choses curieuses.

Les premières lueurs grisâtres du matin éclairaient les échappées de la forêt, quand la tribu parvint à la lisière d’une petite clairière bordée de tous côtés par des arbres épineux ; au-dessus de ces broussailles s’élevaient, semblables à des piliers, des troncs d’arbres dont le fer avait dépouillé les branches, et le feu noirci l’extrémité. Ces broussailles qui bordaient la clairière nous offraient un poste d’observation commode pour tout voir et tout entendre sans être vus. Ce fut là que nous nous arrêtâmes.

Le sommet des pieux soutenait une tente en coton cardé qui couvrait toute la clairière comme un nuage à demi transparent. Ce fut sous ce dais que la tribu s’arrêta, chacun ayant conservé le déguisement sauvage de la nuit. Ce pêle-mêle de fourrures et de plumages, entrevu à la faible lueur du crépuscule, offrait à l’œil quelque chose d’effrayant. Le vent du matin frémissait dans les feuilles et soulevait le rideau flottant qui recouvrait tous les acteurs de cette scène extraordinaire. Les premières blancheurs de l’aube rayaient l’orient derrière les montagnes qui dominaient la forêt, dont les teintes sombres se dégradaient doucement et se perdaient dans la brume matinale. Au milieu du silence de la nature s’éleva, lentement cadencé, un hymne religieux d’une douceur infinie ; puis les voix se rapprochèrent sans qu’on entendit même les feuilles sèches crier sous les pas des chanteuses, car je pensais avec raison que des voix féminines pouvaient seules produire ces accens. Bientôt en effet les femmes, de ce pas élastique et timide qui n’appartient qu’aux Indiennes, vinrent se ranger du côté opposé aux hommes, et se tinrent immobiles sans discontinuer leurs chants. Un voile d’étoffe de coton couvrait leur visage, et retombait en plis jusqu’au-delà de la ceinture. Quelques-unes d’entre elles seulement portaient sur la tête des paniers de joncs remplis de fleurs effeuillées.

Le chef de la tribu, couvert d’une peau de lion, fat un signe, et, quelques instans après, le silence succéda aux chants. Le chef prit des mains d’un singe gigantesque une torche allumée, puis, gagnant l’une des extrémités de la clairière, il se tourna du côté de l’orient, et se tint immobile, les yeux fixés sur le sommet des montagnes. La partie du ciel la plus rapprochée du sommet se colora bientôt d’un rose vif qui ne tarda pas à se changer en pourpre. En ce moment, le lion leva la torche et l’approcha du rideau de coton cardé qui s’élevait au-dessus de sa tête. Le tissu spongieux s’enflamma, et, en ce moment où les dernières ombres de la nuit n’étaient point encore entièrement dissipées, le feu répandit au loin une éblouissante clarté. En quelques minutes, le vaste dais fut consumé, et joncha le gazon de flammèches noircies. Dans cet intervalle, le soleil s’était levé, et, alors qu’expiraient les dernières étincelles, il versait déjà sur tous les objets une éclatante lumière.

Le chef alors, dépouillant la peau de lion, laissa voir aux assistans sa figure calme et fière, puis il étendit la main vers les débris de la tente, et, d’une voix solennelle, il prononça un discours que Cayetano nous traduisit à peu près ainsi :

« Qui de nous pourra dire combien d’années se sont écoulées depuis que le grand Esprit a créé ce soleil à pareil jour ? Nos pères n’ont pas su les compter ; mais, comme ce feu vient de consumer ce coton, le soleil a dissipé les ténèbres qui couvraient la terre, sa chaleur a fait vivre ce qui était mort, sa lumière a perfectionné ce qui était vivant ; grace à lui, les brutes sont devenues des hommes ! »

A l’exemple du chef, tous les Indiens s’empressèrent de dépouiller leurs déguisemens, les animaux redevinrent des créatures humaines, et des chants d’allégresse s’échappèrent en mâles accens de ces gosiers sauvages ; la voix plus douce des femmes alternait avec celle des hommes, tandis qu’elles lançaient en l’air les fleurs de leurs paniers.

La cérémonie religieuse était finie, mais je devais assister à une scène plus imposante encore. Sur un signe du chef, tous les Indiens se donnèrent l’accolade : un air de franchise et de loyauté régnait sur toutes les physionomies. Deux hommes seulement échangèrent un regard de haine. Ce regard n’échappa point au chef, qui, fronçant le sourcil, adressa aux deux Indiens une courte exhortation. Ceux-ci répondirent par des murmures. Alors le chef, se tournant de manière à ce que le nord fût à sa gauche et le sud à sa droite, étendit les bras dans une attitude solennelle, et ajouta de cette voix imposante qui, la première, avait commandé le silence la nuit précédente, quelques paroles dont voici la traduction :

« Nos pères ont dit : Deux ennemis ne doivent pas vivre dans le même village ; l’Indien désuni devient l’esclave des blancs ; la haine entre deux Papagos, c’est l’exil. »

La haine qui séparait ces deux sauvages devait être bien violente, car aucun d’eux ne fit un geste, un mouvement de repentir. Le chef continua :

« Le village des Papagos de l’occident ne saurait contenir les huttes de deux ennemis ; il est trop petit. Tous les deux doivent le quitter ; nos frères du nord recevront l’un, nos frères du sud accueilleront l’autre. Ils marcheront jusqu’à ce que ces montagnes, jusqu’à ce que ces forêts soient entre leur inimitié. Ce que nos pères ont fait est bien fait : allez. »

Un silence profond suivit ces paroles, que les échos des bois répétèrent. Les deux ennemis courbèrent la tête devant cet arrêt sans appel de la justice indienne ; ils avaient prévu que le bannissement serait prononcé contre eux, suivant la coutume de la nation. Ni l’un ni l’autre n’éleva la voix pour se défendre ; mais des sanglots étouffés se firent entendre dans les rangs des femmes, car deux d’entre elles allaient abandonner aussi le village qui les avait vu naître. L’exécution suivit de près la sentence. Un Indien amena les chevaux des deux ennemis ; il leur remit leurs flèches, leur arc et leur macana (casse-tête). Ils reçurent en outre chacun, de la main du chef, une flèche bizarrement peinte qui devait leur servir de passeport et d’introduction dans la tribu dont ils allaient désormais faire partie ; puis le chef fit un signe de la main et ramena, en signe de deuil, sur sa tête les plis de sa couverture. Les deux Papagos montèrent à cheval sans que leur physionomie trahît les sentimens qui les agitaient. Ils s’éloignèrent lentement en se tournant le dos, tandis que leurs tristes et dociles compagnes commençaient péniblement à pied, sous l’ardeur du soleil, le chemin de l’exil, si long, si fatigant, quand il conduit un Indien loin de la cabane de ses pères, loin de l’endroit où reposent leurs ossemens. Le silence qui régnait en ce moment parmi les Indiens consternés permettait d’entendre jusqu’aux moindres rumeurs qui signalent dans les bois le réveil de la nature américaine. Tout contribuait à relever la majesté de cette scène étrange. Cette justice sans faste, héritage des ancêtres, qui rendait ses arrêts à la face du ciel, me montrait la vie indienne sous un aspect que j’aurais regretté de ne pas connaître, et que les mascarades de la nuit précédente ne m’avaient point fait soupçonner.

Par un sentiment instinctif de discrétion, nous nous éloignâmes simultanément de notre poste d’observation (des étrangers pouvaient être de trop dans ce drame de famille), et nous regagnâmes l’endroit où nos chevaux étaient attachés. Nous reprîmes le chemin d’Hermosillo. Arrivés à l’endroit où le sentier que nous avions suivi pour venir du village des Papagos se réunit à celui qui conduit à la mer et à l’île du Tiburon d’un côté, et au Pitic de l’autre, Cayetano s’arrêta. — Je pense, seigneurs cavaliers, nous dit-il, que vous n’avez plus besoin de mes services, et que vous trouverez bon que je vous laisse ici.

Le sénateur ne fit aucune objection ; Cayetano continua en m’adressant la parole.

— Si jamais vous aviez besoin de moi, dit-il, la première cabane que vous trouverez à cent pas d’ici vers la mer est la mienne, car c’est l’endroit que j’habite quand les affaires politiques ne m’amènent pas à Hermosillo. Vous serez toujours le bienvenu chez moi en qualité d’ami du seigneur don Urbano ; vous voudrez bien dire de ma part à Vicente le Chinois qu’il n’a pas tenu à moi que je ne lui apportasse une queue de caïman à mettre au court-bouillon. Adieu, seigneurs cavaliers.

Et Cayetano, piquant des deux, s’éloigna de toute la vitesse de son cheval.

— Pense-t-il donc, demandai-je à don Urbano, quand notre guide eut disparu, que j’aie besoin de ses services politiques pour vous faire concurrence dans votre élection, ou que j’aie recours à lui pour avoir des œufs de caïman, comme le Chinois mon hôte ?

— Non, me répondit le sénateur ; mais si vous aviez quelques lingots d’argent à embarquer sans permis de douane, Cayetano s’en chargera.

— Il fait donc aussi la contrebande ?

— Chut ! dit le sénateur en riant, ne prononcez pas ce mot devant un des membres du congrès souverain. J’ai voté des lois répressives à cet égard. Il fait, comme vous dites, la contrebande, et d’une façon fort originale parfois.

— Je serais curieux de savoir, continuai-je, maintenant qu’il est loin, pour quel motif il ne peut entendre le retentissement du Cerro sans éprouver ce frémissement nerveux qui faisait trembler sa main avant-hier soir.

Don Urbano, mis ainsi en demeure de s’expliquer, voulut faire le mystérieux.

— Je n’aurais à vous apprendre, me dit-il, sur Cayetano en particulier que des choses fort vagues ; d’ailleurs, il est certains secrets qu’il est dangereux de connaître.

— Vous piquez étrangement ma curiosité ; mais, puisque vous paraissez décidé à ne me rien dire, peut-être Cayetano sera-t-il plus explicite.

Le sénateur secoua la tête en homme sûr de son fait.

— Croyez-moi, ne provoquez pas ses confidences ; je dirai même plus, si, contre toute vraisemblance, il se disposait à vous en faire, repoussez-les comme si elles devaient être mortelles : Cayetano serait homme à vous reprendre le secret qu’il vous aurait confié.

Don Urbano fit un geste d’une effrayante énergie, et ajouta : — A supposer toutefois qu’il y ait quelque secret dans tout ceci. Si vous avez à le voir pour vos affaires, rappelez-vous mes avis, et surtout que je n’ai rien dit et que je ne sais rien !

Je ne crus pas devoir insister davantage, et, de retour à Hermosillo, nous nous séparâmes. Des préoccupations d’affaires me firent bientôt oublier Cayetano, malgré l’impression de curiosité qu’avait d’abord excitée en moi cet homme étrange, impression fortifiée encore par les réticences du sénateur. Quant à l’Anglais, il menait à Hermosillo une vie si mystérieuse, que je ne pus le joindre une seule fois en quinze jours. Il avait dans la ville une boutique qu’il desservait sans l’aide d’aucun commis, et de temps à autre cette boutique était fermée pendant plusieurs jours de suite sans que personne pût donner quelque renseignement sur le motif et la durée de l’absence du propriétaire. Ce fut pendant une de ces absences qu’en un jour de désœuvrement je résolus de pousser les courses à cheval que je faisais chaque matin jusqu’à la cabane de Cayetano. Le farouche pêcheur de caïmans m’était revenu en mémoire, mais complètement dépourvu de sa sombre auréole. Depuis quinze jours, les diversions de la vie pratique avaient suffi pour remettre le calme dans mon imagination. La cabane de Cayetano était pour moi un but de promenade et rien de plus ; il y avait à peu près cinq lieues à faire, et, avec les chevaux du pays, cinq lieues, c’étaient deux heures de chemin. Je me dirigeai donc de ce côté. Je ne tardai pas à arriver à l’embranchement des deux routes, à l’endroit où Cayetano avait pris congé de nous. A quelques minutes de là, j’aperçus la cabane du pêcheur de tortues. C’était une espèce de hutte à toit plat ; le mur était formé de troncs de palmiers espacés, soutenant dans les intervalles un torchis de terre glaise et de bourre de crin, incrusté çà et là de larges écailles d’huîtres perlières dont l’iris brillait aux rayons du soleil. Deux tamariniers couvraient cette hutte de leur ombre. Un lac étendait à quelque distance la nappe limpide de ses eaux. Au milieu de cette riante solitude, la cabane eût semblé inhabitée, si une légère fumée ne se fût élevée en spirales bleuâtres entre les branches des tamariniers. Nul bruit ne se faisait entendre aux. environs, si ce n’est le frémissement harmonieux des roseaux du lac, qu’une brise insensible ridait à peine, et le sourd murmure d’un cheval qui, dans un petit enclos formé par des pieux, broyait sa provende de maïs. Je reconnus le cheval de Cayetano.

La porte de la cabane était entrebâillée. J’approchai du seuil sans mettre pied à terre ; je signalai ma présence par la formule d’usage :

Ave Maria purissima !

Sin pecado concibida ! répondit une voix qui était celle de Cayetano. En même temps nos chevaux se saluèrent par des hennissemens joyeux. Je mis pied à terre, et j’entrai dans la cabane. Dans un angle de la pièce principale où je pénétrai, quelques tisons achevaient de se consumer. Des galettes de farine de froment cuisaient ou plutôt se carbonisaient sur les braises détachées des tisons, en compagnie de quelques morceaux de viande séchée qui sifflaient au contact du feu. A quelques pas de là, Cayetano, assis sur un escabeau de bambous, fourbissait un des harpons particuliers aux gens de sa profession, car j’ai dit qu’il était de son métier pêcheur de tortues.

— Ah ! c’est vous, seigneur cavalier, me dit-il sans interrompre son occupation ; soyez le bienvenu dans ma pauvre cabane. Vous me trouvez occupé de mon déjeuner. Me feriez-vous l’honneur de faire pénitence avec moi ?

Je crus devoir refuser cette offre polie, mais qui ne me paraissait que médiocrement attrayante, en lui disant que je m’étais précautionné à l’avance.

— Je n’avais à vous offrir, me dit-il, qu’un triste repas, mais de bon cœur ; avec votre permission, je le prendrai donc seul.

L’intérieur de la cabane était pauvre et nu. Parmi des filets semblables à ceux dont se servent les pêcheurs de perles, parmi des harpons et d’autres ustensiles appendus aux murs, un objet d’une forme problématique attira mon attention. Cet objet était une espèce de bricole, ou plutôt de gilet à bretelles, et dans la longueur duquel trois énormes poches étaient pratiquées à distances égales.

— Vous pardonnerez, lui dis-je après un court silence, à la curiosité d’un voyageur, si je vous demande à quoi peut servir cette espèce de brassière ?

— Ceci, dit Cayetano, je vais vous le dire. Jadis nous embarquions en plein jour, à toute heure, avec l’aide des douaniers eux-mêmes, des lingots d’argent, malgré les lois qui en prohibent l’exportation ; mais maintenant les employés sont plus exigeans, et il faut se passer d’eux. C’est à quoi me sert ce gilet. En plaçant un lingot dans chacune de ces poches, mon manteau sur les épaules, je puis monter, à la barbe des douaniers, dans mon canot, donner la main à chacun d’eux en signe d’amitié, et ne pas paraître gêné sous un poids qui fait ployer en deux un homme d’une force ordinaire. De cette façon, une dizaine de voyages me suffisent pour transporter à bord d’un navire une trentaine de mille piastres sans partager mes profits avec personne. C’est pour moi une augmentation de revenu, dont je suis redevable au seigneur sénateur don Urbano.

— Vous avez en lui un protecteur dévoué, lui dis-je ; mais comment vous a-t-il rendu ce service ?

— D’une façon bien simple et digne de son caractère. Il parla un jour dans le congrès avec tant de justesse, de précision et d’éloquence, de la contrebande qui se pratiquait sur nos côtes, qu’il produisit une vive sensation. Jamais homme ne connut un sujet plus à fond.

— Je le soupçonne d’avoir eu de bonnes raisons pour en parler !

— Il en parla si bien, reprit Cayetano, que le congrès vota des lois rigoureuses…

— Il est au moins singulier de parler contre la contrebande en faveur des contrebandiers, objectai-je à Cayetano.

— Tout le monde fut content, répondit-il : les membres du congrès d’avoir réprimé un abus, notre représentant de s’être préparé de plus beaux bénéfices en tuant la concurrence ; nous autres, ses commettans, de faire payer plus cher nos services. Ah ! seigneur cavalier, on est heureux et fier d’avoir de tels mandataires.

Après avoir repoussé du pied les restes de son déjeuner d’anachorète, le contrebandier alla suspendre le harpon qu’il avait déposé près de lui à côté des ustensiles qui garnissaient déjà la muraille. Alors je distinguai pour la première fois, au milieu des filets, une paire de souliers de satin bleu qui, par leur petitesse, faisaient honneur aux pieds de la femme qui les avaient chaussés. Des taches couleur de rouille en maculaient le lustre, sur l’un en petites gouttelettes, sur l’autre en une large plaque. Au moment même où je regardais ce vestige de quelque tendre et sanglant souvenir, j’entendis un piétinement de chevaux qui arrivaient du côté de la ville, et quelques minutes après deux hommes mettaient pied à terre à la porte de la hutte. Les deux hommes entrèrent : l’un m’était inconnu ; l’autre, porteur d’une barbe de huit jours, vêtu d’habits poudreux, un long sabre droit au côté, était mon invisible Anglais. A l’aspect de l’inconnu, Cayetano changea de physionomie, et un tremblement nerveux agita son corps, comme s’il avait entendu le bruit du Cerro. Il se remit bientôt. L’Anglais me salua amicalement sans paraître étonné de me voir, et s’adressant à Cayetano

— C’est aujourd’hui, lui dit-il, que la goélette doit être en rade de l’île du Tiburon ; j’ai des fonds à embarquer ; et j’ai besoin de vous, car j’ai lieu de croire qu’une dénonciation a dû être portée contre moi, et peut-être aurons-nous affaire avec les douaniers.

— Tant mieux, dit Cayetano en étirant ses membres robustes, j’ai besoin de me secouer.

Puis il alla décrocher le gilet à bretelles, ainsi que le harpon, et sortit pour seller son cheval.

— Si vous n’avez rien de mieux à faire, me dit l’Anglais, vous seriez bien aimable de venir avec nous ; vous pourriez, sans vous compromettre en rien, voir un site qui vous est inconnu et m’être utile ; je conduis avec moi la rançon d’un vice-roi.

J’avais trop entendu parler de ces coups merveilleux de contrebande pour ne pas accepter avec empressement l’offre qui m’était faite. Nous montâmes aussitôt à cheval. Une mule qui paraissait assez lourdement chargée fut attachée à la selle de l’inconnu. L’Anglais, outre le sabre qu’il portait, s’était muni d’une paire de pistolets dont les pommeaux ciselés soulevaient le couvert de ses fontes. Je dois dire qu’avec sa longue barbe, ses vêtemens poudreux, sa panoplie, il n’était presque pas reconnaissable. Nous nous mîmes en route. Il était environ cinq heures de l’après-midi quand un sourd murmure vint frapper nos oreilles. Quoique, dans un rayon fort étendu, on ne remarquât pas un arbre, ce bruit était semblable à celui de feuilles et de branches agitées par le vent ; nous en connûmes bientôt la cause. Nous étions arrivés près de la mer, et nous ne tardâmes pas à apercevoir ses flots qui bouillonnaient, puis l’île sablonneuse du Tiburon, qui se montra peu à peu : arrivés à la crête des falaises, nous pûmes mesurer de l’œil le chenal étroit qui sépare cette île de la terre ferme. Ce chenal est large à peu près d’une lieue.

Nous mîmes pied à terre. Cayetano sifflait entre ses dents d’un air impassible, tandis que l’Anglais, tirant de sa poche une lunette d’approche, examinait avec attention l’horizon occidental. La pomme du mât de hune d’un petit navire lui apparut derrière un rideau d’arbres qui cachaient la goëlette dans la crique où elle était ancrée. Quand Cayetano en fut averti, il fit un signe à son camarade ; celui-ci ramassa des herbes sèches, y mit le feu, et couvrait d’herbes plus humides la flamme brillante et claire qui s’échappait : une épaisse fumée ne tarda pas à s’élever dans l’air en noirs tourbillons.

— Croyez-vous qu’ils auront vu notre signal ? dit l’Anglais à Cayetano, qui sifflait toujours.

— Soyez tranquille, lui dit Cayetano ; quand même ils nous verraient, ils ne nous aideraient guère à traverser ce bras de mer houleux, si je n’étais là. Il faut avoir navigué parmi ces écueils bouillonnans, comme je l’ai fait dès l’enfance, pour s’y hasarder avec une barque aussi richement lestée ; mais il est impossible qu’ils ne nous aient pas vus, et, dans tous les cas, il est bon d’agir tout de suite.

Cayetano déchargea la mule, déposa par terre un gros lingot d’argent qui pouvait peser environ soixante-dix livres, et une foule de petits sachets de peau qui contenaient de la poudre d’or d’un poids à peu près égal ; il répartit ce fardeau précieux dans les poches du gilet dont j’ai parlé.

— Courons-nous quelque danger ? demanda l’Anglais, qui semblait voir avec inquiétude ce luxe de précautions. Cayetano haussa les épaules en signe d’incertitude, et dit brièvement :

— Il vaut mieux être prêt à tout. Pépé endossera ce gilet quand nous serons en bas, et je me charge du reste. — En prononçant ces derniers mots avec un sourire ironique, Cayetano glissa dans sa poche une ficelle forte et longue à. l’extrémité de laquelle était attachée une plaque de liége de la largeur de la main. Alors le contrebandier et son compagnon descendirent la rampe escarpée de la falaise, pour aller chercher un canot à fond plat qui restait caché d’habitude dans une anfractuosité du rocher. J’admirai la vigueur et l’adresse avec lesquelles Cayetano, sans plier sous un fardeau énorme, exécuta ce long et dangereux trajet. L’Anglais et moi, nous nous installâmes commodément sur la crête de la falaise, les jambes pendantes et la figure tournée vers l’Océan, prêts à ne perdre aucun détail de la scène dont nous allions être les spectateurs. Notre poste d’observation s’avançait à pic et comme une jetée à environ cinquante pieds dans la mer. L’île du Tiburon s’étendait devant nous, entourée de sa triple ceinture de rochers noirs, aigus et luisans comme les dents du requin dont elle a pris le nom, les uns serrés comme des tuyaux d’orgue, les autres isolés comme des phares, et tous reparaissant et disparaissant tour à tour sous des flots d’écume. La mer, resserrée entre la côte et ces rochers, soulevait de longues boules qui se gonflaient lentement, et, se creusant tout à coup, couvrant la grève d’une frange de neige, submergeaient les récifs dans leurs tourbillons en lançant au-dessus de leurs cimes des gerbes étincelantes. Les phoques montraient de temps à autre leurs mufles humides, et mugissaient de joie au milieu de ce tumulte éternel qui contrastait avec la sérénité majestueuse de la pleine mer et la limpidité du ciel. Des pailles-en-queues en traversaient l’azur comme de blanches fusées, des frégates planaient à perte de vue, et de grands pélicans pêcheurs, de la couleur des rochers, se laissaient tomber, d’une prodigieuse hauteur, avec la rapidité d’aérolithes, sur une proie invisible.

Cependant Cayetano et pépé continuaient leur périlleuse descente vers la mer. — Ne craignez-vous pas, dis-je à l’Anglais, que ces gens ne soient tentés de s’approprier ce que vous leur confiez avec tant d’abandon ?

— Non, me dit-il ; le cœur humain est ainsi fait, que tel individu qui dévaliserait son père, et sa mère n’oserait verser une goutte de sang, et que tel autre pour qui la vie d’un homme n’est rien se ferait scrupule de s’approprier le bien d’autrui. Ne confie-t-on pas tous les jours des sommes dix fois plus fortes, et sur un simple connaissement, à des muletiers inconnus ? Et puis, ajouta mon compagnon en désignant Cayetano du doigt, je connais l’histoire de cet homme, je sais avec quel fanatisme ce malheureux défend ce qu’il appelle l’honneur de son nom.

— Quoi ! vous connaissez son histoire, et vous oseriez me la raconter ? lui dis-je en lui faisant part des réticences du Chinois et du sénateur.

— Et pourquoi non ? ce n’est pas lui qui me l’a confiée, et je ne suis pas seul à la savoir, quoiqu’il ne s’en doute pas. Cette histoire est aussi sanglante qu’elle est brève.

— Je vous écoute, lui dis-je.

— Il n’y a pas encore une année, continua-t-il, Cayetano était marié à une femme qu’il aimait passionnément et qui le trompait. La maison qu’il habitait à Hermosillo était voisine du Cerro de la Campana, dont vous connaissez la singulière propriété. Un affidé de l’amant de sa femme, mis en vedette sur le Cerro, guettait le retour de Cayetano vers le soir, et avertissait les coupables en frappant trois coups d’une certaine façon À ce signal, l’homme s’esquivait par une porte de derrière. Un ami officieux comme il y en a tant avertit Cayetano de ce qui se passait. Or, un soir, et je le tiens de cet ami lui-même, le Cerro retentit d’une façon si lugubre, si étrange, que les deux amans tressaillirent d’horreur au cri d’agonie qui accompagna ce retentissement. C’était l’affidé dont Cayetano écrasait la tête sur les pierres sonores. Cayetano rentra tranquillement chez lui : avant tout, son honneur devait être intact. Un mois après, il revint avec cette affreuse balafre que vous lui connaissez, mais l’amant de sa femme ne se retrouva plus. Quelques jours plus tard, le bruit se répandit qu’elle-même venait d’être trouvée égorgée parmi les décombres de sa maison. Cayetano fut mis en prison, et comparut devant le juge ; mais, au lieu de chercher à s’excuser en révélant l’adultère dont ce meurtre était le châtiment, il soutint, au risque du garrote, qu’il n’avait aucun motif pour tuer sa femme, et avoua seulement qu’il se trouvait prodigieusement agacé dans ce moment-là. Le juge trouva l’affaire très mauvaise, comme vous le pensez.

— Pour Cayetano ? cela se conçoit aisément.

— Non, pour lui-même, reprit l’Anglais ; vous connaissez l’impunité dont jouissent les pauvres dans ce pays. Cayetano n’était pas riche, et, qu’il fût condamné ou acquitté, on ne pouvait espérer de lui aucune rançon. Aussi le juge fut-il très brutal à son égard ; il lui dit d’un ton furieux qu’il ne fallait rien moins qu’une semblable excuse pour le faire absoudre, et le renvoya, mais non sans l’avertir qu’elle ne serait plus admise une seconde fois. Depuis ce temps, ceux qui ont ouï parler de ce meurtre et des motifs qui ont armé l’assassin éprouvent un certain malaise quand ils le voient agacé, ce qui lui arrive quand il pense à la femme qui l’a trahi ; or, j’ai de bonnes raisons de croire qu’il y pense souvent. Quant au retentissement du Cerro, il est toujours regardé par lui comme un lugubre souvenir ou comme une offense impardonnable. Pour effacer toutes les traces du passé, Cayetano n’a pas craint de brûler sa cabane de ses propres mains.

— Et son officieux ami ? demandai je.

— Je ne sais, répliqua l’Anglais en souriant, si la conduite ferme du juge à l’égard de Cayetano l’intimida, ou s’il se réserve plus tard une occasion de régler son compte avec lui ; le fait est qu’il vit encore, et cependant Cayetano, tel que je le connais, Cayetano rongé par le secret fatal qu’il croit avoir noyé dans le sang, Cayetano laissant vivre un homme qui partage ce secret avec lui, est pour moi une énigme inexplicable.

Le narrateur se tut, et je reportai mes regards sur la mer pour observer curieusement, et comme si je l’eusse vu pour la première fois, le héros de cette sanglante tragédie. Je l’aperçus presque à nos pieds faisant voler sur la mer houleuse la frêle embarcation qu’il maniait avec une vigueur et une adresse sans égales. Éclairé par le soleil qui allait se plonger sous la ligne d’horizon et qui répandait sur l’eau une brume vermeille, il apparaissait comme dans une vapeur de sang. Tout à coup, mon compagnon poussa une exclamation et fit entendre un sifflement si aigu, qu’il me fit tressaillir malgré moi. Formant alors de ses deux mains un porte-voix, tandis qu’à ce signal Cayetano se retournait, il lui cria dans le plus pur dialecte castillan, mais avec un accent qui sentait son andalou d’une lieue, de doubler l’île du Tiburon par la pointe nord, attendu que par celle du sud un canot suspect arrivait. Je ne pus m’empêcher d’admirer les progrès subits de l’Anglais dans la langue espagnole. C’était pour moi un nouveau mystère, et je croyais avoir mal entendu. Au signal de l’Anglais, Cayetano répondit par un sifflement semblable, et s’arrêta un instant pour reconnaître le danger.

Du même point de l’île que Cayetano cherchait à doubler, une embarcation montée par cinq hommes, dont quatre aux avirons et un à la barre, s’avançait rapidement vers lui. Au pavillon tricolore, vert, blanc et rouge, il était aisé de reconnaître les couleurs nationales de la douane, qui occupait assez loin de là un poste isolé. Comme l’avait craint l’Anglais, une dénonciation seulement pouvait avoir donne l’éveil. Au moment où la houle souleva la pirogue de Cayetano, il put apercevoir l’embarcation suspecte. Faisant alors un geste de dédain, il brandit au-dessus de sa tête le harpon qu’il ramassa à ses pieds ; puis, se courbant sur ses avirons, il imprima à la pirogue une telle impulsion, qu’elle glissa sur les flots avec la rapidité du poisson volant quand il en effleure la surface. Cayetano avait pris une direction opposée à celle qu’il suivait auparavant. Quant à la barque de la douane, malgré les efforts redoublés de ses rameurs, loin de gagner sur la sienne, elle avait peine à maintenir sa distance ; cette vue rasséréna le front assombri de l’Anglais. Cependant sa sécurité ne fut complète que quand il aperçut une troisième embarcation qui, débouchant tout à coup derrière l’île du Tiburon, suivait la même direction que celle de la douane. C’était une espèce de baleinière longue, noire, effilée, que quatre rameurs faisaient voler sur la mer.

— Ah ! ce sont mes fidèles, s’écria l’Anglais en se frottant les mains ; ils ont vu mes signaux, et mes lingots sont en sûreté.

Je profitai de sa joie pour lui demander quel miracle l’avait si subitement doué du don de la langue espagnole.

— Écoutez, me dit-il, je me suis trahi, mais je pense qu’avec vous mon étourderie sera sans inconvénient. J’exerce un métier dangereux, ajouta-t-il, non pas en faisant la contrebande, mais en ce que cette contrebande me permet de livrer les marchandises à plus bas prix que mes confrères, qui, par jalousie, m’auraient déjà fait assassiner, s’ils pouvaient se douter que je suis Espagnol. La qualité d’étranger, d’Anglais, est ma sauvegarde. Je sais propriétaire de compte à demi avec don Urbano de la goélette qui est près d’ici, et grace à la ruse que j’emploie, et que le sénateur confirme à qui veut l’entendre, l’ex-toreador, l'ex-primer espada du cirque de taureaux de Séville que vous voyez en ma personne, est en bonne voie de fortune et de prospérité.

Sur ces côtes lointaines, les douaniers mexicains professent le plus profond respect pour les contrebandiers à main armée. À l’aspect du nouveau renfort qui arrivait à Cayetano, ils crurent avoir donné au fisc une preuve de dévouement suffisante, et virèrent de bord avec un flegme admirable. En présence de cette manœuvre imprévue, la manœuvre de Cayetano devenait inexplicable. Il continuait à se diriger vers un endroit que le courage le plus désespéré, la témérité la plus folle ne pouvait espérer de franchir. C’était un point de l’île du Tiburon qu’on apercevait encore aux feux du soleil couchant, qui dardait de longs rayons rouges à travers des récifs aigus et serrés comme les dents d’une scie. De minute en minute, ces rayons s’éteignaient quand les brisans disparaissaient sous des tourbillons furieux qui montaient en gerbes bouillonnantes ou retombaient en cascades écumeuses. Un phoque seul aurait pu franchir ce redoutable écueil. C’est dans cette direction que s’avançait Cayetano avec une rapidité qui me donnait le vertige, et sans nécessité, puisque les ennemis avaient battu en retraite. Rien n’égalait l’angoisse du pauvre Espagnol. Une minute de plus, et sa fortune s’engloutissait.

— Oh ! s’écriait-il en se tordant les mains, fou que je suis ! j’aurais dû prévoir ce résultat, je devais m’y attendre ; cet homme est implacable !

— Mais quel intérêt peut-il avoir à exécuter cette étrange manœuvre ? demandai-je étonné.

— Quelles raisons ! s’écria l’Andalou, l’homme qui accompagne ce malheureux est son ami !

En disant ces mots, il se laissa tomber sur l’herbe. Je saisis la longue-vue qui s’échappa de sa main. Fasciné par ce spectacle effrayant, je ne pouvais en détourner les yeux. À quelque distance encore des récifs, au milieu de la brume enflammée du couchant, la barque de Cayetano bondissait de vague en vague comme un daim qui prend son élan pour franchir un abîme. Des deux malheureux qui la montaient, l’un se leva droit, pâle, puis sembla s’agenouiller et prier ; l’autre, c’était Cayetano, fit un geste menaçant, et à ce geste l’homme s’affaissa sur lui-même, suppliant encore et levant les mains vers le ciel. Un voile d’écume me déroba un moment la suite de la scène ; mais il me sembla qu’un cri de suprême angoisse se mêlait à l’effrayant concert des flots hurlant contre les écueils. Tout cela fut rapide comme la pensée. La barque, soulevée par une lame, parut jaillir hors de l’eau, se dressa perpendiculairement, fit un bond de l’avant, oscilla un instant, balancée entre deux rocs pointus comme des poignards ; je vis Cayetano étendre le bras, un corps fut lancé par-dessus les récifs, puis tout disparut. Quelques instans après, au milieu de tourbillons d’écume que le soleil couchant ne colorait plus de sa pourpre sanglante, les débris d’une barque tournoyaient follement comme des brins de paille sur le passage d’une trombe, et parmi ces débris on ne distinguait aucune forme humaine.

Sous les tropiques, la nuit tombe sans crépuscule ; l’obscurité avait remplacé le jour ; le chenal étincelait de lueurs phosphoriques, le ciel d’étoiles sans nombre, et l’Espagnol ni moi n’avions fait un pas. Cependant, chez celui-ci la fureur avait succédé à l’accablement, le négociant avait disparu pour faire place au toréador, et il proférait contre Cayetano, s’il en réchappait, les plus terribles menaces. Tout à coup je crus entendre du bruit ; des pierres semblaient se détacher sous les pas de quelqu’un qui gravissait la falaise, puis une tête se montra près de nous, et à l’eau qui ruisselait des cheveux, je reconnus Cayetano ; il sifflait encore la marche de Riégo, comme une demi-heure auparavant.

J’entendis, dans les mains de l’Espagnol, qui se dressa d’un bond, le craquement d’un couteau catalan qu’il armait.

— Chut ! lui dis-je, laissez-le d’abord s’expliquer.

— Tranquillisez-vous, s’écria Cayetano en prenant pied, votre or est en sûreté.

— Où, grand Dieu ? s’écria l’ex-toréador dans l’extase de sa joie.

— C’est Pépé, à qui je l’ai confié, qui en prend soin !

— Mais dans quel endroit ? s’écria de nouveau l’Espagnol.

— Eh ! caramba ! au fond de l’eau

L’Espagnol poussa une espèce de rugissement. Cayetano continua sans paraître remarquer la fureur de l’ancien toréador, qui lui reprochait d’avoir agi de cette façon sans nécessité aucune.

— Je l’ai cru nécessaire, vous dis-je, entendez-vous ? et puis j’ai déjà franchi plus d’une fois les brisans qui entourent la Pointe des Ames. Si cette fois la barque s’est mise en pièces, c’est la faute de Pépé, bien qu’en tombant il ait aussi franchi la pointe fatale. Faites le tour des brisans, et, à l’endroit où l’eau est tranquille, vous apercevrez la marque que j’ai mise pour retrouver le corps de ce cher ami.

— Ainsi, dit l’Espagnol, mes lingots sont en sûreté ?

— Vous ai-je jamais trompé ? reprit Cayetano d’un air de dignité blessée. Seulement faites diligence ; vos rameurs vous attendent en bas, et il n’y a pas de temps à perdre, si vous ne voulez pas que les requins empêchent ce pauvre Pépé de vous rendre un dernier service. Quant à moi, j’ai fait ce que j’ai dû, et je remonte à cheval pour rentrer chez moi. Bonne nuit, seigneurs cavaliers, à bientôt. Ah ! j’oubliais une chose importante : dans le bain que je viens de prendre, tous mes cigares se sont mouillés, et je meurs d’envie de fumer.

Cayetano, déjà à cheval, tendit la main à l’Espagnol, et se remit à siffler son air favori, mais avec une apparence de sombre préoccupation qui démentait son insouciance affectée. Bientôt il s’éloigna en faisant jaillir de son briquet des étincelles qui brillaient comme des éclairs lointains.

Nous nous hâtâmes de descendre sur la grève, où l’Espagnol trouva ses affidés réunis. On monta en canot. Comme l’avait dit le pêcheur, derrière ces brisans sur lesquels sa barque s’était écrasée, la mer était noire et calme. Nous cherchâmes quelque temps sans trouver la marque indiquée, et l’Espagnol croyait déjà avoir été joué par le contrebandier. Cependant les lames qui venaient fouetter le côté opposé des récifs retombaient du nôtre en cascades de feu ; à la lueur phosphorescente qu’elles répandaient, un homme aperçut un objet noir qui flottait. C’était la plaque de liége que j’avais remarquée entre les mains de Cayetano. A cet indice, tout fut révélé ; l’Espagnol poussa un cri de joie, les lingots étaient là. En suivant la direction de la ficelle qui retenait le liége, les gaffes pointues parurent s’enfoncer dans la vase ; bientôt on rencontra une résistance invincible, et, après mille efforts, les quatre matelots amenèrent, à l’aide de cordes, à la surface, le cadavre de Pépé. La cordelette qui retenait la plaque flottante était attachée au manche d’un harpon, et la pointe de ce harpon traversait le corps revêtu du fatal gilet. L’Espagnol palpa avidement l’étrange et funèbre bouée ; rien ne manquait. Après avoir été dépouillé de son précieux dépôt, le cadavre, abandonné avec une froide indifférence par ces hommes sans pitié, retomba lourdement en faisant jaillir une écume brillante sur la surface noire de la mer. Des raies de feu qui convergèrent subitement sous l’eau transparente vers l’endroit où avait disparu le corps indiquaient que les requins allaient en faire leur curée de la nuit.

— Cayetano vient d’accomplir sa dernière vengeance en honnête homme, dit l’Espagnol en comptant ses sachets de peau, et qui plus est en homme habile ; je lui dois réparation d’honneur et veux être pendu si le juge criminel peut le convaincre d’avoir été agacé dans ce moment-là.

L’or et le lingot furent transportés dans la goélette, puis nous remontâmes à cheval.

— Voulez-vous, me dit l’Espagnol quand nous arrivâmes près de la cabane de Cayetano, lui demander l’hospitalité pour cette nuit ?

— Non, répondis-je ; je n’ai, jusqu’à présent, été primer espada nulle part, j’ai par conséquent les nerfs plus délicats que les vôtres, et cet homme, qui dans l’espace d’un ana versé quatre fois le sang humain, me fait horreur.

— Comme vous voudrez, dit mon compagnon.

La campagne était silencieuse tout à l’entour de la hutte. Les hôtes du lac dormaient au fond de la vase, les roseaux seuls mêlaient leurs soupirs aux bruissemens du feuillage. Le galop de nos chevaux retentissait au loin. En passant à quelque distance de la cabane, je vis Cayetano se mettre sur la porte, attiré par le bruit. Il nous reconnut et s’écria :

— Eh bien ! seigneur Anglais, vous manque-t-il quelque chose ?

— Non, répondit l’Espagnol, et je vous attends pour régler nos comptes.

— Ah ! reprit Cayetano, vous me devez au moins un cierge pascal, votre or l’a échappé belle. Bonne nuit, et rappelez-vous que la contrebande, comme la guerre, a de cruelles nécessités.

Je n’oublierai jamais l’accent railleur de cette voix au milieu des ténèbres. Il y avait dans la froide ironie du meurtrier quelque chose de plus terrible encore que dans les éclats de sa colère. Je piquai des deux, et j’eus bientôt perdu de vue cette cabane que j’avais trouvée le matin si riante et si pittoresque, et qui m’apparaissait maintenant, dans l’ombre et le silence, redoutable et sinistre comme un lieu maudit.


GABRIEL FERRY.

  1. En vano clamando a Duos por agua ! me dit, auprès d’une de ces citernes desséchées, en levant le doigt vers le ciel, un pauvre diable de muletier dont les mules, sa seule richesse, mouraient de soif l’une après l’autre. Il faut renoncer à traduire convenablement la majesté biblique de ce peu de mots.
  2. Le Cerro de la Campana est une colline assez haute, située à l’extrémité de la ville, et qui domine les maisons derrière lesquelles elle s’élève. Le sommet du Cerro est couronné d’énormes blocs de pierre qui rendent, au moindre choc, un son clair et métallique comme celui d’une cloche ordinaire, et dont les vibrations peuvent s’entendre de fort loin, selon que le vent les pousse.
  3. Lo altera y quando alterado ! m’avait dit le Chinois. Le mot agacé est celui qui m’a paru rendre le plus fidèlement dans notre langue le sens du mot alterado.