Souvenirs de la mission Marchand
Colonel Baratier

Revue des Deux Mondes tome 21, 1914
SOUVENIRS DE LA MISSION MARCHAND

III.[1]
DE ZILENGOMA A KIMBÉDI

Le Niari a perdu son nom, je navigue maintenant sur le Kouiliou. La navigation y est facile, les baleinières avancent rapidement ; les Cap-Lopez, en avant, lancent leurs chants à tous les échos. J’essaye en vain de retenir leurs airs. Il y a pourtant une mélodie dans ce concert de voix, un rythme qui varie suivant l’effort donné par les pagayeurs, mais je ne peux arriver à dégager l’harmonie qui résulte de l’amalgame des différentes parties exécutées sur des tons auxquels mon oreille n’est pas habituée, et que je ne suis pas assez musicien pour noter.

Ces chants confirment la remarque que j’avais déjà faite à la Côte d’Ivoire, il y a deux ans ; ils sont particuliers aux races qui vivent sur les rivières, au milieu des rapides, à l’exclusion des races de l’intérieur des terres, dont les mélopées lamentables se traînent sur les trois éternelles mêmes notes.


Des heures et des heures, nous cheminons lentement sous Je soleil éclatant qui depuis quatre jours, depuis notre départ de Zilengoma, n’a pas cessé de briller. Le fleuve est monotone comme le pays qui l’entoure. Parfois, nous échouons sur un banc de sable, les hommes sautent à l’eau, tirent le bateau, le remettent à flot, et la marche reprend dans le clapotement des pagaies, au milieu de la solitude, à travers l’atmosphère qui flambe. J’en arrive à regretter les rapides ; avec le danger, ils donnaient au moins un intérêt à notre route. La lenteur des Loangos a même cessé d’être une cause d’inquiétude ; ici, ils ne risquent pas de noyer mes charges, ils peuvent seulement par leur paresse allonger la durée du voyage. A la vérité, je ne me désintéresse pas du retard qu’ils occasionnent, car je suis à court de vivres, et les villages sont rares ; ceux que je rencontre sont pauvres, comme ces rives plates et désolées sur lesquelles la brousse hérisse le sol de tiges desséchées.


Nous longeons une haute falaise rocheuse qui nous couvre de son ombre. D’énormes racines jaillies de quelques fentes pendent le long de ce mur et descendent jusqu’au niveau de l’eau avec des contorsions de serpent. Les Gap-Lopez qui avaient perdu leurs voix dans un paysage plat, toujours semblable, se réveillent à la vue des rochers, et la paroi sonore répercute les ondes de leurs chants sur la solitude lumineuse.

Bientôt, de la rive gauche, la falaise passe sur la rive droite, elle est zébrée des mêmes serpens, mais éclairée cette fois par le soleil, elle se mire dans le fleuve, les racines réfléchies dans les rides produites par notre passage prennent une vie, semblent ramper entre deux eaux comme des reptiles.

Le soir, l’escarpement est revenu sur la rive gauche ; nous campons en face de lui. Dans l’obscurité, il se dresse agrandi ; sur la rivière immobile, on ne distingue plus son reflet de lui-même.

Autour de moi, des ombres rayent la nuit d’un vol saccadé, ce sont des chauves-souris qui habitent cette muraille, elles vont et viennent, attirées par la lueur de mon photophore ; elles me frôlent de si près que je sens le vent de leurs ailes, coup d’éventail dans l’air maintenu tiède par la chaleur qu’ont emmagasinée les rochers.


Je viens de dépasser Loudima, le premier poste que rencontre le voyageur sur la route de Brazzaville, à la sortie du Mayombe. J’y suis resté vingt-quatre heures pour attendre le courrier de France annoncé, répondre à une lettre de Marchand et lui envoyer de mes nouvelles. Pendant ce temps, les boats loangos continuaient leur marche et prenaient de l’avance.

Marchand, Germain et Landeroin, l’interprète d’arabe, sont encore à Loango. Mangin, avec Simon, le docteur Emily et 95 tirailleurs, va s’établir entre Comba et Brazzaville, dans le pays où se sont produites les dernières révoltes. Enfin, Largeau est à Brazzaville pour examiner les possibilités de transport sur le Congo. A Loudima est resté le sergent Dat, il doit faire relever les charges abandonnées par les porteurs dans le Mayombe. Ce ne sont pas uniquement les morceaux du vapeur le Jacques-d’Uzès, qui peuplent la forêt, ce sont aussi nos propres charges. Dans une lettre, Marchand me révèle les exploits des Loangos.

Ces exploits résultent à la fois de la révolte qui a fermé la route de Brazzaville et du fameux monopole accordé aux commerçans et aux Loangos. Il serait plus juste de dire qu’ils résultent de toute la situation du Congo.

L’occupation du Congo se réduit à celle du sentier qui relie Loango à Brazzaville. Deux postes, Loudima et Comba jalonnent ce sentier long de 500 kilomètres. Un troisième, Kimbédi, a été fondé il y a deux mois. En dehors de ces postes, tenus par un blanc et quelques miliciens, le reste du Congo est non seulement inoccupé, mais complètement inconnu.

De cette organisation découlent deux impossibilités : celle de recruter des porteurs dans le pays, dont la conséquence directe est le monopole concédé aux Loangos ; et celle d’assurer la sécurité sur la route qui a produit le monopole octroyé aux commerçans. Ceux-ci, en effet, ne pouvant s’établir, sans danger pour eux, dans l’intérieur de la colonie, et se trouvant réduits à un commerce restreint sur la côte, on a voulu leur donner une compensation. Ce double monopole est une des causes des soulèvemens, car interdire aux populations de porter, c’est les inciter à acquérir par le vol ce qu’on ne leur permet pas d’acquérir par le travail. En outre, les postes étant trop faibles pour protéger les porteurs et obliger les indigènes à leur vendre des vivres à un prix raisonnable, les Loangos sont conduits à dérober ce qui est nécessaire à les empêcher de mourir de faim ; et ces larcins amènent des représailles.

Faiblesse des postes et monopole ; qui réagissent ainsi l’un sur l’autre, viennent encore d’engendrer un nouveau résultat.

L’administration confie ses charges aux commerçans, qui, pour 60 francs, les lui font transporter à Brazzaville. Le commerçant ne paie en principe qu’après service accompli, mais il est bien forcé de remettre aux porteurs des avances destinées à assurer leur subsistance pendant 100 kilomètres, aller et retour. Le taux de ces avances varie par suite des difficultés du recrutement et de la concurrence entre maisons de commerce.

Peu après mon départ de Loango, les porteurs se refusant toujours à marcher, en raison de l’insécurité de la route, on leur promit, pour les séduire, de leur donner en avances les deux tiers du paiement total. Une première caravane se présenta, fut chargée, et partit. Une deuxième suivit. D’autres arrivèrent. A Loango, tout le monde chanta victoire. Un beau jour, que découvrit l’administration ? C’étaient les mêmes porteurs qui repassaient devant elle, comme au théâtre les figurans dans un défilé ! Les Loangos avaient succombé à la tentation ! Recevant presque la totalité du salaire, avant d’avoir rien fait, ils avaient préféré s’abstenir d’un voyage dangereux. Ils étaient allés jusqu’à une distance variant entre 10 et 20 kilomètres, quelques-uns à moins, ils avaient déposé leurs charges dans la forêt, dans la brousse, et étaient venus se rengager sous d’autres noms pour toucher de nouvelles avances. Plusieurs s’étaient ainsi engagés trois ou quatre fois avant que leur manœuvre ne fût découverte.

En ce moment, ils réfléchissent en prison sur les inconvéniens du cumul, mais une partie de nos charges gît dans le Mayombe. Le capitaine Marchand n’a pas mis longtemps à juger la situation et à trouver le remède à y apporter. Il a tout de suite expédié les tirailleurs vers Comba, au point où règne l’effervescence, et, ayant ainsi donné aux postes la force qui leur manquait, il a d’un trait de plume aboli les monopoles. Il en a le pouvoir, puisque, le 8 août, M. de Brazza lui a remis le commandement de la route, et de toute la région insurgée.

La résolution de Marchand a, paraît-il, pris des proportions de coup d’Etat 1 ! Loango est révolutionné : toucher aux pratiques ancestrales qui président au recrutement des porteurs est un sacrilège ; la mesure est très grave ; le portage est perdu !

Il est difficile, en tous cas, que la situation soit plus mauvaise qu’elle ne l’est actuellement ; et d’après ce que je viens de voir dans le domaine de la Société d’Etudes, j’ai la certitude que la suppression de ces monopoles sera notre salut. Les Bakounis des bords du Niari ne diffèrent pas des Bakounis qui entourent Loudima à l’Ouest et au Nord ; et ceux-ci porteront comme ceux-là. Il en sera de même des Bakambas qui s’étendent à l’Est jusqu’à Kimbédi, et des autres peuplades entre Comba et Brazzaville.

Les Bakounis ne demandent qu’à travailler, mais entre Loango et Kimbédi. Ils refusent de faire le trajet jusqu’à Brazzaville, à travers des populations dont ils connaissent les dispositions malveillantes à leur égard, sur une route où ils ne trouvent pas à se ravitailler. Il est évident que, si les convois circulaient de poste à poste, il serait possible de leur procurer, à peu de frais, une nourriture qui revient actuellement très cher, sans être assurée.

La fidélité des caravanes dépend uniquement de la question alimentaire. Leur remettre d’avance quelques mètres d’étoffe et les lancer, avec ce viatique, c’est leur donner la tentation de tout dépenser dès le début, et les exposer à être rançonnées, dépouillées, au cours de leur voyage. Enfin il deviendrait presque inutile de protéger les porteurs, si ceux d’une région n’allaient pas au-delà de la région voisine, si toutes les races étaient intéressées aux transports.

La mesure prise par Marchand repose sur la logique ; je suis sûr maintenant que mes 800 charges, une fois arrivées à Kimbédi, y trouveront des porteurs.

Marchand, dans sa lettre, s’inquiète aussi de ma santé. Ne lui a-t-on pas annoncé, à toutes les escales, depuis Konakry, qu’il ne me reverrait pas, qu’il était impossible que je fusse encore en vie ! Il est certain que, durant la traversée, j’ai été en piteux état. Une vieille dysenterie, qui datait du Soudan, et m’avait laissé tranquille pendant la colonne de Kong, s’était réveillée en France avant mon départ. Je m’étais bien gardé de la révéler, et malgré la peine que j’avais eue à la cacher, j’y étais parvenu. J’avais résisté jusqu’à Dakar, mais là je ne pouvais plus dissimuler. D’ailleurs, il était temps de me soigner ; je crois même qu’il était grand temps ! A toutes les escales, on essaya de me débarquer. Si je n’avais plus la force de me lever, j’avais encore celle de menacer de mon revolver ceux qui voulaient me déposer dans un hôpital. Cette révolte à part, jamais docteur n’eut un malade plus docile que je ne le fus à l’égard des ordonnances du médecin du bord. A Libreville, j’allais déjà mieux ; je dus cependant me défendre de la sollicitude de M. de Brazza qui désirait me faire apprécier tous les agrémens de son hôpital :

— Vous ne savez pas ce qui vous attend ! répétait-il.

— Raison de plus, Monsieur le commissaire général. J’ai là une occasion unique de l’apprendre.

Bref, à Loango, j’étais rétabli. Si, dans l’avenir, une rechute survient, j’en serai quitte pour me soigner sérieusement pendant quelques jours. Je ne dis pas que le moral soit tout dans une guérison, mais il y est pour beaucoup. N’entre-t-il pas pour une large part dans cette prédisposition de notre organisme à attraper certaines maladies, à être, comme disent les médecins, en état de réceptivité ? La peur est le plus terrible des microbes ! Et lorsque ces mêmes médecins reconnaissent qu’ils ne guérissent pas, mais qu’ils mettent simplement la nature en état de réagir, ne reconnaissent-ils pas implicitement le pouvoir du moral ? Ici, plus que partout ailleurs, on est sauvé ou perdu par le moral. Ce n’est pas tant la fièvre que le « mal du pays » qui a décimé le 200e à Madagascar !

En ce moment, sous ma tente, au bord du Kouiliou, je suis seul, tout est immobile autour de moi, tout est silencieux, d’un silence qu’on ignore en France ; je suis seul loin de ceux que j’aime, sous un ciel inconnu d’eux ; au milieu de ces êtres d’humanité primitive couchés autour de moi, je suis l’unique figure du monde moderne ; il semble que je devrais être écrasé par une sensation d’abandon, que je devrais avoir le cœur serré… Mais le but est là, toujours devant les yeux, et la vision de ce but, de l’action qui le réalisera, élargit le cœur, le dilate ; l’être se sent meilleur, il est en quelque sorte renouvelé par ce sentiment qu’il agit utilement ; tous les obstacles rencontrés deviennent pour lui un stimulant, son énergie se double à la pensée qu’en arrivant là-bas, au point marqué par la France, il aura fait quelque chose pour son pays.


Maintenant, chaque soir, le vent souffle ; il soulève les extrémités flottantes de ma tente, les fait claquer comme des voiles, rabat sur moi la fumée des feux allumés pour le repas du soir ; de la brousse balayée par la rafale sort un soupir confus, des arbres une plainte aiguë. Ce sont les signes avant-coureurs de l’hivernage.

Dans la nuit, le vent s’apaise, la rosée tombe, les hommes frissonnent de froid ; roulés dans un peu de toile, enveloppés tout entiers, sans que ni leurs pieds, ni leur tête apparaissent, ils semblent des paquets déposés autour des feux. De temps en temps, un des paquets s’entrouvre, une main sort, rapproche deux bûches, quelques étincelles s’envolent, et la toile ruisselante de l’humidité nocturne se referme sur le corps transi.

Le matin, l’air est glacé, les pagayeurs s’attardent auprès des tisons qu’ils ont ranimés, ils y jettent des brassées de branchages, et devant la flamme détendent leurs membres engourdis. J’ai pitié d’eux, je ne presse plus Moussa de rouler ma tente, comme je le faisais d’habitude. Cependant, les charges embarquées, il faut partir. En pagayant, les noirs se réchauffent, c’est à mon tour de grelotter jusqu’à ce que le soleil soit assez haut pour me réchauffer.


Sur la rive droite, les toits pointus d’un village émergent de champs de manioc. Depuis Loudima nous sommes dans le pays Bakamba, inhospitalier entre tous. A grand’peine puis-je me procurer les vivres nécessaires, les indigènes ont même la prétention de faire payer le bois mort que mes équipes récoltent dans la brousse ; on sent que jusqu’ici ces populations ont simplement toléré la présence des blancs. Cependant, le passage des tirailleurs de Mangin paraît les avoir inquiétées, et le résultat de leurs réflexions se manifeste par un peu moins d’arrogance ; pour des Bakambas, c’est presque de l’affabilité.

Un besoin de marcher, de secouer la torpeur, produite par l’immobilité à laquelle je suis condamné dans mon bateau, m’a conduit vers ce village dont j’aperçois les chaumes. Les habi-tan3 étaient rassemblés sur la place ; ils palabraient, accroupis en cercle autour d’un homme, ou plutôt d’un monstre, au corps barbouillé de rouge et de blanc, paré de bracelets, de clochettes s’entre-choquant, tintinnabulant à chacun de ses gestes, de ses déhanchemens qui semblaient vouloir être une danse. L’assistance l’accompagnait d’une mélopée lugubre.

Mon arrivée jeta le trouble dans cette fête. Les femmes s’enfuirent, les hommes se levèrent la figure renfrognée, le chef avait l’air plus maussade encore. Je priai ce dernier de m’envoyer des vivres et je regagnai mon convoi. En chemin, j’interrogeai le Loango qui était avec moi sur la réunion au milieu de laquelle j’étais tombé. Je compris pourquoi ma présence avait été considérée comme intempestive. Le fils du chef, me dit mon Loango, est malade, et le sorcier « fait fétiche » pour apaiser le mauvais esprit.

Chercher à apaiser le mauvais esprit n’a rien de blâmable en soi ; mais je sais comment on l’apaise. Généralement le féticheur découvre que ce génie malfaisant s’est réfugié dans le corps d’un homme ou d’une femme, et celui qu’il désigne est obligé de se soumettre à l’épreuve du poison, qui montre sa culpabilité ou son innocence. Le malheureux ingurgite le breuvage préparé par le sorcier ; si cette décoction, faite avec l’écorce d’un arbre vénéneux, n’agit que comme un vomitif, l’innocence est démontrée ; si elle amène une issue fatale, la culpabilité est de toute évidence, le mauvais esprit réclamait la mort de cette victime ! Il est inutile de dire que le sorcier, dosant le breuvage lui-même, produit l’un ou l’autre effet, à sa volonté, suivant les cadeaux qu’il reçoit de la famille de l’accusé. Quiconque s’expose à son inimitié court grand risque de se voir, un jour ou l’autre, sacrifié au mauvais esprit, ou d’être dénoncé comme pratiquant la sorcellerie. La superstition tient une grande place dans l’âme de ces pauvres gens ; le sorcier a tout intérêt à développer cette croyance en des puissances surnaturelles, avec lesquelles lui seul est en rapport ; aussi exerce-t-il une véritable tyrannie parmi les indigènes dont l’existence se trouve assombrie par de perpétuelles terreurs.

Toutes ces pratiques inhumaines, telles que l’épreuve du poison, disparaîtront un jour ; actuellement, elles sont clandestines, mais elles existent encore. Que peuvent deux postes sans forces réelles, dispersés sur 500 kilomètres ! Si ma visite a été jugée intempestive par les habitans, c’est que je les surprenais en flagrant délit. J’y ai gagné une abondance inusitée de manioc apporté avec une rare exactitude. Évidemment, ces gens, pour être aussi aimables, ne se sentaient pas la conscience très nette.


La saison des pluies n’est pas loin, ces coups de vent qui soufflent régulièrement chaque soir en sont l’annonce. Le ciel ne se couvre plus jamais, le soleil qui approche de l’équateur passe presque au zénith, les journées sont brûlantes, et la terre, dans la nuit pure et scintillante, renvoie sa chaleur aux étoiles, se couvre de rosée.

En prévision des premières pluies, les indigènes brûlent la brousse, c’est une façon commode de défricher et de préparer les semailles. Que sèment-ils ici ? Au Soudan, les noirs ont des lougans (des champs) de mil, d’arachides, de patates, d’ignames ; ils cultivent le coton ; il leur faut des pâturages pour leurs troupeaux, pour leurs chevaux. Mais au Congo ? La culture se borne au manioc ; les bananiers sont en petit nombre et se reproduisent tout seuls ; les ananas poussent à l’état sauvage à travers la brousse ; quel besoin les indigènes ont-ils de pâturages ? Le pays ne renferme ni un cheval, ni un âne ; on ne rencontre quelques spécimens de moutons que chez les Bakounis ; ici une chèvre est une rareté ; il n’y a d’autres animaux domestiques que le cochon et la poule. Du manioc, des cochons et des poules, ne me paraissent pas justifier de vastes incendies de brousse. Il est vrai qu’on ne dirige pas le feu ; on veut brûler un hectare et on en détruit mille.

C’est ce qui se passe en ce moment ; toute la rive gauche, dont la berge assez élevée et boisée descend en pente jusqu’au Kouiliou, n’est plus qu’un brasier. L’incendie hurle, se dresse, bondit ; des langues de feu lèchent tous les arbres à la fois, se tordent le long des branches, les font crépiter, éclater ; courbées par le vent, les flammes et la fumée forment une voûte qui s’étend au-dessus de nous, masque le ciel ; une pluie de flammèches retombe autour des boats, nous voguons à travers du feu ; dans cette fournaise, les pagayeurs s’agitent, silhouettes de démons ; je me figure que je navigue sur un fleuve infernal.


Le Kouiliou se perd en méandres indéfinis, il se replie sur lui-même ; depuis hier nous voyons Bouenza devant nous, sans pouvoir atteindre ce petit village construit par la mission catholique ; ce matin seulement, dimanche 30 août, nous y arrivons.

La mission est déserte, il est huit heures, les Pères et les enfans sont à la messe. J’entre dans l’église. Une centaine de petits négrillons agenouillés sur la terre battue chantent des cantiques d’un timbre suraigu. Ils chantent à cœur joie ; si le bon Dieu ne les entend pas, c’est qu’il a l’oreille dure ! mais s’il les entend avec plaisir, c’est qu’il a l’oreille peu délicate ! Il est vrai qu’il est toute indulgence. Le pauvre Père organiste a beau ouvrir le grand jeu de son harmonium, il n’arrive pas à dominer les voix.

Derrière les enfans, des hommes et des femmes écoutent, avec recueillement, surtout avec admiration. Le nègre, quel que soit son âge, aime ce qui est apparat. Pour ces êtres primitifs, les cérémonies catholiques constituent une véritable attraction ; ils les aiment, comme ils apprécient les réjouissances, les fêtes. L’éclat des lustres et des candélabres, le fourmillement des lumières qui peuplent les églises d’autant de petites étoiles, la dorure des chasubles, des vases sacrés, de l’ostensoir qui rayonne, véritable soleil ; tout cela resplendit en leurs yeux, avant de resplendir dans leur âme, et les ravit. En les regardant, je me souviens de ce que racontait Binger, sur un de ses boys fervent catholique. Celui-ci était toujours vêtu à l’européenne ; un jour il se présenta habillé a la mode musulmane. Binger s’en étonna :

— Tu es donc redevenu musulman ?

— Non, je suis toujours catholique, seulement de temps en temps « je fais aussi un peu musulman, » à cause des fêtes.

Ce brave garçon ne cumulait pas les religions, il cumulait les fêtes.


L’office est terminé. Au moment où je vais saluer les Pères, apparaît, sur la route, le chef de la seconde compagnie de milice du Congo, M. Leymarie. Il arrive de Loango, suivi de 80 miliciens destinés à renforcer l’action de nos 150 tirailleurs. Correct, M. Leymarie porte un sabre au côté. Ce sabre jette même un certain trouble dans l’esprit des Pères, auxquels nous nous présentons ensemble. Ils ne comprennent pas, tout d’abord, que le capitaine est justement celui des deux qui n’a pas d’armes. Notre identité rétablie, les Pères m’emmènent visiter leur domaine en compagnie de M. Leymarie, du général Leymarie, comme je le baptisai incontinent, surnom qui devait lui rester, dont il était très fier, et auquel il s’efforça toujours de faire honneur.

Dans le jardin de la mission, les légumes abondent, les plates-bandes soigneusement entretenues regorgent de choux, d’épinards, de haricots ; plus loin sont les fruits du pays, et ceux d’autres colonies acclimatés ici. Du potager, nous passons aux ateliers où les enfans apprennent un métier ; voilà la menuiserie, la briqueterie, le four à chaux. Enfin nous revenons vers le bâtiment principal, résultat de tous ces travaux. La maison de briques, sa charpente, les meubles, tout sort des ateliers que nous avons visités ; la table, où les Pères nous convient à nous asseoir, offre un menu dont je n’ai plus la notion depuis longtemps.

On sent ici la suite dans les idées, dans la direction, l’activité dans l’exécution, la foi dans l’œuvre entreprise, toutes conditions seules capables d’assurer le succès. Les Pères changent, les uns meurent et s’en vont peupler le petit cimetière à côté de l’église, les autres sont déplacés et vont porter leur ardeur, plus au fond de cette Afrique à laquelle ils ont donné leur vie ; mais l’impulsion reste la même, le but ne varie pas : élever des âmes vers Dieu, en leur faisant connaître et aimer la France.

Leur tâche est ardue ; ils le savent bien ; mais ils ne peuvent la rendre plus facile, il leur faudrait pour cela plier la religion aux exigences de l’état social dans lequel les nègres ont toujours vécu. Se conformer aux règles du christianisme, pour un indigène, c’est transformer sa vie. On peut dire que toutes les races, en Afrique, ont une religion et croient à une autre vie dans un autre monde ; elles sont donc toutes prêtes à recevoir la conception de l’éternité, même d’une éternité renfermant autre chose que des satisfactions terrestres, comme celles que promet le paradis de Mahomet ; elles ont aussi certaines aspirations mystiques, elles aiment le mystère, le surnaturel ; de ce côté encore le catholicisme n’éprouve pas de peine à se faire accepter par elles ; mais les religions indigènes sont adaptées à leurs besoins matériels, et leur permettent de les satisfaire ; la religion catholique, au contraire, leur demande de renoncer à leurs habitudes, à leurs mœurs, de modifier leur existence, en un mot de changer leur nature.

Un autre obstacle pour nos missions, dans leur œuvre d’évangélisation, est le manque de missionnaires. Ils sont très peu nombreux, le climat fait de terribles ravages dans leurs rangs, et ils ne réussissent pas à former des missionnaires indigènes. La religion catholique nécessite du prêtre un sacrifice trop incompatible avec la nature des noirs. Ceux qui, sincères dans leur vocation, entament leurs études théologiques, reculent devant le célibat. Ils sacrifient la polygamie, à laquelle bien des convertis ne parviennent pas à renoncer, ils ne peuvent aller plus loin.

Les Pères savent toutes ces difficultés, mais ils ne se découragent pas. Ils obtiennent toujours un résultat, puisqu’on jetant un germe de civilisation dans le pays, ils le garantissent par cela même de l’invasion de l’Islam. Car le fait est reconnu, l’Islam n’agit que là où il apporte le premier élément de civilisation. Pour le catholicisme, c’est déjà une victoire.

Il est des coloniaux qui regrettent cette victoire, ce sont les « Islamophiles ; » il en est d’autres qui, n’étant partisans ni de l’islamisme, ni du christianisme, voudraient laisser aux indigènes leurs différentes religions. La question revient à savoir si nous avons intérêt à trouver en face de nous des chrétiens, des musulmans ou des fétichistes, ainsi qu’il est convenu à tort d’appeler ces derniers, car ils croient tous à un Dieu.

On a écrit des volumes pour et contre l’islamisme.

Je dois dire d’abord que c’est une erreur de s’imaginer que l’Islam a envahi l’Afrique. Il y a de vrais musulmans, mais en nombre relativement restreint ; évidemment, si on les favorisait, ils finiraient par se diffuser, et, à mon avis, ce ne serait pas à notre avantage.

Je pense que si l’islamisme fait faire un premier pas dans la civilisation, il est incapable d’en susciter un autre dans le progrès. Pour ne pas conserver de doute à cet égard, il suffit d’avoir connu des officiers musulmans, servant au titre français. Après avoir vécu trente ans et plus de la vie européenne, alors que nous les supposions définitivement acquis à notre civilisation, le jour même où l’heure de la retraite a sonné pour eux, ils ont repris le costume arabe et sont retournés à la vie de leurs pères. Les musulmans restent musulmans, au point où ils en sont ; ils ne se convertissent ni à une autre religion, ni à une autre civilisation. Il s’ensuit que jamais nous ne pourrons avoir une entière confiance en eux.

Heureusement pour nous, comme je le disais tout à l’heure, les musulmans fervens sont l’exception au Soudan, c’est pourquoi nous sommes sûrs de la fidélité de nos tirailleurs. Ceux qui se disent disciples de Mahomet ne le sont que de nom et ne pratiquent pas. Moussa est bien dans ce cas ; il est musulman par snobisme, parce que c’est bien porté au Sénégal, il n’a jamais fait une prière, ne dédaigne pas l’alcool et ne s’est jamais soucié de savoir l’époque du ramadan.

Tant au point de vue de la civilisation qu’au point de vue militaire, je ne vois pas d’intérêt à propager l’islamisme. En avons-nous un à chercher à maintenir les noirs dans leurs religions ?

Au point de vue militaire, nous n’avons pas à souhaiter des hommes plus braves, plus disciplinés que nos tirailleurs bambaras. Si nous n’étions qu’officiers, n’envisageant que le combat, nous chercherions à les éloigner de la civilisation ; celle-ci ne pourrait qu’abîmer ces merveilleuses qualités du guerrier, bravoure, endurance et sobriété. Mais nous faisons la guerre uniquement pour apporter la civilisation. Le problème se présente donc sous une autre face, et revient à se demander si l’idée de progrès, de civilisation, s’allie avec les pratiques recommandées par les religions indigènes.

Toutes, je le veux bien, ne réclament pas des sacrifices humains, mais toutes laissent subsister à côté d’elles certaines mœurs absolument sauvages. Que dire du sorcier, du féticheur, qui, trouvant la cause d’un malheur, de la mort d’un individu, dans un être, homme ou femme, désigne celui-ci à la vindicte publique, ou lui fait subir la fameuse épreuve du poison ? Toutes à ces religions, qu’on les nomme totémisme, animisme, ou religion des ancêtres, celle-ci en étant pourtant une des formes les plus respectables, renferment des pratiques inhumaines. Je ne parle pas de toutes les superstitions qu’elles entraînent, bien que leurs défenseurs, ceux qui les défendent contre le christianisme, soient précisément ennemis de toute superstition. Il semble donc difficile à la civilisation de vivre à côté de ces religions.

Il est vrai que les partisans du statu quo se flattent de les dépouiller de tout ce qui les entache de cruauté ou de superstition, et reconnaissent qu’il convient de les améliorer.

Nous serions donc obligés de nous ériger en réformateurs, chaque officier, chaque administrateur deviendrait un petit Mahomet. Je ne crois pas utile d’insister sur ce côté humoristique de la question. Et s’il faut réformer… alors, pourquoi ne pas prendre une religion toute faite, qui, somme toute, a donné des preuves de son action civilisatrice ?

Il y aurait bien un moyen, radical celui-là, qui consisterait à supprimer toute religion. Malheureusement, l’humanité est telle, qu’elle éprouve le besoin de croire à quelque chose, et plus elle est primitive, plus elle ressent ce besoin. Il n’est pas une peuplade nègre qui n’ait une croyance. Les fétiches, pour les noirs, ne sont en réalité que des signes extérieurs n’ayant la plupart du temps aucun rapport avec la religion ; ces fétiches, statues ou amulettes, ne les empêchent pas de croire tous à un Dieu qui a créé le monde. Cette notion est plus ou moins nette dans leur esprit. Ils ne s’adressent pas à ce Dieu, ne lui reconnaissent pas le pouvoir de modifier les événemens ; car un être supérieur ne doit pas s’abaisser jusqu’aux contingences terrestres, mais ce Dieu existe ; et généralement, comme chez les Loangos, il a des ministres qui, eux, président aux actes des humains. Il serait probablement plus difficile de supprimer aux noirs toute religion que de les convertir à une autre.

Et puisque leurs religions sont incompatibles avec la civilisation, à moins d’être modifiées par nous, et je ne peux envisager cette hypothèse sans rire, pourquoi ne pas favoriser l’action de nos missionnaires, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne favorisent l’action des leurs ?

Nous sommes, nous, arrivés à un degré tel de civilisation et de vertu que nous estimons pouvoir nous passer de religion ? Soit. Mais, avant de parvenir à ce degré, les noirs ont de longues étapes à parcourir. Avoir la prétention d’inculquer de but en blanc à ces enfans de la nature, soumis à l’instinct, la notion du devoir, leur donner pour seul contrôle la conscience, et leur enlever cette idée d’une autre vie qu’ils ont, autant dire tous, me semble, à moi, une utopie.

Il faut bien croire que je ne suis pas le seul à être de cet avis, puisque, en dehors des partisans du christianisme, tous, y compris ceux qui veulent améliorer les religions existantes, prêchent la protection de l’islamisme : celui-ci est d’ailleurs protégé partout, aussi bien en Algérie qu’au Sénégal. C’est même une question devant laquelle s’arrête un esprit sans préjugés, cherchant uniquement à être impartial. Pourquoi un décret, comme celui de 1903, en Afrique Occidentale, renferme-t-il des clauses relatives aux musulmans, et n’en contient-il aucune à l’égard des indigènes chrétiens ? Ceux-ci restent soumis à toutes les coutumes locales concernant leurs frères totémistes, animistes ou autres. Ils peuvent bien se réclamer de la justice française ; toutefois, il faut pour cela que les deux parties soient d’accord sur ce point ; le privilège est faible et le plus souvent sans effet.

Les indigènes chrétiens, il est vrai, sont en très petit nombre, du moins ceux qui le sont réellement et qui peuplent quelques villes du Bas-Sénégal évangélisées depuis de longues années ; les autres, comme ceux du Congo, ne sont encore chrétiens que superficiellement. Je le reconnais, mais la plupart des musulmans protégés par le décret ne sont musulmans, eux aussi, que superficiellement. Et puis, les convictions d’un millier d’individus ne doivent-elles pas être respectées autant que celles d’un million ?

Quelles que soient les opinions sur les religions indigènes, sur leur amélioration ou leur remplacement par une autre, les hommes sans parti pris ne peuvent que s’incliner devant le dévouement des missionnaires. Ils sacrifient leur vie, non seulement pour que les indigènes connaissent leur Dieu, mais aussi pour qu’ils connaissent la France. N’auraient-ils atteint que ce dernier résultat, ils n’auraient pas perdu leur temps. Ils n’ont pas d’illusions sur la valeur présente des conversions obtenues, mais ils ont confiance dans l’avenir, ils n’ont pas la prétention de transformer des mœurs en un jour ; ils cherchent d’abord à les améliorer tout en répandant notre langue et en faisant aimer notre drapeau. Ils vivent sur cette parole : la destinée de l’homme n’est pas de toucher le but, mais d’être toujours en marche ; et cette marche, avec l’infini pour flambeau, se continuera au-delà du tombeau.


Au soleil levant, nous avons quitté Bouenza ; l’air frais est rempli de la senteur des herbes mouillées par la rosée de la nuit ; les pagayeurs qui approchent du but pressent la marche. Nous glissons sous les arbres penchés, nous frôlons les roseaux de la berge, les feuilles encore humides brillent dans la lumière matinale.

Nous ne jouissons pas longtemps de cette fraîcheur. Le soleil monte rapidement. Dans notre sillage, son image se tord, se déforme ; devant nous chaque goutte jette une étincelle. Une branche morte tournoie et dessine de grands cercles miroitans dont l’éclat meurt sur la rive ; un paquet d’herbes arraché par la crue fait une tache qui paraît noire, sur la rivière incendiée ; tout flamboie, les yeux ne se reposent que sur les ombres projetées par les arbres, et ces ombres diminuent peu à peu. À midi elles disparaissent. L’atmosphère est lourde d’une chaleur qui précède l’orage. Il n’a pas encore plu, mais chaque soir le vent devient plus violent : il est temps d’arriver à Kimbédi.


Mon voyage est fini. Abandonnant nos bateaux qui n’avaient plus que quelques kilomètres à faire, j’ai terminé la route à pied.

Deux heures de marche dans une plaine coupée de ruisseaux sans importance, à peu près inhabitée, et sur la rive droite de la Louvizy, un petit affluent du Kouiliou, entre deux collines le poste m’est apparu.

Le poste… quelques cases édifiées à la hâte, puisque Kimbédi n’a encore que deux mois d’existence. Sur la pente douce qui descend vers la rivière, quelques constructions provisoires et sommaires servent d’habitations et de magasins ; au bord de l’eau, un espace défriché est coupé de plates-bandes parallèles, quelques légumes commencent à pousser, des radis se montrent déjà et piquent la terre de points roses.

Dans une de nos paillotes, nos 800 charges sont mises à l’abri ; il ne reste plus qu’à les en faire sortir. Pour le moment, cet espoir semble hasardé, mais si les agens du Congo que j’ai trouvés ici doutent de sa réalisation, ils sont pourtant décidés à m’aider de tout leur pouvoir ; MM. Gros, Jacquot et Fredon ne demandent qu’à mettre leur expérience au service de l’effort prodigieux que nous allons tenter. Car nous n’avons pas seulement à transporter les 3 000 charges de notre mission, mais encore celles destinées à l’Oubangui, au Chari, au Tchad, et même au Congo qui est réduit è la famine comme les autres colonies. Marchand a pris la résolution de tout faire passer, sans oublier la flottille du Haut-Oubangui, du moins ce qu’on pourra en sauver. Depuis deux ans la circulation des caravanes est arrêtée, et nous devrons assurer le transport de près de 20 000 charges.

C’est le travail de demain.


LES BRIGANDS DU CONGO

Les renseignemens recueillis jusqu’ici ne sont pas encourageans ; les environs sont annoncés comme très pauvres en vivres ; le portage local est représenté comme impossible à organiser ; les Bassoundis, voisins des Bakambas de Kimbédi, sont, paraît-il, irréductibles, et l’opinion générale déclare que le seul moyen d’obtenir la tranquillité sur la route est d’y faire le désert.

Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant, comme disait Tacite. C’est une solution simple et énergique. Nous avons le moyen de la prendre ; néanmoins, il semble utile auparavant d’étudier la situation de plus près. Il est possible que les terribles Bassoundis méritent d’être supprimés, mais si beaucoup sont à retrancher, certains valent peut-être d’être gardés.

Les Bassoundis… Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où et comment opèrent-ils ?

A première vue, le Congo est une mosaïque de peuplades différentes. L’ethnographie « le toutes ces races diverses qui se poussent mutuellement, se remplacent, se pénètrent, est excessivement compliquée. Si ces peuples ont une histoire, elle nous est inconnue, et nous en sommes réduits à des hypothèses, sans pouvoir prétendre à des certitudes.

Le mouvement continuel qui agite les populations africaines les entraine vers l’Océan, c’est-à-dire vers les grandes lignes commerciales et vers la source du sel, n’est nulle part plus sensible qu’au Congo ; migration très marquée des peuples qui occupent les vastes contrées baignées par le Chari et le Tchad, et se dirigent du Nord au Sud vers l’Oubangui et le bas Congo.

C’est ainsi qu’à l’Ouest j’ai trouvé, à Zilengoma, les Bakotas du haut Ogooué parvenus sur le Niari, refoulant les Bakounis, et refoulés eux-mêmes par les Pahouins qui ont derrière eux les N’Dris, d’où semble venir la poussée initiale.

A l’Est également, les Batékés, race d’instinct commercial très développé, sont descendus du Nord pour se masser autour du Stanley-Pool, au confluent des grands courans commerciaux du bassin Congolais ; ils ont même abandonné les territoires entre Comba et Brazzaville pour se rapprocher du fleuve.

C’est dans cette trouée que les Bassoundis ont pénétré, descendant eux aussi du Nord, parallèlement aux Batékés. Là, ils ont englobé les Bagangalas, dont les derniers représentans sont établis autour de Comba, ainsi que les Ogangalas des alentours de Biédi. Les Bassoundis se sont ainsi trouvés limités à l’Est par les Batékés et les Ballalis, à l’Ouest par les Bakambas. Se heurtant au Sud aux territoires Bacongos, ils ont reflué vers l’Ouest, vers l’Océan, but suprême, et passant derrière l’enclave portugaise de Gabinda, ils se sont étendus jusqu’aux derniers contreforts du Mayombe, au Sud de Loudima.

Le Bassoundi est donc la race la plus dense, la plus importante du Congo, el, d’après ce que nous en savons, elle est aussi la plus turbulente. Ses méfaits ne se comptent plus. Les nombreux récits que j’ai entendus sur les crimes commis par les Bassoundis permettent de juger qu’ils opèrent principalement dans deux régions, à l’Ouest de Comba, aux environs de Balimoéké, et à l’Est de Comba, dans le territoire de Foulembao.

Aux environs de Balimoéké, ils sont dirigés par un brigand célèbre : Mabiala Minganga, Mabiala le Grand, ayant comme lieutenant son neveu Mabiala N’Kinké, Mabiala le Petit. Ce sont eux qui, en 1892, ont assassiné l’administrateur M. Laval. Ce meurtre est resté impuni. On a bien tenté de s’emparer de Mabiala Minganga, mais sans y réussir, et cet échec n’a fait qu’accroître le prestige déjà considérable du chef, car celui-ci est, de plus, grand féticheur ; A la suite de ce meurtre, Mabiala a disparu, nul ne sait où il se cache, on a seulement la certitude qu’il existe toujours et que son influence continue à s’exercer contre nous. Quant à Mabiala N’Kinké, bien qu’on fût certain de sa participation à l’assassinat de M. Laval, on n’a pas pu prouver sa culpabilité ; il continue de commander le village de Balimoéké, un des premiers villages sur la route de Comba, près de la rivière Ouali-Ouali. Des porteurs, des miliciens ont disparu, nul doute que le neveu, sous la direction de l’oncle, ne soit l’auteur de ces disparitions. Malheureusement, cette conviction ne s’étaie sur aucune preuve. A-t-on vraiment cherché à avoir cette preuve ? Dans l’état de faiblesse de la colonie, toute répression est impossible, Il y a quelques jours, deux porteurs malades déclarèrent au lieutenant Mangin ne pouvoir plus suivre sa colonne et demandèrent à rentrer chez eux. Mangin leur donna des vivres et quelques cortades d’étoile, puisqu’ils refusaient de l’accompagner jusqu’au poste de Comba. On a retrouvé leurs cadavres sur les bords de la Ouali-Quali. Mabiala N’Kinké a déclaré à M. de Kerraoul, administrateur de Brazzaville, en tournée de ce côté, que ces Loangos avaient été tués par les tirailleurs. Il a fallu un rapport officiel de Mangin pour rétablir la vérité. Peut-être eût-on préféré ne pas la connaître ?

Est-il vraiment impossible de découvrir la retraite de Mabiala Minganga, de châtier l’oncle et le neveu ? C’est ce dont je m’occuperai ici, pendant que Mangin s’éclairera sur les brigands des environs de Foulembao.

Dans cette région, les crimes sont prouvés, les auteurs connus. : Il se joue là, depuis des années, une comédie tragique entre trois comparses, Mayoké, Missitou, et Mabala, chefs de Foulembao, Lilemboa, et Makabendilou. Ces trois Bassoundis ont formé une véritable association dont le but est le détroussage méthodique, on peut même dire raisonné, des caravanes et des Européens de passage.

A quelques kilomètres dans l’Est de Makabendilou, s’élève une colline qui porte le nom de montagne des Chiens. A ses pieds, le petit hameau de Lilemboa sert de halte habituelle aux convois qui y reprennent leur souffle avant de commencer l’ascension. Sous un prétexte futile, mais préparé, une discussion ne tarde pas à s’élever entre indigènes et porteurs, généralement à propos d’un achat de vivres. La discussion dégénère bientôt en querelle, et la querelle en rixe. Aussitôt apparaissent, venant protéger le faible village de Lilemboa, tous les guerriers du grand M[ayoké, chef de Foulemboa. Ils se trouvaient, par le plus grand des hasards, à proximité, dans les bois du voisinage. Le deuxième acte commence. Les porteurs et les Européens sont mis en joue, on les maltraite, on leur tire la barbe, on leur passe le tranchant des couteaux sur le cou ; les malheureux croient leur dernière heure venue. À ce moment, Deus ex machina, Mabala surgit. D’un beau geste, le noble vieillard se place devant les victimes, les couvre de son corps, détourne les fusils bassoundis. Devant lui, les farouches guerriers s’inclinent.

Un tel service vaut bien une récompense ; Mabala le fait délicatement comprendre. Le moyen de ne pas être reconnaissant envers ce bon vieux, quand on a encore devant soi la bande hurlante, quand on sent encore sur sa peau le froid de l’acier ? On s’exécute, on remet à Mabala le prix de son intervention.

Est-il nécessaire d’ajouter que ce prix est aussitôt partagé entre les trois intelligens associés qui réalisent ainsi des bénéfices fort appréciables ?

Parfois, les porteurs loangos y laissent leur tête. Alors la route se ferme.

C’est en cet endroit que furent arrêtés l’administrateur Ponel, l’adjudant de Prat, plusieurs agens allant de Brazzaville à la côte.

C’est là qu’éclata un incident en 1885, au passage d’un membre de la mission Gentil.

C’est encore avec un des trois associés que le gouverneur Dolisie eut, cette année même, maille à partir, et que peu après, en juin, plusieurs miliciens et nombre de porteurs loangos disparurent.

Tout cela se sait, mais le Congo est désarmé. Pouvons-nous en être étonnés ? N’avons-nous pas trouvé, il y a deux ans, une situation identique à la Côte d’Ivoire, où les Européens étaient massacrés à quelques kilomètres de Grand-Bassam qui fut même assiégé par les indigènes ?

Le Congo et la Côte d’Ivoire sont deux victimes de cette illusion qui s’appelle la pénétration pacifique.


LA PÉNÉTRATION PACIFIQUE

Si je traite d’illusion la pénétration pacifique, ce n’est pas que de parti pris j’attaque le régime civil. Cette conception, de s’emparer des âmes sans avoir recours à la force, est bien faite pour séduire un peuple ouvert à toutes les idées généreuses. Vouloir apporter le bonheur à des populations sauvages et leur faire entrevoir un idéal, se refuser à voiler de sang cet idéal, est un beau rêve, malheureusement irréalisable.

Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment naît une colonie de pénétration pacifique, de rechercher les moyens dont elle dispose pour continuer son œuvre, et d’opposer ces moyens aux difficultés contre lesquelles elle est obligée de lutter.

Je ne parle pas spécialement du Congo, soumis dans les premiers temps par la seule influence de M. de Brazza. Le Congo, dans la suite, s’est dérobé à l’autorité des agens de la colonie, parce que ceux-ci n’avaient pas au même degré-le don de séduction de leur chef, et se trouvaient privés des moyens nécessaires à tout homme pour mettre le pays en état de supporter les charges écrasantes qui pesaient sur lui. Je parle du cas général, de la façon habituelle dont est née telle ou telle colonie sans en viser aucune particulièrement.

Un explorateur s’engage dans un pays inconnu ; il passe, il sème sur sa route les perles à pleines mains, il distribue les étoffes à brassées ; en échange, il ne réclame rien, à peine quelques porteurs, ou de quoi vivre ; et les populations enthousiasmées par ses libéralités signent tous les traités qu’il désire, ne demandent qu’à voir venir chez elles le plus grand nombre de ces généreux philanthropes.

Mais voilà que derrière l’explorateur arrivent les administrateurs chargés de répandre les bienfaits de cette civilisation qui s’est manifestée sous d’agréables apparences. Avec eux, les bienfaits cessent de revêtir la forme de largesses, ils prennent l’aspect de mesures éminemment vexatoires, bien que souverainement justes. Les indigènes ne comprennent pas !

Un blanc les a comblés de cadeaux, les a étourdis de promesses ; un autre lui succède qui ne leur donne rien, mais en revanche leur interdit de piller, de voler, de faire des captifs et, bien plus, leur réclame un impôt !

Celui-là entendait vraiment la civilisation, celui-ci n’est qu’un pirate, un ennemi.

Ils ne veulent pas se soumettre à des exigences qui leur paraissent pleines d’illogisme ; et du refus d’obéissance à la révolte, il n’y a qu’un pas.

Pour faire respecter sa volonté, l’administrateur est forcé de réclamer des gendarmes. On les lui fournit sous le nom de miliciens, avec parcimonie à la vérité ; quatre ou cinq, parfois moins, rarement davantage. Peu à peu, d’ailleurs, on est forcé d’en augmenter le nombre, et la colonie pacifique se trouve bientôt pourvue d’une forte compagnie dont les hommes sont payés exactement deux fois ce que coûtent des tirailleurs réguliers. Rendent-ils les mêmes services ? Ils créent simplement une difficulté de plus. Les miliciens sont de la race des tirailleurs ; guerriers, ils ont la domination dans le sang, et, recrutés généralement parmi les fortes têtes dont ne veulent pas les régimens, ils sont tout disposés à régner en maîtres sur le pays dont ils ont la garde, et à ne pas obéir à des chefs qui ne sont pas des officiers.

À chacun son rôle. Un administrateur n’est pas un soldat. Rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas sur ses hommes l’autorité nécessaire pour les empêcher de commettre des exactions ou de se soulever contre lui.

Que penserait-on d’une conception allouant à chaque département de la France, pour assurer l’ordre intérieur, et la sécurité extérieure, quatre gendarmes commandés par un maire, ou même par un préfet ?

Que dirait-on, si ces quatre gendarmes étaient, par surcroît, recrutés parmi les hommes les plus indisciplinés ? Et si, de plus, la population du département était spécialement encline à la révolte ?

Telle est, pourtant, l’organisation d’une colonie soumise dès le début au régime civil. Le tableau n’est pas humoristique, il est fait d’après nature.

Et je dois encore ajouter une ombre à ce tableau, celle des concessions.

L’exploitation immédiate des ressources d’un pays neuf par une société puissante a des avantages ; elle est presque une nécessité pour la pénétration pacifique. Les postes, en effet, sont installés le long de la route parcourue par le premier explorateur, et ils ont trop de peine à se maintenir en place, pour songer à étendre leur action en dehors de ce sentier. C’est même la caractéristique de ces colonies ; elles sont « linéaires. » Le petit commerce n’oserait pas se risquer hors de cette ligne, il n’a pas les moyens de prendre des miliciens à sa solde. Au contraire, le concessionnaire a des capitaux, il est capable de payer la protection dont il a besoin, et il lance dans la brousse, encore inconnue, un essaim d’agens escortés de quelques miliciens.

Ainsi se trouve complétée et constituée la colonie : un axe jalonné de postes autour desquels va rayonner le commerce. Malheureusement, ce rayonnement multiplie les points de contact avec les indigènes, c’est-à-dire les chances de conflit, et ces chances sont accrues par la présence des miliciens, encore moins disposés à obéir au commerçant qu’à l’administrateur. ! Enfin, le pays voit d’un mauvais œil l’établissement d’un monopole.

Un brave chef à qui je demandais la raison de son animosité contre les concessions, me répondit par la fable suivante : « J’avais trois femmes ; toutes rivalisaient d’amabilité ; j’étais heureux. Une d’elles mourut ; j’étais déjà moins bien soigné, mais je n’avais pas à me plaindre, elles étaient encore deux, obligées de lutter pour obtenir mes faveurs. Un jour, il ne m’en resta qu’une… elle me rendit la vie impossible, elle ne s’occupait plus de moi ; sûre que mes faveurs n’iraient pas à une autre, puisque je n’avais plus le choix. Vois-tu, ajouta-t-il mélancoliquement, c’est la même chose avec les commerçans. »

Telles sont les difficultés au milieu desquelles un administrateur se débat. On le place dans une situation inextricable, dont il ne sort souvent qu’en y laissant sa vie.

Cette issue est presque fatale, car les événemens suivent un cours logique. Les indigènes se sentent peu de goût pour le travail, c’est-à-dire pour gagner ce qu’ils convoitent, et surexcités par la vue de richesses faciles à s’approprier, puisqu’elles ne sont pas, ou pour ainsi dire pas défendues, ils commencent par voler quelques charges dans un convoi.

L’autorité toujours paternelle ne manifeste d’autres sentimens que l’étonnement d’avoir des enfans si mal élevés.

La tentation vient d’abord, pour les pillards, d’ajouter aux perles et aux étoffes des caravanes, les fusils des miliciens d’escorte. Ceux-ci ne voulant pas abandonner bénévolement leurs armes, les agresseurs se voient forcés de supprimer les miliciens.

L’étonnement en haut lieu devient de la douleur. Quelques esprits subversifs, à tendance militariste, émettent alors l’opinion qu’une répression paraît indiquée.

Une répression ? On manque des élémens nécessaires. Les demander serait reconnaître l’inanité de l’occupation pacifique. Et puis, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! la sagesse des nations le dit, et la fable prouve que la douceur est préférable à la force. Les noirs sont de grands enfans ; on ne fusille pas des enfans.

Les esprits subversifs observent encore que, si on ne fusille pas les enfans, on les fouette. Le fouet est hygiénique, il décongestionne, et le pays semble légèrement congestionné.

Bref, on prend une grande résolution, car, k tout prix, il faut rouvrir la roule : on bombarde les coupables… mais avec des projectiles susceptibles de les ramener, sans risquer de se les aliéner. On les bombarde de ballots d’étoffes et de caisses de perles.

Les effets sont immédiats. Instantanément le pays retrouve le calme, les routes fermées se rouvrent. Ainsi apparaît un grand principe d’ordre social : en donnant aux voleurs ce qu’ils désirent, on supprime le vol.

Bientôt, un second massacre se produit, un deuxième bombardement est opéré, semblable au précédent. Et de bombardement en bombardement, l’audace des administrés s’accroît de jour en jour ; en même temps, leur intelligence s’ouvre, à mesure que pénètrent chez eux les produits de la civilisation ; si bien qu’un matin, ils se sentent capables de mettre sur pied une règle de trois : un Européen vaut bien dix miliciens ; or si, pour un milicien assassiné, nous avons tant, nous recevrons dix fois plus pour un blanc massacré.

Quelques heures plus tard, le chef du poste voisin a vécu.

Combien ont péri ainsi, obscurément, sans que leur sacrifice fût connu ! On étouffe le retentissement d’actes glorieux, souvent héroïques, pour sauver la face de l’occupation pacifique.

Les peuples primitifs ne respectent que la force. La bonté, quand elle ne s’appuie pas sur les armes, n’est à leurs yeux que de la faiblesse. Faut-il s’étonner de ce sentiment chez des peuples primitifs admirateurs de la force ? N’en est-il pas de même chez les peuples civilisés ? La pénétration pacifique n’est qu’une forme de la diplomatie, et cette dernière, chez nous, ne vaut que si elle a derrière elle des baïonnettes et des cuirassés.

Apporter la civilisation, supprimer l’esclavage, inaugurer une ère de liberté, et réaliser cela sans heurts, sans verser de sang… Quel beau rêve !

Ce n’est qu’un rêve ! Nous ne cherchons pas en Afrique à améliorer, mais à transformer radicalement ce qui existe. Nous voulons que le pays passe d’un état à un autre état complètement différent ; en un mot, pour appeler les choses par leur nom, nous voulons faire une révolution. Une révolution n’est jamais pacifique ; ceux qui la font sont moins des médecins que des chirurgiens.

Dans toutes les colonies de pénétration pacifique, le résultat a été le même. Toujours il a fallu en venir à l’occupation militaire, nulle part la révolution ne s’est accomplie sans effusion de sang.

A le verser tout de suite, on en eût moins répandu, et ces pays eussent pris plus vite leur essor vers leurs destinées.

Les colonies ne sont pas faites pour y entretenir des armées, c’est vrai. Mais les armées y sont nécessaires au début, et tant que le nouvel état substitué à l’ancien n’a pas effacé toute trace de ce dernier. Elles le sont encore parce qu’une terre n’appartient réellement à un peuple que s’il l’a arrosée de son sang, s’il l’a conquise par le sacrifice des siens. Qui oserait proposer de céder à une nation voisine un territoire sur lequel ceux des nôtres, tombés glorieusement, montent la garde du fond de leur tombe ?

Les vivans défendent nos possessions d’Afrique contre l’Afrique ; nos morts les défendent contre l’Europe.


MABIALA N’KINKÉ

Dans la nuit transparente et froide, je viens de prendre le quart, mesure de prudence, au cas où Mabiala N’Kinké essaierait de nous attaquer pour rentrer en possession des prisonniers que je lui ai faits ce matin. Au nombre de ces derniers se trouve une de ses femmes et un de ses enfans.

Parti, le 9 septembre au matin, de Kimbédi avec M. Jacquot, que je comptais envoyer en recrutement de porteurs dans la région Bacongo, j’avais emmené M. Fredon et ses 25 miliciens, me proposant d’installer un poste à Balimoéké. Il me semblait nécessaire de surveiller de près Mabiala N’Kinké. L’assassinat des deux porteurs du convoi de Mangin eût bien mérité une répression, mais, si j’étais certain de la culpabilité de Mabiala, je n’en avais pas la preuve.

A quatre heures et demie, en arrivant à Balimoéké, je remarquai le silence du village. A peine m’étais-je arrêté, qu’un Bas-soundi, la mine arrogante, vint m’intimer l’ordre d’aller camper ailleurs.

— Ici, lui répondis-je, c’est moi qui commande. Va dire à ton chef que j’ai à lui parler ; il devrait déjà s’être présenté à moi.

Une minute après, l’indigène revenait avec cette réponse :

— Mabiala ne se dérange pas pour un blanc. Je me retournai vers M. Fredon :

— Que deux hommes aillent s’emparer du chef.

Les deux miliciens n’étaient pas sortis du rang, qu’un brouhaha immense s’élevait, accompagné d’un bruit de course ; en quelques secondes, il ne restait pas une âme dans le village.

Cette fuite était évidemment préparée. Il était tard, je voulais laisser à Mabiala le temps de la réflexion, je lui envoyai un indigène sur lequel les miliciens avaient mis la main, et j’ordonnai de camper.

Ce matin, à six heures, Mabiala ne donnant pas signe de vie, je partis à sa recherche, tombai à l’improviste sur un petit village caché au milieu de la brousse, et fis treize prisonniers, dont une femme et un enfant de Mabiala. Ayant des otages, je n’avais plus qu’à attendre ; j’installai le bivouac sur un mamelon coupé par le sentier de Brazzaville.

Sur ce mamelon il est facile de se garder, mais, pour plus de sûreté, j’ai décidé que M. Jacquot, M. Fredon et moi, prendrions le quart. Je n’ai pas grande confiance dans la façon dont ces miliciens ont été dressés ; je sais bien qu’il y a de la bataille dans l’air, sans que nous ayons encore tiré un coup de fusil, et cette idée ne peut manquer d’exciter un Sénégalais ; mais le seul défaut d’un soldat noir est d’être, incapable de veiller. Dans son village, il passera une partie de la nuit à bavarder, tout en fumant ; au bivouac, dès que les rumeurs ont cessé, il s’endort. Les sentinelles ont grand’peine à n’en pas faire autant ; l’obscurité pèse sur leurs paupières, le silence les alanguit ; lorsque la nuit est fraîche, le froid les engourdit ; rien ne peut vaincre cette somnolence.

Pour un blanc en faction, la nuit est le moment où ses nerfs sont à la plus rude épreuve ; dans l’ombre, il prête à un arbuste l’apparence d’un être humain, le frissonnement de l’herbe sous le vent devient pour lui un chuchotement, son oreille aux aguets perçoit des bruits imaginaires ; toute la fantasmagorie nocturne l’environne, le tient éveillé ; le noir n’a pas cette sensibilité nerveuse, il demeure sans émotion là où on l’a placé ; le souci d’exécuter sa consigne n’arrive pas à dominer la torpeur qui le saisit. Par exemple, quand les tirailleurs ne sommeillent pas, ils sont de terribles gardiens ! terribles même pour les amis, car ils ne comprennent pas toujours les ordres. Je me souviens de la nuit où, étant de ronde pendant la colonne de 1892 contre Samory, je tentai d’aborder une sentinelle. En vain je lui donnais le mot : « Passe au large ! » répondait-elle invariablement. Et comme j’insistais, le levier du fusil craqua, m’avertissant que j’allais être gratifié d’une balle. J’eus heureusement l’idée de lui crier : « Caporal Akili ! » c’est-à-dire : Appelle le caporal ; et, grâce à celui-ci, je pus faire rectifier la consigne ; du moins j’en eus l’espoir. On raconte qu’au Dahomey, le général Dodds, essayant de sortir du carré pour se rendre aux feuillées extérieures, fut arrêté de même ; il s’obstinait à vouloir passer, et comme général, et comme simple mortel soumis aux lois de la nature. Sans hésiter, la sentinelle lui donna l’avertissement que j’avais reçu ; il fallut l’intervention de l’officier de ce trop bon tirailleur pour que le général fût délivré de toutes ses angoisses.

Mais à côté de ces exemples, combien d’autres prouvent la faiblesse du noir contre le sommeil I que de douloureuses catastrophes causées par ce manque de vigilance !

Nous avons essayé quelquefois de recourir au fameux cri : « Sentinelles prenez garde à vous ! » simplifié en deux mots : « Sentinelles, veillez ! » On entendait bien résonner l’appel : « Sentinelles, ouillez ! » mais il était prononcé d’une voix de rêve, d’une voix perdue dans un songe.

En prenant le quart, je suis sûr que nous serons gardés.

La lune paraît ; jamais la nuit n’a été encore aussi froide. Je me réchauffe en faisant le tour des postes disposés au fond du ravin qui sépare notre mamelon des collines voisines. Une lueur transparente baigne la brousse ; au milieu de l’adoucissement de toutes les lignes fondues dans ce clair-obscur, les arêtes de nos tentes se découpent rigides ; les toiles tendues par l’humidité leur donnent l’apparence de petites pyramides. Sur l’une d’elles un groupe sombre d’êtres, accroupis ou couchés, forme une tache noire ; ce sont les prisonniers. A côté d’eux, se détache la silhouette d’un milicien ; ils doivent être gelés, et me feraient pitié, si je ne me souvenais de leurs exploits ; c’est près d’ici que M. Laval a été assassiné ; c’est au bord de la rivière, dont j’aperçois la vallée, que les deux Loangos ont été massacrés, et combien d’autres !…


Le jour se lève, de légères brumes flottent dans les fonds ; elles sont bientôt pompées par le soleil, les vallonnemens se précisent, le sentier de Loango se dessine, et trace une ligne grise sur la pente de la colline qui, dans l’Ouest, nous fait face. Le long du chemin, se dressent des poteaux télégraphiques, indice d’un effort tenté par le Congo, mais dans lequel il n’a pas persévéré. Ils sont là, ces poteaux, fichés en terre depuis deux ans, et nul fil n’y a été attaché ; ils sont là, jalonnant la route, espoir d’une civilisation future, représentans fidèles d’une pénétration aussi lente que pacifique. Trop lente assurément, ces poteaux l’attestent, puisque, au bout de vingt-quatre mois, ils sont encore veufs de leur fil ; trop pacifique, ils en sont la preuve, car les isolateurs dont on les a pourvus ont tous été brisés intentionnellement par les indigènes, sans qu’on ait songé à le leur reprocher. Il est vrai que le mal n’était que dans cette manifestation de révolte ; nulle communication n’a été interrompue, de ce fait, entre la côte et Brazzaville !

A l’Est, de la poussière s’élève. Est-ce Mabiala ? Pourtant nous le supposions dans l’Ouest. Des chéchias apparaissent, c’est un convoi conduit par le « général » Leymarie, et envoyé par Mangin pour prendre des charges à Kimbédi. Mangin m’annonce 63 porteurs… mais les 39 miliciens qui les escortent n’ont pu en conserver que 26 ; les autres se sont sauvés, peu désireux de traverser les Etats de Mabiala Minganga et de Mabiala N’Kinké. Un poste s’impose dans cette région, probablement une répression. Si je suis amené à sévir, les 39 miliciens qui viennent d’arriver ne seront pas inutiles.


8 heures. Une sentinelle signale dans l’Ouest que « y en a d’hommes beaucoup. » Cette fois, c’est Mabiala. Un grouillement couvre la pente de la colline ; au centre, sur le sentier de Loango, le chef s’avance.

Je fais donner, par l’interprète, l’ordre à cette troupe de s’arrêter. Mes 64 miliciens sont alignés derrière moi. Les Bassoundis hésitent, palabrent, et finalement m’envoient un parlementaire. Celui-ci n’ose pas approcher, il reste au pied de mon mamelon, et me déclare de la part de Mabiala que si je ne rends pas les prisonniers, le chef me fera la guerre. Je lui réponds que les prisonniers seront remis en liberté quand Mabiala sera venu lui-même me parler.

Il retourne sur ses pas, et revient une deuxième fois porteur du même ultimatum. En même temps, je remarque un mouvement parmi les Bassoundis : ils ont l’intention de me cerner. Tout en palabrant, j’ai donné les ordres aux miliciens ; ils sont cachés derrière les broussailles qui bordent le petit plateau où j’ai passé la nuit, ils ont mis la baïonnette au canon et ont défense de tirer sans mon ordre. Je me fais désigner Mabiala par l’interprète : c’est celui qui est au milieu du sentier ; il en est sûr, c’est « ce sauvage-là » qui a envoyé le parlementaire. Si nous nous battons, il faut l’abattre le premier. Je prends la carabine de Moussa et je réponds :

— Si Mabiala veut la guerre, il va l’avoir tout de suite. Qu’il vienne ou…

Des coups de fusil me répondent.

J’appuie ma carabine sur un rocher ; pour une fois les poteaux télégraphiques vont être utiles ; il y en a huit entre Mabiala et moi ; le chef est donc à 400 mètres. Je tire, et je commande : « Feu ; à la baïonnette ! »

Mabiala N’Kinké est tombé ; en présence de ce désastre, et devant les baïonnettes, les Bassoundis fuient dans tous les sens ; dix-neuf restent sur le terrain ; j’arrête les miliciens.

La leçon est suffisante ; le chef mort, ses hommes ne renouvelleront pas l’attaque. M. Fredon, que je vais laisser avec ses miliciens, recevra, je l’espère, la soumission des révoltés ; toutefois, celle-ci ne sera complète, et les caravanes n’auront de sécurité, que le jour où Mabiala Minganga sera en notre pouvoir. Où est-il ? Le poste s’emploiera à le découvrir.)


MABIALA MINGANGA

Depuis la mort de Mabiala N’Kinké, la tranquillité règne dans les environs immédiats du poste de Balimoéké. Toutefois, l’action de Mabiala Minganga continue à s’exercer sourdement sur le reste du pays. L’agitation ainsi créée peut, au moindre prétexte, se transformer en révolte. Si Mabiala n’était que chef, il serait moins dangereux, mais il est en même temps grand féticheur ; c’est lui qui est en communication avec les esprits, et, tant qu’il vivra, il terrifiera les populations ; celles-ci le croient invulnérable, gardé par ses fétiches. Malgré la terreur qu’il inspire, M. Fredon a réussi, après un mois de vaines tentatives, à trouver un guide qui consente à nous conduire à la retraite de Mabiala, et Marchand s’est décidé à en finir avec le grand féticheur, à venger enfin la mort de M. Laval el celle de tant de miliciens et de porteurs. Il m’a chargé de cette mission. Dans quelques heures, je dois partir.

Le guide est amené.

— Un ballot d’étoffe, si tu es fidèle, lui dit Marchand ; la mort, si tu nous trompes.

Le malheureux tremble, effrayé de ce qu’il va faire. Il faut qu’il ait un bien grand désir de richesse, ou une terrible vengeance à exercer contre Mabiala. C’est un traître ; un soldat répugne toujours à se servir d’un traître, mais nous n’avons pas le choix des moyens avec l’adversaire d’aujourd’hui, dont la disparition peut seule assurer le calme de la colonie. C’est dans un guet-apens que Mabiala a assassiné M. Laval, c’est lâchement qu’il a fait massacrer miliciens et porteurs ; demain, il agirait de même à notre égard. Et qui nous dit que ce guide n’est pas son instrument ? Dans quelques heures, je le saurai.

Il est minuit, les 20 tirailleurs que j’emmène sont prêts* M. Jacquot m’accompagne. En route.

La nuit est profonde, des nuages recouvrent le ciel. Je précède Jacquot, les tirailleurs suivent.

Il n’y a pas de service de sûreté à établir dans une obscurité pareille. Seul le guide est devant moi ; nous sommes entièrement à sa merci. Je marche sur ses talons, et je le distingue à peine. S’il veut s’échapper, je n’ai aucun moyen de l’en empêcher. Un saut de côté, et il disparaîtrait dans l’ombre. Lui attacher les bras ? Il ne pourrait plus avancer dans le chaos de rochers que nous traversons. A Dieu vat 1 comme disent les marins.

Dans quelle direction allons-nous ? Nous avons quitté le sentier de Brazzaville pour piquer dans le Nord ; depuis, je n’ai pu me rendre compte de notre orientation. Je suis comme un homme aux yeux bandés qu’on aurait fait tourner sur lui-même. Où est le Nord ? Pas une étoile pour me le dire.

Nous ne cessons d’escalader des collines, de descendre dans des ravins ; à chaque pas, nous trébuchons. Comment le guide s’y reconnaît-il ? Suivons-nous seulement un sentier ? Mes pieds tâtent le terrain à gauche et à droite, et ne rencontrent que des pierres. Pas un arbuste, pas une broussaille ne nous a frôlés au passage ; dans quel pays sommes-nous ? Quelle région désolée traversons-nous ? Je n’ai aucune notion de l’heure. Je ne veux pas flamber une allumette, et le cadran de ma montre est invisible. Je crois que nous marchons depuis près de trois heures. Nous serions donc à douze kilomètres du poste ; à cette distance, des coups de feu ne peuvent s’y entendre : si nous allons vers une embuscade, nous ne tarderons pas à tomber dedans.

Le guide s’arrête. Nous sommes au sommet d’une hauteur faite de rochers ; il me touche le bras, m’indique le bas de la colline et murmure : « Mabiala. »

C’est ici ; mais quelles mesures prendre ? Je ne vois rien. L’interprète est près de moi ; à voix basse, je lui dis de demander s’il y a un village au fond de ce ravin. Le guide répond non, et montre le rocher. Mabiala est dans une caverne, en bon brigand qu’il est. Il faut reconnaître l’entrée de cette caverne, la disposition des environs immédiats. Je vais descendre. Je préviens Jacquot : un coup de sifflet bref et faible, les tirailleurs me rejoindront sans bruit ; un coup de sifflet prolongé, ils dévaleront aussi vite que possible.

Me voilà au pied de la colline, elle est peu élevée, les tirailleurs seront vite près de moi ; c’est presque sur un seul bloc rocheux que j’ai marché, il est facile de ne pas faire de bruit. Je voudrais essayer de saisir Mabiala endormi. À cette heure, les noirs ont le sommeil, profond.

Où est l’entrée de la caverne ? Je me glisse avec le guide ; à quelques pas, il me retient ; son doigt désigne le sol. Tout près de moi, le rocher semble finir brusquement à quelques centimètres de la terre qu’il surplombe. Je me baisse. Cette ligne d’ombre sous le rocher est-elle l’entrée ? Oui, affirme le guide.t On ne peut y pénétrer qu’à quatre pattes. Nous aurons du mal à prendre Mabiala sans combat.

Je m’écarte et siffle doucement. Les tirailleurs observent fidèlement la consigne de tenir leur baïonnette, on ne les entend pas descendre. Dès qu’ils m’ont rejoint, je les dispose en demi-cercle en avant de la caverne : il y a un peu de brousse sèche, j’en arrache pour préparer une torche. Je m’avance avec deux hommes. Je me couche à plat ventre et je regarde dans le trou : pas une lueur de tisons ; j’écoute ; pas le moindre bruit. Il n’y a personne là-dedans. Il faut s’en assurer. Avec les deux tirailleurs nous nous coulons à l’intérieur. Aussi brusquement que je peux, j’allume ma poignée d’herbes. La grotte est vide, inhabitée depuis longtemps.

Je sors et menace le guide ; il m’a trompé.

— Mabiala a deux maisons, répond-il ; celle-ci et une autre. Il est dans l’autre, allons-y.

Ma petite colonne repart à travers les rochers, par la même obscurité. Au bout d’une heure, le terrain se modifie, nous marchons sur de la terre, la brousse nous frôle.

Maintenant, nous longeons le bord d’un ravin boisé ; nous avançons plus facilement et plus vite. Ce ravin m’a l’air d’un fameux coupe-gorge, les pentes doivent être presque à pic, car, autant que je suis capable d’en juger, nous avons des cimes d’arbres à notre droite. Si la deuxième caverne de Mabiala est au milieu de ces bois, comment arriverons-nous à la cerner par une nuit pareille ?

Elle est bien là, en effet. Le guide me montre une amorce de sentier qui paraît s’enfoncer dans la terre et les branches : ce sentier aboutit à la maison du chef. La maison ! Je sais ce que représente ce terme !

— Y a-t-il d’autres passages ?

— Un seul : en face, de l’autre côté, là où est la maison de Mabiala.

Je donne l’ordre à Jacquot de prendre le premier chemin avec quinze hommes. En bas, il s’arrêtera, et m’attendra.

Je continue avec cinq tirailleurs. Cinq cents mètres plus loin, nous franchissons le ravin et revenons vers la caverne que nous avons dépassée.

La nuit est plus claire, les nuages se sont dissipés, je peux voir l’heure ; il est quatre heures et demie. Nous descendons une pente douce. Le guide me ralentit, avance pas à pas ; il se baisse et touche une large dalle plate dont le bord surplombe de deux à trois mètres le fond du ravin. L’entrée est sous cette roche.

À ce moment, la baïonnette d’un tirailleur heurte un caillou. Des pas résonnent dans la caverne ; puis une voix lance un appel. C’est Mabiala. Il s’est réveillé et s’inquiète. Nous nous sommes couchés à plat ventre. Nul bruit ne lui répondant, le chef se rassure probablement. Tout rentre dans le silence.

Je lui laisse le temps de se rendormir, puis j’achève la descente. Où est Jacquot ? Il se glisse jusqu’à moi : les sentinelles sont placées, toute issue est fermée.

Je rampe vers l’entrée de la caverne avec le caporal Sori-Bondjo et un tirailleur. Je suis devant un large trou surplombé par la dalle où je me trouvais tout à l’heure.

Rien ne bouge. J’avance le corps dans l’intérieur. Sori-Bondjo est à ma gauche, son camarade à ma droite, leurs épaules touchent les miennes.

— Lui, y a foutu le camp, murmure Sori-Bondjo.

Au même instant, un éclair jaillit, un vent de feu passe sur ma figure, les deux tirailleurs tombent à mes côtés.

Au hasard, je décharge mon revolver dans le trou, pendant que Jacquot enlève les blessés ; deux autres tirailleurs ont bondi près de moi, ils veulent entrer. Je les arrête ; la lueur de mes coups de revolver m’a permis de reconnaître que nous n’avons devant nous qu’une première chambre, assez petite, où il n’y a personne, et qui communique avec d’autres chambres souterraines par un étroit couloir d’où Mabiala a tiré. Le guide m’a dit que Mabiala est seul ; mais un homme seul simplement armé d’un couteau tuerait les uns après les autres ceux qui essaieraient de se glisser dans ce couloir.

Je n’ai pu m’emparer du grand féticheur pendant son sommeil ; maintenant, c’est un siège à faire. Se voyant cerné, il se rendra peut-être.

Je recommande aux hommes disposés en sentinelles de ne pas se montrer, de ne pas faire le moindre bruit ; Mabiala ne sait ni qui l’attaque, ni combien nous sommes ; il nous croira peut-être partis et essaiera de fuir. Qu’on le laisse sortir, et qu’on se jette sur lui.

Les blessés ont été portés au-dessus de la grotte, à l’abri ; ce sont des tirailleurs, je n’ai pas besoin de leur demander le silence, ils ne pousseront pas un gémissement.

Le jour paraît, il pénètre dans le ravin ; l’entrée de la caverne se dessine au milieu des hautes herbes comme une tache d’ombre. Mabiala n’a pas donné signe de vie, n’a pas tenté de s’échapper… aurait-il été atteint par mes coups de revolver ?

Je fais le tour des sentinelles masquées par les arbres, le cercle d’investissement est complet. Je reviens vers les blessés, je passe à environ vingt mètres de la grotte ; un coup de feu en jaillit, le tirailleur qui marche derrière moi tombe.

Maintenant, je distingue au fond de la première chambre le trou noir du tunnel qui conduit dans le fond de la caverne ; c’est de là que Mabiala tire, sans qu’on puisse l’apercevoir ; en avant, sont alignés des fétiches en bois. Si nous ne nous emparons pas de cet homme, pour tout le pays, il devra la vie à ses fétiches I

Je poste deux hommes, aussi bien défilés que possible, en face de ce trou, avec ordre de tirer au jugé, au premier coup du grand féticheur.

Pendant que j’examine les blessés, une détonation retentit ; une des sentinelles s’est montrée, Mabiala l’a atteinte aussitôt.

J’ai déjà quatre hommes de moins. Comment pénétrer dans cet antre, éventrer cette caverne ?

A tout hasard, j’ai emporté, hier soir, deux kilos de dynamite ; bien que tout le cordeau bickford fût usé, je pense à m’en servir ; mais comment ? Aurais-je du cordeau que je n’arriverais pas à lancer les cartouches exactement dans ce tunnel étroit. Peut-être pourrai-je crever la dalle qui forme le plafond et qui est à nu. Je ne crois pas que ce soit possible, le rocher doit être trop épais ; pourtant, je n’ai pas autre chose à essayer. Mais, si je veux obtenir un résultat, il faut que je fasse un bourrage sérieux sur la dynamite ; celle-ci par conséquent disparaîtra sous les rochers amoncelés et je n’aurai pas la ressource de la faire détoner par le choc, en tirant dessus…

J’appelle cependant Moussa, à qui j’ai confié l’explosif. Il me le donne et me tend également une boîte de poudre qu’il y a ajoutée de sa propre initiative. Voilà le moyen de faire éclater les cartouches ; je n’ai qu’à fabriquer un saucisson de poudre aboutissant au détonateur. C’est facile, Moussa a toujours sur lui du fil et des aiguilles.

Je découpe mon mouchoir en lanières, et me mets à l’ouvrage. En même temps, je commande à M. Jacquot de gagner avec le guide et un tirailleur la route se dirigeant sur Comba. Marchand y passera dans la matinée, Jacquot lui rendra compte des événemens ; je peux avoir encore d’autres blessés, j’ai besoin de renfort.

Avant de préparer l’explosion, je tiens à avertir du danger le grand féticheur, et surtout ses compagnons, au cas où il ne serait pas seul. L’interprète crie que si d’autres hommes sont enfermés avec Mabiala, ils peuvent sortir, ils seront libres. Les blancs ont résolu de s’emparer du chef ; leur tonnerre tout à l’heure tombera sur les rochers.

A intervalles réguliers, l’interprète recommence son appel. Mabiala n’y répond que par un nouveau coup de feu. Un cinquième blessé est apporté près des autres.

Les tirailleurs en fureur veulent entrer dans la caverne. Je suis obligé d’accourir pour empêcher cette folie. Pas un ne reviendrait. Ils n’y entreraient même pas ! Le premier tombé boucherait le couloir. D’ailleurs, mon saucisson de poudre est prêt.

Je prends, dans les quatorze hommes qui me restent, cinq tirailleurs pour rouler des rochers jusque sur la dalle, voûte de la caverne, afin de bourrer la dynamite. Que les sentinelles fassent attention ! elles ne sont plus que neuf.

Pendant que les morceaux de roc roulent et s’accumulent, un genou à terre, aidé d’un tirailleur, dans la même position, à côté de moi, je ficelle le saucisson et les deux kilos de dynamite. Un éclair jaillit en face de nous, le tirailleur s’écroule l’épaule hachée. Mabiala était inquiet, sans doute, du bruit qu’il entendait au-dessus de sa tête, il n’était plus surveillé que par un petit nombre de sentinelles, distraites peut-être par mon travail ; il a pu, sans être vu, se glisser jusqu’à l’arbre qui se dresse au bout de la grotte, et se hisser derrière lui. Me voyant occupé, une masse métallique dans les mains, probablement ce tonnerre dont je l’ai menacé, il m’a lancé un coup de fusil à 10 mètres.

Il tire à chevrotines ; cette nuit, son premier coup de feu à bout portant a écarté et blessé les deux hommes à mes côtés ; cette fois, à 10 mètres, les chevrotines ont fait balle ! Comment une seule d’entre elles ne s’est-elle pas écartée et n’a-t-elle pas frappé la dynamite, me lançant dans les airs ?

Le tirailleur qui m’aidait a une horrible blessure, il n’a plus qu’un trou à la place de la clavicule. Ses camarades, les treize qui me restent, trépignent de fureur. Je leur montre l’arbre qui a servi au grand féticheur : « Si vous aviez fait votre devoir, au lieu de me regarder, Mabiala ne serait pas sorti ; vous l’auriez tué ou pris. Maintenant, surveillez le trou et ne bougez plus ; collez-vous aux arbres ; il va pleuvoir des rochers. »

Tout est prêt, les tirailleurs se sont éloignés, les blessés sont à l’abri. Le saucisson que j’ai confectionné a environ 1 m. 50, mais sa combustion sera instantanée ; pour la retarder, je fais une traînée avec la poudre inemployée. La traînée est courte I La mine explosera à quelques mètres de moi. Encore une fois : à Dieu vat !

J’allume et me sauve. Une détonation formidable ébranle l’air et la terre ; je m’aplatis. Les quartiers de roc, les uns entiers, les autres pulvérisés, montent à près de cent mètres ; puis le déluge de pierres commence autour de moi, dans un fracas, d’arbres hachés, de brousse écrasée, de terre enfoncée. Je me relève et j’examine le rocher. Le résultat n’est pas sensible. La dalle n’a pas bougé. Mais subitement un doute me prend. Mabiala est-il encore là ? S’il a pu tirer sur moi, tout à l’heure, sans être vu, il a pu aussi bien s’échapper, dans le moment de stupeur causé par le coup de feu et la blessure du tirailleur. Voilà que les herbes crépitent, elles se sont enflammées. Le vent souffle, il ne faut pas songer à les éteindre ; je donne l’ordre de les couper rapidement en avant des blessés. Le ravin est à contrevent ; l’incendie ne le gagnera que lentement, les sentinelles ne craignent rien pour l’instant.

Je me pose de nouveau la question : Mabiala est-il encore là ? Je me découvre pour essayer de voir si le couloir est obstrué ; des éboulemens ont pu se produire à l’intérieur sous l’action de la secousse imprimée au sol par l’explosion. Je ne remarque ; rien. Cette fois nul coup de feu ne jaillit.

J’appelle l’interprète, je lui dis de répéter ce qu’il a déjà crié, qu’un nouveau tonnerre achèvera de tout démolir si Mabiala ne se rend pas, que ses compagnons se hâtent de sortir.

J’attends. Mes objurgations restent sans réponse. Que faire ? Si Mabiala m’a échappé, c’est un échec qui nous coûtera cher, mais s’il est encore là et si je me retire devant lui, sa victoire atteindra des proportions fabuleuses. Il n’est pas seulement Mabiala Minganga, Mabiala le Grand, il est le grand féticheur, celui qui parle avec les esprits. Sa puissance deviendra une puissance surnaturelle ; tous les fétiches alignés devant sa caverne auront suffi à mettre les blancs en fuite !

J’examine le ravin, la position des sentinelles qui se trouvent du côté où Mabiala aurait pu fuir ; il est possible en effet qu’elles ne l’aient pas vu se sauver.

Le feu est descendu de la hauteur, il va gagner le ravin. Je donne l’ordre aux tirailleurs de couper les herbes autour d’eux. Pour le faire, plusieurs sont forcés de se montrer, et pas un coup de fusil n’est tiré à leur adresse. Que signifie ce silence ?… Mabiala est-il écrasé par un éboulement ?

Je regarde le feu s’avancer sur la grotte ; tout à l’heure les herbes devant l’entrée s’enflammeront ; dans la première chambre il y a une litière de paille qui servait de couchette au grand féticheur et à ses hommes ; lorsque celle-ci prendra feu, la fumée forcera bien Mabiala à sortir. ! S’il ne sort pas ?… Quelques brassées d’herbes ajoutées à cette paille, et la mort de M. Laval serait vengée, le pays serait préservé de l’insurrection, des massacres, qui suivraient fatalement un échec. La véritable humanité est-elle de repousser l’arme que l’incendie m’apporte et de sacrifier la vie des Européens, des miliciens du Congo à celle de Mabiala ? L’humanité a plus de droits d’un côté que de l’autre, et de plus ses droits sont conformes aux intérêts de la France.

Je dis aux tirailleurs : « Ramassez toute la paille coupée. »

Maintenant, je fais crier, sans arrêt, par l’interprète le danger qui menace la grotte. Que tous sortent ! Tout à l’heure il sera trop tard I Sauf Mabiala, tous auront la vie sauve !

Il est midi. Depuis six heures, je lance ces appels.

Le feu lèche le rebord des rochers ; autour de la caverne le ravin s’enflamme.

Des pas pressés résonnent dans la brousse au-dessus de nous. Marchand arrive avec les tirailleurs au pas gymnastique ; il descend vers nous. Avant même d’avoir rencontré M. Jacquot, de la route qu’il suivait, il a entendu et vu l’explosion. Effrayé, il a piqué droit sur le panache de fumée.

En quelques mots, je le mets au courant, et lui montre les tirailleurs prêts à alimenter le feu qui vient de gagner la première chambre.

Il reste un instant silencieux. Toutes les réflexions qui ont passé dans mon esprit traversent le sien… « Allez, » dit-il.

Je fais un geste ; les herbes tombent dans le foyer.

Deux heures plus tard, un tirailleur se glissait dans le tunnel, et, dès le premier pas, se heurtait à un cadavre.

Mabiala avait dû essayer de sortir, mais trop tard : il était tombé asphyxié au seuil du couloir.


Colonel BARATIER.


  1. Voyez la Revue des 15 mai et 1er juin.