Souvenirs de la mission Marchand
Colonel Baratier

Revue des Deux Mondes tome 21, 1914


SOUVENIRS DE LA MISSION MARCHAND

II[1]
DANS LES RAPIDES


I. — DE KAKAMOEKA A M’TIGNY

Le 7 juillet, tout est prêt ; les colis sont arrimés, chaque-baleinière est munie d’un fort câble, car le seul moyen de remonter les terribles courans que je rencontrerai est de se haler de rochers en rochers. Nous nous mettons en route. Mes équipes sont de races différentes. Immédiatement elles se classent suivant leur valeur ; les Bassas et les Cap-Lopez, qui depuis leur naissance vivent dans les rapides, prennent la tête, mais sur mes sept embarcations, quatre sont armées avec des Loangos, et, si les Loangos ont le monopole du portage, ils n’ont pas celui de la navigation ! Ils sont tout de suite en panne. Je laisse Castellani continuer avec les Bassas et je reste avec les Gap-Lopez pour aider les Loangos. Ge n’est que le début de mes tribulations ; les rapides à franchir entre Manji et Koussounda sont insignifians ; que sera-ce dans quelques jours ?

Grâce au renfort des Cap-Lopez, tout mon convoi est rassemblé le lendemain en face de Koussounda. En y arrivant, je trouve Castellani installé sur un banc de sable d’où il a chassé un énorme caïman, qui a consenti à lui céder la place et à se transporter sur un banc de sable voisin. En ce moment, avec plusieurs de ses frères, l’expulse chauffe au soleil ses écailles verdâtres. Il ne semble pas avoir gardé rancune à Castellani, il parait seulement intrigué par l’occupation de son remplaçant. Castellani, enthousiasmé par cette entrée des gorges de Koussounda, a en effet dressé son chevalet ; il peint. Il m’explique qu’ayant oublié une partie de son matériel dans un des bateaux retardataires, il peint au pétrole au lieu de peindre à l’huile, avec une assiette en guise de palette. Comment une bouteille de pétrole s’est-elle égarée dans nos bagages ? Je ne le saurai jamais.

Castellani est décidément l’homme de la brousse. Je crains même qu’il ne le soit un peu trop. Il est midi, et il est assis en plein soleil. Quand je lui fais remarquer que, pour un homme nouvellement débarqué, habitué au pâle soleil de Paris, il est peut-être imprudent, il hausse les épaules. Tout en dédaignant l’avis, il a pourtant un sourire de remerciement pour l’intention. Je ne parviens à l’arracher à la peinture et au soleil, qu’en l’invitant à entrer dans les gorges.

Koussounda est un large couloir, une tranchée ouverte en plein milieu d’une haute colline. Le coup de hache qui a fendu ce contrefort de la montagne est tombé verticalement, et des deux côtés la falaise se dresse à pic ; sur la rive droite seulement, quelques rochers éboulés permettent de longer à pied le torrent. Dans ce défilé, le Niari se précipite furieux, bondit comme s’il avait hâte de fuir les masses sombres qui entravent sa course, s’écroule brusquement en une chute de trois à quatre mètres, et sort en tourbillonnant pour s’étendre et se calmer dans le large bassin sablonneux où mes sept bateaux sont rassemblés en ce moment.

Un à un, halés de rocher en rocher, ils s’engagent dans la gorge et arrivent au pied de la chute. Toutes les charges sont enlevées et déposées sur la rive droite, car un transbordement s’impose. Il me semble même impossible de faire remonter aux embarcations la trombe liquide qui déferle devant nous. Comment aborder cet écroulement d’eau, s’élever sur cet enroulement de vague ? Nous nous entendons à peine dans le tumulte des Ilots qui se heurtent, se brisent, s’en vont en écume, en pluie, en fumée. Au milieu de ce fracas, se.trouvent quelques endroits paisibles, de petits lacs endormis au sein des tourbillons, de larges squames blanches les recouvrent ; autour d’eux le flot tourne et revient, créant un contre-courant jusqu’au pied de la chute. C’est grâce a l’un de ces contre-courans que nous sommes parvenus assez facilement là où nous sommes. Mais maintenant ?…

Je suis d’avis de traîner les bateaux à travers l’amoncellement de rochers. Pondère, qui nous a accompagnés jusqu’ici, veut tenter le passage par eau. Quelle force humaine pourrait d’un seul coup enlever une de nos lourdes baleinières en bois au-dessus de cette vague ? Essayons.

Les 75 pagayeurs sont attelés au câble, dont l’extrémité, pour plus de sûreté, est amarrée à un rocher. A un coup de sifflet, ils se raidissent dans un effort violent, mais le boat est saisi par la cataracte, retourné comme une coquille de noix ; les hommes entraînés lâchent le câble qui se tend brusquement, et se brise comme une paille. La quille en l’air, le bateau tournoie ; il va sûrement se fendre contre les rochers qui disparaissent et reparaissent sous l’écume. Heureusement, un courant favorable le fait évoluer entre les écueils ; virant sur lui-même, traçant une serpentine, il file vers la sortie du couloir et va s’échouer dans le bassin au milieu des petites lames qui lèchent doucement les bancs de sable.

J’avais raison : il n’y a qu’un moyen de franchir l’obstacle, traîner les embarcations à travers le chaos de rochers où nous avons pris pied. Nous disposons quelques troncs d’arbres, de façon à établir une sorte de glissière, une succession de glissières plutôt, car cet amas de rocs est informe. Pour passer d’un morceau de glissière sur un autre, les bateaux devront exécuter toute une gymnastique, dont j’ai bien peur qu’ils ne sortent pas indemnes !

L’opération commence. Derrière eux, les boats laissent de longs copeaux ; leurs flancs se zèbrent de blessures, heureusement elles ne sont que superficielles ; ces embarcations, construites pour franchir la barre, sont résistantes. Mais du dernier rocher sur lequel on peut les amener, elles sont obligées de retomber à l’eau, exactement à la tête de la chute. Un manque d’ensemble des pagayeurs à ce moment, et le torrent prendrait sa proie.


Les sept baleinières ont passé et sont rechargées. Une seule a souffert, celle qui a été d’abord submergée par la chute. Sa coque s’est crevée ; avec un morceau de zinc coupé dans une caisse de farine, quelques clous, de l’étoupe fabriquée avec un bout de corde, le flanc malade est réparé.

Foncière nous quitte pour retourner à Manji, et le convoi reprend sa marche à travers les rapides.

Les Loangos sont toujours en arrière, ils n’ont pas plus d’ardeur que le premier jour ! J’ai fait charger et partir leurs bateaux les premiers, afin de leur donner un peu d’avance ; mais à peine suis-je sorti des gorges de Koussounda, que je les aperçois allongés sur une grève sablonneuse. Je saute à terre pour les inviter à se remettre en route, et je commence par essayer de la persuasion. Mes bonnes paroles n’obtiennent aucun succès ; ils n’ont même pas l’air de m’écouter. Je suis plutôt embarrassé ! Je n’ose employer les menaces, de peur de les voir déserter. Ils ne sont pas encore à une assez grande distance de la côte pour ne pas réussir à rentrer chez eux où, ils le savent bien, la trop bienveillante administration locale ne les poursuivrait pas. Cependant, je décide un des contremaîtres à se lever. Instantanément les voilà tous debout, m’entourant, réclamant, gesticulant, criant. Je n’arrive ni à les entendre, ni à me faire entendre d’eux. Tout à coup, ils se sauvent en hurlant ; à côté de moi, Castellani a surgi, le revolver au poing.

Il a cru à une attaque et bravement a bondi hors de notre bateau ! Au lieu de le féliciter de son courage, je l’invite en termes véhémens à remettre son revolver dans l’étui, et je le renvoie à ses études, car il était en train de dessiner.

Vais-je rattraper mes pagayeurs effarouchés ? Heureusement, ils ne sont pas allés loin ; la mine déconfite de Castellani semble même les réjouir. Je ne veux pas insinuer que l’homme descend du singe ; mais il est certain que les noirs comme ces animaux ont une facilité surprenante à se laisser distraire de leur idée première par le moindre incident. Ceux-là ne songent plus à ce qu’ils voulaient me dire ou obtenir de moi. Ils reviennent en imitant la pose dramatique de mon trop brave peintre, et, malgré mes efforts, je ne peux m’empêcher de rire. Dès lors l’hilarité est générale, et chacun, regagnant son embarcation, reprend la perche ou la corde de halage. Castellani a bon caractère, il ne se fâche ni de la façon un peu vive dont je l’ai apostrophé, ni des imitations auxquelles son geste donne lieu dans les équipes. Seulement, il a noté cet incident, à côté des déclarations de Maclaud sur la quinine, et de ses impressions sur les rapports entre poules et boas ; les révoltes des noirs sont rentrées dans le domaine de la fiction ! A Manji, d’ailleurs, son carnet s’est enrichi d’un nouvel élément de scepticisme : Fondère lui a révélé que, de toute l’Afrique, le Congo est le seul pays où les noirs ne fabriquent pas de savon !


Nous suivons les baleinières à pied ; la forêt nous enserre toujours et pèse encore sur nous, mais la montagne se fait moins sauvage ; les berges sont praticables ; il m’est possible d’accompagner les Loangos, de les surveiller, de les exhorter ; si tant est que mes exhortations puissent avoir un effet.

Il est certain que ces malheureux font un dur métier. Le courant a une violence terrible ; les rochers se montrent partout, ils apparaissent à fleur d’eau comme des têtes de géans engloutis. Du matin au soir, il faut haler. Dans chaque équipe, pendant que les uns maintiennent le boat en place au milieu des tourbillons, les pieds agrippés aux écueils, les mains au bordage, les autres portent le câble un peu plus loin, luttant contre l’eau, escaladant les entassemens de rocs ; puis les premiers rejoignent ceux-ci, et tous à la fois recommencent à tirer ; un seul homme reste dans le bateau, muni d’une perche, afin d’éviter ou d’amortir les chocs ; c’est lui qui a la fonction la plus délicate, la plus dangereuse aussi, car s’il n’agit pas exactement dans le sens voulu, avec la force voulue, il peut mettre la baleinière en travers du courant et la faire chavirer. Il est exposé encore à un autre danger : si le câble se rompt, l’embarcation court grand risque, emportée par le courant, de s’éventrer sur les récifs. Les Bassas et les Cap-Lopez ont une sûreté merveilleuse d’œil et de main ; je tremble toujours pour les Loangos.

J’ai bien un moyen de stimuler l’ardeur de ceux-ci ; je possède une dame-jeanne de tafia dans mes bagages ; mais je la réserve pour les plus mauvais passages, car nous avons plusieurs chutes à remonter dans le genre de celle de Koussounda.


Aujourd’hui, 13 juillet, au confluent de la N’Goma, nous sortons de la forêt. Le Niari est encore encaissé entre les derniers contreforts du Mayombe, mais nous pouvons nous imaginer que du sommet des hauteurs qui nous dominent on découvre de vastes horizons, et cette idée nous fait respirer plus librement.

Des indigènes nous apportent du village voisin du manioc et des bananes, et j’apprends par eux que la route de Zilengoma passe sur la colline au pied de laquelle nous campons. Les achats terminés, les vivres payés de quelques cortades d’étoffes, je me dispose à gravir la falaise pour reconnaître ce sentier et contempler autre chose que cet interminable défilé dans lequel nous sommes prisonniers. Castellani veut venir avec moi ; comme je lui conseille de rester, car l’escarpement est assez raide, il met un point d’honneur à m’accompagner ; il parle toujours de sa vigueur, nous verrons bien s’il me suivra.

La colline n’a guère que 300 mètres, mais c’est une escalade plutôt qu’une ascension ; nous grimpons au milieu de lierres, d’éboulis, de broussailles ; de temps en temps, il faut faire un rétablissement pour s’enlever sur la plate-forme d’un rocher. Et Castellani me suit. Arrivé au sommet, il souffle un peu, moi aussi d’ailleurs. Nous nous asseyons un instant. Autour de nous, c’est le calme ; l’horizon n’est pas encore très étendu, il est coupé par les mouvemens de terrain qui prolongent le Mayombe. Évidemment, nous ne nous attendions pas à trouver la plaine, une campagne fleurie, des champs de blé semés de coquelicots. Ce n’est que la brousse desséchée ; pourtant, c’est un soulagement de voir devant soi, de ne pas être dominé par la montagne et la forêt. À nos pieds, la rivière bouillonne ; couverte d’écume, elle paraît rouler de l’eau de savon.

La colline, sur laquelle nous sommes, s’abaisse au Nord vers un ravin affluent du Niari ; le chemin annoncé par les indigènes descend le long de cette croupe ; en le prenant, il est probable que nous rejoindrons les bords du Niari et notre campement, plus facilement que par le chemin de l’aller. Nous nous mettons en route. Au fond du ravin, pas de trace de sentier se dirigeant vers la rivière ; cependant, elle est tout près, nous l’entendons gronder. Nous nous lançons à travers la brousse. À peine y sommes-nous engagés que nous rencontrons un fourré de ronces. Tant pis ; il faut passer. Nous nous débattons : à chaque pas, les épines laissent la trace de leurs griffes sur nos vareuses, nos casques arrachés restent suspendus aux branches. Les bras en avant, nous fonçons avec le courage du désespoir. J’ai pitié de Castellani, qui n’est pas habitué à de pareils exercices, j’essaye de lui frayer le chemin. Il prétend que c’est inutile, qu’autant vaudrait faire frayer par une souris le chemin à un bœuf. Il exagère pour lui comme pour moi ! Nous entendons toujours la rivière, mais je commence à croire que nous n’y arriverons pas ! Enfin nous y voilà. Nous poussons un soupir de satisfaction et contemplons non loin de là, d’un œil attendri, notre campement où la table est dressée. Moussa nous attend.

Pendant le dîner Castellani, dissimule quelques bâillemens. Je sais bien ce qu’ils signifient ! Ils sont un des signes précurseurs de la fièvre ; mais je n’ose prononcer ce mot. Pourtant, je me décide timidement :

— Castellani, vous devriez prendre de la quinine.

L’explosion redoutée se produit immédiatement :

— De la quinine ? Jamais ! D’ailleurs, la fièvre… Et puis, vous, l’avez-vous ?

J’essaye de lui expliquer que ce n’est pas une raison ; il ne veut rien entendre.

Je regrette presque de l’avoir emmené dans mon excursion. Quel remords n’aurais-je pas eu, si j’avais connu son âge ! Car il ne l’avait pas avoué, il s’était donné 45 ans, et il ne portait pas davantage. Il avait réellement 60 ans !


Un nouvel incident allait dans la nuit même compléter ce que la promenade avait commencé et accroître la fatigue de Castellani. Moussa avait jeté négligemment près de notre tente un pot de confiture vide, ou tout au moins qu’il croyait tel ; il n’a pas l’habitude de laisser se perdre la moindre parcelle d’une semblable friandise. Mais là où il ne restait plus rien pour Moussa, des fourmis trouvaient encore à glaner. Pendant la nuit, alors que nous reposions tous, une bande de magnans en voyage vint à passer dans les environs.

Les magnans, fourmis noires, ont une férocité qui n’a d’égale que leur prétention. Tout ce qu’elles rencontrent de comestible, elles veulent l’emporter, fût-ce un homme. Leur marche est d’ailleurs merveilleusement organisée. La bande entière circule sur une largeur de 4 à 5 centimètres, entre deux haies de guerriers, de forte taille ; à la plus petite alerte, ils se dressent de chaque côté, les pinces en l’air, tournés vers l’ennemi. C’est le service de protection ; le service d’exploration est constitué par des éclaireurs qui courent au loin, en avant, sur les lianes, à la recherche d’une proie. Quelle est la longueur de cette colonne ? Je ne sais si personne a jamais essayé de la calculer ! Il est de ces bandes qui défilent pendant des heures, peut-être pendant une journée !

C’était sûrement à une des plus fortes colonnes de ces terribles fourmis que fut signalé le pot de confiture de Moussa ! Elle s’y engouffra. Mais pendant ce temps les éclaireurs poursuivaient leur reconnaissance ; ils découvrirent Castellani. Lâchant aussitôt le pot de confiture, les magnans se lancèrent à l’assaut.

Un cri me réveilla. Je reconnus la voix de Castellani. Avait-il rêvé d’une révolte des pagayeurs ?

— Les fourmis ! me dit-il.

Il avait seulement un peu d’angoisse dans la voix ; et vraiment il aurait eu le droit de hurler. Je dois le reconnaître, il fit preuve d’un remarquable stoïcisme. Chaque morsure de ces insectes laisse sa trace, et produit une sensation de brûlure. Quand des milliers de magnans vous surprennent endormi, ce sont des milliers de brûlures qui vous éveillent, et la douleur est terrible.

— Déshabillez-vous, lui criai-je ; et sortez vite !

En Afrique, en route, on dort avec une partie de ses vêle-mens, et le seul moyen de se débarrasser de ses agresseurs est de se porter loin du gros de l’ennemi, de se dévêtir entièrement, après quoi, un boy ou un ami complaisant vous épluche et arrache tous les magnans qui n’ont pas lâché prise.

Aidé de Moussa, je réussis à délivrer Castellani ; mais la nuit pour nous était terminée ; après avoir repoussé les fourmis à l’aide du feu, il fallut démonter la tente pour en chasser les dernières, et le jour se levait lorsque nous pûmes nous déclarer vainqueurs.


A neuf heures du matin, nous arrivons au pied de la chute Pleigneur. C’est là que s’est noyé le capitaine Pleigneur dans sa reconnaissance des rapides du Niari.

Comme à Koussounda, le fleuve tombe en chute, disparaît dans une pluie de perles, une gerbe d’écume, et barre toute la largeur du lit. Cependant, sur la rive droite, existe au milieu des rochers une sorte de petit chenal en escalier ; mais sa profondeur est à peine suffisante pour faire passer un bateau vide, et il n’a pas l’air d’avoir la largeur nécessaire. C’est pourtant le seul passage par où nous puissions essayer de remonter la chute.

Les boats sont déchargés, je fais avancer le premier. Je m’en doutais ; il est trop large pour le chenal ! On le soulève, on le met de travers, sa coque grince contre les rochers, se creuse de sillons, il arrive tout de même au-dessus du barrage. Les autres suivent ; à deux heures de l’après-midi, tous sont réunis dans une petite crique sablonneuse, et je les fais recharger aussitôt.

— Nous reprenons la marche ? demande Castellani.

— Évidemment !

— Vous avez une façon de fêter le 14 juillet !

Le 14 juillet ! Je n’y avais plus songé. Voilà l’occasion de récompenser le zèle des Bassas et des Cap-Lopez, et d’encourager le timide effort donné aujourd’hui par les Loangos. En l’honneur du 14 juillet, il y aura repos et distribution de tafia.

Cette nouvelle est accueillie avec un enthousiasme qui s’accroît à la vue d’un défilé de bon augure ; le chef de Kitabi, le village voisin, apporte du manioc, et en tête du cortège s’avance, sur la tête d’un indigène, un petit cochon ficelé dans une moutète. Le pauvre animal fait une si triste figure que je le livre au crayon de Castellani avant de l’abandonner aux pagayeurs.

Pendant que Castellani dessine, et que le chef de Kitabi s’éloigne, gratifié de cortades d’étoffe, je subis l’assaut des malades. J’aurais peut-être eu la vocation de médecin, je n’ai pas celle d’infirmier. C’est toujours le moment pénible de la journée ; je ne peux cependant refuser de panser les écorchures, les coupures dont certaines sont assez profondes. Ces malheureux se sont blessés sur les rochers ; c’est bien le moins que je les soigne.

Mes pansemens ne produisent pas grand effet, puisque les blessés reprennent aussitôt leur dur métier, mais les noirs aiment se faire soigner. Ils sont en cela de grands enfans éprouvant un plaisir à ce qu’on s’occupe d’eux ; et ce qu’il y a de mystérieux dans les remèdes les attire. Tout ce qui est inexplicable revêt à leurs yeux une allure de magie. Que pensent-ils de mes médicamens, de moi qui les distribue ? Je n’en sais rien. Je sais seulement ce qu’ils pensent de leurs sorciers et de la façon dont ils sont soignés par eux. Ignorans des lois de la nature, ils donnent pour cause à leurs maladies l’influence d’un mauvais esprit, et ils attribuent leur guérison a l’apaisement de cette puissance néfaste. Ce n’est pas, en effet, à la victoire du bon esprit sur le mauvais qu’ils font remonter la cessation de leurs maux ; le bon esprit existe bien, mais il est passif, le mauvais seul est actif ; l’important n’est pas de se rendre propice celui-là, mais celui-ci. Ces enfans de la brousse sont des désabusés, ils reconnaissent que le mal a plus de puissance que le bien ! Hélas ! trop souvent la philosophie de ces nègres se trouve justifiée, aussi bien chez les civilisés que chez les sauvages.

Mes pagayeurs me considèrent-ils comme le vainqueur de l’esprit du mal ? Cette hypothèse me flatte. Je crois qu’ils ne se livrent à aucune supposition ; le blanc est un être à part, ils ne cherchent pas à expliquer son pouvoir. En tout cas, ils m’abandonnent leurs blessures avec une confiance que je déplore ; mais que je m’efforce de mériter. Que deviendrai-je dans quelques jours ? Je serai bientôt à bout de médicamens et je me verrai dans l’obligation, ou de renvoyer mes malades sans pansement, ou de les tromper. Il est vrai que si dans certains cas le mensonge est permis, c’est bien dans le domaine médical.

Je voudrais que Castellani eût un peu de cette foi aveugle dans ma science. Il est sans entrain, il étouffe des bâillemens ; c’est en vain que je fais une timide allusion à la quinine ; il y répond en me disant que d’un coup de poing il brise une porte, qu’il fatigue un maître d’armes sur la planche, et qu’il en a vu bien d’autres !

La fatigue et l’ascension d’hier, à laquelle s’ajoutent une nuit d’insomnie et la persistance d’innombrables brûlures, le mettent en mauvaise situation pour résister à la fièvre. Je crains fort qu’il ne doive en reconnaître l’existence avant peu, en dépit des affirmations du docteur Maclaud.

Le soir, le tam-tam provoqué par la distribution de tafia le laisse indifférent. Il remarque seulement qu’en France aussi on danse sur les places, au carrefour des rues… Et voilà comment un tam-tam nègre nous plongea soudain dans un rêve attendri.


Le jour se lève, une petite vapeur flotte sur le Niari, elle se confond au-dessus de la chute avec la brume projetée par l’écume ; les collines en face de nous se détachent en sombre sur le ciel éclairci, rosi par les premières lueurs ; nous repartons.

La marche du convoi est de plus en plus pénible, car le courant est de plus en plus fort et les rochers sont de plus en plus nombreux.

Aux rapides de l’Aloubonou, nous sommes obligés de nouveau de décharger les embarcations. Si encore les rives se prêtaient à cette opération ! Mais les rapides se produisent généralement à un étranglement de la rivière, les berges sont supprimées et le transbordement des colis doit se faire dans l’eau, au milieu des brisans. Les hommes peinent affreusement, s’enlèvent des morceaux de chair ; ils me font pitié.

Lorsque les sept boats ont passé, il n’est que quatre heures et demie ; je donne cependant l’ordre de camper. Que de panse-mens en perspective !

Pour effacer la mauvaise impression de cette journée épuisante, j’accorde à chaque équipe une prime de dix francs et j’annonce une distribution de tafia. Toutefois, comme je crains d’avoir d’autres journées semblables, et que ma dame-jeanne serait vite tarie, je commence à baptiser mon alcool. C’est une mesure prudente et hygiénique.


A peine avons-nous démarré que nous nous trouvons en face d’un autre rapide. L’Aloubonou se compose de deux marches ; hier nous n’avons franchi que la première. Le déchargement des boats et le transbordement recommencent. Pour stimuler l’ardeur et ménager mon talia, une fois le rapide remonté, j’envoie dire au chef du village voisin d’apporter des vivres et j’achète du manioc, des poulets, pour la somme folle de 19 cortades.

Réparer les forces dépensées n’est que justice. Malheureusement, je commets une imprudence ! Je distribue ces vivres pour que la récompense suive immédiatement l’effort. Les meilleures intentions n’ont pas toujours des résultats adéquats. J’ai compté sans nos Loangos ! Ils jugent que la récompense ne consiste pas uniquement à déposer des provisions au fond d’un bateau, mais à les manger le plus tôt possible. Et la rivière prenant une allure plus facile, pendant que je file à grands coups de pagaies avec mes Bassas, suivis des Cap-Lopez, les Loangos se laissent distancer et s’arrêtent pour festoyer. À midi, lorsque je fais halte, ils sont loin derrière moi.

En les attendant, je profite d’un épanouissement du Niari qui crève les berges de petites criques, pour pêcher à la dynamite. Cette pêche remplit de joie mes payageurs. Castellani, qui semble remis de sa fatigue, n’est pas moins heureux qu’eux ; il s’exerce à amorcer les pétards et à les lancer, je suis obligé de le modérer.

Enfin, à quatre heures, les Loangos apparaissent ; ils mettent leur retard sur le compte d’une avarie : la quille en fer d’un de leurs bateaux a sauté. Je ne suis pas dupe de ce prétexte.

Il est vrai cependant que la bande de fer n’existe plus. Le boat déchargé, retourné, je constate, après examen, qu’il peut continuer à naviguer ; il faudra seulement le surveiller.


Au réveil, au moment où je commande le départ, on m’annonce qu’une des baleinières est pleine d’eau ; c’est celle qui a descendu la chute de Koussounda et s’y est crevée. Les chocs successifs subis depuis ont soulevé la plaque de zinc qui bouchait le trou, et arraché l’étoupe. Je fais une nouvelle réparation, et ce bateau ayant droit à des égards, je l’allège d’une partie de ses charges que je répartis entre les autres équipes.

Le Niari reste calme, nous avançons rapidement, les Cap-Lopez scandent de chants leurs coups de pagaie, je me laisse bercer par le mouvement, par la mélopée ; le soleil lui-même se fait clément, il s’est voilé de nuages. Souvent, pendant la saison sèche, au Congo, il disparaît ainsi ; on dirait d’un ciel d’orage, la lumière est à la fois plombée et cuivrée, mais ce n’est qu’une apparence, la pluie ne tombe jamais avant l’époque fixée par la marche des saisons. Celles-ci sont réglées par la marche du soleil ; entre les deux points extrêmes de sa course, il apporte la pluie à toutes les longitudes par lesquelles il passe. Ici, par conséquent, le prochain équinoxe ramènera l’hivernage. Nous avons encore deux mois de sécheresse. L’apaisement du Niari n’est pas de longue durée. À midi, un grondement trop connu me tire de mon indolence. Ce sont les rapides du Sousou. Je jette un regard en arrière ; hélas ! je ne vois pas un seul des bateaux loangos ; je les avais oubliés dans le farniente d’une navigation paisible. Où sont-ils ? Il est midi et demie. Quand arriveront-ils ?

Le premier se montre à [six heures, les trois suivans à sept heures et demie. Qu’est devenu le cinquième ? Celui qui a le dénommé Balo comme contremaître. La nuit est complète, il ne nous rejoindra pas. Il prévoit sans doute que la journée de demain sera dure ; il n’est pas pressé de le vérifier.

Nous dînons sur un rocher, entourés par l’eau que nous entendons bouillonner autour de nous. Qui donc a dit : « Les rivières sont des chemins qui marchent ? » Oui, elles marchent, mais pour ceux qui descendent le fil de l’eau ; il leur arrive alors de marcher trop vite ! Enfin, la phrase est jolie, elle fait image. Elle fait même rêver : on se voit dans le fond d’une barque, mollement allongé, emporté sans effort par le courant, les avirons à l’abandon, bercé par un léger clapotement, les yeux perdus dans le ciel, le front caressé par la brise… ou bien on se représente les gabarres hissant leurs voiles, les grands chalands en file, tirés par le remorqueur au souffle haletant, les péniches traînées par les chevaux qui égrènent, le long du chemin de halage, le tintement de leurs grelots dans le flottement de la brise matinale… Chemins qui marchent pour le rêve, chemins qui marchent pour le travail, les rivières en France sont des amies, des aides. Ici, elles sont, comme le reste de la nature, dressées contre qui veut les violer ; les rivières sont des ennemies.

Je viens de faire cette série de réflexions, à part moi. À la grande stupéfaction de Castellani, je répète tout d’un coup rageusement, songeant à la journée de demain : « Ah ! oui ; les rivières sont des chemins qui marchent ! »

Moussa, qui sert le café, a compris que j’invectivais le Niari. Maître d’hôtel accompli, il se mêle néanmoins quelquefois à la conversation.

— Sénégal seulement y a bon, affirme-t-il gravement.

— Est-ce vrai ? demande Castellani.

— À peu près. Je reconnais que le Sénégal se jette dans la mer avec assez de dignité. Il est même de tous les fleuves d’Afrique le seul à qui pareille chose arrive. De cela, Moussa, je lui sais gré ; bien que ce soit sûrement malgré lui. S’il ne rencontre pas de rochers sur sa route de sable, il n’y est pour rien ; mais au-dessus de Kayes, souviens-toi ; il se conduit comme les autres.

Moussa cherche une excuse à son fleuve. Comme il ne la trouve pas, je la lui fournis généreusement :

— Consolons-nous. Toutes ces chutes sont probablement destinées à pourvoir un jour l’Afrique d’électricité. Croyons-en le bon La Fontaine : Dieu fait bien ce qu’il fait.

Mais Moussa, qui ignore la houille blanche, aussi bien que La Fontaine, ne m’entend plus, il est retourné à ses fourneaux, me laissant à mes réflexions sur les forces inemployées, sur les réserves d’énergie dont dispose l’Afrique. Quelques lucioles voltigent autour de nous, petites étoiles mouvantes, elles protestent contre l’éclairage électrique que je viens d’évoquer. Puis-je désirer que des usines abîment ce paysage, que le travail de l’homme enlaidisse celui de la nature ?


Le jour est levé depuis deux heures, et j’attends toujours le boat retardataire. Il se décide à paraître vers neuf heures. Je fais une exécution ; je dégrade le contremaître et en nomme un autre à sa place, puis nous partons.

A deux heures, un barrage de plusieurs mètres dresse devant nous sa ligne d’écume, son rideau de poussière liquide ; ce sont les cataractes de la Moutima. Pas la moindre chance de les remonter le long de la rive gauche. Nous explorons la rive droite. Le Niari y creuse une anse qui communique, par une porte* formée de deux très gros rochers, avec un petit bassin où la chute est déviée par un promontoire rocheux le long duquel elle glisse. Ici, la chute est moins brutale, elle s’allonge sur plusieurs mètres, elle n’est plus qu’un torrent, mais ce torrent roule une énorme masse d’eau avec une terrible vitesse. Je n’ai pas le choix. Il faut passer ici, ou encore une fois traîner les baleinières à sec, comme à Koussounda. Une première difficulté nous arrête : la porte formée par les deux rochers est trop étroite ! Toutes les charges sont débarquées, et les boats allégés, tirés d’un côté, poussés de l’autre, soulevés, mis de travers, finissent par retomber dans le petit bassin.

Maintenant, tous les pagayeurs sont attelés au câble du premier bateau que je présente au torrent. Je n’ai pas osé laisser à l’intérieur le percheur habituel, il courrait trop de dangers. Je commande de haler. L’avant n’étant pas maintenu se jette à gauche, se précipite à droite, le bateau se débat au bout du câble, comme un cheval rétif au bout de sa longe ; il va se briser. Halte ! Il faut absolument un percheur, et même deux ; mais c’est risquer la vie de deux hommes ! Les Cap-Lopez seuls sont capables de réussir. Ils rient de ce qui me terrifie ; deux d’entre eux sautent dans le boat, comme si ce dernier reposait sur un lac. Ils sont prêts ; de nouveau, je fais haler. Maintenue par les perches, l’embarcation demeure face au courant. Elle reste immobile ! Sous les efforts réunis de 75 hommes, elle ne gagne pas un centimètre ; elle émerge d’une coupe d’écume, le torrent se relève le long de ses bords, et va l’envahir. Je la laisse revenir en arrière.

Où trouver du renfort ? Comme s’il eût deviné mon vœu, le chef de Yélika, un village dont on aperçoit les cases, arrive, suivi d’une théorie de porteurs chargés de vivres. Je mets bout à bout plusieurs câbles, j’y attelle le peuple de Yélika, après lui avoir expliqué qu’il faut tirer très vite, sans s’arrêter. Cette fois, les forces combinées de plus de 100 hommes parviennent à arracher la baleinière du torrent. Elle remonte. La vague coupée se dresse, passe par-dessus l’étrave. Plus vite ! plus vite ! Les Cap-Lopez n’ont pas bronché, le point critique est franchi, le boat flotte en eau calme.

Après avoir recommencé six fois cette manœuvre, les sept baleinières sont au mouillage au-dessus de la Moutima ; il est neuf heures et demie du soir. La nuit est complète au moment où le transbordement des charges, restées en aval, est terminé.

Nous campons sur les pentes du promontoire rocheux qui nous a permis de passer ; plus bas, à nos pieds, la grève est couverte de traces d’hippopotames, et mes noirs affirment que, si nous campions à cet endroit, nous serions écrasés par eux pendant notre sommeil. D’ailleurs, je n’en crois rien ; nos feux suffiraient à les éloigner.


Au réveil, pour la première fois depuis le départ, j’aperçois un horizon. Il est encore noyé dans la brume, mais la muraille qui nous enserrait jusqu’ici a disparu.

A mesure que nous avançons, le paysage se transforme. Devant nous s’étend une succession de collines où des bouquets de bois alternent avec une brousse parsemée de quelques arbres rabougris ; derrière nous, des plans successifs vont en s’étageant rejoindre les cimes du Mayombe qui se fondent dans le ciel ; sous la lumière grise des jours sans soleil, les contours des lignes ont la lucidité que les lointains prennent après un jour de pluie. Je me réjouis de ne plus avoir à cheminer entre ces parois de verdure toujours pareilles, où nous étions enfouis, où nous étouffions ; mais le Niari a vite fait de calmer ma joie, lui ne change pas.

Toute la journée nous nous halons de rocher en rocher ; plus nous allons, plus les rapides se multiplient. Dans les couloirs du Mayombe les dépressions étaient marquées brutalement par des seuils rocheux, digues naturelles qui créaient entre elles des biefs plus ou moins navigables, du moins on y avait parfois des instans de repos. Ici, le Niari ne descend plus par des échelons largement espacés, il coule sur un escalier. Si chaque marche nécessite un effort moins violent qu’une chute sur laquelle on se hisse par rétablissement, cet effort répété devient à la longue plus fatigant. Pour les Loangos surtout, ce travail est démoralisant, ils se traînent littéralement. Seul, le tafia serait susceptible de secouer leur mollesse. Je ne peux cependant pas recourir tous les jours à ce stimulant, à ce poison ! II est vrai que le virus en est atténué, ce que j’enlève de la dame-jeanne étant immédiatement additionné d’une quantité d’eau à peu près égale. Je crois d’ailleurs qu’ils s’en aperçoivent et proportionnent leur énergie au degré de l’alcool.

A trois heures, je m’arrête au milieu d’un rapide ; les Loangos ne seront laque dans deux ou trois heures. Un petit affluent creuse dans la rive gauche un golfe où une plage de cailloux permet d’établir le campement. Je fais dresser ma tente au bord du ruisseau sous une voûte de feuillage, bien qu’il soit inutile de rechercher l’ombre ; le soleil ne s’est pas montré de toute la journée.


Depuis deux jours, le ciel reste couvert, il est couleur de plomb, il déverse un ton gris sur les arbres, sur l’eau dont les bouillonnemens ont des reflets de vieil étain, les rochers semblent noirs entre les paquets d’écume accrochés à leurs pointes. Tout est assombri de cette teinte neutre, et la rumeur monotone des eaux devient aussi morne que le silence. Les hommes qui tirent sur les câbles ont l’air de faire des gestes d’automates ; sur eux aussi pèse cette lumière morte, ils agissent sans parler : quand ils s’appellent ou crient pour haler avec ensemble, leurs voix résonnent sans éclat.

Comme avant-hier, comme hier, nous gravissons les marches de cet escalier sur lequel bondit le Niari. Deux fois aujourd’hui, il a fallu décharger les bateaux, transborder les 400 colis.

À midi, sur la rive droite apparaît un massif d’aspect étrange. De loin, on croirait voir des murs crénelés, des tours, des flèches ; en approchant, les flèches s’ajourent comme des clochers, les tours se déchiquettent, les murs ont des pans écroulés qui donnent à cet ensemble une allure de ruines, de forteresse démantelée. Ce n’est qu’une fantaisie de la nature, une bizarrerie géologique ; ces rochers ont été sans doute sculptés par des torrens préhistoriques à l’époque où le Niari cherchait sa voie. Que n’en a-t-il découvert une plus praticable !


La vallée s’élargit, la rivière s’abaisse, mais en se calmant elle se répand sur une largeur qui lui fait perdre toute profondeur. Elle coule sur une table rocheuse, les quilles grincent, raclent le fond ; à peine y a-t-il assez d’eau pour empêcher les bateaux de se coucher.

Une ligne de collines, dont l’aridité contraste avec la verdure environnante, barre le lit devant nous ; ce sont les hauteurs de Milonga, où, d’après les renseignemens, nous devons trouver les rapides les plus durs.

À midi et demi, nous arrivons au pied de ce massif. Le Niari en jaillit par un étroit goulot. Le passage sera difficile. Il faut attendre les Loangos. Leur lenteur aura doublé la longueur du voyage. Sans eux, je serais déjà loin, et sorti des rapides,

Nous campons sous un petit bois en futaie. De grands arbres assez semblables à des chênes étendent leur ombrage au-dessus d’un sol couvert d’une herbe rase, parsemée de touffes d’ajoncs. Aujourd’hui le soleil brille ; au milieu de la poussière liquide que projette la chute à côté de nous, se dessine un arc-en-ciel, une de ses branches plonge dans la vague, on dirait le col recourbé d’un grand oiseau de toutes couleurs en train de se désaltérer. Au-delà, sur les crêtes des collines qui ondulent vers l’horizon, les rochers tracent un liséré bleuâtre.

Mais le temps n’est pas aux rêveries ! Les blessés attendent leurs pansemens. Depuis quelques jours, je suis dépourvu de médicamens ; j’en donne néanmoins. On ne se doute pas en France des cures que peut opérer la sauce anglaise ! Mélangée à de l’huile, et dosée de façon à colorer la mixture de teintes variées, elle guérit les maladies les plus diverses, aussi bonne pour les plaies que pour les rhumatismes. Je ne crains pas de dire qu’elle est supérieure à la teinture d’iode ! Quand j’ai appliqué sur un bras ce baume souverain, il faut voir comme mon malade en aspire le parfum avec délices ! L’un d’eux a même eu, avant-hier, l’idée de passer sa langue sur la partie frictionnée. Il a paru goûter la valeur de ce produit britannique, si bien qu’hier son mal s’est trouvé, comme par miracle, transporté du bras dans la mâchoire. J’en ai tout de suite compris la raison, car il réclamait un traitement interne et ouvrait une bouche capable d’engloutir un flacon entier de Worcester sauce. Après lui avoir expliqué que ce remède s’employait seulement pour l’usage externe, je frottai sa joue, et aussi près de l’oreille que possible. Sa mine était comique ; elle le fut bien davantage quand il tenta, en s’en allant, d’atteindre avec sa langue le point soigné. Il a certainement pris la résolution de n’avoir plus mal qu’en des endroits accessibles, où le remède puisse se laper. J’attends la déception de mes malades au premier poste où je me ravitaillerai, sans les prévenir, de véritable teinture d’iode.


Au réveil, j’examine la chute ; je ne vois aucun moyen de la tourner ; je donne l’ordre de transborder les charges. Après quatre heures de travail, l’obstacle est franchi, et les boats rechargés reprennent leur route.

Le Niari est resserré entre les collines qu’il traverse ; mais s’il a retrouvé sa profondeur, il a retrouvé en même temps sa vitesse. Au premier tournant, d’énormes rochers apparaissent, c’est le deuxième rapide de Milonga, et nous en rencontrerons bientôt un troisième ? Le seul passage possible est en plein milieu, au plus fort du courant. Je passe en tête avec les Bassas, les Cap-Lopez suivent ; puis je reviens diriger les boats loangos. Ayant mis le premier en bonne voie, je crois pouvoir l’abandonner et rejoindre Castellani campé sur la rive gauche. Il est trois heures et demie, et je n’ai pas encore eu le temps de déjeuner. A peine ai-je commencé que j’entends des cris ; la baleinière a coulé ! Un faux coup de perche l’a placée en travers du rapide, elle a été instantanément retournée. Je l’aperçois la quille en l’air, immobile, car son câble s’est pris entre deux rochers au fond du fleuve. Les caisses filent à grande allure vers le campement d’hier ; mais que deviendront les ballots trop lourds pour flotter ? Le courant est tellement violent qu’ils seront probablement roulés jusqu’à la chute. Vite, une équipe au galop pour couper le coude du Niari et rattraper ce qu’elle pourra ; avec les autres, je vais essayer de ramener le bateau à terre. Comment dégager son amarre ? Avant d’y songer, il faut lui attacher un nouveau câble ; c’est-à-dire le rejoindre là où il est, en plein rapide, au milieu des écueils. Piquer une tête dans ce torrent, dont chaque bouillonnement cache un récif, me semble être une folie, un suicide si je le tentais, un homicide si je l’ordonnais. Je crois bien que ce boat est perdu.

Mais pendant que je réfléchis, deux de mes Cap-Lopez se sont mis à l’eau le plus naturellement du monde et, terrifié, je les vois plonger, reparaître, tournoyer, emprunter un de ces contre-courans créés par les remous, pour s’arrêter quelques secondes, jeter un coup d’œil autour d’eux, se lancer un peu plus loin… c’est fou d’audace, merveilleux d’adresse et de force. Et les voilà à cheval sur la quille, comme chez eux. Ils sont en effet chez eux, ces enfans de l’Ogooué, nés dans les rapides ! Il s’agit maintenant de leur envoyer une corde ; ce n’est pas facile, ils sont à cent mètres du bord. Après plusieurs essais infructueux, ils parviennent à saisir le flotteur auquel nous avons attaché le câble. Dès qu’ils l’ont fixé à l’avant du boat, nous halons, et bientôt, à force de tirer dans un sens, dans un autre, l’amarre qui a tenu lieu d’ancre se décroche du fond, la baleinière accoste la rive. C’est encore celle qui, à Koussounda, a été retournée par la chute, elle n’a vraiment pas de chance. Dans la circonstance, c’est un bonheur, puisqu’elle était moins chargée que les autres ; mais elle s’est crevée de nouveau. Je pose une deuxième pièce à son flanc, pendant que les Bassas et les Gap-Lopez achèvent de faire passer les derniers bateaux loangos. Au moment où je termine la réparation, les pagayeurs lancés à la poursuite des charges reviennent, ils les ont toutes repêchées à six kilomètres du lieu du sinistre ; une seule manque à l’appel, un colis de sabres d’abatis ; le mal n’est pas grand.

Le soir, je distribue des récompenses, cortades et alcool, aux Cap-Lopez et aux Bassas, je m’abstiens d’en donner aux Loangos ; la dame-jeanne de tafia reste close pour eux. A la stupeur qu’ils éprouvent d’abord, succède bientôt une véritable fureur. Leur colère menace de dégénérer en révolte. Castellani caresse son étui de revolver. Il est enragé ! Il voudrait évidemment avoir un récit sensationnel à envoyer à l’Illustration ! Je me fâche :

— Ah ! non. Ne recommencez pas. Restez tranquille.

Quand mes Loangos ont bien crié, gesticulé, je leur réponds froidement :

— C’est bien ! Vous êtes libres, vous pouvez retourner chez vous.

Cette perspective de regagner la côte par leurs propres moyens les déconcerte. Quelques-uns tentent d’élever la voix. Je répète :

— Allez-vous-en.

Ils s’en vont, mais dans leur campement. Je plaisante Castellani. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il peindra une révolte de nègres dans la nuit ! Des Loangos se révolter ! Ces pauvres gens n’ont jamais été que les victimes des massacres, ils sont incapables d’en être une seule fois les auteurs !

— On dirait que vous le regrettez ?

— Pour eux assurément. Et, mon Dieu, pour nous aussi. S’ils avaient plus de caractère, ils nous rendraient plus de services.

— Et s’ils vous avaient pris au mot ? S’ils étaient partis ?

— Ils ne le pouvaient pas. Même dans ce cas, je me serais passé d’eux. Demain, nous devons être sortis des rapides ; jusque-là, je m’en serais tiré avec les Bassas et les Cap-Lopez ; ensuite, en eau calme, j’aurais dédoublé les équipes.

C’est demain, en effet, que nous trouverons le fleuve libre. Après le dernier rapide de Milonga, nous franchirons celui de MTigny, et le voyage sera autant dire terminé, il ne sera plus qu’une promenade jusqu’à Kimbédi.


Le dernier rapide de Milonga me ménageait encore une émotion. Un des boats loangos, voulant éviter un rocher, oblique trop ; il est empoigné par le courant, et les hommes qui le halent, entraînés par la violence du torrent, ne pouvant résister, lâchent le câble. Le boat file en tournoyant, emportant le maladroit percheur affolé. Si l’amarre s’accroche entre deux rochers, nous aurons une réédition du sauvetage d’hier. Je crie au percheur de couper la corde. Au même instant, celle-ci se tend, elle est prise. Mais le Loango, qui s’est ressaisi, d’un coup de hache tranche l’amarre. Il était temps ! Le boat libre finit par aborder un peu plus loin sans encombres ; encore une fois, les charges l’ont échappé belle !

Enfin, voilà le rapide de la M’Tigny, le dernier ! Les équipes, en apercevant le terme de leurs peines, donnent un furieux coup de collier. En un tour de main, les boats sont déchargés, halés, rechargés ; c’est fini !

Hélas ! au-dessus de la chute que nous venons de franchir, un rapide très violent barre toute la rivière ; il n’y a de passage que sur la rive gauche, et nous sommes sur la rive droite. Jamais les Loangos n’arriveront à traverser dans un courant pareil, à 100 mètres de la chute ! Ils seront entraînés, et adieu tous nos efforts ! nous échouerons au but.

Il faut cependant essayer. Les Loangos sont réunis et je les invite à regarder la manœuvre. Je lance les Cap-Lopez, ceux-ci, sans inquiétude. Ils remontent le long de la rive droite, à l’abri du courant ; puis au commandement : « Coupe ! » le boat oblique. Au moment où l’avant entre dans le torrent, le demi-tour est instantané, malgré l’homme de barre arc-bouté sur son aviron de queue ployé comme un arc. Si l’aviron cassait ! Les hommes pagaient avec rage, le boat, tout en redescendant vers la chute, emporté comme un fétu, reprend une oblique, et aborde presque en face du point de départ.

Cette fois, les Loangos ont compris qu’il ne serait pas prudent de dormir. Ils se décident à souquer, et ils exécutent les commandemens en vrais marins. A trois heures, tous ont passé ; à mon tour, je traverse avec les Bassas.


Nous en avons donc fini avec ces terribles rapides, leurs grondemens et leurs tourbillons ; maintenant, nous sommes en eau calme. Plus de rochers ! les berges s’abaissent verdoyantes, le fleuve coule à pleins bords, le courant glisse avec un petit bruit, un frémissement joyeux. Le ciel d’étain qui pesait hier sur la vallée s’est ouvert, il éclaire les collines environnantes, fouille les bois, les herbes, communique à tout un frissonnement de vie. Une béatitude m’envahit à songer que je peux me laisser bercer sans rien avoir à redouter ; j’ai mis seulement dix jours à remonter ces rapides, et je n’ai perdu qu’une charge, là où, d’après les pronostics, tout mon convoi devait être noyé.

A quatre heures et demie, devant l’ancienne factorerie de M’Tigny, nous débarquons. Les hommes sont harassés, blessés, il est nécessaire de leur donner deux ou trois jours de repos ; de plus, les bateaux ont besoin de réparations ; ici nous serons à proximité d’un village, nous aurons les moyens de nous ravitailler, et la petite grève, où nous avons- abordé, permettra de tirer les baleinières à sec.

Sur le haut de la berge, j’aperçois les ruines de la factorerie ; j’escalade le talus devant moi est un petit tertre que la brousse recouvre ; un morceau de bois émerge, à moitié pourri, on dirait le bras d’une croix. Je me penche, j’écarte les herbes, quelques lettres sont visibles sur ce morceau de planche, je déchiffre, ou plutôt je devine le nom : c’est ici la tombe du lieutenant de vaisseau Besançon, mort d’une bilieuse hématurique, contractée à la suite des fatigues qu’il avait éprouvées en essayant de franchir les rapides.


DE M’TIGNY A ZILENGOMA

Les trois jours de repos passés à M’Tigny ont été employés à tout remettre en ordre, à vérifier les charges, à faire sécher celles qui ont été mouillées, à calfater les boats, à acheter des vivres. Mes provisions de réserve sont en effet à peu près épuisées ; il me reste deux caisses de riz ; heureusement que la région à partir de M’Tigny est très peuplée, paraît-il, et pourra facilement subvenir à notre ravitaillement. Il faudra pour cela que les villages soient plus accueillans que celui de M’Tigny. J’ai dû garder en otages le chef et son frère, jusqu’à ce que les indigènes m’aient apporté le manioc nécessaire aux distributions. Le vieux chef, d’ailleurs, a trouvé la chose toute naturelle. Il nous en a si peu voulu, que sa femme est venue partager sa détention, certaine d’en retirer quelques cadeaux. En Afrique, les vieux chefs ont toujours de jeunes épouses ; celui-ci ne faisait pas exception à la règle ; il avait même donné une preuve d’assez bon goût dans son choix, de si bon goût que Castellani jugea cette noble dame digne de son crayon. Il était au moins assuré de ne pas recevoir de reproches du modèle. Quand il lui présenta son œuvre, la jeune femme la regarda avec attention, ne saisissant pas très bien ce que signifiaient ces traits de crayon ; elle retourna aussitôt le dessin, et parut beaucoup plus contente de se voir la tête en bas. Elle ne s’était reconnue, bien entendu, ni dans une position ni dans l’autre.

Castellani n’en revenait pas. C’était une offense à l’art, sinon à l’artiste, il ne s’y attendait pas !

— Ce sont des brutes, affirma-t-il.

Je protestai :

— Mais non. Seulement, cela vous prouve qu’il faut une éducation de l’œil pour discerner la représentation de la nature sur le papier. Nous avons, nous, cette éducation toute faite, par atavisme, en naissant ; où ces braves nègres l’auraient-ils acquise ? C’est la première fois qu’ils voient l’œuvre d’un maître.

— Vous ajoutez généreusement l’ironie à ma déconvenue !

— Voulez-vous parier que si, moi, je lui fais son portrait, elle le reconnaîtra.

— Je n’en crois rien ! Je tiens le pari. J’appelai Moussa :

— Va me chercher le paquet noir qui est dans ma cantine. C’était un paquet enveloppé d’un papier d’emballage, noir d’un côté, jaune de l’autre.

J’étalai le papier sur la table, le côté jaune en dessus.

— Castellani, vous allez me dessiner, grandeur naturelle, le profil de cette jeune femme. Ne craignez pas d’accentuer ses charmes, forcez l’indice de prognathisme, ajoutez au relief des lèvres… faites un peu de caricature.

Castellani docilement obéissait. Quand il eut fini, je pris des ciseaux, découpai fidèlement le profil, très ressemblant d’ailleurs ; et je le présentai d’un peu loin au chef. Celui-ci n’hésita pas : c’était sa femme ! Tout en se frappant joyeusement sur les cuisses, il appela ses sujets pour qu’ils vissent cette curiosité ; son épouse, bien que d’une façon plus réservée, partagea sa gaieté.

— Et après ? me dit Castellani. Ce n’est pas du dessin, ça. En tout cas, la partie dessin m’appartient.

— Attendez. Faites-moi maintenant une réduction de ce profil.

La réduction terminée, je la montrai au chef et à sa femme, à côté de l’autre profil. En quelques mots d’explication, ils avaient compris.

— Maintenant, Castellani, voilà le dessin ! Donnez-moi votre crayon.

J’invitai mes deux élèves à regarder ce que je faisais. J’appliquai la réduction sur une feuille de papier, j’en suivis régulièrement tous les contours, et l’enlevant, j’indiquai l’analogie existant entre la silhouette et le dessin.

La jeune femme comprit la première. Alors, lui touchant délicatement les paupières, puis l’oreille, puis les narines, j’ajoutai successivement à mon portrait ces organes indispensables.

Castellani, devant l’œil que j’avais posé sur ce profil, ne se tenait pas de joie :

— Oh ! cet œil ! oh ! cet œil !

— N’empêche qu’elle s’est reconnue ; tandis que sur votre dessin elle n’avait rien vu. J’ai gagné mon pari. Payez.

— Comment ?

— Mon portrait par le maître.

— Vil flatteur ! Mais cet œil ! cet œil !

C’est ainsi que j’eus un croquis de moi par Castellani.


La marche n’est plus qu’une promenade ; je me laisse emporter, juché sur une caisse, dans le repos du corps et de l’esprit.

Il est midi. Le calme de la rivière n’est troublé que par le bruit des pagaies ; parfois une branche morte tombe d’un arbre, parfois des feuilles bruissent, s’agitent dans la fuite d’un singe apeuré, et la nature reprend l’impassibilité qu’elle revêt à l’heure où l’accablement du soleil plane sur elle. Cette torpeur m’envahit ; si j’étais plus mollement assis, je m’abandonnerais peut-être au sommeil ; en ce moment, je ne m’abandonne qu’à la rêverie, et ma pensée endormie s’arrête à peine aux réflexions suggérées par les images qui passent devant mes yeux.

D’où vient cette sensation de sommeil, éparse autour de moi ? De l’immobilité ? du silence ? Peut-être aussi de l’absence d’ombres ? Le soleil trop haut frappe en plein, détruit les contrastes, supprime le relief, aplatit, écrase tout ; et rien ne se redressera avant qu’il ne se soit abaissé, avant que chaque chose n’ait retrouvé son ombre.

Dans le désert, cette impression se renforce de l’espace, du dénuement du sol ; elle devient plus profonde, plus complète ; et sur l’immensité composée de soleil, de solitude, et à jamais stérile, ce n’est plus le sommeil, c’est la mort. Ici, au contraire, la vie se dégage à travers l’engourdissement général ; un frisson s’échappe de la terre ; un murmure, chant de bestioles bourdonnantes, vibre indistinct dans l’atmosphère ; au-dessus des taillis qui bordent la berge, une fumée monte des cases d’un village, douce et tranquille, semblable à l’haleine des êtres dissimulés dans l’épaisseur de la brousse ; là-bas, au tournant, un arbre étale ses branches, les lance dans un geste vivant, comme pour saisir à pleins bras l’air et la lumière.

Ma baleinière, elle-même, est à l’unisson du paysage ; endormie et vivante, elle avance si lentement que le mouvement est insensible. Le long des bords, l’eau court avec un gazouillement assourdi ; les pagayeurs ne frappent plus l’eau dont ils caressent machinalement la surface de leurs pagaies à peu près inertes ; et devant moi, allongé sur des caisses, Moussa dort, la bouche ouverte, le visage tourné vers le ciel, indifférent au mystère de midi.

Un soupir me tire de ma rêverie. C’est Castellani qui ne partage pas ma béatitude ; il n’est pas heureux, il trouve les caisses dures, le soleil insoutenable. Il a bravement lutté depuis quinze jours, mais la fièvre commence à avoir raison de sa résistance.


Depuis deux jours que nous avons quitté M’Tigny, plusieurs villages ont défilé devant nous : Louvakou, Moutchéké, Bemboutaté ; malheureusement, leurs ressources étaient minimes, et hior, j’ai distribué mes deux dernières caisses de riz. Aujourd’hui, un grand village, Koutissa, s’offre à moi : il est urgent de nous y ravitailler.

Toutes les cases sont vides, les habitans ont fui dans la brousse. Je ne peux courir la chance de rencontrer plus loin un village moins sauvage ; je donne l’ordre de ramasser le manioc dans les champs. Au cours de la récolte, mes hommes découvrent un indigène et trois moutons. Je garde les derniers et j’envoie le premier vers son chef, pour que celui-ci vienne chercher le paiement de ce qui lui est dû.

Je l’attends en vain toute la soirée.

Le lendemain, à six heures du matin, le chef d’un village situé sur la rive opposée m’apporte trois poules. Je lui ouvre mes bras, lui explique la conduite indigne et ridicule de son voisin, et, lui ayant fait don d’un cadeau royal, je l’expédie à la recherche de mon créancier. Je tiens à payer mes dettes. Enfin, à neuf heures, je peux m’acquitter et repartir.

Le Niari s’élargit, ses rives s’abaissent, il est coupé de nombreux îlots recouverts d’une forte végétation ; la vallée s’évase, les arbres se présentent sous l’aspect de rians boqueteaux ou de ceinture verte le long d’un ruisseau ; les collines ne se voient plus qu’à l’horizon. De temps en temps, quelques groins d’hippopotames sortent de l’eau, soufflent et replongent aussitôt.


Castellani va de plus en plus mal, j’essaie de l’installer aussi bien que possible, de lui confectionner un abri qui le protège du soleil, mais ce confortable est bien relatif !

Nous venons d’arriver à Kambitchibinga. Par eau, nous sommes encore à dix jours de Zilengoma, le Niari décrivant une énorme boucle ; par terre, affirment les indigènes, nous en sommes à une étape. Je me décide à faire porter Castellani au poste de la Société d’Etudes, où il pourra être soigné. Le convoi est vite organisé. Je fabrique un hamac avec deux couvertures ; je désigne deux Loangos comme porteurs, je prends un homme du village pour servir de guide, et Castellani, presque sans connaissance, est bientôt emporté comme un colis vers Zilengoma. Le retrouverai-je dans dix jours ? Je l’espère, mais son état est certainement grave. Il ne s’est décidé qu’hier à accepter de la quinine ; c’était trop tard. Dans la nuit, j’ai été réveillé par un ébranlement de ma tente, un bruit semblant provenir de la chute d’un corps ; je me suis levé ; Castellani était à terre, évanoui. Dans un accès de délire, il avait voulu se lever, s’était pris les pieds dans les cordes de la tente, et était tombé.

En Afrique quand on se sépare, on ne sait jamais si on se reverra.


Hier, je faisais filer Castellani sur Zilengoma, impuissant à le soigner ; aujourd’hui, je n’ai pas cette ressource pour le Bassa qui vient me consulter, et cependant j’ai bien peur de ne lui être d’aucun secours. Le malheureux a un abcès dans le talon depuis plusieurs jours ; jusqu’ici, il n’a pas voulu que je regarde son pied, et maintenant, il est incapable de marcher, il souffre horriblement.

L’abcès, ne pouvant percer la couche de corne qui recouvre la plante des pieds de tout indigène, a fusé à l’intérieur ; il est absolument urgent de l’ouvrir. Mais avec quoi ? comment ? Je n’ai pas de bistouri et j’ignore l’anatomie ! Si j’allais couper une artère ? D’un autre côté, il est impossible d’attendre plus longtemps.

Je me décide à tenter ce qui, pour moi, est bien réellement une opération. Cette fois, il ne s’agit plus de frictionner à la sauce anglaise !

Je fais tenir mon Bassa par quatre de ses camarades, je prends dans le village un des couteaux dont les indigènes se servent pour se raser la tête, et à la grâce de Dieu !

Je crois que, pour couper cette corne, les outils d’un maréchal ferrant n’auraient pas été de trop ! Enfin c’est fait. Il y avait un tel décollement que j’ai dû fendre la moitié du pied jusqu’au talon. Mais le pansement ! Il en faut un sérieux et je n’ai rien. Après tout, un mouchoir bouilli fera une mèche très sortable, un autre découpé remplira parfaitement l’office de compresses, et, dans une de mes pièces d’indienne, il est facile de tailler des bandes : tout cela manque bien un peu de stérilisation… à la guerre comme à la guerre. D’ailleurs, ce Bassa a un tempérament à résister à tous les microbes.


Je suis descendu de mon bateau pour marcher un peu pendant que mon convoi remonte lentement le courant devenu assez fort. Je passe près d’un village. Guimbi-Dongui, d’après mon guide. Ce nom, paraît-il, est célèbre, car Guimbi-Dongui, chef de ce pays, est le frère de Maïnga Dongui, un grand chef, dont j’apprends l’histoire. Cet homme était déjà remarquable, non seulement par sa puissance, mais encore par sa coiffure, car son nom signifie : le chef à plumes ; il a acquis une suprême notoriété par la façon dont il est mort. Il s’est suicidé, ne pouvant plus supporter la douleur causée par la maladie dont il était atteint. C’est ce que j’ai trouvé de plus saillant dans cette biographie. Et je reconnais que le fait vaut d’être cité, car le cas d’un nègre se suicidant est à peu près exceptionnel. Je n’ai entendu parler de suicide en Afrique qu’au moment de la peste bovine : des Peuhls se seraient tués après la mort de leur dernier bœuf, non du chagrin d’être ruinés, mais de désespoir d’avoir perdu les êtres qui leur étaient le plus chers. Le Peuhl n’est pas un homme, il est plus qu’un pasteur, il ne fait qu’un avec ses animaux ; et j’ai pu le constater, il leur parle et est compris d’eux. Un Peuhl, privé de ses bœufs, ne voit plus de raison d’être a sa vie. Un noir se donnant la mort, pour échapper à la maladie, je n’en connais pas d’autre exemple que Maïnga Dongui.

Un peu plus loin, je traversai des ruines. Là, était le village du chef à plumes. Chez les Bakounis, m’expliqua mon guide, toutes les fois qu’un chef meurt, le village est détruit et on le reconstruit ailleurs. En Afrique, la place ne manque pas, et les villes ne coûtent pas cher à bâtir.


Depuis plusieurs jours, le courant devient plus dur, nous approchons de Zilengoma où nous trouverons de petits rapides.

Ce soir, nous avons marché jusqu’à la nuit. Je suis arrivé en tête avec mes Bassas, et j’attends le reste du convoi. Autour de moi, l’obscurité tombe dans la paix du soir. Derrière les arbres, la lune luit, une lune d’argent niellé ; elle s’empare de l’espace, et sous la clarté qu’elle répand, la lueur mourante du jour prend une teinte bleuâtre dans laquelle se fondent des vapeurs diaphanes sorties de la rivière.

A travers cette buée transparente, dans la pénombre bleue, s’avancent les baleinières des Cap-Lopez. Très chargées, elles sont si basses sur les eaux que les pagayeurs paraissent accroupis sur le fleuve, elles glissent comme des ombres.

De la rive, pour signaler notre présence, les Bassas lancent un chant d’appel, une vocalise très haute, d’un ton presque aigu. Des baleinières, aussitôt, s’élève un chœur, un air sauvage, tantôt lent et doux, qui rase la surface du fleuve comme un oiseau aux ailes étendues, tantôt vif et rauque, qui monte au-dessus des arbres et remplit la vallée. Fait de dissonances, ce chant possède une harmonie étrange, mais réelle, puisée dans la nature au milieu de laquelle ces pagayeurs ont passé leur vie. Tous les gosiers s’unissent, c’est le rugissement des rapides, le grondement de la tempête, le ruissellement de la pluie ; les voix s’affaiblissent, le rythme se ralentit, le chœur s’affaisse, mais quelques notes percent encore, c’est l’apaisement de la rivière, les gouttes d’eau qui claquent sur les feuilles après l’orage ; puis subitement, les voix reprennent en notes plus hautes, plus vibrantes, le soleil resplendit. Chant des rivières sur lesquelles vivent ces hommes, chant des eaux qui coulent presque sans murmure, et tout à coup se précipitent en mugissant, chant de la brise qui fait bruire le feuillage, chant de la tornade qui s’engouffre entre les falaises ; ce sont les harmonies de la nature que ces hommes ont apprises en écoutant l’eau et le vent, comme le petit tambourinaire de Daudet avait appris en entendant chanter le rossignol.

Ces chants ont-ils réellement le charme que je leur prête ? Ils auraient probablement en France le même sort que la musique du petit tambourinaire ! Pourtant, ils ont une beauté ; mais certaines beautés sont inséparables du décor qui les fait valoir, et ne supportent pas d’être transplantées. Pour comprendre ces harmonies, il faut probablement vivre dans le cadre de la nature, se libérer de la civilisation, se rapprocher des races primitives ? Est-ce une déchéance intellectuelle ? Je crois, au contraire, que chez l’homme séparé du monde se produit un affinement du sens des couleurs et des rythmes, comme chez un aveugle se produit un affinement de l’ouïe et du toucher.

Peut-être suis-je simplement le jouet d’une illusion ? Et quand bien même je verrais à travers le prisme magique de l’imagination, grâce auquel l’enchantement passe des yeux dans l’âme ; qu’importe ! J’obéis ainsi à l’instinct de faire provision de souvenirs, provision de bonheur. Aujourd’hui je marche, l’action est devant moi, et je ne veux pas regarder en arrière ; mais, le jour où sonnera l’heure du repos forcé, l’heure où je n’apercevrai plus rien en avant, je me retournerai pour contempler le chemin parcouru, et mon esprit se perdra dans le passé.) Sur ma route, je collectionne des sensations afin de les retrouver plus tard : cette ombre, cette eau, ce silence, ces harmonies sont le décor où se réfugiera ma pensée mélancolique.

L’air chargé de chaleur s’est adouci ; il prend une saveur humide ; les pagayeurs approchent ; de temps en temps, l’un d’eux lance une note assourdie qui ne s’envole plus, elle semble planer, palpiter comme un battement d’ailes. La nuit descend tiède et tranquille.


Pendant trois jours, nous avons de nouveau halé les boats, car le 8 août nous sommes arrivés au pied des rapides de Zilengoma, rapides peu dangereux, il est vrai, rendus seulement difficiles par la Baisse des eaux. Le dernier est passé ; maintenant, je n’en trouverai plus d’autres que dans l’Oubangui… ; Que ce soit le plus tôt possible !

Le 11, à trois heures de l’après-midi, Zilengoma est en vue. Quelques toits apparaissent sur un plateau dénudé ; au pied d’une berge assez élevée, plusieurs baleinières sont à sec, les quilles en l’air ; deux petits vapeurs et deux gros chalands sont ancrés à cette plage.

Attirés par les chants des Bassas et des Cap-Lopez qui signalent notre arrivée, trois Européens sont debout sur la rive ; je reconnais en l’un d’eux Castellani. Il est donc encore en vie !

Le temps de sauter à terre, de constater que notre peintre est guéri, de demander des nouvelles de Loango, d’apprendre que Marchand a débarqué le 24 juillet, que Mangin et les tirailleurs sont en route vers Kimbédi, et de nouveaux chants retentissent sur le fleuve. C’est Fondère qui revient de Loudima, donner ici le coup d’œil du maître. Dans toute la région Bakouni comprise entre Manji, Zilengoma et Loudima, il exerce un véritable commandement. L’influence de son autorité a même traversé le Niari, elle s’étend chez les sauvages Bakotas, et jusque chez les Bayakas, plus sauvages encore. J’ai devant moi des représentans de ces deux races, venus à Zilengoma pour saluer les blancs et opérer quelques échanges. Ces populations ne sont que depuis peu au contact des Européens. Obéissant au mouvement de migration qui semble pousser les peuplades du centre vers la mer, c’est-à-dire vers le commerce, et surtout vers le sel, elles sont descendues des bords de l’Ogooué sur les rives du Niari, refoulant les Bakounis devant elles. Il a fallu longtemps pour les décider à entrer en relation avec le poste, leurs terreurs ne se sont calmées que devant la diplomatie de Fondère, une diplomatie moins faite de paroles que d’actes, fondée sur la fermeté et la justice.

Je suis obligé de constater que si la route de Loango à Brazzaville est fermée par les révoltes, les porteurs circulent librement dans le domaine de la Société d’Etudes. Presque toutes les charges laissées par moi à Manji sont déjà arrivées, et la dernière caravane est annoncée pour demain. Je vais donc pouvoir compléter à 800 charges mon convoi et me remettre en route dans deux jours.

Bien que Castellani soit rétabli, il fera bien de ne pas reprendre sa place au soleil parmi mes caisses, et d’attendre le départ d’un bateau moins encombré où il puisse jouir d’un peu plus de confort. Il a été sérieusement atteint, et je ne sais comment il n’est pas mort sur la route de Kambitchibinga à Zilengoma 1 Profitant de l’état d’inconscience où se trouvait Castellani, les guides Bakounis que je lui avais donnés ont tranquillement vaqué à leurs occupations. Ils avaient, paraît-il, quelques courses à faire dans les environs, quelques amis à visiter le long du chemin, et, remorquant à leur suite porteurs et hamac, sans s’inquiéter de ce que contenait celui-ci, ils ont trimballé mon malheureux peintre de village en village, s’arrêtant, le déposant dans un coin comme un colis encombrant, si bien que d’une étape ils en ont fait trois ! Comment Castellani a-t-il vécu ? Il l’ignore. Il ne croit pas avoir mangé ; de temps en temps, on posait tout de même près de lui une calebasse pleine d’eau ; mais, la fièvre aidant, il était convaincu qu’on se préparait à le manger. Il ne réfléchissait pas que les Bakounis ne sont pas anthropophages et que s’ils avaient eu l’intention de le dévorer, ils auraient commencé par l’engraisser, au lieu de le faire jeûner. Lorsqu’il fut recueilli par les deux Européens de Zilengoma, il vit dans ces derniers les bourreaux destinés à l’achever. Les agens de Fondère éprouvèrent de ce chef beaucoup de peine à le soigner. Dans son cerveau halluciné, la quinine n’était plus seulement le remède proscrit par Maclaud, elle se transformait en poison.

S’il n’est pas encore complètement rétabli au physique, du moins son moral est déjà en très bonne voie ; mon arrivée lui a rendu sa gaîté. En ce moment, il a entrepris de me faire une théorie sur la peinture et il a retrouvé sa blague, la blague du rapin qui mélange le sérieux à la plaisanterie, le paradoxe à la vérité. Son crayon à la main, il disserte sur la sincérité de l’art, sur l’émotion causée par la nature. « La nature, dit-il, nous ne la voyons jamais qu’avec nos yeux, et nous ne la reproduisons jamais qu’à travers nous ; chacun y met sa note, et finalement, il y a toujours plus de nous que de la nature dans ce que nous créons ! Ainsi, quand je peins un panorama, j’oublie toujours une jambe ou deux ; ça, c’est ma note personnelle. Toutes les écoles ne me changeront pas ; on n’est jamais que de sa propre école. Prenez ce qu’on appelle la valeur ! Tout est dans la valeur, n’est-ce pas ? Un même objet possède pour tous, au même moment, le même degré de clarté ou d’obscurité qui lui assigne une place dans la gamme du clair-obscur. N’empêche que cette valeur, nous ne serons pas deux à la rendre de façon identique. Est-ce que les yeux bleus voient comme les yeux noirs ? Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. Ce n’est pas la lumière du soleil qui détermine la valeur ; c’est celle des yeux, de l’intelligence. Quant à la valeur commerciale du peintre… C’est la mode qui en décide. Je vous en fais juge, mon petit capitaine, plus tard, que restera-t-il de moi ? Rien du tout. Eh bien ! regardez-moi : j’ai fait fortune deux fois avec mes panoramas. Oui. Seulement, les deux fois, j’ai dévoré cette fortune. Une autre fois je l’ai refusée. Savez-vous ce que les Allemands m’avaient demandé ? d’aller leur peindre le panorama de Sedan. J’ai dit, sans avoir l’air étonné : Combien ? Ils m’ont offert 50 000 francs. J’ai remué la tête de gauche à droite : Non ; ce n’est pas assez. Et comme ils me demandaient mon prix, mettant flegmatiquement mes mains dans mes poches, j’ai répondu : Cinq milliards. Ils courent encore. »

Tout en parlant, il ‘avait préparé une feuille de papier, des couleurs d’aquarelle, et les avait disposées devant lui. Je jetais un regard autour de moi, ne me rendant pas compte de ce qu’il s’apprêtait à peindre. Il répondit immédiatement à mon interrogatoire muet : « Je vous ai dit que je n’arrivais jamais à faire un homme avec toutes ses jambes ; aussi, il est vraiment inutile que je regarde la nature. Je préfère peindre de souvenir. D’ailleurs, j’ai des documens. »

Il tire de sa poche un carnet, un de ces carnets de cuisinière à raies rouges, sur lequel il avait pris des croquis pendant notre voyage. Et, triomphant, il proclame :

— Je vais vous montrer comment on fait une aquarelle.

Il feuillette son carnet :

— Tenez, voilà des bananiers qui iront très bien au premier plan.

Il arrache en même temps la page, s’empare d’un pot de colle et applique les bananiers sur un des coins de la feuille immaculée étalée sur ses genoux. Et continuant de feuilleter :

— Ces rochers. Vous vous les rappelez ? Ils feront admirablement dans le milieu du fleuve.

Un deuxième coup de pinceau, et les rochers vont se fixer en retrait des bananiers.

— Le fond, maintenant.

Quelques nouvelles pages sont arrachées et trouvent place en arrière-plan.

Je suis incapable de retenir ma gaieté devant cet assemblage, zébré de noir et de rouge.

— Oui ou non, reprend Castellani, — est-ce le Niari ? Ces bananiers sont sur le Niari, ces rochers aussi, le reste de même ? Par conséquent, voilà bien une vue du Niari ; personne ne peut le nier. Ce sont ces raies qui vous gênent ? Attendez. Ah ! les aquarellistes ! Ils vous disent qu’il faut respecter « la fleur du papier. » La fleur du papier 1 Vous allez voir. À nous la gomme !

Le voilà qui frotte les raies rouges, les lignes noires, jusqu’à ce qu’elles soient effacées, qui frotte ensuite les bords des pages collées pour les raccorder avec la feuille blanche ; répétant joyeux : « Ah ! la fleur du papier ! des fumistes, les aquarellistes ! »

L’opération terminée :

— À présent, un peu de couleur par-dessus.

Quand il eut fini, il prit son aquarelle, au bout de son bras allongé, et renversa la tête en arrière, clignant des yeux :

— Jouons la satisfaction du monsieur, qui, dans ce mouvement de recul, juge de la façon dont il a rendu son modèle… et signons.

Ma foi, cette aquarelle n’était pas mal du tout. Je dois à la vérité de dire que j’ai vu Castellani en faire d’autres, d’après un procédé moins humoristique et plus classique, avec tout le respect dû à la « fleur du papier. »

Du moment que Castellani a retrouvé sa gaîté habituelle, je suis rassuré. Il affirme bien qu’il est revenu des explorations, qu’il est décidé à rentrer en France ; je suis certain qu’avant peu il me rejoindra sur la route de Brazzaville. Il changera d’avis quand il aura repris son équilibre. Il se ressent de la dépression physique et morale causée par le premier accès de fièvre ; il n’est pas encore blasé sur ces petits inconvéniens de la vie d’Afrique.

De même qu’à force de côtoyer un danger, on finit par ne plus y penser, on arrive dans la brousse à oublier les risques du climat, comme les autres, d’ailleurs. La mort ne semble plus effrayante ; on l’accepte avec résignation, avec indifférence. Est-ce parce qu’en partant nous avons fait le sacrifice de notre vie ? Est-ce parce que nous sommes affranchis de ces mille riens dans lesquels la civilisation nous enchaîne ? Est-ce parce que, devant le but à atteindre, nous ne sommes plus qu’une volonté, et que cette volonté doit aller au-delà de tous les obstacles, au-delà de la mort ? Notre insouciance vient de toutes ces raisons réunies. Nous disons quelquefois en riant : Nous sommes devenus philosophes. Oui, mais ce n’est pas la philosophie qui nous mène, c’est nous qui la dirigeons. La philosophie assombrit la vie, ou elle l’éclairé, suivant qu’elle domine ou qu’elle sert.


Colonel BARATIER.


  1. Voyez la Revue du 15 mai.