Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/13

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 208-253).


CHAPITRE XIII.


M. de Monthion. — Ses manies académiques. — Ses générosités à l’égard des inconnus et sa dureté pour ses proches. — Remarque de M. Royer-Collard sur les prix Monthion. — Prévision de Cazotte et chanson séditieuse. — Remarque de l’auteur sur deux chansons prophétiques. Ridicules contemporains. — Parallèle avec certains ridicules antérieurs. — Les modes de la régence et celles de 1788. — Étranges coiffures de Mmes de Luynes, de Laval et de Matignon. — Dondon-Picot et l’amour du simple. — La princesse de Broglie et Mme de Clermont-Tonnerre. — Nouvelle manière de procéder à table. — La famille du Marquis de V… — Le chant du rossignol et M. Dupont (de Nemours). — Poésies de Mme de Staël. — La famille de C… — Plusieurs anecdotes. — L’usage de faire pâtir les enfans. — Les bains à la Dauphine et les médecines noires. — Les enfans du Prince de Montbarrey. — Leur régime à Versailles et leur guérison chez l’auteur. — Le marquis de L… et ses bons mots. — Le jardin de M. Mousseaux. M. de Bièvres et ses calembourgs. — Anecdotes.

On aurait dit que le Chancelier de M. le Comte d’Artois, ancien Intendant du Limousin, et nommé M. de Monthion, n’avait à songer, ni s’occuper, ni parler d’aucune autre chose que de l’Académie Française. Il y voulait fonder des prix de vertu qui seraient décernés par les académiciens, comme si les quarante avaient été choisis d’après leur aptitude à remplir une pareille judicature. On y dit une ou deux fois l’application de l’argent qu’il avait donné pour récompenser les actes les plus admirables, et ceux-ci consistèrent dans la prodigieuse vertu d’avoir assisté des pauvres et soigné des malades ; vous pensez bien que ce ne furent pas les bonnes sœurs hospitalières et les Dames de charité qui vinrent se présenter à l’Académie pour y recevoir des récompenses et des médailles à l’effigie de M. de Monthion ?

— Puisque des Académiciens qui sont institués pour avoir à s’occuper de la propriété des locutions et de l’emploi des métaphores, vont avoir à décider quel est l’homme le plus vertueux, quel est le livre le plus utile et quelle est la meilleure action qui ait eu lieu dans le cours de l’année, dans la classe inférieure et dans la banlieue de Paris (car ce sont les trois conditions du programme de M. de Monthion) ; je voudrais bien, disait M. de Nivernais, que MM. les Curés de Paris, jaloux de voir empiéter sur les attributions qu’on aurait cru de leur ressort plutôt que du nôtre (car nous ne sommes que des littérateurs et des grammairiens ou des grands-seigneurs, soit dit sans offenser personne), je voudrais bien que les curés de Paris fondassent un prix qui serait décerné par eux à l’auteur de la meilleure idylle, ou du plus beau dithyrambe qui paraîtrait tous les ans dans le diocèse de Paris. — Monsieur, disait-il à ce pauvre Monthion dont tout le monde se moquait, je vous conseille de nous faire examiner quel a été le sentiment le plus délicat et la meilleure pensée de la Dlle Chinery qui vole des endans pour leur apprendre à danser sur la corde ; elle est de la classe inférieure, et si vous l’oubliez dans vos distributions, on aura lieu de s’en étonner.

On n’avait jamais rien vu de si solennellement niais que les distributions de ces prix de vertu, avec la ridicule proclamation d’une ou deux personnes vertueuses, comme il y en avait par milliers dans tous les hôpitaux, les sacristies, les congrégations et les communautés du Royaume. Mais il était convenu qu’il fallait se passer de religion ; la charité n’équivalait pas à la bienfaisance, et du reste la bienfaisance était pour beaucoup moins dans les calculs de M. de Monthion, que l’envie de se faire élire à l’Académie française où ses ennuyeuses brochures n’avaient jamais pu le faire parvenir. Il en avait rêvé toute sa vie et ne sachant plus de quel marteau frapper à cette porte, il imagina d’en pousser les battants avec des lingots philanthropiques. Quand il avisait et prévoyait que son nom, proféré solennellement à la distribution de chacun de ses prix, le rendrait immortel à l’égal du Cardinal de Richelieu et du Chancelier Séguier, autre bienfaiteur de l’Académie française, il en exultait sous sa grosse perruque, et si les suffrages académiques avaient pu se mettre à l’enchère, il aurait certainement donné pour se les acquérir la presque totalité de son bien, de son vivant ! ce n’est pas qu’il ne fût vilainement avare, mais c’est qu’il avait tendu toutes les fibres de son amour-propre et les muscles de son affection sur l’Académie française. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! disait-il après le 10 août, avec l’accent d’un mortel effroi, — croyez-vous que l’Académie française aurait quelque chose à risquer ?… Il a toujours été dur et sordide : avec un revenu de trente mille écus de rente, il se refusait à payer la pension d’une de ses nièces qui n’avait aucune fortune et qui était la fille de Mme de Fourcy. Il entassait continuellement écu sur écus pour instituer des prix académiques, et c’était du reste un gros Maître-des-requêtes assez bourru, sottement philosophe et lourdement ennuyeux. On l’avait surnommé le Sanglier philanthrope[1].

— Savez vous comment tout ceci finira ? disait Cazotte à Mme de Beauharnois (c’est la Comtesse dont je vous parle, attendu que personne de ma société ne voyait la femme du Vicomte). — Écoutez ces couplets de M. de Laclos, familier du Duc d’Orléans. On les a fait distribuer à la caserne des gardes-françaises, et vous verrez qu’ils sont allusifs à la condamnation du Roi d’Angleterre Charles 1er.


LE CHEVAL ET SON MAÎTRE.


allégorie

Sur l’air : Il était une Fille.

Bien loin de cette ville,
Un seigneur déloyal

Eut autrefois un bon cheval ;
Soumis autant qu’utile,
Sur ce point capital,
Il n’avait pas d’égal.

Au lieu de reconnaître
Le service constant

Qu’il en tirait à chaque instant,

Voilà qu’un jour le maître,
Parfois un peu brutal,
Maltraita son cheval.

Piqué de l’injustice,
Le cheval se cabra,

Comme aisément on le croira ;

Un beau jour il se glisse
Dans les bois, et s’en va,
Plantant son maître là.



Celui-ci, plein de rage,
Avec ses gens courait,

Pour voir s’il le rattraperait.

Mais l’autre, en son language,
Lui dit : il n’est plus temps.
J’ai pris le mors aux dents !

Le maître, dans la suite,
Eut beau le menacer
Et puis après, le caresser,
Pour toute réussite,
Il n’eut qu’un coup de pied,
Il fut estropié



Cela nous apprend comme
C’est en le traitant mal
Qu’on perd toujours un bon cheval.
Ce trait du gentilhomme,
Qu’on a mis en français,
Est tiré de l’anglais.


Il est assez singulier que toutes les péripéties révolutionnaires nous aient été prédites avec une exactitude parfaite, et principalement par deux chansons, c’est-à-dire la Turgotine, en 1773, et ces couplets du sieur de Laclos, en 1778, à la distance de quinze années pour le moins entre la publication de ces deux révélations démocratiques et les événemens de la révolution française. Cazotte assurait très sérieusement que le diable intervenait puissamment dans toutes les intrigues du Palais Royal, et qu’il avait dû se mêler de la composition de ces mêmes couplets ? Ceux que j’ai fait copier ici ne sont pas moins à considérer comme une révélation de la mauvaise volonté du duc d’Orléans, que pour leur exécution régicide : mais la Turgotine est d’une précision bien autrement prodigieuse ; on y parle de tout, jusqu’à des noms de légumes qui seront inscrits à la place des saints dans le calendrier de 93. Si je ne vous la reproduis point, c’est qu’elle est imprimée dans mille endroits, tandis que cette autre chanson régicide ne s’était débitée qu’avec une sorte de mystère.

L’extravagance des modes était devenue parfaitement d’accord avec celle des idées, et toutes les coutumes sociales participaient de la folie du temps. J’en avais vu d’outrageusement sottes et principalement sous la régence. J’avais vu porter sur les tempes, ainsi que je vous l’ai déjà dit, des emplâtres d’onguent anodin pour soulager, les vapeurs, et ces larges mouches étaient garnies de petits diamants, de pointes d’acier taillées à facettes, ou bien avec des grenats ; c’était comme on voulait, pourvu qu’elles eussent l’air de vous avoir été clouées dans la chair. J’avais vu porter de la poudre d’or sur les cheveux, ce qui n’allait qu’aux blondes et ce qui rendait les brunes abominables ! J’avais vu les talons des chaussures excéder les prescriptions de l’équilibre, au point que l’on ne pouvait marcher que sur le bout des orteils. Enfin j’avais vu les dessins des meubles se dégingander et se déjeter comme de chétives personnes à qui la taille se tord et dont les membres se tournent. Et puis toutes les formes d’ornements se torturer sur les boiseries, dans les reliefs d’encadrement, les bijoux, la vaisselle et tout ce qui s’en suit. C’était des contourneries et des tortillonages à bâtons rompus en dépit du bon sens et, du bon vieux goût, avec des rinceaux brisés, des rameaux avortés, des coquilles estropiées, des Cupidons cachés dans une rose et mille autres figures impertinentes. Nous avions vu sur nos habits et nos lambris des oiseaux fabuleux, des papillons chimériques et biscornus, prodigieux insectes ! avec des feuillages absolument inconnus des botanistes, et puis des fleurs ! ah ! des fleurs comme on n’en voit nulle part, et pas même dans les serres chaudes. On n’a jamais vu des animaux et des fleurs de cette nature et de cette physionomie-là que dans les fièvres chaudes…

J’avais donc vu des coutumes ainsi que des modes ridicules, en assez grand nombre, mais je n’en avais jamais vu d’aussi désagréablement insensées que celles de l’époque où nous nous sommes parvenus. Les hommes étaient vêtus de ce qu’on appelait un froc, mot anglais qui veut apparemment dire une sorte d’habit étriqué et ridiculement échancré sur les hanches, qu’il ne recouvre pas. Cette manière d’habit, qui formait la queue d’hirondelle, était, par exemple, en drap d’écarlate, avec de larges boutons composés d’un cercle en cuivre doré, lequel enchâssait un gros verre de montre qui recouvrait et maintenait agréablement des brins de mousse, des coccinelles, des sauterelles, et de petites mouches cantharides. Avec un habit rouge on mettait le plus souvent un gilet de mousseline, une culotte de soie noire et des bas chinés bleu sur blanc. coiffure à la débâcle avec une petite queue sans bourse et sept à huit onces de poudre sur le collet et sur le dos de son habit. Deux longues chaînes de montre avec chacune un paquet de glands creux, de grelots, de petites clochettes, de sonnettes et autres sornettes qu’on appelait breloques ; enfin, pour le complément de cette belle parure, on tenait une badine, c’est-à-dire une petite gaule en bois souple, comme celles des valets de garde-robe pour épousseter les meubles. Le petit de Vérac était persuadé qu’on avait toujours porté des badines, et quand nous t’interrogions sur l’usage qu’on pouvait en faire, il nous disait que c’était excellent pour battre les chats.

Les jeunes femmes étaient misérablement habillées en fourreau de linon, de toile de Perse ou de petites soieries mesquines ; fichu de mousseline empesée, qui grimpait raidement jusqu’au milieu des joues et qui leur simulait, par de gros plis sur la poitrine, une sorte de protubérance exorbitante. Chevelure à grosses boucles poudrées chignon flottant, souvent déployé dans toute la longueur des cheveux, et descendant, si faire se pouvait, jusqu’au bas de la taille. On les captivait alors dans un coulant d’écaille ou d’acier, de la longueur de cinq à six pouces ; et ceci, du reste, était une mode adoptée par les jeunes conseillers du parlement et autres magistrats qui se trouvaient dans la nécessité de porter leurs cheveux longs et dénoués, en commémoration de la grande perruque à trois échevaux. C’était malheureusement la seule obligation qu’ils eussent conservée du temps de Louis XIV. Cette folle invention des cheveux flottans et poudrés (sans oublier l’emploi de la pommade indispensable pour y faire tenir la poudre), avait obligé de raccourcir le dossier des fauteuils, et ce fut l’occasion d’imaginer ces petits vilains sièges exigus à dos circulaire ou chantourné, que vous verrez aujourd’hui dans presque tous les salons ; meubles sans dignité, sans grâce et sans commodité surtout. Plusieurs maîtresses de maison se mirent à faire couvrir leurs meubles avec des housses, ce qu’on n’avait jamais vu jusque-là et ce qui nous parut misérablement prévoyant ; les autres se contentèrent de faire ajuster en haut de leurs dossiers une bande de taffetas qui reçut l’élégante et délicate appellation de par-à-graisse, et qu’on était obligé de renouveler plusieurs fois par mois, sous peine de saloperie. La Mme de Laigle en avait pris le parti de ne plus s’asseoir que sur des tabourets, et la Duchesse de Fleury, pour plus de sûreté, faisait toujours apporter le sien[2]. La coiffure des jeunes femmes était devenue si démesurément élevée, qu’on avait retiré les banquettes de leurs voitures, et qu’elles ne s’y asseyaient que sur des coussins piqués, qui n’avaient pas plus d’épaisseur qu’un sachet de Montpellier. Vous dire à présent ce que ces pauvres femmes se laissaient mettre sur la tête, au-dessus de leurs boucles poudrées, ce serait impossible à cause du désordonné, de l’informe et de l’inexplicable configuration de tous ces gazillons chiffonnés qu’on appelait des Poufs et des Valgalas. On ne pouvait s’y reconnaître et je ne saurais m’y retrouver.

M. Léonard, coiffeur de la Reine, celui que Monsieur, Comte de Provence, appelait le Marquis Léonard (pour le distinguer de son frère le Chevalier, dont l’emploi se bornait à couper les cheveux), M. Léonard s’était vanté de coiffer la Duchesse de Luynes, qui n’y regardait guère, avec une de ses chemises, et ce fut la bonne Mme Thibault, femme de chambre de la Reine, qui fut chargée d’en obtenir la permission de Sa Majesté. Cette jeune Princesse en accorda licence, à condition que sa Dame du Palais le permettrait ou ne pourrait s’en apercevoir, et Mme de Luynes arriva coiffée, sans s’en douter le moins de monde, avec une chemise de batiste ; (heureusement que la cour était en deuil !) Ce tour de force eut un succès prodigieux, et Mme la Vicomtesse de Laval se montra, deux ou trois jours après, avec un napperon damassé sur la tête et mis-à-pouf, ce qui fut trouvé d’une folie tout à fait charmante !

Demandez à ma nièce de Matignon s’il n’est pas vrai qu’elle se soit fait coiffer, en l’année 1785, à la jardinière, avec une serviette bise (à litteaux rouges), dans laquelle M. Léonard avait artistement tortillonné un jeune artichaud, une tête de brocoli vert, une jolie carotte et quelques petites raves ?

Dondon Picot, en fur si charmée, qu’elle se mit à crier : — Je ne veux plus porter autre chose que les légumes ! cela a l’air si simple, des légumes ! c’est plus naturel, que des fleurs ![3] C’était donc le plus naturel et le plus simple qui était devenu le plus à la mode. On voyait des femmes et des maris qui s’embrassaient ; on entendait des frères et des sœurs qui se tutoyaient : les Dames ne se reconduisaient plus entre elles et ne se levaient plus pour se saluer. On disait des femmes au lieu des Dames, et les hommes de la cour au lieu des Seigneurs. On invitait à souper en pêle-mêle avec les plus grandes Dames, des femmes de finance, et par exemple une petite Mme de Favantines, qui se précipitait dans les salels à manger, en rudoyant et coudoyant la Baronne de Montmorency et la Princesse de Léon, la Comtesse de la Châtre et le Duchesse d’Agenois, lesquelles ne s’aimaient guère et se donnaient toujours le bras, parce que de l’union vient la force, apparemment ? On se plaçait à table comme on l’entendait ; chacun tranchait à sa guise et mangeait à son gré de ce qu’il avait devant soi ; enfin, toute chose était devenue d’une simplicité si naturelle, que la Princesse Victor de Broglie s’était brûlé cruellement, et qu’elle avait failli s’estropier, en voulant détacher avec ses ongles une aile de perdrix qui se trouva trop chaude[4]. Votre tant de Clermont-Tonnerre ne manquait jamais de retourner la salade avec ses doigts, et quand elle allait donner, après souper, de petits soufflets à son Stanislas (les prénoms ont toujours été beaucoup plus simples que les noms de famille, et bien autrement naturels que les titres) ! on entendait le mari qui lui disait amoureusement et délicieusement : — Ô l’appétissante amie de mon cœur ! quelle odeur de bon poivre, de fines herbes et d’excellent vinaigre à l’estragon ! tes jolies petites mains sont à croquer[5] !

Le temps des singularités grandioses et des originalités piquantes était passé. La bizarrerie qui se montrait sous toutes les formes était sans esprit, sans élévation, sans bonne foi, l’on pourrait dire, et par conséquent sans grâce naturelle et sans agrément. Comme la bizarrerie était devenue presque générale, elle était dépourvue d’intérêt et de curiosité pour les autres. Personne ne ressemblait à rien ; mais on se montrait dégingandé, dépenaillé, risiblement égoïste, etc., sans paraître original, et si l’on voyait pointer quelque ridicule hors de niveau, qui se détachait sur cet horizon de maussaderie terne et mesquine, c’était à grand’peine. Je vous parlerai néanmoins de la famille de Villiers, à laquelle aucune autre ne pouvait être comparée pour l’extravagance.

C’était la famille du monde la plus mal organisée pour l’élocution, et c’était une famille où tout le monde parlait toujours. La maman grasseyait en nasillant, le papa susseyait et bégayait, le fils aîné bredouillait, et sa sœur a aîné bégayait et susseyait en zézéyant pour faire la jolie mignonne. Il y avait toujours dans un coin de leur sans une petite sœur qui était sourde et muette, à ce que disaient les autres, et qui n’en faisait pas moins un sabbat continuel avec des bruits étranges et des cris de sauvage.

Il est bon de vous dire à présent que Mme la Marquise était une fille de finance, et que sa grand’mère était la nièce et l’héritière d’un riche dentiste, appelé Duval-Camus mais comme de Bièvre avait dit que la fortune de cette grand’mère avait fait crier tout Paris, on ne la rencontrait jamais à l’hôtel de Villiers. Cette petite Marquise à prétentions était une camuse un peu mal envisagée, disait le Maréchal de Brissac, et du reste elle était informe, difforme et si courtement replète, qu’elle avait l’air d’un melon sur une borne. Je vous assure que la première fois que Mme de Coigny répéta cette ingénieuse hyperbole (de mon invention), elle en remboursa force complimens qu’elle a soigneusement gardés pour elle, et je l’en tiens quitte. Ce que je vous dirai du caractère et des habitudes de M. le Marquis, c’est qu’il ne parlait jamais que de ses petites affaires, et toutes les fois que l’occasion s’en présentait, il se faisait conduire a l’hôtel des postes en carrosse doré, pour y réclamer contre la surtaxe d’une lettre. C’était quelquefois pour une erreur de six liards ; et ce n’était pas du tout qu’il fût un ladre, mais c’est qu’il était un véritable cogne-fétu[6]. M. le Baron, son fils aîné, mettait du rouge et se balançait à l’escarpolette, quoiqu’il approchât de la quarantaine ; enfin, je jeune frère du Baron, M. le Chevalier, qui faisait les délices et l’espoir de la famille, étant un brise-cœur, un matamore, un ramasse-ton-bras, qui avait la beauté, la tournure et la rhétorique d’un tambour-major. Je me souviens qu’il aurait voulu se battre en duel avec Lauzun, parce qu’un jour, étant acharné pour assommer un pauvre chien qui l’avait éclaboussé dans la rue de Grenelle, en face de chez moi, Lauzun lui dit, en passant, avec un air emphatique et passionné, ces vers de Didon :

« Tu suças, en naissant, le lait d’une tigresse
« Non, cruel, tu n’es point le fils d’une déesse !

Il arriva qu’un jour chacun se demanda pourquoi tout Paris avait reçu des invitations pour une grande soirée chez la Marquise de Villiers ? C’était pour entendre de la musique, et tout le monde y fut avec la persuasion que ce serait une étrange affaire. On apprit en arrivant qu’il était question d’un concert vocal et que toutes les personnes de la famille devaient y faire leur partie. Jugez l’agréable surprise !… On se forme en cercle, et c’était un maniaque appelé M. Dupont qui devait diriger toutes ces belles voix. — Monseigneur, Mesdames et Messieurs ; commença par dire M. Dupont, en faisant une inclination profonde à M. le prince de Conty, vous allez entendre imitée du chant naturel au Rossignol ; j’ose me flatter d’avoir eu le bonheur de l’écrire et de l’accentuer sous la dictée de la nature ; et puis voilà tous ces aimables enfans de la maison qui se mettent à chanter en fausset :

Ti-ô-ou, ti-ô-ou,
Spéitiou zicou-à,
Cou-orror-pipi ;
Ti-ô, ti-ô, ti-ô, ti-ô-tixe !
Cou-cio, cou-cio, cou-cio !
Z’cou-ô, z’cou-ô, z’cou-ô ;
T’zi, t’si, t’si…
Curror-tiou ! z’quouâ-pipi ; coui !

C’est ainsi qu’on nous la donna bien imprimée sur papier couleur de rose, la cantate ornithologique et philomélique de M. Dupont de Nemours ; figurez-vous, si vous pouvez, les fous-rires, en entendant chanter sept à huit romances telles que celles-ci par une pareille couvée de rossignols ?

Parmi les choses les plus ridicules de la même époque, il ne faut pas que j’oublie de vous rapporter une autre chanson que Mlle Necker avait composée pour la convalescence de sa mère, et qu’on avait accueillie dans la famille et la société des Necker avec une approbation flatteuse. L’aveuglement de ces gens-là passait toute croyance, et Marmontel était obligé de convenir que les vers de Mlle et de M. Necker auraient été bien autrement plats s’il n’avait pas accepté la commission de les corriger. Voici donc cette belle poésie, corrigée du mieux possible, et dites-moi si l’engouement et l’admiration de ces Necker les uns pour les autres n’avait pas tous les caractères de l’iniquité ?

Air. Je suis Lindor, ma naissance est commune.

Moi qui goûtais la vie avec délice,
Dans un instant j’ai connu le malheur.
Belle maman, témoin de ta douleur,
J’ai dit : Pour moi la vie est un supplice.




En me donnant la plus digne des mères,
Ciel, tu m’as fait le plus beau des présens,
Daigne veiller sur ses jours bienfaisans,
Ou tes faveurs me seront trop amère.




Oui, je crains moins la douleur pour moi-même,
À tous ses traits je suis prête à m’offrir :
Les plus grands maux c’est ceux qu’on voit souffrir
À des parens qu’on révère et qu’on aime.




De mille maux l’essaim nous accompagne,
Mais sont-ils faits pour un être accompli ?
Ah ! d’un objet de vertus si rempli
Que la santé soit toujours la compagne.

Dans le village on nous dit qu’elle habite,
Et qu’elle suit toujours l’obscurité.
De la nature en sa simplicité,
Jamais maman n’a passé la limite.




Des purs esprits l’essence est impassible,
Ma mère a droit à cet heureux destin.
Ciel ! n’as-tu pas réuni dans son sein
Un esprit pur avec un cœur sensible !




Les dieux, touchés de mon humble prière,
Ont fait cesser le mal qui m’accablait
Dans ce moment, hélas ! il me semblait
Qu’un jour nouveau me rendait la lumière.




J’ai reconnu combien mon âme est tendre ;
À quelque chose ainsi malheur est bon.
Dieu ! gardez-moi de pareille leçon,
Je n’aurais pas la force de la prendre.




Couplet ajouté par M. Necker.

De mon papa voyez l’amour extrême :
Rien, m’a-t-il dit, ne peut vous désunir.
Un seul instant pourrait tout me ravir ;
Ah ! par pitié, prenez-soin de vous-même.

— Mais, Bonne-maman, ne pourrait-on pas trouver un peu d’injustice et de prévention défavorable…

— Ah ! vous croyez pouvoir me soupçonner, et vous prenez les airs de me contrôler, monsieur mon petit-fils ! vous voulez dire, apparemment, que ces couplets sont de Mlle Necker et que ce ne sont pas des vers de Mme de Staël. En voulez-vous, des vers de Mme de Staël. En voulez-vous qu’elle avait composés long-temps après son mariage, et qui furent accueillis dans sa coterie du Contrôle avec un transport d’admiration non pareille ? Écoutez cette chanson composée par Mme la Baronne de Staël pour M. l’abbé Barthélemy, et chantée par elle à le fin d’un souper, à l’hôtel du Contrôle-Général. Elle est sur l’air : Avec les jeux dans le village ; j’aurai soin d’y marquer les bis afin que vous puissiez la retenir par cœur avec plus d’aisance, et j’espèce que vous aurez l’amabilité de nous la chanter souvent ?

Dans les champs heureux de la Grèce
Vous qui savez me transporter,
Aux vains essais de ma jeunesse.
Votre esprit peut-il s’arrêter !
Est-elle à vos yeux une excuse ?
Est-ce à vous compter les ans ?
Tributaires de votre muse,
Tous les siècles vous sont présens. (Bis.)




Si vous avez de l’indulgence
Pour un sexe souvent flatté,
Craignez-vous que Sapho s’offense
De ce mouvement de bonté
Je ne sais si nous devons croire
Que son talent était parfait,
Mais j’aime à souscrire sa gloire
Quand vous couronnez son portrait. (Bis.)

À vous vanter chacun s’empresse
Dans des vers qu’on fait de son mieux ;
Louer le peintre de la Grèce
Me semble trop audacieux.
De cette Athène qu’on révère ;
Vous seul avez su rapporter
La lyre d’or du vieil Homère ;
Donnez-moi la pour vous chanter. (Bis)[7]


Je vous parlerai présentement du ménage Cossé dont les ridicules étaient également hors de ligne.

Il y avait eu par le monde une vieille sœur de la Princesse de Rochefort, qui était Chanoinesse, et qui se faisait appeler la Comtesse Zéphyre de Rothelin je vous dirai sans témérité qu’elle était contrefaite comme un sac de noix. Elle épousa tout d’un trait le Comte de Cossé, qui passait pour un veuf inconsolable, et qui dur reste, n’était pas moins ridicule et mieux bâti que sa charmante Zéphyre. C’est encore, au moment je vous écris, un couple suffisant, prétentieux, amoureux, et semillant, passé la soixantaine. Représentez-vous d’abord une petite bossue dont la parure est toujours pimpante, à côté d’un grand bossu, noir et maigre, vide et flasque et qui s’écoute parler du haut du nez. Ils parlent ordinairement tous les deux ensemble, et c’est avec le même son de voix, de ces voix obtuses et maussadement obstruées, comme si l’on était enrhubé tu cerfeau. Quand ils ne parlent pas cuisine, assignats ou tiers consolidé, et ceci n’arrive pas souvent, c’est pour se faire valoir l’un par l’autre qu’ils vous parlent l’un de l’autre, et c’est pour vous réciter toutes les pelles chausse qu’ils se sont tites. Par exemple, Mme de Cossé vous expliquera comment son mari disait un jour à propos de la révolution, que c’était un orage dévastateur, et la voilà qui s’extasie d’admiration ! Mais pendant ce temps-là, M. de Cossé racontait à son voisin comme quoi Mme la Comtesse Zéphyre d’Orléans-Rothelin avait dit, long-temps avant leur mariage (et long-temps après Voltaire), qu’une traduction n’est jamais que le revers d’une tapisserie : Il se transporte, il en éclate, il en trépigne, il se pâme ! Quand on a le malheur de les avoir à dîner chez soi, ils commencent par regarder sur la table, et se concerter à voix basse avant de s’asseoir, et je vous assure que c’est avec un air affairé, scrutateur et sévère. Ensuite, ils se recommandent ou s’interdisent les plats qui sont à leur portée, en motivant leurs jugemens et se parlant d’un bout de la table à l’autre.

— Mon Dieu ! Monsieur de Cossé, ne mangez donc pas du saumon, vous savez bien qu’il ne vous réussit pas !

— Ma toujours bonne, aimable et attentive, lui riposte son bossu, qui lui fait des mines de fidèle berger, je vous rends cent mille grâces ! et il renonce à manger sa tranche de saumon, qu’il renvoie d’un air de résignation sublime.

— Allez vite me chercher l’assiette de M. de Cossé, dit-elle brusquement à son laquais. — Vous savez bien, lui crie-t-elle de l’autre bout de la table, avec un accent d’effroi courroucé, vous savez bien que le docteur Gastaldi vous a prescrit l’usage des toniques !… Des toniques, mon ami, des toniques. — Allez reporter cela à M. de Cossé, et elle lui renvoie ce qu’il avait entrepris de manger sans épice ; mais c’est après avoir eu la précaution d’y semer une forte pincée de gros poivre.

— On n’a jamais été plus bonne et plus sensiblement soigneuse ! Mangez de ces mousserons, Comtesse, lui crie-t-il en jetant sur elle un œil attendri, c’est moi qui vous en prie !… Ils sont au blond de veau, c’est moi qui vous en réponds ! Mangez de ces mousserons, chère et précieuse amie !…

— Qu’est-ce que dit M. de Cossé ? demanda-t-elle, attendu qu’elle est très sourde.

— Je ne vous dirai pas, Madame, je n’ai pas entendu…

— Comment n’écoutez-vous pas ce que dit M. de Cossé ? reprend-elle avec un ton de reproche et d’aigreur.

Je me souviendrai toujours qu’un soir de carnaval, à souper chez Mme de Guémenée, celle-ci proposa des petits pois à son voisin le Cardinal de Montmorency, Grand-Aumônier de France et grand ami de la bonne chère. — Avec plaisir, dit-il en chaffriolant. On va chercher des petits pois, mais le maître d’hôtel vient dire à la Princesse qu’on les avait placés devant M. le Comte de Cossé, qui n’en a pas laissé du tout. Mme de Guémenée soulève son assiette, et voit sur le menu du souper qu’il devait s’y trouver deux casseroles de petits pois, le maître d’hôtel recommence sa tournée, ensuite il revient dire à sa maîtresse que Mme de Cossé a mangé les autres à elle toute seule : de sorte qu’ils avaient englouti pour six cents francs de petits pois, entre eux deux, sans compter les truffes blanches de Turin, dont ils avaient fait, comme on dit; corbillon-vide[8].

Une inconcevable folie de ce temps-là, c’était la manière de nourrir ses enfans. D’abord on commençait par les allaiter soi-même ; on n’avait que du mauvais lait à leur donner, et même on n’en avait pas du tout ; mais c’était égal : — à la Jean-Jacques ! Vous pensez bien que tous les enfans de ce temps-là n’étaient pas assez résolument constitués pour résister à une nourriture insuffisante ou de qualité chétive ; il en mourait les deux tiers à la mamelle, et le surplus n’en échappait que pour aller mourir d’étisie après dix-huit ou vingt années de souffrance continuelle et de consomption. Mesdames de Rieux, d’Estain, de Lusignan et de Gouffier, s’étaient opiniâtrées à nourrir leurs poupons, attendu que le lait et la sollicitude d’une mère ne sauraient être remplacés par le lait et les soins d’une mercenaire, etc. Ce qu’il en est arrivé, c’est que leurs héritiers sont allés ad patres, ainsi qu’on aurait dû le pressentir avec de pareilles nourrices. La sollicitude maternelle de ces Dames ne s’étant exercée que sur leurs garçons ; il ne leur est resté que des filles, et quand M. de Gouffier rencontrait chez moi Jean-Jacques Rousseau, il ne manquait pas de me dire : — C’est pourtant grâce à lui que ma maison va se trouver éteinte, vilain songe-creux ! — Mais mon Dieu, Madame, qu’est-ce que c’est donc que la maison de Gouffier, me demanda-t-eil ensuite (Jean-Jacques). Avez-vous jamais ouï parler de l’Amiral de Bonnivet ? — Sans aucun doute. — N’avez-vous rien lu sur les Ducs de Roannez ? — Voilà par exemple une famille dont je ne sais rien du tout. — Eh bien, lisez l’Histoire de France avant de faire des livres sur l’éducation. À la place du Marquis de Gouffier, je vous étranglerais !

Une autre imagination folle, où Jean-Jacques Rousseau n’était pour rien, c’était celle d’empêcher les enfans de manger à leur appétit, laquelle sottise avait succédé à celles de Mesdames de Blot, de Monaco, de Valbelle et tutte quante lesquelles avaient entrepris de ne pas manger pour leur propre compte. On empêchait dont les pauvres enfans de manger de la bonne soupe et de la viande, à dessein de ne leur introduire dans le sang et les humeurs aucun élément de putridité. On les privait de manger du fruit à cause des vers ; point de confitures, à cause de la poitrine et de la terreur des acides ; jamais d’autre boisson que de l’eau panée ; c’est excellent pour les enfans ; et jamais de pâtisseries, ce qui va sans dire, à cause de l’estomac. On les nourrissait à la panade et la bouillie de gruau pour les bons repas, ensuite on leur donnait pour le goûter ainsi qu’au déjeûner, du colifichet emmietté dans du lait écrémé, comme on aurait fait pour élever des serins jaunes à la brochette. Le Marquis de Villeneuse de Trans disait que sa femme avait une perruche à qui l’on donnait bien autrement à manger qu’à ces quatre enfans ! Comme tous les enfans mouraient de faim, ils pleuraient toute la journée. Ils en devenaient voleurs et menteurs : et même il y avait des garçons qui finissaient par se révolter. Les trois Béthune et les Choiseul s’étaient confédéres pour escalader je ne sais combien de murailles afin d’aller dévaster pendant la nuit, l’office et le garde-manger de la Duchesse de Sully, leur grand’mère ; mais la situation des petites filles était la plus lamentable, et comme elles n’avaient pas la ressource et l’occasion de pouvoir voler commodément des croûtes de pain, des fruits verts et des carottes crues, les plus alertes et les plus déterminées s’en prenaient à la pâtée du chat.

Le petit de Saint-Mauris et sa sœur qui est aujourd’hui Mme de Nassau[9], n’avaient pas eu la rougeole qui venait d’éclater à Versailles ; la Princesse de Montbarrey s’en tourmentait outre mesure, et je lui dis dire par votre père d’envoyer ses deux enfans chez moi, rue de Grenelle, où je les ferais loger en bonne exposition du plein midi.

On me les amène, et comme ils avaient les lèvres tachées de noir, de vert, de violet, de gros rouge et autres barbouillages incompréhensibles, je m’insinuai dans leur confiance, et j’en appris qu’ils n’avaient fait autre chose que manger depuis Versailles jusqu’à Paris, des pains à cacheter dont ils avaient rempli leurs pochettes. La petite fille disait en pleurant qu’il ne fallait pas les dénoncer, parce qu’on les ferait mourir pour avoir été voler les pains à cacheter du Roi, dans un arrière-cabinet de leur père où les secrétaires de ce Ministre avaient leurs fournitures de bureau.

Ils étaient affamés et maigres comme des chacals :

— Attendez donc, leur dis-je, et je commençai par faire donner à chacun d’eux une pleine jatte de soupe au riz. Ensuite on leur servit, et méthodiquement pendant six semaines, un bon potage à déjeuner, et pour le second repas, des côtelettes grillées ou des pigeons étuvés à l’orge, des légumes au bouillon, de la compote ; quelquefois des tartelettes en pâtisserie brisée, mais non pas feuilletée, ce qui va sans dire. On les faisait goûter avec des fruits, des tartines de confitures, ou du laitage, et leur souper consistait régulièrement dans un beau poulet rôti (dont ils ne mangeaient que les ailes), lequel était flanqué d’un plat de chicorée, d’épinards ou de laitues bien cuites, et lequel était accosté d’un compotier de bons pruneaux d’Agen, aiguisés, comme on dit à l’office, avec un peu de vin de Malage, pour les faire dormir. Je les faisais bien laver avec de l’eau de veau, tous les matins, et de la tête aux pieds ; on les baignait tous els samedis à la Dauphine[10], et puis tous les quinze jours une excellente petite médecine noire, avec du tamarin bien acide et de la bonne manne en larmes, quelques follicules de séné, un grain de soufre, un bouquet de cerfeuil, une pincée de rhubarbe, un scrupule d’aloès, un soupçon de jalap, enfin de la thériaque de Venise et de l’électuaire de kinorodon, le tout infusé dans de la tisane d’absinthe. Mais il doit vous en souvenir de mes bonnes petites médecines, et je suis sûre que l’eau vous en vient à la bouche ? est-il friand !

S’ils avaient trouvé des pains à cacheter dans mes cabinets, ce qui n’était guère possible à cause de mes belles manières, je vous assure qu’ils n’auraient pas eu la tentation de les dérober pour les manger. À la suite de ce régime nouveau pour eux et qui était l’ancien régime pour moi, ils engraissèrent, ils s’égayèrent et s’embellirent ; ils devinrent plus doux, plus confians, plus véridiques, et lorsque la Princesse ou le Prince de Montbarrey venaient les voir, ils ne s’y reconnaissaient plus. — Comment, disaient-ils, nos enfans mangent tout ce qu’ils veulent et n’en sont pas malades ? ils sont devenus prodigieusement raisonnables !

Les enfans qu’on fait manger dans leurs chambres et qu’on laisse manger à leur appétit, ne sont jamais gourmands. C’est la moralité de mon historiette.

Si j’avais fini ce long article sans avoir parlé du Marquis de Laval, on pourrait dire qu’il manque quelque chose à ce chapitre de mes souvenirs, et vous pourriez supposé que je ne l’ai pas terminé, consciencieusement. Je vous dirai dont que le Marquis, depuis Duc de Laval, était censé le remplaçant de l’ancien Évêque de Lisieux (M. de Matignon); pour le monopole du ridicule avec privilège. Mais pour mon propre compte et dans l’opinion des personnes d’esprit, il se trouvait entre l’Évêque et le Marquis une différence énorme, attendu que si ce dernier disait quelquefois des choses étranges, il ne faisait jamais de bévues, et des bêtises encore moins. Il a toujours été l’homme du monde le plus honorable pour le caractère, le plus estimé pour le courage, et le plus délicatement sévère en fait de probité. Il a toujours été pleinement et hautement considéré pour sa loyauté politique et sa véracité scrupuleuse ; et du reste, il est tellement obligeant, soigneux et attachant par ses procédés, qu’il a toujours conservé de nombreux amis. C’est un homme d’un sens naturellement droit et si nettement judicieux, qu’il a pour toutes les choses de calcul, et notamment pour les jeux de commerce, une aptitude incomparable. J’ai toujours pensé que toutes les étrangetés qu’on lui prêtait n’étaient pas de son produit ; mais comme il a le singulier défaut de ne jamais prendre garde aux mots dont il se sert, il ne m’a jamais paru surprenant qu’il eût dit ce qu’on pourrait appeler sottement une bêtise. C’est une sorte d’infirmité qui provient de son indifférence pour les paroles, et qui tient souvent à sa préoccupation d’une chose absente. Il en résulte quelquefois des coq-à-l’âne et des amphigouris dont on l’amène incontinent à se divertir lui-même ; mais pour en conclure qu’il est ejusdem farinæ que M. de Lisieux, il faut être absolument dépourvu de jugement et d’esprit.

Je ne sais s’il a jamais véritablement parlé d’une lettre anonyme, signée par tous les officiers de son régiment, ni des quatre coins de la cour ovale de Fontainebleau ? Je ne sais s’il a jamais dit en parlant de sa belle-sœur, qu’elle avait des yeux comme une culotte de velours noir ?[11] mais ce que je sais très bien, c’est qu’il disait quelquefois des choses très fines, et que certains individus s’attachaient particulièrement à les tourner en preuve assurée de son manque de jugement et d’esprit. On aurait dit que les sottes gens s’opiniâtraient à le retenir dans leur catégorie. Je vais vous conter son aventure avec Maréchal-de-Bièvres.

C’était chez Mme de Castellane, au château de Luciennes et tout auprès de Paris. Le seigneur de Bièvres arrive et trouve au milieu de cinq à six personnes, un grand monsieur qu’il ne connaissait pas ; il avait des talons rouges et des plumets blancs ; c’était visiblement un homme de la Cour, et le petit Maréchal à la précaution de se tenir dans la réserve, ainsi qu’il était de convenance et d’usage pour lui.[12]

Voilà que Mme de Castellane se mit à nous parler d’un ajustement nouveau qui s’appelait à l’innocence reconnue ; lequel ajustement consistait dans une sorte de caraco taillé sur le patron du gros casaquin d’une paysanne de Normandie qu’on avait acquittée trois fois de suite après l’avoir condamnée pour vol domestique. Ce serait une histoire de servante à n’en pas finir.

À l’innocence reconnue ? dit le grand monsieur ; j’aimerais mieux qu’on dire à la servante justifiée… Et M. de Bièvres eut l’air d’observer que ce grand malicieux s’était souvenu du conte de La Fontaine avec beaucoup d’à-propos.

On dit ensuite qu’il faudrait aller faire une visite à Mme de Lhospital, qui se tenait à Saint-Germain, où elle s’était tout-à-fait retirée.

Retirée, dit le grand Monsieur, vous pouvez bien dire ratatinée ! Et M. de Bièvres se dit à lui-même, — en voilà un que je n’oublierai pas. — Mais c’est qu’il est joli ! le calembourg…

On amena les enfans de Mme de Castellane qui étaient élevés à la Jean-Jacques, et à qui la maman ne manqua par de faire des mievretés en leur disant force niaiseraies, comme de juste ; — Méchant enfant ! qui voulez frapper maman ! bonne maman qui vous a nourri de son lait, et qui vous a porté dans son sein pendant neuf mois !…

Consécutifs, ajouta l’inconnu, avec un accent mêlé d’admiration, de reproche et d’attendrissement.

— Ah ça, quel est donc ce grand serpent de Versailles qui fait de si bonne moqueries et dont personne ne se doute à Paris ? se demanda M. de Bièvres avec un sentiment de rivalité rempli d’alarmes.

Il paraît que le fils aîné des Castellane se trouvait en pénitence ? — J’étais allés pour le consoler ce matin, disait sa mère en commençant le récit d’une aventure assez puérile, et je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils

— Voilà, par ma foi s’écria l’homme aux talons rouges avec un air de surprise et de dénigrement à faire pouffer de rire, — voilà un joli endroit pour élever un enfant !

— Madame, ayez l’extrême bonté de me dire le nom de ce Monsieur qui a tant de finesse et d’à-propos dans l’esprit ? vint me demander le petit de Bièvres. Je lui réponds que c’était le fils aîné du Maréchal de Laval, et j’entendis que Maréchal de Bièvres s’écriait : Par ma foi ! je voudrais bien que les imbéciles de la ville eussent autant d’esprit que les prétendus imbéciles de la Cour ! il paraît qu’on est cruellement exigeant à Versailles ? on n’est pas aussi difficile à Paris et c’est bien heureux pour moi !…

Je reviens à M. de Laval, et je vous dirai qu’il y avait à Paris une vielle personne appelée la Marquise de Mauconseil, qui était une assez grande Dame poitevine et qui était bien malade. On ne s’en serait certainement pas tourmenté, si sa fille n’avait pas été fort à la mode ; mais comme cette fille, Mme d’Hénin, s’inquiétait assez naturellement pour la santé de sa mère, on se mit à s’émouvoir et s’enthousiasmer d’une si belle sensiblerie pour les inquiétude de Mme d’Hénin, qu’in ne vous permettait plus de parler d’autre chose, et que tous les amis de Mme d’Hénin n’agissait absolument qu’en vue de cette maladie-là[13]. Afin de ne pas s’éloigner de cette intéressante et précieuse malade, qui avait toujours été d’un caractère assez difficile et d’une humeur assez contrariante, et surtout pour ne pas abandonner Mme sa fille à ses angoisses et ses trances mortelles, on apprit que Mesdames de Turenne, de Poix, de Tessé, de Lauzun, de Bayes et de Brancas étaient allées s’établir auprès de ladite Mme de Mauconseil, afin d’y veiller à tour de rôle à côté de son lit. Mme de Brancas nourrissait alors sa fille aînée, qui ne s’en trouvait pas trop bien ; et ceci, du reste, était sûrement plus fatigant et plus ennuyeux pour Mme de Brancas, que de passer les nuits à veiller et à causer avec la Princesse d’Hénin, que tout le monde aimait véritablement, et que personne ne voyait suffisamment à cause de son service à Versailles. Elle n’hésita pas (c’est Mme de Brancas dont il s’agit) à sacrifier les obligations de la nature aux devoirs de l’amitié, ce qui fut trouvé sublime ; et les maris, les enfans et les domestiques de ces dames en sont restés pendant plus de six semaines avec la bride sur le cou. Je n’ai pas parlé des amans, parce que les Dames et les maris dont il est question, n’avaient et ne devaient avoir aucune inquiétude semblable. Toutes ces belles Dames étaient campées dans les deux salons qui précédaient la chambre à coucher de Mme de Mauconseil. On avait dressé trois lits à sangles dans chacune de ces pièces ; elles avaient amené de chez elles une demi-douzaine de femmes, qui couchaient dans la seconde antichambre sur des canapés. La première antichambre était occupée par les valets de la maison, qui dormaient sur les banquettes, et la salle d’audience de ces Dames était devenue la salle à manger, où la table restait couverte en permanence. Chacun s’ingéniait pour inventer et leur envoyer des choses exquises : c’était à qui contribuerait à garnir le buffet, et c’était une odeur de comestibles à ne pas tenir dans la maison. On voyait sur tous ces beaux vieux meubles et dans tous les coins de ces grands salons surdorés, des bonnets, des corsets, des paquets, des coffrets, des sachets, des sultans, des flacons, des mantilles, avec des pots de rouge et des pantoufles, et cet encombrement dépenaillé donnait parfaitement l’avant-goût de ces maisons de ci-devants, dont on a fait des maisons d’arrêt pendant la révolution ; mais c’était à l’exception de l’abondance des vivres, pourtant.

Jusqu’ici tout s’arrangeait pour le mieux. On commençait par faire sa toilette, on entrait et l’on sortait de la chambre de la malade pour y rentrer et pour en ressortir la minute d’après, on allait se promener dans l’appartement, on s’asséyait pour manger ou pour copier les bulletins du docteur, on donnait des audiences à ses parens et ses intimes ; on écrivait force billets surtout, et l’on recevait des réponses toutes remplies d’admiration pour un dévouement si tendre et si généreux qu’il allait devenir un sujet d’orgueil national, aussi bien que l’exemple et l’envie des générations futures ! On était persuadé que les Aristogiton, les Harmodius et les Pylade étaient des Atrides et des cannibales en comparaison des amies de Mme d’Hénin !

Cependant les amies des amies s’ennuyèrent et s’enflammèrent. On avait appris que la Princesse de Turenne se trouvait un peu souffrante, ce qui n’était pas surprenant à cause du défaut d’air et d’exercice. Elle avait des amies intimes à n’en pas finir ; on avait entrepris de l’arracher à ses fonctions d’hospitalière et quand on vit qu’elle y mettait une résistance invincible, on résolut de venir s’adjoindre aux autres récluses, afin de pouvoir se trouver à portée de rendre des soins à Mme de Turenne, (Voilà ce que Mme de Trans écrivait à son mari pour le faire patienter). Ce fut une invasion véritable ; mais comme il aurait été cruellement inhumain de vouloir séparer la Duchesse de Lesparre et la Comtesse de Spinola (par exemple) de la Princesse de Turenne, qui ne voulait pas s’éloigner de la Princesse d’Hénin, laquelle ne pouvait pas quitter sa tendre mère, et comme il y eut aussi deux ou trois bonnes amies de Mme de Tessé qui se mirent à s’enthousiasmer et s’inquiéter pour ma charmante nièce, on établit ces douze ou quinze femmes sensibles dans une galerie de tableaux où elles couchaient sur des bergères et des sophas, des coussins, des tapis sur des tables, et toute espèce de choses, excepté des matelas, car elles ne voulaient pas entendre parler de matelas : pour lui mieux démontrer leur oubli d’elles-mêmes, et la sincérité de leur dévouement !

Les parens, les amis, les maris, les valets, et peut-être bien quelques galans (je n’ai répondu que de six personnes), ne manquèrent pas d’affluer dans cette maison dont toutes les portes étaient grand’ouvertes, et où tout ceci formait une cohue nompareille ! On passait les nuits à jouer dans ce long dortoir où les plus belles et les plus grandes Dames étaient rangées sur des malles, des coffres, des tapis roulés, et même sur des meubles de garde-robe recouverts de leurs sarreaux de toile de Perse. On n’avait rien vu jusque-là d’aussi prodigieusement simple et naturel ! il était de rigueur et d’obligation de ne s’y parler qu’à l’oreille, et c’était un luxe de précautions, car cette même galerie était séparée de la chambre à coucher par cinq ou six grandes pièces, et notamment par la salle à manger où l’on trouvait toujours des gens qui réfectionnaient soit au buffet, soit sur de petites tables, en cotterie si ce n’est en famille, et le plus silencieusement possible. On ne s’y parlait qu’à voix basse et jamais sans nécessité, c’était l’étiquette convenue ; et durant les repas généraux, il y avait une demoiselle de compagnie de Mme de Tessé qui venait faire la lecture de quelque livre moral et attendrissant : c’était, je crois bien, les délassements de l’homme sensible ou les Épreuves du sentiment de M. d’Arnaud-Baculard ? Enfin les plus considérables ou les plus favorisées jouaient au loto dans la chambre de la malade, et les choses en étaient là pendant notre vicite au château de Luciennes.

Mme de Castellane ne manqua pas de me demander si je n’allais pas souvent chez Mme de Mauconseil ? — On y va de chez moi, répondis-je ; environ tous les huit jours. Je ne la connais guère, et j’ai déjà pris mon parti sur tout ce qui peut résulter de sa maladie.

Grande surprise ? et voilà que Mme de Lévis se met à dire à M. de Laval : — Et, vous, Marquis, vos partenaires habituels ?

— Pas du tout. Quand je fais tant que d’aller chez des malades, ce n’est pas pour y jouer aux cartes et pour y manger des foies de lottes. Rien que de voir passez l’apothicaire ou le chirurgien ce serait dans le cas de me faire faire rendre gorge ou de me faire gorger un Quinola ! On entreprit de le pousser à bout d’argumentations ; mais comme il pensait à ce qu’il avait à dire, je ne saurais vous exprimer avec quelle fermeté d’intelligence et quelle solidité d’esprit il déjoua tout ce monde ! Il se mit à persifler ces bonnes dames en faisant ressortir la ridicule et choquante affectation de ces momeries sentimentates et de ces dévouemens sans la moindre utilité, si ce n’était de faire proférer certains noms tout d’une haleine avec celui de Mme de Poix, ou celui de Turenne… — Dans le fait, ajouta-t-il, celle-ci est une Landgrave de Hesse, elle est cousine-germaine de l’Impératrice, et ceci peut expliquer bien des choses…

— Il n’entend rien à rien, me dit Mme de Blot avec un air de compassion dédaigneuse.

Il était arrivé dans l’après-dîner, beaucoup de monde au Château de Luciennes, et quand il fut question de nous en retourner Paris, il se trouva que le Marquis de Laval était le seul homme de la compagnie qui eut assez d’indépendance dans le caractère, avec un assez grand fonds de jugement et de bon esprit, pour ne pas fléchir et tomber dans une vogue absurde, et pour ne pas vouloir aller souper et faire sa partie chez Mme de Mauconseil.

Elle en réchappa, grâce à Dieu ! car je ne sais quelle furie d’extravagances on n’aurait pas faite à ses funérailles ! On envoya du faubourg Saint-Honoré des charretées de lampions dans le quartier St-Denys, pour illuminer une vilaine et vieille petite rue qui porte le nom de Mauconseil ; on délivra vingt-cinq prisonniers qui devaient des mois de nourrice, et c’était ce qu’on pouvait faire de mieux ; enfin, on célébra la guérison de la vieille Marquise et le parfait bonheur de la Princesse sa fille, par une espèce de comédie champêtre, où Dugazon et Michut dansèrent des rondes en sabots et chantèrent des hymnes en patois[14] Tout le monde en pleurait ! et lorsqu’elle mourut six mois après, on n’y prit pas garde. Il paraît qu’elle avait cessé d’être à la mode, et l’on n’apprit le retour de sa maladie qu’en recevant son billet d’enterrement.

Retournons au fils du chirurgien Maréchal, qu’on avait fini par appeler sérieusement M. de Bièvres et qu’on avait fini par adopter dans le monde, en dépit de Mme de Montesson et de Mme Necker dont il se moquait à la journée, et peut-être aussi pour faire déplaisir à M. le Duc de Chartres qui ne le pouvait pas souffrir[15].

Quand on avait eu le malheur d’encourir la disgrâce d’un Prince du sang royal, il était d’usage et de précepte rigoureux, dans ce temps-là, qu’il ne fallait jamais rester dans une chambre, dans un cercle, ni même dans une compagnie si nombreuse qu’elle fût, où l’on voyait arriver un pareil antagoniste. On s’esquivait poliment en le voyant paraître ; c’était une affaire de convenance ; mais voilà ce que M. de Bièvres ne faisait jamais pour le Duc de Chartres, et personne ne l’en désapprouvait. On avait commencé par se libérer de cette sorte d’obligation envers M. le Prince de Conty, parce qu’il se forgeait continuellement des sujets de brouillerie avec tout le monde. Étiez-vous en procès avec la chancellerie de ce Prince, ou vous étiez-vous moqué de Mme la Comtesse de Boufflers ? le Comte de Boulainvilliers venait vous faire une salutation profonde, en vous disant : — Monsieur le Marquis, ou Monsieur l’Abbé, j’ai l’honneur de vous prévenir que Son Altesse Sérénissime est ici[16]. C’était la formule d’exclusion suivant le protocole usité par ce Capitaine des gardes, et ce fut M. de Craon qui s’en affranchit le primer. Il s’était rencontré avec M. le Prince de Conty chez deux personnes dans la même soirée. Il répondit au premier avertissement qu’il en était bien aise, et il déguerpit, mais pour éviter la deuxième sommation de M. de Boulainvilliers, il alla lui dire avec un air affairé : — Monsieur, vous me feriez plaisir d’avertir votre Prince que je ne suis plus amoureux de la Vicomtesse de Rouault… C’était le sujet de la colère de Monseigneur, et tout le monde en rit sous cape.

M. de Bièvres était donc en disgrâce complète auprès du duc de Chartres qui ne pouvait l’envisager de sang-froid, ce que l’autre affrontait sans la plus légère émotion et sans autrement s’embarrasser de ses airs d’hostilité ni de ses dénigremens. — Comme il est désagréable et ginguet ! je le trouve laid ! mais c’est qu’il est véritablement laid ! murmurait le Duc de Chartres en rougissant de colère. Aucun des siens, et si plat valet qu’il fût, n’aurait osé faire sa partie dans cette manière d’imprécation ridiculement sotte, car celui dont il parlait en ces termes était visiblement de la plus jolie taille, la plus agréable figure et la plus charmante physionomie du monde. C’était le visage régulier d’un jeune grec sous un minois français, avec des vivacités contenues, de curieux sourires et des regards discrets qui disaient tout : il avait une tournure élégante, avec des mouvements légers et souples ; enfin, c’était la bonne grâce de France et de Paris personnifiée. Il n’est pas difficile de trouver des plus beaux hommes que les Français, mais rien n’était si joli qu’un jeune Parisien de ce temps-là.

Celui-ci disait avec un air de modestie respectueuse : — Si j’étais aussi laid que le dit M. le Duc de Chartres, il ne m’en voudrait peut-être pas autant…

Il n’avait fait en quatre ou cinq pages d’écriture une plaisanterie qui ne fit aucun plaisir au Duc de Chartres et qui réussit à merveille dans la société de Paris. Comme on n’osa pas l’imprimer pour la débiter sous le manteau, je vais la faire copier.

DIVERTISSEMENT À LA MODE.

« Moi, je suis gai ! je suis gai comme un pinson vous n’avez pas d’idée comme je suis gai ? J’aime à rire, à jouer des tours, à faire des farces, et c’est vous dire assez que je suis le meilleur homme de la terre, j’ai fait bâtir un pavillon, j’ai fait dessiner et planter un jardin superbe à Mousseaux ; j’y donne des fêtes, ah quelles fêtes ! c’est pour en mourir de rire… ah ! ah ! ah ! ah ! … Imaginez que j’avais fait prier à dîner un jeune vicaire de St-Philippe-du-Roule, et que nous étions servis à table… ah ah ah ah ! servis à table par des négresses… ah ! ah ! ah ! ah ! … par des négresses toutes nues… ah ! la rate ! ah ! c’est pour en mourir de rire ! ce garçon-là n’osait pas lever les yeux, il ne voulait pas manger, mais nous l’avons fait boire… — ah ! sacristie ! sacristie ! … disait-il en pleurant… C’était à se tenir les côtes ! vous pensez bien qu’il est allé s’en plaindre et que nous avons soutenu qu’il était un menteur, un imposteur et ce qu’il y a de plus charmant, c’est qu’on l’a mis en pénitence dans un séminaire, pour lui apprendre à calomnier un prince ! un prince qui donne sa parole d’honneur ! un prince enfin, qui avait eu la bonté de lui donner à dîner dans son pavillon de Mousseaux !!! Il en a pour six mois de prison et j’en rirai jusqu’à la fin de mes jours ! Ensuite il faut vous dire que je donne des billets pour se promener dans mon parc à des gens que je ne veux pas prier à dîner, car vous vous doutez bien qu’on ne peut pas donner à dîner à tout le monde ? mais vous allez voir que ceci n’est pas le moins divertissant. Il y a d’abord des piéges (on dit que c’est pour prendre des loups, jugez un peu, des loups à Mousseaux ! faut-il que les Parisiens soient bêtes pour avaler des pilules comme celles-là, sans les mâcher) ! Il y a donc des piéges tendus contre les loups et les voleurs… Ah ! oui, des voleurs, je t’en souhaite ! Allez vous promener de ce côté là pour voir les sottes bourgeoises et ces bênets de maris que nous y faisans conduire comme si de rien n’était, et qui s’y prennent les jambes ! et qui font des cris, et qui saignent… Mais c’est qu’ils saignent d’une manière inconcevable ! et vous jugez comme c’est amusant de les entendre crier en les voyant saigner ? Ensuite nous avons notre grotte où l’on est saisi par les bras et par les jambes en s’asseyant, et quand c’est des femmes ? et quand nous sommes cachés dans la grotte où nous fermons ta porte ? ah ! mais c’est qu’il faut voir les méchancetés infernales et les indignités que nous leur faisons ! … Enfin je vais vous dire encore autre chose, et voilà ce qui m’amuse le plus. Nous avons un pont… ah ! ah ! ah ! ah ! … Il y passait hier un marchand de la rue Grenier-St-Lazare… avec sa femme… ah ! ah ! ah ! … avec sa fille et puis un enfant de quatre ou cinq ans… ah ! ah ! ah ! ah ! (voilà le point-de-côté qui me reprend)… Je ne sais pas si je pourrai vous dire… ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! … ah ! ah ! … ah ! si vous aviez vu tout cela se débattant dans la rivière… Je les ai fait repêcher pourtant. Le père avait la jambe casée… et la jeune fille donc ! Ah ! la jeune fille, quand nous l’avons retirée par les jambes avec ses jupons par dessus la tête… et qu’elle criait comme une orfraye, et qu’elle s’est mise à dire que son pierrot de taffetas rose était abîmé ! non jamais ! jamais je n’ai tant ri de ma vie ! La mère était comme une momie toute couverte de vase, et l’enfant, ma foi, j’en suis bien fâché, mais l’enfant était tombe sous les autres à ce qu’il paraît ; il n’avait pas eu la force de se débattre ; et on n’y pensait pas du tout, quand le père et la mère que j’avais fait mettre sur une charrette pour les renvoyer chez eux, se sont mis à crier : — Le petit ! — et le petit ! — Ah oui, où est donc le petit ? a dit la jolie fille, qui s’est mise ensuite à nous dire des sottises en nous reprochant les rires que nous faisions… Voyez un peu cette petite salope à qui nous avons dit : — Mademoiselle, nous ne pouvons pas nous empêcher de rire parce que vous avez… ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! parce que vous avez quelque chose… parce que vous avez quelque chose d’extraordinaire… parce que vous avez quelque chose d’extraordinaire entre les hanches. Ensuite il a fallu prendre son sérieux. On leur a dit qu’on était bien désespéré de leur accident, mais que c’était de leur faute ; mais la vérité que je vous dirai, c’est que c’est un pont à bascule, et tout aussitôt qu’on y met les pieds, patatras ! Ensuite on leur a pêché ce crapaud d’enfant qui avait la tête en bringues et l’estomac défoncé. Il paraît que son père et sa mère avait marché dessus. Nous avons fait semblant d’en pleurer ; mais quand ils ont été partis sur la charrette, ah ! tonnerre de Dieu ! peut-on rire comme ça ! C’est pour en mourir ! on en crève. »

Le petit de Bièvres était de la première force au jeu d’échecs. M. d’Angivillers se trouvait obligé d’en convenir, et Maréchal allait deux fois par semaine à Versailles afin d’y faire la partie de M. le Surintendant. Votre père m’a conté qu’il y jouait une certaine fois (le jeune de Bièvres) de toute sa force, mais que le vieux d’Angivillers n’en avait pas moins l’avantage sur lui. On entendit annoncer coup sur coup, dans le même salon de la surintendance, M. le Comte d’Estaing, M. le Vicomte de Melun, M. le Marquis de Nesle et M. le Baron de Montmorency. Il y avait peu de monde ; et comme ces quatre personnages étaient brouillés à couteaux tirés, ils ne restèrent pas plus de cinq à six minutes en regard les uns des autres. Ceci ne manqua pas de fournir sujet à Mme la Comtesse d’Angivillers pour en disserter ; et comme elle l’avait l’habitude de citer, incessamment, elle entreprit d’appliquer à la quadruple inopportunité de cette rencontre fortuite un ou deux vers de M. de Voltaire, dont il ne lui fut jamais possible de se rappeler la fin.

« Je combattais, Seigneur, avec Montmorency,
D’Estain, Melun, de Nesle… »

Et chacun, répétait continuellement, sans rien trouver, d’Estain, Melun, de Nesle

Et ce fameux coup-ci ! poursuivit M. de Bièvres en appliquant son cavalier pour amener échec au roi ; ce qui lui ramena la partie tout-à-fait désespérée, et ce qui terminait justement la citation de ces vers de Zaïre que tout le monde cherchait, et dont le dernier hémistiche était ce fameux Coucy !

Ce fut, on est obligé de l’avouer, un heureux et curieux Calembourg. C’est ainsi qu’on s’obstinait à nommer ces sortes de jeux de mots[17].

  1. Jean-Baptiste-Robert Auger, Baron de Monthion, etc. ; né à Versailles en 1735, mort à Paris en 1820. On sait qu’il a richement institué par son testament un grand nombre de prix qui doivent être décernés (au jugement de l’Académie française et de l’Académie des sciences), en faveur de ceux qui auraient fait l’action la plus vertueuse, publié le meilleur livre de morale, ou découvert le procédé le plus utile à l’humanité. Il a déshérité toute sa famille en faveur de l’humanité, de la morale et de la vertu. On connaît assez la manière dont on a distribué jusqu’à présent ces prix de vertu de morale et d’utitité publique, à l’Académie française, et du reste, la composition de l’Académie suffit à l’explication. — Voilà que nous ne savons plus à qui décerner ces prix Monthon, disait l’an dernier M. Royal-Collart, — pendant que la pauvre femme de M. Guizot était vivante, il n’y en avait que pour elle. (Note de l’éditeur.)
  2. Anne-Madeleine-Françoise-Émilie de Monceaux d’Auxy, veuve d’André-Hercule de Rosset de Rocosel, Duc de Fleury, Marquis de Pérignan, Comte de Versanobre, etc., morte à Paris en 1799.
  3. Dondon Picot était un surnom donné par les auteurs des Actes des Apôtres et du Petit Gauthier, journaux aristocrates à Mme la Comtesse Charles de Lameth, riche créole, dont le nom de famille était Picot de Château-Morand.
    (Note de l’Éditeur.)
  4. Sophie-Rose de Rozen, alors belle-fille du Maréchal de Broglie, et femme en deuxièmes anoces de M. René-Marc de Voyer de Paulmy, ci-devant Marquis d’Argenson, lequel est aujourd’hui secrétaire de la Société des Droits de l’homme. M. le Duc de Broglie, notabilité doctrinaire est le fils de Mme d’Argenson et du citoyen Victor Broglie, son premier mari.
    (Note de l’Éditeur.)
  5. On doit supposer qu’il est question de la femme du Comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, née de Rosières-Soran, et depuis Marquise de Talaru, laquelle était cousine-germaine de Mme de Créquy, née du Muy et belle-file de l’auteur. Madame de Talaru est morte à Paris en 1852 en y laissant tous les souvenirs et tous tes regrets qui peuvent résulter d’un esprit distingué, d’une âme élevée, d’un excellent cœur et du caractère le plus généreux.
    (Note de l’Éditeur.)
  6. Brandelis-Armand Jacques de Villiers, des Sires de l’Ile-Adam, Marquis de Saint-Georges et premier Châtelain de Gâtinais, commandeur des Ordres de N.-D. du Mont-Carmel et Saint-Lazare, etc., mort à Coblënts en 1791.
    (Note de l’Aut.)
  7. Avis de l’Éditeur. Nous n’avons pu nous décider à retrancher la citation de ces deux morceaux de poésie composés par Mme de Staël, attendu qu’ils n’ont été publiés dans aucune édition de ses œuvres. On pourra vérifier l’exactitude de ces mêmes citations à la page 56 du quatrième volume, et la page tu tome cinquième des Lettres de Grimm, qui les envoie soigneusement et qui les recommande à ses correspondans couronnés comme s’ils étaient des chefs-d’œuvre d’éloquence et d’élégance française.
  8. M. le Comte de Cossé-Brissac, Sénateur de l’Empire et membre de la légion d’honneur, avait fini par être chambellan de Mme Buonaparte la mère, qui ne l’appelait et ne parlait jamais de lui sans estropier son nom. — Canova, disait-il avec un accent d’irritation très divertissant, Canosa n’est pas digne du nom d’artiste et de statuaire ! Conova n’est qu’un manœuvre. Il a vieilli, Madame Mère ! il a vieilli, Madame !!!
  9. Marie-Maximilienne de Saint-Mauris de Mintbarey, mariée en 1779, au Prince Henry de Nassau, Comte de Saarbruck et Saarwerden. S. A. S. est encore vivante.
    (Note de l’Éditeur.)
  10. C’est-à-dire dans une décoction de serpolet, de feuilles de laurier, de thym sauvage et de marjolaine, où l’on doit ajouter un peu de sel marin. Fagon prescrivait de faire prendre ces bains froids en hiver et tièdes en été, afin d’établir autant d’accord que possible entre la sensibilité de l’épiderme et la température.
    (Note de l’Auteur.)
  11. M. le Baron Mounier, membre de la chambre des Pairs, a la charité de montrer à tout le monde une lettre autographe et signée d’un Ambassadeur de France à Vienne dans laquelle on voit la phrase suivante : — « Je vais mettre les fers au feu pour leur tirer les vers du nez et pour découvrir ce qu’ils ont dans le ventre. » Si l’on concluait de cette trilogie de métaphores incohérentes que cet Ambassadeur français était dépourvu d’esprit, de talent et de capacité diplomatique, on aurait grand tort !
    (Note de l’Éditeur.)
  12. On avait fini par l’admettre et le recevoir avec plaisir dans le plus grand monde, à raison de sa gentillesse, de ses bonnes manières, et de la mesure parfaite avec laquelle il savait montrer les grâces et la finesse de son esprit. Mme de Lussau l’aimait beaucoup.
    (Note de l’Auteur.)
  13. Étiennette-Cécile de Guynost de Mauconseil, veuve de Charles-Joseph-Alexis de Bossut d’Alsace de Chimays d’Hénin-Lietard, Prince du Saint-Empire. Nommée dame du Palais de la Reine en 1777, morte à Paris en 1816, âgée de 75 ans.
    (Note de l’Éditeur.)
  14. Voyez les détails qui se trouvent rapportés dans la Correspondance de Grimm, vol. III, pages 112 et suivantes. (Note de l’Éditeur.)
  15. Je vous ai déjà fait remarquer autre part que M. de Bièvres n’avait jamais pris volontairement et sérieusement la qualification de Marquis. Il était devenu seigneur de ce Marquisat ainsi que feu M. Gobelin l’avait été du Marquisat de Brinvilliers. Les petites gens pouvaient s’y tromper dam la rue, mais ceci n’arrivait jamais jusqu’à nos antichambres.
  16. Henri de Boulainvilliers, XVIe du nom, Comte de Saint-Sayre et de Hauroy-sur-Somme. Il ne faut pas le confondre avec M. Bernard de Boulainvilliers, prévost de Paris, dont la mère était l’héritière de la branche aînée de cette ancienne famille, et pour lequel on avait érigé la Châtelainie de Boulainvilliers en Vicomté.
    (Note de l’Auteur.)
  17. Toutes les plaisanteries de M. Maréchal de Bièvres n’etaient pas d’aussi bon goût ; je me rappelle en avoir entendu conter une ou deux que je n’ai pas enregistrées et dont je n’aurais pas dû garder le souvenir ; mais le ridicule y domine tellement sur le reste, que j’en prends mon parti. Je les mettrai seulement à part des autres en brebis galeuses et hors de l’étable.
    On n’avait pu s’en empêcher d’entendre parler d’un certain M. Dumoncel, habile ingénieur et gros mangeur qui ne se retendit et ne se refusait à rien pour se procurer toute sorte de soulagement. Il avait fait grand bruit et s’était fait chasser du parterre de l’Opéra parce qu’il était sourd et tant il était malpropre. Mais, Monsieur, fut lui dire ce drôle de garçon, à propos de ce qu’il venait d’entendre en marchant derrière lui sur le Pont Royal, mais, monsieur l’ingénieur des ponts et chaussées (c’était avec un ton de reproche), à quoi servent donc les parapets ?…
    L’autre historiette consiste en ce qu’il avait composé la musique et les paroles d’un trio chromatique qu’on devait exécuter chez une précieuse de Genève, appelée Mme Sismondi. Il y avait dans cette cantate des vers d’opéra tels que ceux-ci, par exemple :

    « As-tu pu trahir tes sermens ?
    « Ah ! je sens palpiter mon cœur !
    « Ah ! vous empoisonnez la vie !

    Et ceci n’était ni moins lyrique, ni plus mauvais que toute autre chose qui ne vaudrait pas mieux ; mais il se trouva qu’il avait ajusté tout cela de manière à ce qu’on fût obligé de chanter par intonations entrecoupées. — As-tu pu… Ah ! je sens… Ah ! vous empoisonnez !… etc.
    Jugez du trouble et de la confusion qui s’ensuivit chez Mme Sismondi la pédante, et pour le jour de sa fête, en présence de Mme Necker ? L’irritation patriotique des Genevoises en fut à son comble, et l’on disait que si M. de Bièvres avait eu la fantaisie d’aller à Genève, on aurait pu lui faire un mauvais parti.
    C’est qu’elles ne plaisantent pas, les personnes de Genève ! On sait que M. de Voltaire avait appelé Genève une république qui s’agite auprès de mes terres, et ce qu’il en est résulté, c’est qu’il n’y a eu ni Genevois ni Genevoise qui ait voulu prendre part à cette souscription ouverte par les Necker, afin de lui ériger une statue ! On est allé jusqu’à dire que Mme Necker en

    avait été blâmée très-ouvertement.
    (Note de l’Auteur.)