Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/10

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 170-183).


CHAPITRE X.


Scandales contemporains. — Beaumarchais. — Jugement de l’auteur sur cet écrivain. — Les tant pis et les tant mieux ! (l’auteur attribue cette diatribe à l’abbé Morellet). — Mot de Louis XVIII sur Beaumarchais. — Tanneguy du Châtel et ses descendans. — Mirabeau et sa famille. — Son pamphlet contre le Garde-des-Sceaux. — Lettre du chevalier d’Éon à M. de Maurepas. — Épigramme de ce ministre au lieu de réponse. — Remarque de Tronchin sur l’organisation des rieurs et sur les effets du rire.

Cependant le philosophisme portait ses fruits, la dissolution minait le corps social, et ce n’était pas sourdement ; elle se manifestait par des écrits incendiaires et des scandales. En voyant les choses à la surface, ou, pour mieux dire, en n’y regardant pas, on avait peine à s’expliquer certains actes d’insolence et d’impunité ; mais en y regardant au flambeau de la raison divine, on en découvrait le principe ; on voyait un ulcère au cœur de la France ; elle était sur le bord d’un précipice, et suivant la parole du prophète, elle y chancelait comme une femme enivrée. On entrevoyait dans une sorte d’obscurité souterraine encore, et dans les ténèbres sillonnées par une suite d’éclairs et de feux sinistres ; on entrevoyait un monstre affamé, cruel horrible ; et si l’on se reculait avec effroi, l’abîme était partout ! Le sol du royaume avait été miné, crevassé, creusé comme un puits d’Égypte, et 93 était au fond du gouffre béant. C’est là qu’il attendait sa proie.

C’est particulièrement la misérable personne et les insolentes pasquinades de Beaumarchais qui m’ont inspiré cette boutade.[1] Beaumarchais ! un corrupteur vénal, un messager d’espionnage ; un homme que la justice avait flétri, que l’autorité ménageait, et que Monsieur, frère du Roi, croyait devoir protéger !…

Je n’entrerai pas, au sujet des intrigues et des ouvrages de ce méchant écrivain, dans certains détails qui traînent partout et qui excéderaient ma patience. Écoutez seulement les tant pis et les tant mieux de l’Abbé Morellet ; il me semble qu’ils sont restés manuscrits, et ce dialogue fictif est la meilleure biographie de l’auteur de Figaro.

— Mon père exerçait un métier des plus faciles ; il ne put jamais réussir à me l’apprendre.

— Ah ! tant pis !

— Ce fut tant mieux, car j’appris alors à jouer de la harpe, et ce petit talent, qui n’était pas commun dans ce temps-là, me fit parvenir jusque dans le salon de musique de Mesdames, filles de France, que je n’aurais certainement jamais approchées, si je n’avais su que raccommoder des montres et monter des pendules.

— Eh bien, tant mieux !

— Oui dà ! mais c’est que je jus outrageusement chassé de Versailles à cause de mes impertinences.

— Ah ! tant pis, tant pis !

— Il se trouva que mes impertinences ne furent pas inutiles à M. Paris-Duverney, qui était millionnaire, ainsi que vous ne l’ignorez pas.

— Tant mieux !

— Pas trop cependant, parce que mes relations avec lui m’attirèrent après sa mort un procès qui pensa me faire pendre ; et dans l’intervalle, afin de me distraire ou de me consoler, je me suis marié trois fois.

— Tant pis, trois fois tant pis !

— Laissez donc, je me suis toujours trouvé veuf avant d’avoir eu le temps de m’en repentir… Enfin pour me désennuyer de ce que j’entendais chuchoter autour de moi, je fis Eugénie qui est un drame infiniment sensible et qui fut sifflé !

— Tant pis !

— Non pas, car je soutins bravement que ma pièce devait allez aux nues ; je m’arrangeai de manière à soutenir la gageure ; je devinai pour lors tout ce qu’on pouvait oser avec le public, et c’est un secret que j’ai trouvé moyen de faire valoir avec un grand profit. Quelque temps après je me fis présenter à M. le Duc de Chaulnes avec qui j’avais l’honneur de souper dans sa petite-maison, et dont la maîtresse avec nom Mlle Beauménard…

— Ah ! pour cette fois-ci, tant mieux, du moins !

— Certainement, tant mieux, si cela ne m’avait pas valu trois mois de prison, sans parler d’une volée de coups de bâton, comme je n’en avais jamais reçu ; ah ! justes dieux ! quelle volée de coups de bâton ! Je ne comprends pas comment j’ai pu m’en relever ?… Mais je voulus me dédommager de cette contrariété par un profit pécuniaire ; j’entrepris de faire régler mes comptes avec M. Paris-Duverney qui venait de mourir ; je risquai, comme je l’ai publié moi-même éloquemment, de me faire payer, ou de me faire pendre. Je ne fus pas pendu…

— Mais vous direz tant mieux, j’espère ?

— Je fus blâmé par arrêt de la grand’chambre du parlement, où M. le Président Bertier de Sauvigny me fit mettre à genoux, tête nue, les mains jointes, afin d’écouter ces paroles qui me furent adressées judiciairement par ce magistrat, — Caron, dit Beaumarchais, la Cour te blame et de déclare infame.

— Monsieur de Beaumarchais, voilà qui me paraît désagréable pour vous ?

— Tout au contraire, et mille fois tant mieux ! je devins le martyr du patriotisme ; je fut regardé comme une victime de l’arbitraire et de la tyrannie. Un bel esprit de mes amis, qui s’appelle M. Gudin, me surnomma le Brutus de la France. Tout blâmé que j’étais, et peut-être aussi parce que j’avais été noté d’infamie, je fus admis à la table de Monseigneur le Duc d’Orléans ; je fus chargé d’une mission pour Londres et d’une commission pour Vienne ; il s’agissait de faire enlever Mlle d’Eon qui me fit trembler, et de surprendre le secret d’un secrétaire de l’Impératrice-Reine qui me fit chasser de ses États ; enfin je me décidai à gagner de l’argent pour soutenir la liberté du Nouveau-Monde, en attendant que le Roi Très-Chrétien ne dédaignât pas de la soutenir lui-même un peu plus dispendieusement (nous verrons si les Anglais oublierons cela ?). Pour avoir bien vendu à ces nouveaux républicains de mauvais fusils, de mauvais souliers et de mauvais chapeaux, je me fis appeler Beaumarchais l’Américain, ils ne répondirent à cette plaisanterie qu’en me rabattant 80 pour cent sur mes créances, et je partis de là pour publier un manifeste où je traitai lestement un premier ministre appelé M. le Duc de Choiseul, ainsi que M. le Comte d’Aranda, Ambassadeur du Roi d’Espagne et des Indes à la Cour de France.

— Mais ce fut tant pis, sans doute ?

— Oh ! pas du tout ! ces deux messieurs n’y prirent pas garde, et les Américains s’imaginèrent que j’étais un des plus puissans personnages de l’Europe. Pour occuper les loisirs que ces grands intérêts laissaient à mon activité, j’entrepris une édition des œuvres de Voltaire que je finirai peut-être…

— Et ce sera tant mieux pour nous ?

— Tant pis pour moi ! car je n’y profiterais pas, et j’aime mieux l’argent des souscriptions que la satisfaction des souscripteurs. Enfin, je fais des comédies prodigieusement spirituelles ; on me refuse de les laisser jouer, en disant qu’elles sont immorales et mal écrites, en disant qu’elles sont calomnieuses, ordurières, impies, etc. Vous n’avez pas d’idée de tout ce qu’on reproche à mes comédies…

— Tant pis !

— Tant mieux ! car, après les avoir défendues pendant plus de deux ans, on a fini par en permettre la représentation. Tout le monde s’y porte, et c’est un succès qui n’aurait pas eu lieu sans le prestige de la première défense ; c’est une victoire que j’ai remportée sur l’autorité ! Il ne tient qu’à moi de penser que l’heureuse audace de mon caractère est une puissance réelle ; et quand on ose attaquer mon telent, savez-vous comment je réponds ? Je réponds aux rédacteurs de la Gazette de France ou du Journal de Paris : « Misérables, quand j’ai su vaincre tigres et lions pour faire jouer mes comédies, pensez-vous qu’après le succès du Mariage de Figaro, je veuille me résoudre, ainsi qu’une servante hollandaise, à battre l’osier tous les matins sur l’insecte vil de la nuit ? »

— C’est une charmante épigramme ! et tout le monde a dû penser que vous compariez ceux qui se donnent les airs de vous critiquer à des punaises.

— Ah ! ne dites pas cela, je n’en conviens pas ; je l’ai démenti pour sortir de Saint-Lazare, où le Baron de Breteuil m’avait fait emprisonner ; je me suis rétracté.

— Tant mieux !

— Ce sera tant pis pour mes adversaires, et je vais manœuvrer de manière à m’en venger par tous les moyens dont il est possible d’user, sans avoir à craindre d’être pendu.

Le voilà cet impudent valet, ce Figaro ; voilà Beaumarchais au naturel. Je vous ai déjà dit que M. de Maurepas l’employait dans son cabinet, et le faisait employer à certains messages pour les affaires étrangères. On osait lui confier une partie des secrets de l’État ; et comme cet homme était d’une subtilité diabolique, il devinait le reste. On a su qu’il avait trafiqué des intérêts de la France, au profit des révoltés américains. Avec quatre élémens de perdition, tels que Voltaire et M. de Maurepas, M. Necker et Beaumarchais, comment voudrait-on que la révolution ne fût pas survenue ?

Ce dernier avait pris la liberté d’écrire à Monsieur, pour le solliciter en faveur d’une certaine Mme Lecluse ; et comme le nom de cette femme était Vollois ou Valois, il avait l’impertinence de supposer qu’elle était peut-être issue de quelque rameau puîné de cette branche royale, comme un fruit piqué des vers et tombé ? Il alla s’aposter sur le passage de Monsieur, qui lui dit, sans le regarder et sans s’arrêter : — M. de Beaumarchais a l’inconvénient de parler de ce qu’il ne comprend pas, et de se mêler de ce qui ne le regarde point. Il ne suffit pas d’un nom pour établir une généalogie. Est-ce que M. Caron de Beaumarchais descend du Grand-Amiral de Pluton ?…

Beaumarchais protégeait encore une autre famille qui portait le nom de Duchâtel, et sans penser à ce qui pouvait en résulter, il avait glissé bien étourdiment dans un de ses pamphlets, en note et mal à propos de toute manière, que son ami Duchâtel était de cette ancienne famille qui subsiste encore en Bretagne. Le Comte du Chastel, aîné de sa maison, dénonça l’affaire au parlement, qui fit saisir le mémoire et qui condamna l’auteur à payer cent louis d’amende à l’Hôtel-Dieu de Paris.

Monsieur disait aussi qu’il est impossible de se tromper sur les véritables du Chastel, attendu que, pour la commémoration de leur ancêtre, qui est inhumé dans l’église de Saint-Denis, les moines ont toujours eu l’attention d’inviter ses descendans à la grand’messe de son anniversaire. Il y a d’autres gentilshommes qui portent ce nom-là ; il y a même des familles de la bourgeoisie, m’a-t-on dit, et ce doit être assez désagréable aux personnes de cette maison ; mais, ajoutait Monsieur qui savait tout, on peut être bien assuré que tous les nobles qui ne sont pas reconnus et conviés par les moines de Saint-Denis, et dont les noms ne se trouvent pas inscrits sur les registres de leur communauté, ne sauraient être issus de l’illustre Tanneguy Sire du Chastel et Grand-Maître de France[2].

Ce fut alors qu’on vit surgir de sous terre et se montrer sur l’horison politique un gentilhomme de Provence appelé M. de Mirabeau[3]. Il était poursuivi judiciairement par sa femme ; il était en procès avec son père et sa mère qui plaidaient l’un contre l’autre ; il avait passé la plus grande partie de sa jeunesse en prison pour dettes ou par ordre du Roi ; il avait été condamné à mort, et tout donne à penser qu’il avait à se reprocher une foule d’actions criminelles ; mais si coupable qu’il fût, son père et sa mère n’en étaient pas moins des parens dénaturés, et depui les Atrides on n’avait jamais entendu parler d’aucune famille aussi détestablement vindicative !

Imaginez la surprise et le découragement qui suivirent la publication du pamphlet dont je vais copier quelques lignes, et qui avait été distribué dans tout Paris avant que les ministres eussent eu connaissance de son impression. Imaginez l’émotion du gouvernement, et figurez-vous la désolation des amis de l’ordre, à l’apparition d’un pareil phénomène, effrayant météore, ainsi que nous disait le Garde des Sceaux.


Mémoire du Comte de Mirabeau, supprimé au moment même de sa publication, par orde de M. le Garde des Sceaux,


et réimprimé par respect pour le roi et la justice,


avec une conversation de M. le Garde des Sceaux et du Comte de Mirabeau à ce sujet.


M. le Garde des Sceaux. — Monsieur, nous ne sommes pas ici pour faire ou pour écouter des discussions philosophiques.

Moi. — Monseigneur, je n’ignore pas que ce cabinet est peu accessible à la philosophie, mais il ne doit pas être inaccessible au bon sens.

M. le Garde des Sceaux. — Ah ! le bon sens ! Que dit le bon sens ? Je serai charmé de l’entendre parler par votre bouche !

Moi. — Monseigneur, le bon sens est bon à tout, même au théâtre des Variétés amusantes ; mais je parlerais long-temps si j’entreprenais de vous répéter tout ce que dit le bon sens à votre sujet, et sur les arrêts du conseil qui sont fabriqués dans vos bureaux ; je m’en tiendrai donc au cas présent et particulier, et je tâcherai de vous faire comprendre, par un exemple connu de vous, ce que je voulais vous dire au nom du bon sens.

Tout le monde imprime des Mémoires sur les demandes en cassation, vous le savez, vous l’approuvez, vous le conseillez même à ceux que vous protégez, mais vous venez de me le refuser, et vous m’écrasez, moi, parce que vous ne me croyez pas les moyens de réclamer assez fortement contre vous. Certes, Monseigneur, la méthode n’est pas nouvelle, mais elle est cruellement ingénieuse !…

M. le Garde des Sceaux. — Monsieur, vous n’êtes pas juge de ces matières.

Moi. — Non, Monseigneur, mais le Roi l’est !

M. le Garde des Sceaux. — Allez vous plaindre au Roi des lois de l’État.

Moi. — Des lois de l’État ! de ses lois ! Ah ! nous n’en sommes plus à savoir comment se font les lois de l’État et les arrêts du conseil. Lequel de vos commis n’en a pas fait cinquante en sa vie !…

M. le Garde des Sceaux. — Monsieur, si j’ai supprimé votre Mémoire, c’est en vertu de la loi, et je crois que, par ce seul mot, notre conversation doit être finie, etc.

On supprima ce Mémoire, et le gouvernement n’osa pas sévir contre son auteur. Les Necker avaient pris M. de Mirabeau sous leur protection et la faiblesse de M. de Maurepas favorisait tellement toute sorte d’imprudence, que le Chevalier d’Eon vint s’en mêler. Il était permis de s’en étonner après la lâcheté de sa condescendance pour les volontés du Duc d’Aiguillon, qui lui avait imposé t’obligation de porter des habits de femme, mais la monarchie s’en allait tous les jours en fléchissant et diminuant d’autorité depuis la mort de Louis XV ; la bénignité du gouvernement encourageait la raideur insolente ; il n’y avait pas de chiffon qui n’eût mis de l’empois ; écoutez la curieuse épître de cette demoiselle à M. de Maurepas, Premier Ministre.

« Monseigneur,
Je désirerais ne pas interrompre un instant les momens précieux que vous consacrez au bonheur et à la gloire de la France ; mais animé du désir d’y contribuer moi-même dans ma faible position, je suis forcé de vous représenter très humblement et très fortement que le temps de mon noviciat femelle étant entièrement révolu, il m’est impossible de passer à la profession. La dépense est trop forte pour moi et mon revenu est trop mince. Dans cet état, je ne puis être utile ni au service
du Roi, ni à moi, ni à ma famille, et la vie trop sédentaire ruine l’élasticité de mon corps et de mon esprit. Depuis ma jeunesse, j’ai toujours mené une vie fort agitée, soit dans le militaire, soit dans la politique ; le repos me tue totalement.

Je vous renouvelle cette année mes instances, Monseigneur, pour que vous me fassiez accorder par le Roi la permission de continuer mon service militaire ; et comme il n’y a point de guerre de terre, d’aller comme volontaire servir sur la flotte de M. le Comte d’Orvilliers. J’ai bien pu, par obéissance aux ordres du feu Roi et de ses ministres, rester en jupes en temps de paix, mais en temps de guerre cela m’est impossible. Je suis malade de chagrin, et honteux de me trouver en telle posture dans un temps où je puis servir mon Roi et ma patrie avec le zèle, le courage et l’expérience que Dieu et mon travail m’ont donnés. Je suis aussi confus que désolé de manger paisiblement à Paris pendant la guerre, la pension que le feu Roi a daigné m’accorder. Je suis toujours prêt à sacrifier pour son auguste petit-fils et ma pension et ma vie.

Aidez-moi, Monseigneur, à sortir de l’état léthargique où l’on m’a plongé, qui a été l’unique cause de mon mal, et qui afflige tous mes amis et protecteurs guerriers et politiques. Je dois encore vous faire observer ici qu’il importe infiniment à la gloire de toute l’illustre maison de M. le Comte de Guerchy de me laisser continuer mon service militaire ; du moins c’est la façon de
penser de toute l’armée, de toute la France, et j’ose dire de toute l’Europe instruite. Une conduite contraire fait le sujet des interprétations les plus fâcheuses, et donnerait matière à la malice des conversations du public. J’ai toujours pensé et agi comme Achille : Je ne fait point la guerre aux morts, et je ne tue les vivants que lorsqu’ils m'attaquent les premiers. Vous pouvez à cet égard prendre par écrit ma parole d’honneur sur ma conduite future. Vos grandes occupations vous ont fait oublier, Monseigneur, qu’il a plus de quinze mois, vous m’avez donnez votre parole que je serais heureux et content quand j’aurais obéi au Roi en gardant mes habits de fille. J’ai obéi complètement, je dois espérer d’un mimstre aussi grand et aussi bon que M. le Comté de Maurepas, qu’il daignera me tenir sa parole et me remettre in statu quo. Il ignore que c’est moi qui soutiens ma mère et ma sœur et de plus mon beau-frère et mes neveux au service du Roi ; que j’ai encore à Londres une partie de mes dettes, ma bibliothèque entière, mes papiers et mon appartement qui me coûte vingt-quatre livres de loyer par semaine, tandis que je ne suis pas encore payé ici de ce qui me reste légitimement dû par la Cour ; qu’après avoir servi le feu Roi à son gré, en guerre et en politique, depuis ma jeunesse jusqu’à sa mort, je ne suis pas encore en état de meubler ma maison paternelle en Bourgogne pour l’aller habiter. M. le Comte de Maurepas doit sentir que mon obéissance silencieuse doit avoir un grand mérite à ses yeux ; que dans ma position femelle je suis
dans la misère avec les bienfaits du feu Roi, qui suffiraient pour un capitaine de dragons, mais qui sont insuffisans pour l’état qu’on m’a fait

prendre. Il doit surtout comprendre que le plus sot des rôles à jouer est celui de pucelle à la ville, tandis que je puis jouer encore celui de lion à

l’armée. Je suis revenu en France sous vos auspices, Monseigneur, ainsi je recommande avec confiance mon sort présent et à venir à votre généreuse protection, et je serai toute ma vie avec la plus scrupuleuse reconnaissance, Monseigneur, votre très-humble, et très-obéiss. serv.
« D’Éon »

M. de Maurepas ne voulut donner aucune réponse à Mademoiselle d’Éon qui fit semblant de se fâcher ; elle avait juré, disait-on, d’appeler en combat singulier et d’exterminer le Marquis de Phelippeaux d’Herbault, lequel était l’unique héritier et le neveu de ce premier ministre.

« Armide est encore plus aimable
« Qu’elle n’est redoutable !

Disait-il en ricanant ; et voilà comment la monarchie s’en allait avec un homme qui riait toujours. La force est incompatible avec les éclats de rire, et j’ai oui dire à Tronchin que les gens chatouilleux n’étaient jamais vigoureux.

  1. Pierre-Augustin Caron, sieur de Beaumarchais, né en 1732, mort à Paris en 1799.
  2. La véritable maison du Chastel existe encore ; mais il paraît qu’il se trouve à Paris un ex-ministre du commerce appelé Duchâtel, lequel est grotesquement affublé du prénom de Tanneguy, ce qui dénote une prétention, si ce n’est une ambition ridicule.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Honoré-Gabriel de Riquetti de Mirabeau, Chevalier. Cette qualification était la seule qui lui fût accordée par les cours souveraines pendant ses procès, attendu que celle de Comte n’était pour lui qu’un titre de courtoisie. Il est mort en 1791, âgé de 42 ans.
    (Note de l’Auteur).