Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 4/03

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 4p. 60-72).


CHAPITRE III.


Voltaire. — Origine de sa fortune. — Son envie d’être Marquis de Ferney. — Lettre de Voltaire à Mme de Créquy. — Réponse de l’auteur. — Placet de Voltaire afin d’obtenir le cordon noir ou la croix de Saint-Lazare. — Le jeune Duc du Châtelet. — Visite à Ferney. — Lettre du Marquis de Créquy à sa mère. — Mme de Blot à Ferney. — Anecdotes contées par Voltaire et rapportées par M. de Créquy. — Provocation philosophiques à des Genevoises.

Les personnes qui ont écrit la philosophique histoire de M. de Voltaire ont négligé de recueillir ou n’ont pas voulu publier certains détails de sa vie privée, dans lesquels je vais entrer pour suppléer à leur insuffisance ou leur silence obligeant. Je ne le suivrai pas dans toutes ses agitations en France et ses migrations à l’étranger ; on a tout dit sur ses voyages à la cour de Nancy, en Angleterre, et auprès de ce Roi de Prusse auquel il a prodigué tant de flatteries et tant d’insultes, suivant les temps ; mais j’ai su par MM. de Richelieu,  de Breteuil et du Châtelet certaines choses que personne ne savait ou n’a voulu dire, et les voici.

Voltaire avait eu de la succession de son père environ dix-huit mille livres de rente, savoir : deux mille écus par deux maisons rue Saint-Antoine, et le reste en obligations sur la ville et sur le clergé. Jusqu’à ce qu’il fût devenu riche, il avait prodigieusement aimé l’argent, et, contre l’ordinaire des personnes et des choses de ce monde (à l’exception des vins méridionaux), il était devenu généreux en vieillissant. Comme il avait toujours eu de l’attrait pour les gens en crédit et pour les bonnes compagnies, il avait eu des relations les plus distinguées possible ; il avait toujours employé ses amis à l’augmentation de sa fortune ; il avait toujours fait agir les amis de ses amis dans l’intérêt de ses finances ; et pendant trente ans de sa vie on n’a jamais entendu parler de la nouvelle promotion d’un fermier-général sans entendre dire aussi que Voltaire avait fait solliciter un intérêt dans sa ferme. On a dit qu’il avait dû la plus grande partie de sa fortune aux frères Pâris, et je ne le crois pas. Le Marquis de Breteuil a calculé devant moi que leur opération sur les fournitures de 1747 à 1749, où Voltaire était intéressé pour un 92me avait dû lui rapporter tout au plus 60 mille livres ; mais le Marquis du Châtelet et le Maréchal de Richelieu m’ont dit cent fois que la part qu’ils avaient fait avoir à Voltaire dans les recettes et les profits de MM. de la Poupelinière et Challut avait dû lui rendre plus de quinze cent mille francs.

Il a dit au vieux M. du Châtelet que, lorsqu’il avait pris le parti de se qualifier Sieur de Voltaire, c’était qu’il n’aurait pas eu le moyen d’acheter une terre qui pût lui donner un autre nom précédé d’un article, parce que sa mère, à laquelle il payait un douaire avec une pension de 4 mille francs, vivait encore. Son nom de famille, qui lui paraissait ignoble et déplaisant, avait fini par lui devenir insupportable. Il n’avait trouvé qu’une manière et qu’une seule occasion pour s’en délivrer, c’était en acquérant un petit fief de la vicomté de Paris ; mais, comme le nom de ce lieu féodal était Bouprupt-en-Jôsas, il s’était enfui de chez le notaire où se faisait la vente aussitôt qu’il avait ouï proférer cet horrible nom. Celui de Veautaire, dont il a fait Voltaire à raison de l’euphonie, est le nom d’une petite ferme située dans la paroisse d’Asnières-sur-Oise, à dix lieues de Paris. Il en avait hérité d’un sien cousin nommé Gramichel ; et, bien que ce domaine ne fût nullement seigneurial et qu’il ne rapportât que deux cents livres, il n’hésita pas à en prendre le nom, au mépris de celui d’Arouet dont il était excédé.

Arouet ! indigne et misérable nom ! disait-il un jour en présence de M. Clairaut ; et notez que c’était en menaçant les cieux d’un regard de colère et du poing ferme, comme un homme en délire.

Les notaires de Paris disent toujours que, pour les seigneuries en Île-de-France, il y a différence de moitié prix suivant que le nom du fief est plus ou moins élégant ; et ceci me rappelle que M. de Penthièvre n’a jamais pu réussir à se défaire de la seigneurie de ses bourgs de Villejuif et de Lonjumeau, dont il aurait voulu se débarrasser parce qu’ils ne lui tiennent à rien (ils ne sont pas mouvans de sa châtellenie de Sceaux ; je crois même qu’ils relèvent de l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que ce Prince ne voulait pas s’y trouver dominé par un Abbé). — Il serait joliment agréable de se faire annoncer Monsieur et Madame de Lonjumeau ou de Villejuif ! disaient les chercheurs de fiefs, ambitieux d’acquérir un nom sonore ; et toujours est-il qu’on n’a jamais pu trouver bon marchand pour ces deux seigneuries, par cette raison-là.

Je ne sais comment il se fait qu’à l’exception de Chatou, de Pantin et quelques autres vilains noms en très petit nombre, tous les villages ou seigneuries de la capitainerie du Louvre et de la prévôté du Châtelet portent des noms charmans. Il n’est rien de si joli que Luciennes, Amécour, Argenteuil et Virofley, Montfermeil, Argilliers, Romainville, et tous ces autres noms de la banlieue de Paris, qu’on dirait avoir été formés pour la satisfaction de l’oreille et des yeux, à l’usage d’une Princesse ou d’une favorite, ou par un poëte amoureux de quelque nymphe de la Seine. Je me suis dit quelquefois qu’il ne serait pas impossible que la douceur de l’idiome aulique et la politesse du langage à la cour de France eussent influé sur l’élégance et l’aménité de ces appellations les plus voisines de Paris.

Aussitôt que M. de Voltaire est devenu gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi (par la grâce de Mme de Pompadour, en conséquence et récompense d’une épitre dédicatoire), il a joui des priviléges de la noblesse et pris la qualification d’Écuyer, avec des armoiries à fond noir (il avait entendu professer Mme de Lhospital, et pour aller s’armer de quelque rébus en champ d’azur, il avait trop de finesse dans le tact et faisait trop bien ses petites affaires), une simple barre, en effigie d’un coup d’estoc sur un bouclier. On aurait dit un écu du temps des Albigeois ; rien n’était si noblement sévère et de plus franc gothique.

Lorsque M. de Voltaire est revenu de Berlin, ayant été Chambellan du grand Frédéric et Chevalier de son Aigle-Rouge, il a voulu devenir Seigneur de paroisse, et, suivant son droit seigneurial, il a fait peindre ses armoiries sur deux lîtres blanches en quarante-huit places, à l’extérieur et l’intérieur de son église de Ferney, sans préjudice au pourtour de son colombier féodal, ainsi qu’à la barrière de son audience. Sa terre de Ferney n’avait que les droits de moyenne justice et de simple coutume ; mais il se jugeait en grande situation nobiliaire ; et le voilà qui s’avise de nous écrire inopinément à M. de Richelieu, mon neveu du Châtelet et moi, pour nous prier de faire ériger sa terre en marquisat.


« La faveur en question ferait la gloire et le bonheur de ma triste vie, Madame ; vous connaissez les tribulations qui m’accablent et les calomnies qui me poursuivent. Je ne sais plus s’il me sera possible de me montrer dans les rues de Genève, où j’aurais besoin d’aller pour consulter M. Tronchin sur ma santé ! M. Rousseau y a suscité contre moi le zèle de plusieurs magistrats fanatiques et d’un grand nombre de farouches citoyens, en leur disant qu’ils ne devaient pas souffrir, malgré la loi, qu’un catholique eût l’air de s’immiscer dans leurs affaires et de s’impatroniser sur leur territoire. Je ne vous parlerai pas des calomnies dont il me charge auprès de Monseigneur le prince de Conti, de Madame la Duchesse de Luxembourg, auprès de vous peut-être, Madame, et c’est pourquoi j’en appelle à vos bontés pour me dédommager de sa noire ingratitude, pour effacer la trace de toutes les persécutions qu’il m’a suscitées depuis quatre années. Voilà, Madame, où m’a conduit ma bienveillance pour cet homme, et tel est le prix de l’offre que je lui avais faite de lui donner en pur don ma maison de l’Hermitage, qui se trouve entre Tourney et Ferney. On saura bientôt de quelle reconnaissance il a payé les services de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, de M. Hume et de M. d’Alembert, que vous n’aimez pas infiniment, je le sais, et dont je connais les inconvéniens mieux que personne, mais qui n’en ont pas moins été pour lui la bienveillance et l’obligeance mêmes. Nous avons eu ici le mariage de M. de Florian ; nous aurons bientôt celui de M. le Marquis de Villette, je dis Marquis, Madame ; car, plus heureux que moi, qui n’ai pas sans doute autant de mérite que lui, mais dont la fortune et la naissance ne sont pas au-dessous des siennes, il a une terre érigée en marquisat, par le Roi, pour lui, comme seigneur de sept grosses paroisses et comme au temps de la chevalerie, ce que je pourrais, sans aucun doute, effectuer tout aussi bien que M. de Villette et sans causer plus de surprise que lui. Il est possesseur de quarante mille écus de rente qu’il va partager avec Mademoiselle de Varicourt, qui demeure chez Madame Denys. Cette jeune personne lui apporte en échange dix-sept ans, de la naissance, de la piété, de la prudence et des grâces. Vous trouverez sûrement que M. de Villette fait un excellent marché. Cet événement égaie un peu ma vieillesse et mes souffrances. Ce Rousseau me tue, Madame ! Ayez la bonté de brûler ces paperasses, de peur qu’on ne m’y voie trop en laid ou trop en négligé. Je vous adore et vous implore avec une vénération que je renonce à vous exprimer. Vous êtes un ange de bonté miséricordieuse. Je baise le bout de vos ailes, et je les baise à genoux, à deux genoux ! — À Ferney, ce 4 novembre. »

Voltaire.


Nous fûmes pendant quinze jours à nous rejeter la balle avec le chat aux jambes, pour savoir à qui répondrait au patriarche de Ferney qui voulait devenir marquis. Enfin j’en pris la charge, et, sans entrer dans aucun détail incivil, je lui marquai que M. de Richelieu consentirait à recommander sa requête aussitôt qu’il aurait pu réunir les seigneuries paroissiales exigées par les ordonnances à celle de Ferney dont il demandait l’érection. J’étais bien assurée que sa vie n’y suffirait pas ; et c’était, du reste, une folle imagination dont il revint tout naturellement dès qu’il ne se trouva plus obsédé par la vision continuelle de cette couronne de marquis de M. de Villette, lequel avait ramené sa femme à Paris. Il fut environ deux mois sans nous écrire ; ensuite de quoi mon neveu du Châtelet reçut une épître de ce grand philosophe avec un placet pour obtenir le collier de l’ordre de Saint-Michel, et toujours à cause des consolations dont il avait besoin pour opposer aux persécutions de Jean-Jacques Rousseau. Une persécution plus véritable était celle qu’il exerça six mois durant contre le Duc du Châtelet. — Ma tante ! je vous apporte encore une lettre de Voltaire, et savez-vous ce qu’il demande pour aujourd’hui ? La croix de Saint-Lazare, avec une dispense de quarante ans pour établir ses preuves. Qu’est-ce que nous allons faire ? — Il faut s’en divertir, mon enfant. Démocrite a dit que la meilleure manière de philosopher est de se moquer des philosophes.

Mon fils avait été forcé d’aller à Besançon pour un procès avec les Ducs de Wurtemberg, au sujet de l’héritage des Coligny : il imagina d’aller faire une visite à Voltaire, et voici comment il m’écrivit pour me tranquilliser sur la santé de ce vénérable écrivain :


« Rassurez-vous, Madame, sur les inquiétudes que vous avez dû concevoir à l’égard de M. de Voltaire. Ce grand homme, accoutumé depuis cinquante ans à dire qu’il va mourir et qu’il se meurt, se porte à merveille et ne s’est jamais si bien porté. Il dit qu’il est devenu sourd et aveugle. Le fait est qu’il y voit assez clair pour lire des lettres de Mme de Saint-Julien sans lunettes et qu’il a l’ouïe d’une telle finesse qu’il en est dangereux. Il est très sec et très ingambe et parfaitement droit. Le jour où j’ai eu l’honneur de le voir, car je n’ai pas voulu rester à Ferney plus de 24 heures, il avait des souliers à talons rouges, des bas de soie blancs roulés sur le genou et retenus par des boucles à diamans, une perruque innocente et naissante en jeunes cheveux blonds comme un petit Jésus de cire, enfin des manchettes qui lui couvraient toute la main, et du reste, une robe de « chambre en toile de Perse, à cause de la saison, car il est régulier sur cet article. Il m’a fait beaucoup d’excuses de n’être pas mieux habillé, mais il n’est jamais autrement. Il parut à l’entremets. On avait réservé pour lui un fauteuil en velours galonné dans le genre du vôtre, mais proportions observées, Madame et très chère Mère, c’est-à-dire avec les crépines de moins et sans panache en haut du dossier. Cet honorable philosophe a mangé rondement du rôti, de la truite au bleu, des légumes au jus, de la salade, de la pâtisserie, des fruits crus, et, qui plus est, de la crème double. Il pétilla du plus bel esprit, mais je fus étonné de le trouver emphatique et de ne pas lui retrouver dans la conversation cette légèreté cavalière et déterminée qui caractérise si naturellement ses écrits. J’avais trouvé là, devinez quoi. Mme de Blot, qui vient toucher barre à Ferney toutes les fois qu’elle va prendre ces eaux de Savoie où Tronchin voudrait envoyer ma femme. Quelle idée, quand il y a tant d’eau minérale dans notre pays ! Cette ineffable et précieuse personne était à Ferney, mille fois plus qu’au Palais-Royal encore, superlificoquentieusement renchérie. On ne comprenait rien du tout à son gazouillement, qui participait du serin de Canarie et de la bécassine, mais principalement du canarien jaune. La santé n’a jamais été le premier des biens pour elle, c’est la finesse de la taille. Elle a fini par se décider à prendre le grand parti de manger pour vivre, mais l’estomac s’y refuse par habitude, la jaunisse est en permanence et la consomption va son train. Voltaire se confondait auprès d’elle en amabilités de toute nature ; et pour les petites mines et le petit langage de petite coquetterie, je vous assure qu’il n’était guère moins étrange que Mme de Blot. Il avait cru que c’était devenu d’usage à la cour et à Paris, mais je n’ai pas à me reprocher de l’avoir entretenu dans son illusion d’optique. Vous savez sa manie pour corriger la langue française, et son engouement pour les expressions d’impasse, de mois d’Auguste, etc., qu’il forgées. Ceci causait des transports d’enthousiasme à Mme de Blot ; et, comme on parlait de ces ouragans qui ont rugi et qui ont bouleversé tout ce pays pendant la première quinzaine d’août dernier ( il faut vous dire que le reste du mois a été superbe), je dis, pour dire quelque chose sur ce mois d’août :

 
« Il n’eût pas eu le nom d’Auguste
Sans cet empire heureux et juste
Qui fit oublier ses fureurs. »

Voila M. de Voltaire qui me saute au col en s’écriant : — Generose puer ! Il est fils de sa mère ! il est spirituel, aimable, adorable !… et je crus qu’il allait m’étouffer, tant il m’étreignait dans ses bras comme ceux d’un squelette en fer. Je lui dis : — Monsieur, vous êtes pour moi d’une extrême indulgence et d’une parfaite bonté ; mais ne continuez pas à dire que je ressemble à ma mère, elle s’en fâcherait. Elle a dit à son bon ami le Cardinal de Fleury que je ne manquais peut-être pas d’esprit, mais que je n’étais pas cet enfant qu’elle avait eu dans la tête. — Oh ! c’est bien d’elle ! et je crois l’entendre en vous écoutant. Oserais-je vous demander, poursuivit-il avec un air sensible et sérieux, si Madame votre mère a toujours peur d’être déshonorée par un Abbé de Breteuil ? Et là-dessus Voltaire m’a dit une histoire que vous ne m’aviez jamais contée et que j’ai trouvée si curieusement divertissante que j’en ris encore ; il prétendait aussi que vous aviez dit une autre fois en soupirant d’un air affligé : — Je suis trop loin de Dieu pour que je puisse l’aimer par-dessus toute chose, et je vois mon prochain de trop près pour pouvoir l’aimer autant que moi-même[1]. Il faut avoir l’âge de Voltaire et vous avoir connue petite fille pour vous avoir ouï dire des choses aussi mal sonnantes aux oreilles pieuses. — Monsieur le Marquis, n’allez pas croire qu’elle ait toujours été en âge de discrétion : je l’ai vue pas plus grande que cela, disait-il en montrant le bout de son petit doigt. Après dîner, le seigneur châtelain nous conduisit dans sa bibliothèque, très vaste, fort belle et très bien remplie. Il nous lut des passages de quelques livres rares, à ce qu’il disait, sur la religion, c’est-à-dire contre la religion ; car c’est une lubie, et il revient sans cesse sur cette matière. On fit ensuite des jeux d’esprit ; et pendant qu’on jouait aux définitions, il y eut de beaux rires à propos d’un jeune professeur de Genève à qui on demanda ce que c’était que l’amour. Il se recueillit pendant une ou deux minutes en comptant sur ses doigts, et puis il nous dit que c’était un mot composé de trois voyelles et de deux consonnes. Ensuite on se mit à conter des histoires de brigands et d’assassinats. Chacun ayant eu son tour, on engagea M. de Voltaire à conter la sienne. — Je le veux bien, dit-il, et d’autant mieux que j’en sais une qui est des plus certaines : Il y avait une fois un fermier-général… Ma foi ! j’ai oublié le reste, dit-il en se levant de siége et courant à la fenêtre. — Arrivez donc, Mesdames ! arrivez donc ! s’écria-t-il en regardant dans la prairie. Voyez un tableau patriarcal ! voyez la plus belle chose de la création ! C’était un étalon qui faisait des siennes avec une jument poulinière. Comment trouvez-vous cette invitation philosophique-hippiatrique adressée à Mme de Blot, qui du reste avait été retenue à sa place par Mme Denys, qui doit connaître son cher oncle ? Je ne saurais vous peindre la confusion, l’embarras, la consternation des autres dames. Heureusement que c’était des Genevoises, et qu’on est toujours réjoui par les chapechutes qui peuvent arriver à ces vilaines pédantes. Je n’ai jamais rien vu de si risiblement gourmé que cette sorte de créatures-là. Mme de Blot se recommande à l’honneur de vos bonnes grâces et de votre amitié. C’est le mot qu’elle a dit, et je l’ai trouvé familier ; mais ceci ne vous engage pas à grand’chose : on ne parle souvent que pour son auditoire. Permettez-moi de vous dire à présent qu’il y avait dans l’état de Genève un jeune et bel horloger de cinq pieds dix pouces, lequel avait été repris de justice pour avoir manqué aux préceptes du Décalogue en ce qui touche la fornication, sauf votre respect. Aussitôt que ce criminel a été sorti de prison, M. de Voltaire l’a fait prier de venir à Ferney pour y prendre la direction de sa fabrique de’montres ; et, à l’arrivée de ce prodigieux scélérat, il est allé au-devant de lui jusque sur le perron de son château, où il l’a reçu à bras ouverts. Il ne l’appelle jamais que Monsieur le Fornicateur, et c’est toujours avec un air de considération respectueuse. Les gens de M. de Voltaire et de Mme Denys avaient d’abord imaginé que c’était le titre de quelque emploi de la république de Genève, de sorte qu’ils ne l’appelaient que M. le Fornicateur, et qu’ils ne disaient que M. le Fornicateur en parlant de lui. — Faquins ! insolens valets ! est-ce que vous prétendez imiter votre maître et singer M. de Voltaire ? Apprenez que M. de la Michodière… mais non, dit-il en s’interrompant et pouffant de rire, j’aime mieux leur faire un apologue au moyen de l’histoire de M. de Boutteville, à qui ses amis avaient donné le surnom de Bacha… Vous saurez donc, Messieurs, dit-il à ses domestiques en ôtant son bonnet pour les saluer, que M. Beaujon, qui n’en savait guère plus que vous, avait adressé la parole à M. le Comte de Montmorency-Boutteville en l’appelant Monsieur le Bacha. — Monsieur le receveur-général des finances, lui répondit ce grand seigneur, ceux qui m’appellent Bacha ne m’appellent point Monsieur, et ceux qui doivent m’appeler Monsieur ne m’appellent jamais Bacha… Allez donner du chenevis à mes perroquets. — Ah ! Mesdames ! s’est-il écrié d’un air de transport, quelle admirable ville que celle de Genève ! Vous donnez à la France un philosophe pour l’éclairer, c’est M. Rousseau ! un médecin pour la guérir, c’est M. Tronchin ! un banquier pour contrôler ses finances, c’est M. Necker ! Il faut espérer qu’à la mort de l’Archevêque de Paris, on intronisera votre fameux prédicant, M. Vernet, dans l’église de Notre-Dame.

« Ce que j’ai pris la liberté de conclure de tout ceci, c’est que M. de Voltaire est un vieux enfant. »

  1. Il n’arrive jamais que Mme de Créquy parle de ses traits d’esprit et cite ses propres bons mots lorsqu’ils n’entrent pas naturellement dans le cadre de son récit. Cette exclamation sur l’amour de Dieu et du prochain est rapportée dans la correspondance de Grimm, où l’on trouve également plusieurs autres citations de Mme de Créquy, et notamment un fragment d’une de ses lettres à la Maréchale de Noailles. Voici une réponse de cette dame au Roi Louis XV, réponse dont elle ne parle pas dans ses mémoires, et dont ses contemporains avaient conservé le souvenir. Le Roi lui dit un jour en présence du Maréchal de Saxe : — « N’admirez-vous pas les heureux effets de la victoire de Fontenoy ? le Maréchal avait ses deux jambes horriblement enflées : le voilà revenu dispos, vif et gaillard après la bataille. — M. le Maréchal de Saxe est le premier « héros que la gloire ait désenflé, » répondit Mme de Créquy ; et le vainqueur de Fontenoy fut lui baiser les mains d’un air attendri. (MMss Cher Montbarrey.)
    (Note de l’Éditeur.)