Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 3/08

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 3p. 216-226).


SUR LA VIE ET LA MORT


DE TRÈS HAUT, TRÈS PUISSANT ET SÉRÉNISSIME PRINCE


Monseigneur Louis D’ORLÉANS,


Premier Prince du sang Royal et premier Pair de France, Duc d’Orléans, de Chartres, de Valois, de Nemours, de Montpensier, etc., Prince de Joinville, Marquis de Coucy et de Follembray, Comte de Soissons et de Romorentin, Vicomte de Dourdan, Seigneur de Montargis, etc., etc., Chevalier des ordres du Roi et de l’ordre insigne de la Toison-d’or, Grand-Maître des ordres militaires et hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et Saint-Lazare de Jérusalem, Nazareth et Bethléem, Gouverneur du Dauphiné, ci-devant Colonel-Général de l’infanterie française et étrangère, etc., etc., etc.[1].

« Louis, Duc d’Orléans, premier Prince du sang, était un des plus savans et des plus vénérables Princes qui aient jamais paru sur la scène du monde. Il naquit à Versailles, le 4 août 1705, de Philippe Duc d’Orléans, depuis Régent, et de Marie-Françoise de Bourbon. Il fit paraître dès son enfance une si forte inclination pour la vertu et pour la science, que ses gouverneurs et précepteurs furent obligés de modérer l’ardeur de son zèle et d’interrompre ses travaux, à cause de la faiblesse de son tempérament et des fréquentes maladies auxquelles il était sujet. Il parut à la cour lorsque son illustre père devint Régent du Royaume. Après la mort de ce grand Prince, il épousa, en 1724, la Princesse Augustine Marie de Bade, et cet auguste mariage forma entre ces deux époux l’union la plus tendre. Dieu fit bientôt voir qu’il bénissait cette alliance en donnant à la France, en 1725, un Prince qui la console de la perte de ceux qui lui ont donné le jour. La Princesse de Bade, Duchesse d’Orléans, mourut l’année suivante, et sembla n’avoir été montrée à la cour, dont elle était le plus bel ornement, que pour lui laisser des regrets éternels. Une mort si prématurée, jointe à celle de Msr le Régent, son père, et à celle de la Duchesse de Berry, son auguste sœur, fit faire à Mgr le Duc d’Orléans de sérieuses réflexions sur le néant des grandeurs humaines, et il se proposa pour lors un nouveau règlement de vie dont il ne se relâcha jamais. Il prit en 1729, à l’abbaye royale de Sainte-Geneviève, un appartement, si l’on peut décorer de ce nom un logement reculé, gênant, étroit et très incommode ; mais il était placé entre les deux églises de Sainte-Geneviève et de Saint-Étienne, sur lesquelles il avait des tribunes ; il tenait à la maison de Dieu, et c’était assez qu’il en fût en quelque sorte une portion pour que Mgr le Duc d’Orléans le préférât aux plus beaux palais. Il avait commencé par y faire des retraites aux fêtes solennelles, mais ensuite il y fixa tout-à-fait sa demeure, et depuis sa conversion (c’est ainsi qu’il appelait son changement de vie) il y pratiqua les austérités les plus mortifiantes. Il couchait sur une simple paillasse et souvent sans draps. Il se levait à quatre heures du matin, se privait de feu durant les hivers les plus rudes et ne buvait que de l’eau ; privations qu’il disait lui coûter beaucoup, surtout celle du vin. Négligé, vêtu comme un homme du commun, ses meubles et sa table étaient de la pauvreté la plus édifiante. Il était en tout un modèle de la pénitence chrétienne. Depuis longues années il récitait exactement le bréviaire de Paris, passait huit heures à l’église les jours de fête et dimanche, ce qu’il continua dans sa dernière maladie, et recevait fréquemment le sacrement de nos autels, qu’il accompagnait souvent chez les malades du quartier de la Montagne, dont il ne sortait plus. Que Dieu pardonne aux instigateurs de certaines contrariétés dont ce religieux Prince avait été l’objet ! On l’a vu, dans la quinzaine de Pâques, monter plusieurs fois, quoique incommodé et quasi perclus de ses rhumatismes, jusqu’à des cinquièmes et sixièmes étages à la suite des sœurs de la Charité. Animé d’un esprit d’adoration, de gémissement et de prière, on le surprenait souvent, dans l’intérieur de son appartement, le corps prosterné et le visage appliqué contre terre. Il ne perdit rien dans sa solitude de son profond respect et de son attachement pour Sa Majesté. On sait avec quelle douleur il apprit sa maladie qui lui fit verser des larmes, et peut-être est-ce à l’assiduité et la ferveur des prières de ce grand Prince que la France est redevable de la conservation de son Roi. Souvent on lui entendait dire : Le Roi est notre maître, nous sommes ses sujets ; ainsi nous lui devons respect, attachement et obéissance. Il témoigna une joie extrême à la naissance de Monseigneur le Dauphin. Une tendresse respectueuse l’attacha toujours à S. A. R. Madame la Duchesse d’Orléans, sa mère, morte en 1745. Il aima toujours tendrement Monseigneur le Duc de Chartres, aujourd’hui Duc d’Orléans. Il en entendait parler avec joie, et si l’on ne dit pas avec orgueil, c’est parce que sa piété lui interdisait un pareil sentiment. On s’apercevait néanmoins de la satisfaction qu’il ressentait lorsqu’on s’entretenait des grandes qualités de ce Prince, et surtout de la manière dont il s’était signalé dans nos armées à la journée d’Ettingen. Mais ce qui rendra sa mémoire à jamais précieuse et chérie de la France entière, c’était son zèle éclairé pour le bien public et pour les malheureux. De quelque âge et de quelque sexe qu’ils fussent, ils étaient assurés de trouver de la compassion dans le cœur de ce Prince. Quatre fois la semaine, il donnait audience à tous les pauvres de Paris dans le cloître de Sainte-Geneviève. Tous y étaient admis, et lorsqu’il ne pouvait les renvoyer satisfaits, on voyait que son cœur leur accordait ce que l’état de ses affaires et la nécessité l’obligeaient de leur refuser. Son cœur embrassait les nécessiteux de tous les pays, jusques à ceux de la Suisse et de Berlin en Prusse, auxquels il a fait tenir des aumones.

« Monseigneur le Duc d’Orléans a fondé en plusieurs endroits des écoles de charité pour l’instruction de la jeunesse. Il a fondé le collège de Versailles[2], ainsi qu’un établissement pour former des sages-femmes à Orléans. Il a fait travailler des hommes habiles à découvrir de nouveaux remèdes, à perfectionner les arts libéraux, l’agriculture et les manufactures. Il a acheté plusieurs secrets très importans qu’il a fait publier pour l’avantage du public ; il avait fait venir des pays lointains des simples rares pour soulager les malades. Il a doté plusieurs filles afin de les faire entrer en religion, car en mariage il aurait cru ne pas agir suivant les règles de la prudence, et bien prévenu qu’il était que le célibat est le plus excellent des états, il n’a jamais voulu se mêler ni s’entremettre avec témérité dans les incertitudes d’aucune alliance humaine. L’occupation de sa charité et la pratique des œuvres de miséricorde ne l’empêchèrent point de devenir très savant. Il s’appliqua avec une ardeur et un succès incroyables à l’étude de Saint-Thomas, d’Estius, et des autres théologiens les plus renommés, et il en vint à ce point élevé de la science qu’il avait la consolation de pouvoir lire les livres saints dans le texte original. Il donnait en même temps quelque application à l’étude de l’histoire, de la géographie, de la physique, de la botanique, de la chimie, de l’histoire naturelle et de la peinture, toutes sciences utiles. Plusieurs savons, prévenus contre les grandes lumières attribuées à Monseigneur le Duc d’Orléans, sont allés s’en assurer par eux-mêmes, et ont avoué que l’étendue de ses connaissances les avait surpris d’étonnement et d’admiration. Ils peuvent attester la vérité de ce que nous en disons ici, mais nous ne voudrions pas citer leurs noms sans leur aveu ; il faut espérer que leur esprit d’équité les portera d’eux-mêmes à se faire connaître, afin de rendre justice à celui que nous pleurons. On en sera moins surpris si l’on veut bien considérer que Monseigneur le Duc d’Orléans a employé pendant vingt-sept ans de sa vie un temps considérable à l’étude, et qu’il employait ses récréations à converser de ce qu’il avait appris. Il aimait la société des autres savans, qu’il honorait de sa protection et qu’il encourageait de ses bienfaits, en préférant comme de juste ceux dont les travaux avaient pour but la gloire de la religion ou le bien public. Il avait accordé une pension à M. l’Abbé François, qu’il a eu soin de lui conserver par le codicille de son testament, et voici les propres termes dans lesquels il s’en explique : Voulant prendre sur moi la reconnaissance de l’obligation qu’a le public au sieur Abbé François, auteur d’un ouvrage récent sur les preuves de notre religion, et le mettre en état de continuer des travaux aussi utiles, je donne et lègue audit sieur Abbé François cinq cents livres de rente en pension viagère. » Il est vrai que ceux qui n’excellaient que dans les belles-lettres ou la poésie avaient peu d’accès et point de faveur auprès de ce Prince. Ennemi des louanges, il craignait par-dessus tout de se voir célébré par les poètes et les autres panégyristes de notre époque. Ses austérités et son application lui causèrent une douloureuse maladie qui n’a pas duré moins de quatorze ans, et, si mal qu’il fût, on n’a jamais pu le décider à le laisser changer le coucher de son lit. Quand on lui représenta que les médecins regardaient cet adoucissement comme nécessaire, et que sa faiblesse exigeait un lit plus commode que celui dont il usait ordinairement, il répondit que les médecins ne songent point assez à l’âme ; que plus on approche du terme de la pénitence et plus on doit redoubler de zèle ; qu’il avait toujours mis son devoir à se tenir dans une situation gênante, et qu’il y voulait persévérer jusqu’au dernier soupir. Dans ses derniers momens, il ne voulait plus s’occuper que de Dieu et de Monseigneur le Duc de Chartres. « Je laisse un fils, disait-il, que je vais recommander à Dieu. Je vais lui demander que ses vertus naturelles deviennent des vertus chrétiennes, et que tant de grandes qualités qui le font aimer deviennent utiles à son salut, ainsi qu’à la sanctification de notre postérité. Enfin, après avoir persévéré dans une règle de vie toujours constante, et toujours animé du bien public et de la religion, et sans s’être jamais écarté, ne fût-ce qu’une seule fois, du règlement qu’il s’était prescrit, il est mort le 4 février de cette présente année, à l’âge de 48 ans et demi, regretté des malheureux et d’une infinité de gens de bien. Il a laissé un grand nombre d’ouvrages de sa composition qu’il a légués aux RR. Pères de l’ordre de Saint-Dominique, en leur laissant la liberté d’ajouter, de retrancher, de supprimer, et même d’employer ses immenses travaux comme de simples matériaux dans les ouvrages que ces religieux pourraient entreprendre.

« Les principaux de ceux que nous avons vus sont :

« 1° Des traductions littérales, des paraphrases et des commentaires sur une partie de l’Ancien Testament, et notamment sur l’Exode et les Paralipomènes.

« 2° Plusieurs cahiers de commentaires sur l’Apocalypse.

« 3° Une traduction des psaumes de David, avec des notes un peu singulières, au sentiment de plusieurs, mais, dans tous les cas, fort savantes. Cet ouvrage était un de ceux dont cet habile Prince était le plus préoccupé. Il y travaillait encore pendant sa dernière maladie, et il y mit la dernière main peu de jours avant sa mort.

« 4° Une belle dissertation pour établir que les notes attribuées par le père Cordier à Théodore d’Héraclée sont de Théodore de Mopsueste ; découverte que Monseigneur le Duc d’Orléans a faite le premier et qui est due à sa pénétration et a ses recherches.

« 5° Plusieurs cahiers de manuscrits contre les juifs et le judaïsme, pour servir de réfutation à la nouvelle traduction du fameux livre intitulé Kisouch-Emouna, c’est-à-dire le bouclier de la foi. Monseigneur le duc d’Orléans, n’étant point content de la réfutation de ce livre par le père Gousset, entreprit de le réfuter lui-même, et malheureusement il n’a pas eu le temps de terminer ce bel ouvrage, où les juifs auraient été traités comme ils le méritent.

« 6° Une traduction littérale des épitres de saint Paul, avec des explications, des notes, et des réflexions de piété.

« 7° Une dissertation contre les spectacles, suivie d’une exhortation aux comédiens pour les exhorter à changer d’état. Ce seul ouvrage fournirait deux forts volumes in-4o, et il renferme, au dehors de la discussion, plusieurs anecdotes intéressantes, notamment la conversion édifiante du sieur Violard et de la demoiselle Maurigny, dite la Billière, anciens danseurs de corde.

« 8° Une réfutation solide du gros ouvrage français intitulé les Hexaples.

« 9° Un traité sur l’abstinence des œufs en carême, sur l’abstinence du lait et sur l’abstinence du beurre, lesquels produits animaux ne sauraient, suivant l’opinion de Monseigneur le Duc d’Orléans, être considérés consciencieusement comme nourriture maigre, à cause de leur origine ; ce Prince, humble autant que pieux et savant, déclarant, au surplus, qu’il entend qu’on s’en rapporte à l’autorité diocésaine, et qu’il conseille de s’en tenir à la décision de l’ordinaire à l’égard de ces prescriptions.

« 10° Un traité d’éclaircissement sur la continence en état de mariage et sur l’abstinence qu’on doit y pratiquer, afin de vivre saintement.

« 11° Que le roi d’Abyssinie ne saurait se donner pour héritier légitime de Salomon, vu que la Reine de Saba n’avait jamais été mariée avec ce monarque.

« 12° Comment ce n’est pas la lampe d’Epictète qui a été trouvée dans les fouilles du grand bassin de St.-Cloud, ladite lampe, qui est un lacrymatoire, étant marquée d’une croix grecque et d’un monogramme de la Sainte-Vierge composé d’un P. et d’un M. Panagia Maria, Marie toute sainte.

« 13° Que les pèlerins de Sichée n’étaient pas des Israélites ; et autres observations contra' van Espen Antuerpensis.

« 14° Comme quoi le cheval d’Alexandre, Bucéphale, ne saurait avoir coûté treize talens attiques, ce qui ferait soixante et douze mille fr. de notre monnaie, somme exorbitante pour la monture d’un jeune Prince assez mal apanagé.

« 15° Approbation de cet ancien jugement de l’Académie française contre Virgile, motivée sur ce que ce poète doit être blâmé, non-seulement pour avoir péché contre l’honneur et la conscience en altérant la vérité de l’histoire, mais encore pour avoir péché contre les Bonnes mœurs et la justice à l’égard de Didon, Reine de Carthage, en diffamant cette Princesse, qui avait mieux aimé mourir que de vivre diffamée.

« 16° Réfutation de cette étrange remarque de Joseph Scaliger, qui consiste à dire que les singes et les guenons sont ordinairement sujets et sujettes à être de mauvaise foi ; ensuite de laquelle est une critique enjouée sur cet écrivain, pour avoir cru nous faire une description suffisante de la ville d’Agen, en se contentant de nous dire qu’elle est moitié plus grande et plus belle que La Rochelle.

« 17° Une vingtaine de fragmens sur divers sujets, tant de science ou d’histoire que de théologie, sans compter un nombre infini de notes en abréviations, avec renvois de l’une à l’autre, mais dont la clef n’était compréhensible que pour leur auteur.

« Ce pieux et docte prince avait une estime particulière pour la Somme de saint Thomas-d’Aquin, estime qu’il a fait paraître jusque dans son testament. »

  1. L’Éditeur a pensé que la reproduction de cette pièce du temps serait mieux à sa place à la fin de ce volume que parmi les autres pièces justificatives à la fin de l’ouvrage. D’après une note marginale de Mme de Créquy, il paraît que cet opuscule avait été considéré comme une sorte d’oraison funèbre au petit pied. C’est une brochure en trois feuilles in-12, imprimée chez Hérissan père, libraire de LL. AA. SS. Mgr. le Duc et Mme La Duchesse d’Orléans. Paris, M. DCC, LIII.

    La relation suivante, qui se rapporte aux convulsionnaires, nous paraît aussi beaucoup mieux placée dans ce tome III qu’elle ne l’aurait été dans le dernier volume de ces Mémoires.
  2. Le panégyriste du Duc Louis d’Orléans vient précisément de recevoir un démenti relativement à la fondation de ce collège, et voici ce qu’on trouve dans un ouvrage qui vient de paraître sous le titre de Recherches historiques et critiques sur Versailles par M. Eckart :

    « Ce Prince, d’un caractère faible et singulier, n’a jamais été le fondateur du collége de Versailles, qui dut sa formation aux Curés de Notre-Dame, mais en 1740 il lui fit don d’une rente de trois mille soixante-six livres cinq sous, sur l’Hôtel-de-Ville ; et sous la condition, qui fut exécutée, que le collége porterait son nom. »

    Note de l’Éditeur.)