Ernest Flammarion (p. 51-61).


IV

ÉDOUARD THIERRY

Dans notre atelier de la rue du Doyenné, abrité par les murailles du Louvre inachevé, atelier qui était la pièce principale de notre bohème, j’avais dessiné la géographie des poètes romantiques. En ce temps-là, voici les rues habitées par les mousquetaires chevelus.

D’abord, c’était la rue du Doyenné le point central. Nous demeurions là, Camille Rogier, encore vivant à cette heure ; Gérard de Nerval, qui a publié un livre sur nous tous, la Bohème galante ; Théophile Gautier, le maître incomparable. Tout en demeurant là, nous nous égarions quelquefois une semaine entière sans dire où nous étions. Le pauvre Gérard de Nerval courait déjà les dessous de Paris. Nos amis, les bohémiens du dehors, semblaient jouer aux quatre coins : Karr demeurait au huitième étage, rue Vivienne ; Édouard Thierry, quai des Raisins, vis-à-vis l’île Saint-Louis ; quai d’Anjou, demeurait Roger de Beauvoir. Tout à côté, rue du Puits-qui-Parle, c’était Esquiros ; Victor Hugo, place Royale ; Léon Gozlan, rue Bleue ; Méry, à l’Observatoire ; Jules Janin, rue de Vaugirard ; Jules Sandeau et George Sand demeuraient au même numéro, rue du Bac, sans vouloir se rencontrer ; Pétrus Borel, route d’Asnières, avec son terre-neuve et sa dame blanche ; Édouard Ourliac, il ne savait où lui-même ; Gavarni, çà et là ; Sainte-Beuve, rue du Montparnasse ; Alfred de Musset, rue de Grenelle, à la fontaine de Bouchardon.

La carte géographique était ornementée de nos figures plus ou moins souriantes, mais parmi elles celle d’Édouard Thierry ne riait pas. On se demandait si cet esprit charmant avait jamais ri. On disait : « À sa mort, on l’habillera d’une robe de jésuite pour aller à sa dernière demeure. »

Comme on le raillait sur sa religiosité : « Prenez garde, dit Théophile Gautier, c’est le Sage au milieu des fous ! Est-ce donc une déchéance de croire à Dieu et au Fils de Dieu ? »

Et là-dessus on bataillait sur la foi et sur l’athéisme. Un jour, Édouard Ourliac, qui avait signé l’Archevêque et la protestante, prit aussi, à notre grande surprise, la défense du jésuitisme. C’est qu’il avait dîné la veille avec Louis Veuillot. Le grand prêcheur en a conduit bien d’autres au chemin de Damas.

Ce qu’il y avait de singulier en Édouard Thierry, c’est qu’il aimait presque du même amour l’Église et le Théâtre ; aussi fut-il au comble de ses vœux quand il devint directeur du Théâtre-Français. Sa première visite ne fut pas au portrait de Molière. Au lieu d’entrer à la Comédie, il alla à Saint-Roch. Il y trouva, d’ailleurs, un de ses dieux, le poète de Polyeucte.

Comment devint-il directeur du Théâtre-Français, lui qui n’a jamais rien demandé, lui qui n’a jamais mis le pied dans le monde ?

Voici comment :

De 1832 à 1859, il écrivit le feuilleton de théâtre dans cinq ou six journaux. Ses feuilletons avaient frappé tous les amis du théâtre, tant ils étaient écrits par une plume savante ; mais le feuilletoniste ne sauvait pas les journaux, puisque ces journaux mouraient l’un après l’autre : la Revue du Théâtre, la Charte de 1830, le Messager des Chambres, la France littéraire, le Moniteur du soir, la Chronique, le Conservateur, le Monde musical, l’Assemblée nationale, la Vérité.

Qu’importe, la renommée de critique impeccable lui resta. Il eut, dans la Charte de 1830, un journal qui fit quelque bruit, la bonne fortune de défendre, à lui tout seul, une comédie qui fit beaucoup de bruit, mais qui fut sifflée. C’était l’École du monde du comte Walewski, un des plus beaux échecs du Théâtre-Français. Pourquoi avait-on joué la pièce ? Parce qu’elle était d’un fils de Napoléon. Grâce à l’article d’Édouard Thierry, on siffla les siffleurs et on donna encore quelques représentations de l’École du monde. Walewski, touché au cœur, alla remercier le critique et lui dit que, le cas échéant, il pourrait compter sur lui.

Peu de temps après, le comte retourna chez le journaliste : « Mon cher ami, je veux vous prouver combien je vous aime. Ma carrière diplomatique m’empêche d’être tuteur d’un enfant que mademoiselle Rachel vient de mettre au monde ; j’ai pensé ne pouvoir trouver un meilleur tuteur que vous, qui avez autant de cœur que d’esprit. Ne vous inquiétez pas, d’ailleurs, de la tutelle, car la mère sera un ange pour ses enfants. »

Édouard Thierry ne fit pas de manières. Jamais un tuteur ne fut plus paternel à un enfant.

Vint le jour où le comte Walewski put payer en grand seigneur les bonnes grâces d’Édouard Thierry. M. Empis battait la campagne, il fallait le remplacer. Achille Fould, avec qui j’avais été au plus mal, me vint voir un matin à Beaujon, où il voulait bâtir un hôtel. La démission d’Empis était officielle. Achille Fould me proposa de revenir au Théâtre-Français. À sa grande surprise, je refusai, en lui disant : « Il ne faut pas toujours faire la même chose. J’aime mieux rester inspecteur général des Beaux-Arts. »

Tout à propos, le jour même, le ministre avait à dîner Walewski. On parla du Théâtre-Français. Walewski, sans avoir consulté Édouard Thierry, demanda pour lui la direction. On reconnut qu’il avait tous les titres pour cette direction, lui qui connaissait le répertoire ancien comme le répertoire moderne. Il fut donc nommé dès le lendemain. Au théâtre, comme au ministère, on n’eut qu’à se louer de cette nomination. Édouard Thierry, lui-même, n’eut qu’à se louer des sociétaires. Le théâtre, d’ailleurs, allait tout seul après bien des jours orageux.

Édouard Thierry eut la main heureuse pour les pièces à mettre à la scène, mais un peu moins pour le choix des comédiens et surtout des comédiennes. On a eu tort de dire qu’il avait mis au répertoire tout Alfred de Musset, puisque c’est moi qui ai joué tous ces petits chefs-d’œuvre du grand poète. En sa vingtième année, Édouard Thierry a publié un volume de vers : les Enfants et les Anges, introuvable aujourd’hui. On sent l’influence tout hugolâtre dans ce précieux petit volume. Il faudrait relire la Fête des Morts et les Pensées de la Nuit. Baudelaire n’a-t-il pas puisé la plus large inspiration d’une de ses Fleurs du Mal dans ces deux strophes :


 Amis ! qui nous dira ce qu’on devient en terre ?
  L’homme fait-il de bon fumier ?
Germe-t-il ? Dort-il bien dans le fond de sa bière ?
  Vaut-il même un chien au charnier ?

Tu viendras là pourtant, toi, la belle ingénue,
  À qui la sueur coule au front !
Beau morceau pour les vers, quand sur ta face nue
  Leurs corps gluants se vautreront.


Il publia ensuite en 1834 un volume de contes : Sous les rideaux. Ce titre était un peu risqué pour un écrivain si haut campé sur la morale, mais Sous les rideaux ne cachait rien de passionnel.

Une bonne amitié nous liait, Édouard Thierry et moi, depuis 1832. Ces temps derniers, j’avais rêvé d’appeler chez moi, pour un déjeuner en musique, mes chers contemporains, qui n’ont pas encore donné leur démission. J’invitai naturellement Édouard Thierry, qui, d’ailleurs, n’eût pas été le doyen de cette assemblée à barbes blanches. Voici la lettre toute charmante qu’il écrivit ; c’est, je crois, sa dernière lettre.


  « Mon cher ami,


. . . . . . . . . . . . . . . .

» Mes doigts n’ont plus le sens du toucher et ne se réjouissent plus au contact de la plume. Hélas ! mon écriture illisible ne vous dissimulera rien de tout cela. Vous, au contraire, vous n’en êtes pas là, Dieu merci ! Je ne vous l’envie pas. Je vous admire. Je vois, je me figure voir votre plume se lancer, comme toujours, hardiment sur le papier ; elle y court, elle s’y joue, elle s’y trémousse, délicates projections qu’elle laisse se dessiner derrière elle. Vous êtes toujours notre Arsène Houssaye, toujours jeune, toujours aimable et toujours bon, dont le cœur est toujours le même, toujours ouvert, toujours s’offrant à l’amitié qui vit des souvenirs d’antan et qui peut en vivre parce qu’il en est riche, et qui les a toujours conservés, car il n’en a que d’affectueux, de généreux, et sans mélange d’aucune arrière-pensée. Soyez heureux, mon cher ami, cela vous est bien dû, vous qui avez toujours mis votre bonheur à faire celui de vos amis. Il y a de ces délicatesses de cœur que vous êtes seul à avoir, vous faites à vos amis des surprises touchantes. Ils ne se révoltent pas contre la loi naturelle des choses. Ils consentent à être oubliés, parce qu’ils s’oublient eux-mêmes. Eh bien ! non, ils ne sont pas oubliés, parce que vous êtes là, pour vous souvenir, sans y être sollicité que par la libéralité de votre cœur ; c’est un doux appel que vous leur faites au delà de l’horizon. Si loin que vous soyez d’eux, ils entendent votre voix amie. Ils se sentent appelés. Ils se réveillent pour vous répondre. Vous voyez, je me réveille mal. Je me réveille pour un moment, qui sera court. C’est égal, il aura été doux : vous m’avez rendu un jour de ma jeunesse.

» Tout à vous !

» Tout du peu qui me reste de moi-même !


» Éd. Thierry. »

N’est-ce pas que, dans notre temps, on gardait les bonnes traditions !