Souvenirs de captivité en Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 539-560).
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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ
EN ALLEMAGNE

(Mars 1916-Novembre 1918)

I

Aujourd’hui encore je me demande, sans pouvoir trouver une réponse satisfaisante à cette question, pourquoi mon ami le professeur Paul Fredericq et moi-même, avons été subitement arrêtés à Gand, le 18 mars 1916, transportés en Allemagne et retenus en captivité à titre de « personnes extrêmement dangereuses » jusqu’après la signature de l’armistice du 11 novembre 1918. De nombreux amis connus et inconnus ont émis à ce sujet toutes sortes de conjectures, et sans doute ce que notre arrestation présentait d’inexplicable n’a pas été sans contribuer largement au bruit qu’elle a provoqué dans la presse et à l’intérêt qui nous a été témoigné. Cet intérêt a persisté après notre libération. C’est pour répondre à un désir exprimé maintes fois et dont nous sommes l’un et l’autre profondément touchés, que je me décide à écrire ces pages. On n’y trouvera ni récits dramatiques, ni révélations sensationnelles. En comparaison de celle de tant de victimes, de martyrs et de héros, notre histoire paraîtra bien vulgaire. Les conditions dans lesquelles nous avons été placés nous ont même empêchés d’être témoins d’horreurs dont nous avons fréquemment entendu les récits, mais dont la vue nous a été épargnée. Au surplus, nous n’avons passé que peu de mois dans des camps, en compagnie d’autres prisonniers. La plus grande partie de notre captivité s’est écoulée à Iéna, puis plus tard, pour M. Fredericq, à Burgel, aux environs de cette ville, et pour moi-même à Creuzbourg-sur-Werra, petite localité de Thuringe à douze kilomètres au Nord d’Eisenach. Nous y avons mené une existence solitaire dont rien, pas même la mauvaise santé, n’est venu interrompre la lente monotonie. Nous pouvons dire : j’étais là ; nous ne pouvons guère ajouter : telle chose m’advint.

Mais s’il ne nous est rien arrivé, nous n’avons eu que trop l’occasion d’observer. Isolés au milieu de la population allemande et forcément en contact avec elle, nous avons pu recueillir sur son esprit public, sur ses mœurs, sur ses idées politiques, des données qu’un séjour fait en temps de paix, aux mêmes endroits, ne nous aurait jamais permis de rassembler. Le caractère des peuples, comme celui des individus, ne se révèle qu’en temps de crise. Peu de personnes se sont trouvées, je pense, durant la guerre, dans une situation plus favorable que la nôtre pour découvrir certains aspects du peuple allemand. Les espions de l’Entente ou les journalistes neutres qui ont pu pénétrer en Allemagne de 1916 à 1918 n’ont certainement pas joui des mêmes facilités que nous. Ceux-ci se confinant dans une réserve prudente ou timide, ceux-là obligés de s’entourer de mille précautions, ils n’ont pu que noter ce qu’il leur a été possible de surprendre à la hâte ou ce que l’on a bien voulu leur montrer. Pour nous, nous avons eu le temps de regarder et d’apprécier. Sans doute, nous n’avons pu explorer qu’un domaine bien restreint et nous n’avons connu que des individus dont aucun n’a joué un rôle considérable dans les événements. Le lecteur jugera si les impressions qu’ils m’ont laissées valaient la peine d’être écrites.


I

J’ai toujours cru que le dépit doit avoir contribué pour une assez large part à notre déportation. Depuis de longues années, nous entretenions, Fredericq et moi, des relations scientifiques très suivies avec l’Allemagne. Nous étions, je crois, les seuls étrangers qui fréquentassent habituellement les Deutsche Historikertage, et nous avions eu ainsi l’occasion de faire la connaissance personnelle de la plupart des historiens allemands. Ajoutez à cela que nous étions correspondants de diverses Académies, et docteurs honoris causa de quelques universités. De plus, Fredericq était l’une des personnalités les plus en vue du mouvement flamand, et une traduction de mon Histoire de Belgique paraissait chez Perthes à Gotha, dans la collection intitulée : Geschichte der Europäischen Staaten. De tout cela, l’outrecuidance naïve des Allemands, des érudits allemands surtout, a dû conclure que nous devions être, au fond, l’un et l’autre, des adeptes du germanisme et des admirateurs de l’Allemagne nouvelle. Comment des gens convaincus de la supériorité de leur nation sur le reste du monde, auraient-ils pu admettre qu’il ne suffisait pas d’avoir témoigné quelque estime à des étrangers pour qu’ils leur fussent désormais tout acquis ! N’ai-je pas entendu plus tard, à Iéna, des professeurs d’université déclamer rageusement contre M. Boutroux parce que, invité et reçu officiellement par eux au mois de mai 1914, il avait eu, quelques mois plus tard, l’audace et l’ « ingratitude » de stigmatiser dans la Revue la barbarie de leurs armées et la duplicité de leur gouvernement ? Et ne sait-on pas quels cris de colère à la fois comique et odieuse la presse d’outre-Rhin, jadis si enthousiaste de Verhaeren et de Maeterlinck, a poussés contre eux, du jour où le martyre de la Belgique leur a arraché les brûlantes protestations que l’on sait. Dans un rang plus modeste, notre cas a été le même. Sur nous aussi, on croyait pouvoir compter, puisque nous avions-eu l’honneur de frayer d’égal à égal avec les représentants de la Science et de la Kultur allemande, c’est-à-dire avec les représentants de la Science et de la Kultur en soi. Et au moment décisif, nous les trahissions ! Trahison d’autant plus grave que nous étions Belges et historiens !

L’indignation universelle soulevée par la violation de la neutralité belge avait, en effet, surpris les historiens allemands, mais elle les avait en même temps mobilisés au service du militarisme prussien. Il fallait démontrer que ce « petit pays » qui faisait pousser tant de clameurs, n’avait en réalité nul droit à l’existence, qu’il n’était qu’un « Etat artificiel, » que la juxtaposition de deux races, dont l’une, la wallonne, opprimait l’autre, la flamande, grâce à la complicité d’un gouvernement d’ambitieux indignes vendus à l’Angleterre et à la France. Je ne vais pas jusqu’à supposer que l’on ait compté sur nous pour faire chorus. Mais on s’est sûrement imaginé que, du moins, nous observerions la neutralité, et que l’on pourrait peut-être s’en autoriser pour faire croire que nous approuvions. Quelle bonne fortune si l’on avait pu lancer dans les gazettes et semer dans les pays neutres un communiqué mettant en contraste avec le fanatisme entretenu dans le peuple belge par le gouvernement du Havre, l’attitude réservée et « objective » des « célèbres historiens » Paul Fredericq et Henri Pirenne !

Que l’on ait espéré cette chance, je n’en puis douter. A peine les troupes allemandes avaient-elles occupé Gand, un jeune docteur en uniforme se faisait annoncer chez moi, et tout de suite me priait de lui accorder quelques moments d’entretien sur les causes de la guerre ! Un peu plus tard, j’apprenais que le député Trimborn, attaché à Bruxelles au gouvernement civil de nos provinces occupées, avait demandé au directeur général des sciences et des arts, si je ne consentirais pas à faire quelques conférences sur l’histoire de Belgique ! L’éclat de rire qui lui répondit parut le surprendre. Peut-être, pourtant, le fit-il réfléchir. En tout cas, on se mit à nous surveiller. La chose était facile. Nous ne cachions ni l’un ni l’autre nos sentiments. Si dans cette prison collective que Gand était devenue dès le premier jour de l’occupation, il était impossible d’écrire et de parler en public, du moins pouvait-on se voir encore, par petits groupes, soit chez soi, soit au café.

Les espions qui se glissaient partout eurent tôt fait de surprendre des conversations et d’en informer qui de droit. On ne pouvait plus douter de notre attitude. Quelques professeurs allemands, cependant, de passage en Belgique, tirent pour nous voir des tentatives qui, naturellement, furent repoussées. Ils s’en étonnèrent et ne cachèrent leur étonnement ni à nous ni à d’autres. L’un d’eux, le docteur Hœniger, de l’université de Berlin, m’écrivait naïvement qu’il avait appris que j’étais un « bitterer Feind, » un ennemi aigri de l’Allemagne.

Vers la même époque (février 1915) commençaient les manœuvres de l’ennemi pour forcer l’université de Gand à rouvrir ses portas. Il n’était pas question encore, au moins officiellement, de la transformer en université flamande.

Pourtant déjà s’esquissait l’infructueuse campagne entreprise par l’Allemagne pour s’emparer en Flandre des esprits. Avec l’aide de la Kommandantur, une petite gazette, le Vlaamsche Post, était fondée à Gand. Quelques jeunes fanatiques, quelques cerveaux brûlés la rédigeaient sous la direction occulte d’un certain docteur Wirth et du pasteur calviniste Domela Nieuwenhuis, le premier, métis germano-batave installé en ville dès les débuts de l’occupation pour s’y acquitter d’une louche besogne de police intellectuelle, le second, énergumène violent et borné, que ses aspirations pangermanistes et son sectarisme protestant animaient depuis longtemps déjà contre la Belgique, dont il était l’hôte salarié, d’une haine à laquelle l’occupation allemande fournissait enfin l’occasion de se faire jour. Dès le début, tous les dirigeants notoires du parti flamingant avaient repoussé avec indignation les avances de la petite gazette. Le mépris qui l’entourait n’avait fait que la rendre plus éhontée. Rageusement, elle dénonçait ceux qui, au milieu du silence imposé à la presse belge, s’attachaient à dévoiler les buts de sa propagande et l’origine de ses ressources. Déjà un flamingant patriote, M. Alphonse Sevens, avait été condamné par un tribunal militaire et emprisonné en Allemagne. Fredericq et moi étions abondamment pris à partie dans les colonnes du journal, lui comme un renégat, traître à la Flandre enfin libérée par l’Allemagne du joug latin, moi comme l’apologiste officiel de l’unité de cette Belgique, opprobre de l’Europe, vendue aux ennemis du germanisme et dont le nom même devait disparaître bientôt du langage des hommes.

Si, comme je le pense, on avait fondé sur nous quelques espoirs, ils étaient bien déçus ! Ils ne devaient pas tarder à l’être davantage encore. Comme nos collègues, nous étions naturellement décidés à ne pas reprendre, sous le contrôle de l’ennemi, notre enseignement à l’Université, et comme eux nous n’hésitâmes pas à l’affirmer, au cours des quelques séances du Conseil académique que la Kommandantur, escomptant une résolution favorable à ses désirs, avait autorisées. Les murs avaient des oreilles ; ce que nous avions dit, comme tant d’autres, fut bientôt répété à qui désirait le savoir. Il n’en fallut pas davantage pour nous faire accuser d’avoir provoqué un refus qui était celui de tous. Le Vlaamsche Post imprimait avec une curieuse impudence que nous « terrorisions » nos collègues. Les choses se gâtèrent tout à fait quand, le 7 février 1916, les professeurs furent invités à déclarer s’ils « étaient en mesure » de faire leurs cours en langue flamande. Sauf deux ou trois, préparant dès lors une trahison qu’ils devaient un peu plus tard accomplir ouvertement, tous répondirent négativement. La réponse de Fredericq s’achevait par la phrase suivante : « Je pourrais faire mes cours en flamand, mais je ne le veux pas. »

Cette fois, c’en était trop. La « flamandisation » de l’univerversité de Gand, question déjà ancienne et à propos de laquelle un projet de loi avait été déposé avant la guerre, était devenue, dans les plans de l’Allemagne contre l’indépendance de la Belgique, une pièce d’importance capitale. Il fallait à toute force empêcher l’avortement auquel l’attitude du corps professoral semblait la destiner. Discuter était impossible. Restait l’ultima ratio du régime auquel la Belgique était soumise, la terreur, la vraie cette fois. Le 13 février, un officier était expédié par le gouverneur civil de la Flandre orientale, le docteur Ecker, chez notre collègue le professeur Eeman, secrétaire du conseil académique de l’Université, et lui enlevait de force le registre aux délibérations du Conseil. On espérait sans doute y découvrir des révélations sensationnelles. On n’y trouva que l’expression ferme et digne de ce patriotisme belge dont von der Goltz pacha déclarait, en octobre 1914, que l’Allemagne ne demanderait l’abandon à personne. Le registre fut rapporté quelques jours plus tard chez M. Eeman. Pourtant il fallait faire un exemple. Frustrée du prétexte qu’elle avait cherché, l’autorité civile passa la main à l’autorité militaire. Elle lui marqua ses désirs, lui indiqua les deux « indésirables » à frapper, puis, suivant la coutume, affecta de se désintéresser de la question. « Messieurs les militaires » allaient désormais la débarrasser de tout souci et de toute responsabilité. Il ne lui resterait que le piteux ridicule d’un coup de force manqué. Elle s’en souciait médiocrement.

Le 18 mars, vers 9 heures du matin, comme je venais de me mettre au travail, un policier en vêtements civils me signifiait l’ordre de me présenter à l’instant à la Kommandantur. C’était la première fois, depuis le début de l’occupation, que j’y étais mandé. Il ne fallait pas beaucoup de pénétration pour deviner qu’il s’agissait d’une affaire d’importance. Tous les jours, d’ailleurs, on apprenait des arrestations, et, me sachant surveillé, j’étais de longtemps préparé à tout. Mais mon homme m’affirmait si énergiquement qu’il n’était question que d’un renseignement et que je serais de retour dans vingt minutes, que je ne conservai aucun soupçon. Je l’accompagnai sans même changer de vêtements, pressé de me remettre à la besogne en rentrant chez moi. Il me parut bizarre cependant que mon guide me conduisit à notre but par des rues détournées et peu fréquentées. Comme elles abrégeaient le chemin, je n’y attachai pas grande importance.

Arrivé à la Kommandantur, encore déserte à cette heure matinale, je fus introduit, après quelques minutes d’attente, dans le bureau d’un major. Il me parut, — peut-être est-ce une illusion, — quelque peu embarrassé, pendant qu’il me saluait avec une politesse affectée. Puis, entrant aussitôt en matière : « Monsieur le Professeur, me dit-il, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : vous allez partir pour l’Allemagne. — Pourquoi ? — Je l’ignore, c’est un ordre. Je ne puis que l’exécuter. — Fort bien, répliquai-je. Je vais rentrer chez moi préparer mon départ. — C’est impossible. Vous devez rester ici ; vous prenez le train dans une heure. — Vous voulez donc que je m’en aille sans avoir dit adieu à ma femme et à mon fils, qui est à l’école ! — Y pensez-vous ? Nous allons envoyer un automobile à Frau Professor. Quant à votre fils, l’école est trop éloignée, et il ne pourrait être ici en temps utile. » Je ne me donnai pas la peine de remarquer qu’on aurait pu le faire prendre aussi en automobile. Il était trop évident qu’on craignait d’avertir de mon arrestation les élèves de sa classe, qui n’auraient pas manqué d’en répandre le bruit par la ville. « Soit, me contentai-je de répondre. Permettez-moi du moins d’envoyer un mot à ma femme pour la préparer à une nouvelle qu’il est préférable qu’elle apprenne de moi-même. » La permission fut aussitôt accordée, à condition que mon policier put prendre connaissance de ce que j’écrirais. Je commençais à m’apercevoir que j’étais « très dangereux. »

Un quart d’heure plus tard, ma femme arrivait. Je pus causer quelques instants avec elle, à haute voix bien entendu, en présence du policier. Un message qu’elle envoya à la maison, afin d’en faire venir sur-le-champ quelques objets indispensables, dut être soumis à la censure du même personnage. Après une vingtaine de minutes, un officier entra et, me prenant à part, m’annonça que, l’heure du départ approchant, je ferais bien de prendre congé de Frau Professor pour lui épargner un « moment pénible. » Je n’avais qu’à obtempérer à tant de sollicitude. J’embrassai ma femme sous l’œil vigilant de mon gardien. Elle partit... Je ne devais la revoir qu’après deux ans et demi. Une demi-heure plus tard, je roulais, en compagnie du charitable officier et de mon inséparable « Polizist, » sur la ligue de Cologne. J’ignorais complètement que Fredericq eût été arrêté en même temps que moi, avec le même luxe de précautions, et que le train qui l’emportait vers l’Allemagne suivait le mien à deux heures d’intervalle.

Où allais-je ? L’officier qui m’accompagnait n’en savait rien. Il devait l’apprendre à la Kommandantur de la gare de Cologne. Il m’affirmait d’ailleurs que je serais l’objet des plus grands égards. Pour me le prouver, il m’exhiba un télégramme signé du duc de Wurtemberg, commandant la 4e armée allemande opérant en Flandre. C’était l’ordre de m’expédier en Allemagne et de m’y traiter « comme un officier. » Au surplus, ma captivité durerait à peine quelques semaines. La paix était proche. Verdun ne pouvait plus résister à l’offensive du Kronprinz, et, cet obstacle disparu, la chute de Paris était certaine et avec elle la fin de la guerre. Au ton de mon interlocuteur, je ne pouvais douter qu’il ne crût vraiment tout cela, ni que le triomphe de l’Allemagne et la justice de sa cause n’eussent pour lui l’évidence de vérités mathématiques. Je l’écoutais avec d’autant plus d’étonnement et d’intérêt, qu’il m’avait dit être, de son métier, avocat à Magdebourg. C’était la première fois qu’il m’était donné de constater l’incroyable aveuglement des « intellectuels » de l’Allemagne moderne.

Je découvrais tout à coup qu’après tant de voyages et de séjours que j’avais faits au delà du Rhin, qu’après tant de conversations avec des professeurs et tant de séances de congrès, je n’avais rien deviné, ni même soupçonné des idées politiques d’hommes, que je me flattais pourtant de bien connaître. Et en même temps je commençais à me rendre compte des causes de mon erreur. Il m’apparaissait qu’en l’absence de toute espèce de vie politique, l’Allemand se trouve confiné dans le champ de sa spécialité professionnelle. Sur elle se concentrent toutes ses forces et toute son attention. Son idéal ne va pas au delà. Et cette concentration sur un objectif toujours le même, donne sans doute au travail, dont rien ne se perd, ce « rendement » extraordinaire que nous avons admiré tant dans l’industrie que dans l’érudition. Mais tous ces hommes absorbés par une tâche spéciale, abandonnent au gouvernement, qu’ils considèrent aussi comme un spécialiste, le soin de diriger et de protéger la nation. Accoutumes depuis des siècles à l’absolutisme, il ne leur vient pas à l’idée que l’État, c’est eux-mêmes. Ils en font un être en soi, une sorte d’entité mystique, une puissance douée de tous les attributs de la force et de l’intelligence. Au moment voulu, tous seront prêts à lui obéir, non comme des citoyens, mais comme des serviteurs. En endossant leur tunique d’officiers de réserve, professeurs, magistrats, marchands, entrepreneurs ne seront plus que de simples militaires, de simples instruments du pouvoir qui les a mobilisés à son service. Ils en accepteront sans la moindre critique la direction et les mots d’ordre. Ils penseront comme lui, parce qu’ils ne se reconnaissent le droit et la compétence de penser par eux-mêmes que dans leur cabinet, devant leur auditoire ou dans leur fabrique. Je m’étais étonné souvent de l’âpreté et de la violence des polémiques scientifiques en Allemagne. N’en fallait-il pas chercher la cause dans l’importance unique, exclusive, que l’Allemand attache à sa besogne ? Dès que l’Etat l’en arrache, cet homme si rogue à l’égard de ses collègues ou de ses concurrents, ne songe plus qu’à obéir passivement à la discipline. Il s’abandonne avec confiance à la force qui le pousse, et tout naturellement, pour justifier son obéissance à ses propres yeux, il glorifie le maître qu’il sert. Il répète docilement les leçons qu’il en reçoit, il se consacre à l’apologie de sa conduite, il accepte toutes ses ambitions et réalise à l’avance tous ses espoirs.

Tout cela se précisait dans mon esprit à mesure que le Docteur Clausen, c’était le nom de mon officier, échauffé par la contradiction, m’expliquait, comme des vérités, incontestables et que je ne pouvais nier que par ignorance ou par fanatisme, l’encerclement de l’Allemagne par Edouard VII, les intrigues russes en Serbie, les efforts de Guillaume II après l’attentat de Serajevo pour maintenir la paix, la trahison perpétrée par le gouvernement belge contre l’Empire allemand, la nécessité militaire et morale de l’envahissement de la Belgique, l’hypocrisie de l’Angleterre, profitant de cette mesure de salut public pour prendre les armes contre un concurrent dont elle avait depuis longtemps juré la perte, l’imbécillité de la France enfin qui se laissait conduire aux abimes par une bande de politiciens et s’épuisait au profit de son ennemie héréditaire, sans comprendre que le but de celle-ci était tout simplement la possession de Calais et la main-mise sur la côte de Flandre. Mais de la conjuration perpétrée contre elle, l’Allemagne serait inévitablement victorieuse. Aucune armée n’était capable de résistera la sienne. Elle seule comprenait la beauté et la sainteté de la guerre, et son militarisme n’était que la manifestation la plus grandiose de la sublimité de sa Kultur.

J’écoutais ces discours avec une attention si soutenue que nous arrivâmes à Cologne sans que je m’en fusse aperçu. Le docteur Clausen courut s’informer du but de notre voyage. Il revint bientôt en me félicitant. J’allais être interné au camp d’officiers de Crefeld, « le meilleur camp de toute l’Allemagne. » Nous arrivâmes malheureusement trop tard à destination pour qu’il me fût donné de jouir tout de suite des délices de ce séjour. Il fallut passer la nuit à l’hôtel, où, par prudence, le docteur Clausen coucha dans la même chambre que moi. Le lendemain matin, il faisait livraison de son prisonnier au commandant du camp.


II

Je passai à Crefeld deux mois à peu près, en compagnie d’environ 800 officiers anglais, belges, français et russes. L’accueil qu’ils firent à ce « civil » tombant au milieu d’eux restera un des plus touchants souvenirs de mon existence. J’ai noué là les liens de bien des amitiés, et il m’a été donné d’y connaître des types vraiment admirables des plus hautes vertus militaires qui, chez beaucoup de ces messieurs, s’alliaient à la culture intellectuelle la plus étendue. Sortant de la lourde « atmosphère d’occupation » qui pesait sur la Belgique, je me sentais, dans la caserne où nous étions confinés, plus libre que je ne l’avais encore été depuis l’entrée des troupes allemandes à Gand. La contrainte d’une prison, toute physique et matérielle, est facile à porter. Combien était plus pénible la contrainte morale sous laquelle je vivais depuis un an et demi, A Gand, tout choquait, tout blessait l’âme dans ce qu’elle a de plus sensible. La vue des soldats ennemis dans la rue, les drapeaux allemands flottant au-dessus des innombrables bureaux de la place, les affiches intimant les ordres des vainqueurs ou faisant connaître de jour en jour de nouvelles arrestations et de nouvelles exécutions de patriotes, les dépêches de l’agence Wolff placardées à la poste, les gares closes, les cloches muettes, les usines désertes, les kiosques où ne se vendaient plus, que des journaux allemands ou de soi-disant journaux belges soudoyés par l’Allemagne, l’espionnage, la délation partout, toutes les libertés auxquelles nous étions aussi accoutumés qu’à la lumière du jour et qui nous étaient aussi indispensables qu’elle, brusquement supprimées, le domicile de chacun constamment menacé, l’absence complète de nouvelles et l’absence surtout de ceux qui combattaient là-bas derrière le front, dont la perpétuelle canonnade mettait jour et nuit dans l’air un bruit sourd d’orage lointain, tout était un supplice journalier dont on ne pouvait se distraire qu’en se réfugiant dans le travail ou en s’absorbant dans des œuvres de bienfaisance. Quel charme, après cela, de se trouver en compagnie d’hommes dont on partageait les espoirs et les souffrances, de leur entendre raconter ces batailles auxquelles ils avaient pris part et dont nous n’avions connu jusqu’alors que les récits de l’ennemi ! Quel soulagement de pouvoir parler à cœur ouvert ne se sentant entouré que d’amis ! Le regret de la Patrie et des êtres chers que l’on avait quittes s’en trouvait adouci. On avait l’impression, même à la vue des sentinelles alignées derrière notre clôture de fils de fer, d’avoir retrouvé la dignité avec la liberté morale.

Je parle, il est vrai, comme un « civil. » Pour les officiers, dont plusieurs se trouvaient à Crefeld depuis le début de la guerre, cette immobilité était pesante. Ils regrettaient les champs de bataille et aspiraient à reprendre l’activité physique qui est inséparable de leur profession. Les plus jeunes d’entre eux, inlassablement, creusaient, en s’entourant de précautions d’une ingéniosité admirable, des tunnels sous les murs de la caserne qui nous servait de prison. On se promenait dans la cour avec des sous-lieutenants qui, au cours de la conversation, puisaient dans leurs poches et laissaient s’écouler entre leurs doigts la terre qu’ils venaient, pendant des heures de travail silencieux, d’enlever au sous-sol de leur chambre. On s’informait anxieusement des progrès de cette œuvre de termites. Et toujours, au moment où l’on s’attendait à voir le tunnel déboucher bientôt au dehors, l’entreprise était découverte et tout était à recommencer. D’autres méditaient des plans d’évasion plus rapides. Je me rappelle un aviateur canadien qui, toutes les nuits, s’introduisait dans ma chambre, ouvrait ma fenêtre, puis notait de là la disposition des abords et les postes occupés par les sentinelles. Mais à quoi bon parler de tout cela, et remuer les souvenirs d’une vie que les récits de ceux qui l’ont connue ont aujourd’hui rendue familière à tout le monde ? Comme je l’ai dit, je n’ai à raconter aucun épisode de marque. J’ai fait, durant mon séjour à Crefeld, ce que faisaient tous les prisonniers de mon âge. Et je n’ai pas eu le temps, comme la plupart d’entre eux, de mener cette existence assez longtemps pour qu’elle perdît pour moi le charme de sa nouveauté et de son étrangeté.

Car mon séjour au milieu des officiers ne devait pas être de longue durée. Évidemment, on m’avait placé là provisoirement et en attendant. Mon sort en Allemagne, comme celui de Fredericq, dont j’avais appris qu’il avait été envoyé à Gütersloh, non loin de Brunswick, dépendait des résultats que notre arrestation aurait produits en Belgique.

On avait compté qu’elle terroriserait nos collègues ; elle ne fit que les indigner et les ancrer plus fermement dans la résistance. Soixante d’entre eux s’adressaient aussitôt au gouverneur général von Bissing, lui remontrant que tous pensaient comme nous et avaient fait ce que nous avions fait. Il leur fut répondu que nous n’avions cessé de fomenter contre l’autorité allemande une agitation illégale et que d’ailleurs leur conduite déciderait de notre sort. Cette tentative de chantage, — il faut bien appeler les choses par leur nom, — révélait curieusement l’impuissance de la violence au moment même où l’on venait d’y avoir recours. Avec quelque finesse et quelque connaissance des hommes, von Bissing eût remarqué tout de suite que l’on avait fait fausse route, que notre arrestation était une faute, et qu’il fallait au plus tôt trouver un prétexte pour nous renvoyer chez nous. Mais appartenant à cette caste militaire prussienne dont la déformation mentale est certainement l’un des phénomènes les plus curieux de la psychologie sociale, il était aussi incapable déjouer la générosité que de l’éprouver. Nos collègues ne pliant pas, il résolut de nous faire porter la peine de leur obstination. Jusqu’alors on n’avait pas su très bien, je pense, ce que l’on voulait faire de nous. Je crois, pour ma part, que l’on nous aurait ramenés à Gand, si nos collègues avaient eu la faiblesse de reprendre leurs cours et de capituler sous les menaces. Désormais notre sort n’était plus douteux. Tant pis pour nous si la mesure prise à notre égard demeurait inefficace ! Nous n’avions qu’à en supporter les conséquences. Il était inadmissible de nous laisser rentrer en vainqueurs au milieu de nos amis. Si notre captivité avait produit quelque effet, elle eût sans doute été temporaire ; inopérante, elle devait durer aussi longtemps que la guerre elle-même. Il y allait de l’infaillibilité de l’autorité militaire.

Pour moi, du moment que, de déporté à temps, je devenais un simple prisonnier politique, ma place n’était plus à Crefeld. Je devais être privé de l’honneur, dont on m’avait jugé digne tout d’abord, de vivre au milieu d’officiers. Le 12 mai 1916, l’ordre arriva de me transporter au camp de Holzminden.

Il est certain qu’il eût été beaucoup plus heureux pour moi d’être condamné tout d’abord à ce nouveau séjour. J’étais prêt à tout supporter en quittant la Belgique, et les récits que j’avais entendu faire à Gand sur les geôles allemandes m’avaient préparé au pire. Mais ma résidence à Crefeld m’avait gâté et, durant les premiers jours, le contraste trop brusque entre ce que je quittais et ce que je trouvais, me porta, je l’avoue, un choc assez rude.

Tout a été dit sur Holzminden, et je n’ajouterai pas une nouvelle description à toutes celles qui en ont été faites, et autant que j’en puis juger, fort bien faites. J’eus la chance d’y arriver d’ailleurs et d’y séjourner durant la période où le régime de ce camp trop fameux fut le plus supportable. Il comprenait alors de 8 à 10 000 prisonniers répartis dans 84 grandes baraques de bois alignées en files sur un espace d’environ quatre hectares. L’avenue centrale, l’avenue Joffre, comme l’appelaient les prisonniers, grouillait du matin au soir d’une cohue bigarrée, où se rencontraient tous les types nationaux, toutes les classes sociales, et où l’on parlait toutes les langues, sauf l’anglais, car d’Anglais, je ne sais pourquoi, pas un seul ne se trouvait à Holzminden.

Au centre du camp, une dizaine de baraques, entourées d’un treillis en fil de fer, renfermaient les femmes et les enfants. Tous les jours, de midi à trois heures, les femmes pouvaient sortir de cet enclos. Prostituées de Varsovie, de Bruxelles ou d’ailleurs, paysannes ou ouvrières de Pologne, de France, de Belgique, femmes d’officiers ou de fonctionnaires, toutes étaient attendues, à leur sortie, par leurs maris, par leurs parents ou par leurs... amis. Pour les enfants, dont un certain nombre étaient nés dans le camp, on les voyait passer le matin, se rendant aux écoles que la sollicitude de braves gens avaient, tant bien que mal, aménagées pour eux.

Le fond de cette population hétérogène se composait naturellement d’hommes du peuple. Holzminden était le réceptacle où l’Allemagne versait pêle-mêle, de tous les pays occupés, les indésirables ou les gêneurs. Une baraque proche de celle que j’occupais, abritait les pensionnaires de la prison de Loos près Lille, et le général commandant le camp eut l’amabilité de me prévenir, dès mon arrivée, de la nécessité de prendre quelques précautions à l’égard de ces voisins de mœurs spéciales, parmi lesquels se trouvaient un certain nombre d’individus condamnés pour assassinat [1] La présence de ces bandits était moins un danger qu’une insulte. Dans son ensemble, la foule parquée entre les fils de fer m’a frappé dès le premier jour par sa dignité, son courage et sa belle entente. A part quelques exceptions, tous ces hommes supportaient leur sort avec une résignation vraiment admirable. Je n’en ai rencontré que bien peu qui eussent fléchi sous le poids de la captivité. Les forces physiques de plusieurs finissaient par s’altérer ; il y avait des malades, des neurasthéniques, et l’on rencontrait des cas de folie ; mais chez presque tous le ressort moral demeurait intact. L’inébranlable espoir de la victoire finale soutenait les énergies. Quand j’arrivai au camp, chacun était convaincu qu’il serait mis en liberté avant l’hiver, mais il n’y en avait que bien peu qui n’eussent préféré une prolongation de captivité à une paix défavorable.

Et pourtant nombre d’entre eux étaient là depuis deux ans ! C’étaient d’ailleurs les plus résolus. Ils avaient traversé les misères des premiers temps de la guerre, pâti de la brutalité des sentinelles, souffert du froid dans les baraques non chauffées l’hiver, assisté à l’agonie des malheureux Louvanistes versés dans le camp au mois de septembre 1914. Peu à peu on s’était organisé. Grâce aux envois des Comités qui de toutes parts veillaient de loin sur les prisonniers, le régime alimentaire était devenu tolérable. On avait reçu des vêtements, des médicaments, des livres. L’initiative privée s’était ingéniée de mille manières. Des étudiants français avaient fait construire à leurs frais une petite baraque, « l’Université, » dans laquelle des professeurs, des ingénieurs faisaient des cours, et qui abritait une bibliothèque, dont un relieur bruxellois reliait les volumes. Des bureaux de bienfaisance s’étaient constitués. On avait créé des écoles pour les enfants. Des cafés et même des restaurants s’étaient ouverts. Des prêtres catholiques avaient installé une chapelle dans la baraque qu’ils habitaient, et sa pauvreté lui donnait un aspect si touchant ! Des Belges avaient aménagé une place vide en jeu de balle ; ailleurs on rencontrait des jeux de quilles, un jeu de boules, assidûment fréquenté par les Français du Nord. Cependant le sport était peu pratiqué. L’espace manquait, et surtout la force physique, déprimée chez tous par la captivité et le manque d’exercice.

Peu de rapports, au surplus, avec les Allemands. Le général qui commandait le camp ne se montrait guère. Il laissait son subordonné, le major Wikop, officier de réserve, brutal et grossier, agir à sa place et s’acquitter d’une besogne qui, disait-on, lui répugnait. Sous la surveillance de ce Wikop, fonctionnait une organisation assez simple, et dont les agents étaient recrutés parmi les prisonniers eux-mêmes. Il y avait un « chef de camp, » des « chefs de district » et des « chefs de baraque, » responsables de la discipline. C’est avec eux que les prisonniers se trouvaient en rapports. Tous les soirs paraissait un bulletin contenant les ordres et règlements pour le lendemain. Ils étaient rédigés en allemand et en français, — le français étant, ici comme à Crefeld, la seule langue étrangère employée par les Allemands pour les communications aux prisonniers. La police seule était confiée à des soldats et à des Feldwebels. Et ils l’exerçaient sans aménité. Constamment des perquisitions étaient opérées dans les baraques, des correspondances saisies et les « coupables » envoyés au cachot pour un ou plusieurs jours. Ces châtiments étaient monnaie courante. Que de fois j’ai lu, affiché sur la porte de l’« Université, » cet avis : « Le cours de M. X... ne se fera pas aujourd’hui, le professeur étant en prison. »

Je me souviens d’un dominicain français, le Père D..., chez lequel on avait découvert une dissertation, écrite en latin scolastique, et que l’on eût pu prendre pour une fantaisie due à quelque étudiant du moyen âge : Cur Gennani sint superporci. Grand émoi à la Kommandantur du camp. Personne n’y comprenait le latin. On eut recours à la science d’un professeur du gymnase de la ville de Holzminden, et, quelques jours plus tard, le Père D..., mis en présence de la traduction de son œuvre, en reconnut volontiers l’exactitude. Le crime était abominable, si abominable que le général et le major signifièrent à l’inculpé qu’un tel forfait ne pouvait avoir été perpétré par un homme raisonnable. Il était fou, et fou tellement dangereux qu’il devait être à l’instant colloqué dans la baraque spécialement affectée aux malheureux que le régime du camp et la captivité poussaient parfois à la démence. Et, en effet, on lui infligea ce supplice. Je ne sais combien de temps il s’est prolongé. Plusieurs semaines plus tard, quand je quittai le camp, il durait encore.

La Kommandantur fut très fière sans doute de l’esprit qu’elle déploya en cette conjoncture. Un conflit qu’elle eut, vers la même date, avec le bureau de bienfaisance belge, lui réussit moins bien. Jusqu’alors, le Comité de ce bureau s’était recruté lui-même. Un beau jour, nous fûmes avertis que notre gestion était scandaleuse, et que de toutes parts des plaintes s’élevaient contre elle. Le major vint nous expulser et fermer la porte de notre local. Nous demandâmes une enquête. Elle ne révéla aucun grief. Pourtant ordre fut donné de remplacer l’ancien Comité et de procéder à une élection à laquelle participeraient tous les Belges du camp. Faire voter des Belges et se figurer qu’ils n’allaient pas profiter aussitôt de l’occasion, l’idée était plaisante ! Un petit meeting eut lieu dans chaque baraque. Les ex-membres du Comité s’étaient naturellement abstenus de poser leur candidature. Tous furent réélus et passèrent, comme on dit chez nous, « en tête de liste. » Fureur comique de la Kommandantur. Elle ne chercha pas à cacher son dépit. En réalité, elle n’avait voulu qu’écarter de la gestion du bureau M. Lampens, échevin de la ville de Gand et député aux Chambres belges, et M. Waleffe, juge d’instruction à Liège, qui, l’un et l’autre, après avoir purgé une honorable condamnation en prison cellulaire, venaient d’être internés au camp. On nous manda tous devant le major. Il nous signifia que le général s’opposait à l’élection de MM. Lampens et Waleffe. Là-dessus nous donnâmes notre démission. Il eût été impossible de trouver des remplaçants à nous substituer. Or, le bureau de bienfaisance ne pouvait rester fermé plus longtemps sans scandale, et même sans danger. Il fallut capituler avec nous. L’élection de M. Lampens fut ratifiée, et M. Waleffe insistant, dans l’intérêt de nos compatriotes, pour que nous ne prolongions pas plus longtemps la résistance, nous reprîmes nos fonctions.

On comprend combien ces petits épisodes occupaient et passionnaient les prisonniers, aux yeux de qui ils prenaient l’apparence de grands événements. Pour remplir le vide des heures, chacun s’ingéniait à sa façon, et parfois de façon touchante et spirituelle. Un souvenir encore, entre beaucoup d’autres. Le jour de la fête de la reine Elisabeth, tous les Belges portaient à la boutonnière une fleur blanche en papier. Depuis de longs jours, les femmes du camp avaient confectionné en secret ces petits insignes, auxquels les Allemands ne comprirent rien. Le 21 juillet, la photographie du roi Albert se répandit soudainement dans le camp. Quand, vers neuf heures du matin, l’autorité avertie en arrêta la distribution, plusieurs centaines d’exemplaires avaient été vendus. Malgré toutes les recherches, on ne découvrit ni l’auteur du méfait, un Liégeois, M. Lebrun, ni l’atelier qu’il avait improvisé sous le plancher de la baraque 73. Il fut impossible de se donner rendez-vous le même jour, à la chapelle : l’affluence du monde aurait immédiatement excité les soupçons. Quelques-uns d’entre nous seulement s’y trouvèrent réunis, et je me rappellerai toujours la physionomie et les regards de mes compagnons, quand, entre les parois de bois nu, s’élevèrent les paroles : Domine, salvum fac regem nostrum Albertum.

Nous étions, à Holzminden, plusieurs membres de l’enseignement. Tous s’employaient de leur mieux à instruire et à distraire leurs compagnons. Pour ma part, je faisais deux cours ; l’un, d’histoire économique pour 2 à 300 étudiants russes capturés à Liège au mois d’août 1914, l’autre, où je racontais à mes compatriotes l’histoire de leur pays. Jamais je n’ai eu d’élèves plus attentifs et je n’ai enseigné avec un tel plaisir. L’aspect du cours d’histoire de Belgique était vraiment prenant. Les auditeurs s’écrasaient, les uns juchés sur des carrés de couchage empilés dans un coin de la baraque servant de salle de cours, les autres massés sur des bancs ou debout, le long des cloisons de planches. Quelques-uns se groupaient à l’extérieur devant les fenêtres ouvertes. Au dedans, une chaleur étouffante tombait du toit de carton goudronné. Des milliers de puces jaillissaient de partout, scintillant au soleil comme les gouttelettes d’un arrosage très fin. Je m’imaginais parfois les entendre, tant le silence était profond de tous ces hommes écoutant l’un des leurs parler de leur pays absent et rappeler tant de catastrophes qu’il avait subies et surmontées.

Sans doute, l’affluence du public inquiéta la Kommandantur. L’ordre me fut un jour intimé d’avoir à cesser mon enseignement. Je protestai naturellement contre une mesure qui, de tous les professeurs du camp, n’atteignait que moi. Je remis au général un mémoire qu’il promit d’envoyer à Berlin et une interminable correspondance s’engagea aussitôt. Je dus fournir, durant quinze jours, des notes, des rapports, des explications de toute espèce. Bref, l’autorisation de reprendre mes leçons arriva enfin. Mais je dus m’engager à remettre la veille au bureau du camp, le sommaire de la leçon du lendemain et à subir la présence dans l’auditoire de deux ou trois soldats connaissant la langue française. Il faut croire que ces soldats prirent goût à la censure dont ils étaient chargés. Leur nombre monta bientôt à une douzaine et la plupart d’entre eux, après chaque leçon, me posaient des questions comme eussent fait de bons élèves. Ils tenaient tellement à ne rien perdre qu’un jour, comme j’avais commencé à parler deux minutes avant leur arrivée, ils me dénoncèrent au major, devant lequel j’eus à comparaître. Le cas était grave : il en fut fait rapport, et peu s’en fallut que mes cours ne fussent suspendus une fois de plus.

Depuis mon transfert de Crefeld à Holzminden, je ne doutais plus que je ne fusse destiné à demeurer en Allemagne jusqu’à la conclusion de la paix. L’occasion me fut bientôt donnée de m’assurer que je ne me trompais pas. Quelques semaines après mon arrivée au camp, des médecins allemands vinrent examiner les prisonniers se croyant assez malades pour devoir être internés en Suisse, Par curiosité, je me présentai à la visite, et ma surprise fut grande en apprenant le soir que j’étais inscrit sur la liste des partants. D’où me venait cette faveur ? Les médecins m’avaient à peine ausculté, ne m’avaient posé aucune question et ma santé ne laissait rien à désirer. Peut-être le général souhaitait-il se débarrasser de moi et leur avait-il fait part de ce souhait. Quoi qu’il en soit, j’étais absolument sûr qu’il ne se réaliserait pas. Quand, après une longue série de formalités, un Feldwebel vint me remettre un billet de chemin de fer pour Constance, avec l’ordre d’avoir à préparer mes bagages pour le lendemain, je ne bougeai pas, et bien m’en prit Au milieu de la nuit, je fus brusquement réveillé par un soldat. Il m’apportait de la part du généra ! la copie d’une dépêche conçue avec une précision toute militaire : Professor Pirenne bleibt, le professeur Pirenne reste., Avec un sourire, je rendis mon billet de chemin de fer et je me rendormis. On devait pourtant me croire malade, puisque j’avais été désigné pour le départ, et néanmoins on me retenait...

Cependant notre arrestation faisait dans la presse, tant chez les Alliés que dans les pays neutres, un bruit extraordinaire. Des légendes se formaient : on nous attribuait à l’un et à l’autre des « mots historiques » au cours d’une entrevue imaginaire avec von Bissing. Le respect dont l’Allemagne s’était toujours targuée pour la liberté scientifique, et l’impossibilité où elle se trouvait de justifier la mesure prise à notre égard, sans être obligée de dévoiler prématurément ses desseins sur la Flandre et la Belgique, la mettaient en mauvaise posture et donnaient beau jeu aux protestataires.

Nous étions loin de nous douter de l’émotion que nous provoquions au dehors. Des communiqués embarrassés parus dans les journaux allemands nous apprenaient cependant qu’il se passait quelque chose. Je lisais dans la Gazette de Cologne que l’Académie d’Amsterdam s’était adressée aux Académies allemandes pour les prier d’appuyer sa proposition de nous faire interner en Hollande. Nous sûmes plus tard que des professeurs américains avaient offert de nous recueillir l’un à l’Université de Princeton, l’autre à celle de Yale, et que le Pape et le roi d’Espagne s’étaient intéressés à notre sort. A Bruxelles, au mois de juin 1919, le président Wilson me fit l’honneur de me raconter qu’il avait lui-même écrit deux fois en notre faveur à l’empereur d’Allemagne, sans en obtenir d’autre réponse qu’un refus laconique.

Tout cela était évidemment très désagréable. Que de bruit pour rien ! Quelle insistance déplacée à demander à « Messieurs les militaires » les raisons d’une chose aussi simple que la déportation de deux civils ! Et quand même ils se fussent trompés ! Ne comprenait-on pas qu’il leur était impossible de revenir sur une décision prise, que leur prestige était en jeu et qu’il fallait faire le silence sur cette sotte affaire ? La presse allemande reçut l’ordre de se taire, elle obéit. On espérait calmer l’agitation du dehors en n’y répondant pas. Elle ne devint que plus vive. Des amis même de l’Allemagne s’adressèrent à von Bissing pour lui demander de les mettre à même de calmer les protestations qui s’élevaient autour d’eux. J’ai lu plus tard dans le livre si exactement documenté que M. le professeur Ch. Nyrop de Copenhague a consacré à notre arrestation, la réponse du pauvre gouverneur à un membre de l’Académie de Stockholm qui le pressait de lui fournir des renseignements. L’intervention du savant suédois s’explique par la circonstance que l’Académie suédoise m’avait élu membre associé le 6 avril 1915. Il avait été impossible de me transmettre cette nouvelle à Gand. Elle me parvint à Holzminden par l’intermédiaire de l’ambassade suédoise à Berlin. L’impression que la lettre officielle de l’ambassadeur produisit à la Kommandantur fut assez amusante. Le règlement du camp ne permettait aux prisonniers que d’écrire au crayon sur un papier à lettres spécial, pourvu d’indications qui semblèrent probablement indignes d’être placées sous les yeux d’un ambassadeur. On s’empressa de me fournir, pour ma réponse, une superbe feuille immaculée de papier ministre, de l’encre et une plume.

Ma femme eut à pâtir de l’émoi que nous avions provoqué sans nous en douter. Sa santé était assez ébranlée, et elle avait sollicité l’autorisation de passer quelques semaines en Suisse pour y reprendre des forces. L’autorisation en était parfois accordée à des malades. On la lui refusa obstinément, et comme elle insistait : « Mais ne comprenez-vous donc pas. Madame, s’exclama le docteur Heitz, chef de la police allemande à Gand, qu’à peine arrivée en Suisse, les journalistes se jetteront sur vous comme sur une proie ! »

Si les infaillibles militaires qui nous avaient envoyés en Allemagne étaient décidés à prouver leur toute-puissance en nous conservant sous leur coupe, ils finirent pourtant par s’agacer des commentaires assez peu flatteurs que la presse neutre se permettait à leur propos. Ils se laissèrent suggérer un moyen qui, suivant eux, devait calmer la tempête.

Le 13 juin, le général me faisait appeler et après un exorde flatteur et aussi insinuant qu’il lui fut possible, m’annonça que le ministère de la guerre me proposait de choisir ma résidence dans une ville universitaire du Centre ou de l’Est de l’Allemagne. A sa vive stupeur, je refusai sur-le-champ. Il fallut lui expliquer durant plus d’une heure que je préférais demeurer au camp, au milieu de mes compatriotes et de leurs alliés, plutôt que de me trouver isolé parmi nos ennemis ; que depuis trois mois je m’étais habitué au régime de Holzminden ; que mes leçons et mes fonctions au bureau de bienfaisance suffisaient à y occuper mon temps ; que j’y avais contracté des amitiés ; que je m’y croyais utile et que tout cela compensait, et au delà, l’avantage de coucher dans un lit sans puces, de me promener librement par les rues d’une ville hostile, d’assister à des concerts, de passer ma soirée au cinéma et même de pouvoir travailler dans une bibliothèque. Mon interlocuteur finit par croire que je voulais « crâner » devant lui. Il m’ordonna de lui remettre le soir ma réponse par écrit et m’autorisa en outre à écrire à Fredericq à qui, me dit-il, la même proposition était faite en même temps qu’à moi. Il comptait évidemment qu’après avoir réfléchi sous le toit de ma baraque j’apprécierais mieux les délices qu’il m’était possible de goûter, et dont Fredericq ne serait certainement pas assez fou pour se priver.

« Le caractère belge est une énigme, » avait dit von Bissing. Le général eut l’occasion de reconnaître l’exactitude de cette pensée. Ma lettre à Fredericq en croisa une autre qu’il m’écrivait. Lui aussi, il avait repoussé les avances du ministère de la guerre. Il suggérait seulement, si l’on voulait vraiment adoucir notre sort, de me permettre de venir le rejoindre au camp de Gütersloh. Mais qu’importaient nos désirs ? Ce n’était pas à nous que l’on s’intéressait, on voulait tout simplement calmer l’agitation fâcheuse de la presse. Elle trouvait scandaleux que nous fussions parqués dans des camps. Il fallait donc, fût-ce contre notre gré, nous en faire sortir. J’eus bientôt une nouvelle entrevue avec le général. Cette fois, ce fut pour apprendre que j’allais habiter Iéna. Il ne s’agissait plus d’une proposition, mais d’un ordre, qui serait au besoin exécuté par la force. Je rédigeai une protestation : on refusa de la recevoir. Il ne me restait qu’à obéir.

Je quittai Holzminden avec un chagrin que comprendront, j’en suis sûr, beaucoup de ceux qui y ont été prisonniers, du moins à cette époque. Pour la première fois de ma vie, je m’étais senti vraiment utile, parce que, pour la première fois aussi, je m’étais trouvé en contact avec le fond même de l’existence. Pour tous les hommes qui étaient là, enlevés à leur profession, à leurs habitudes, à leur classe sociale, la grande, l’unique affaire était de vivre, et l’on jouissait délicieusement du moindre effort pour rendre cette vie plus facile ou moins pénible. Il se rencontrait évidemment dans le camp des types assez repoussants d’égoïsme, d’indélicatesse, d’étroitesse ou de sécheresse de cœur. Mais ce qui dominait chez la plupart, c’était un sentiment de solidarité qui s’élevait parfois jusqu’au dévoûment le plus touchant. Dans son ensemble, l’impression que j’ai conservée de mon séjour là-bas, est réconfortante et consolante. Le bon l’emportait très certainement sur le mauvais. Et si l’on songe au régime déprimant auquel était soumise cette foule parmi laquelle se trouvaient naturellement bien des éléments suspects, une constatation si banale ne laisse pas d’avoir quelque signification.

  1. On les a expédiés ailleurs durant mon séjour.