Souvenirs de Rome
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 979-1003).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART

SOUVENIRS DE ROME.

III.
LES ÉGLISES DU MONT JANICULE[1].


I. — SAINT-PIERRE-IN-MONTORIO. — SÉBASTIEN DEL PIOMBO A ROME.

« Surtout n’oubliez pas Saint-Pierre-in-Montorio, » m’avait dit quelques jours avant mon départ pour Rome une dame protestante. Je n’avais garde d’oublier une recommandation qui me venait d’un camp si peu suspect d’admiration pour la capitale du catholicisme, et je dis à mon tour à tous les futurs visiteurs : N’oubliez pas de consacrer une de vos premières visites à Saint-Pierre-in-Montorio, car, indépendamment de l’intérêt qui s’attache aux noms de deux grands artistes, Sébastien del Piombo et Bramante, cette église est par un beau jour le but de promenade le plus heureusement choisi. Elle est construite à mi-côte du gentil mont Janicule, la plus riante des collines de Rome, à l’endroit où, selon la tradition, saint Pierre fut crucifié. À vos pieds grouille le morose faubourg du Transtevere, et quand on vient de parcourir ses rues étroites et muettes, aux maisons ornées de festons de loques et de guirlandes de chiffons, d’observer sa population à la fois robuste et souffrante, crasseuse et superbe, à qui le rire semble inconnu, il y a une indicible volupté à gravir la pente du Janicule, en respirant l’air libre et pur. Un peu au-dessus de Saint-Pierre, la fontaine Paolina, création du pape Borghèse, dégorge ses eaux abondantes qui tombent dans cette demi-solitude avec un bruit de cascade ou de torrent, et en face de la fontaine se découvre une des vues de Rome les plus propres à inspirer la rêverie. C’est là qu’il faut monter, si l’on veut savourer avec une mélancolie sans tristesse le sentiment du néant de la grandeur humaine, que j’ai trouvé partout ailleurs âpre et sombre. Oh! qu’il est doux de s’accouder sur la rampe de la colline, et là de se laisser assourdir par le tapage de l’eau Paolina, en contemplant les toits et les dômes de la célèbre ville! Eh quoi! ce n’est que cela Rome? On dirait un grand village perdu au milieu de la plaine et assiégé par la campagne, qui de toutes parts le presse et l’envahit. Pour compléter la rêverie, les seuls bruits qui vous arrivent sont des bruits de la nature : quelque rare murmure du vent dans les arbres, un hennissement de cheval, un braiment d’âne, et par instans, partant de la villa Pamphily, couronne de cette colline, des voix joyeuses de promeneurs ou des cris de serviteurs qui, transformés par la distance, semblent l’appel lointain de pâtres rassemblant leurs troupeaux. De l’énorme entassement de maisons et d’édifices d’en bas, aucun bruit ne monte (car Rome est une ville sans rumeurs), sauf ces bruits qui appartiennent aux localités rustiques, quelquefois un bourdonnement de cloches, et, chose curieuse, de temps à autre le clairon perçant du coq; au moins voilà tout ce que nous avons entendu pendant la demi-heure que nous avons passée sur le Janicule à regarder ce panorama. Cette vue de Rome est à peu de chose près celle que l’on a, non loin de là, de la terrasse de Saint-Onuphre ou de la fenêtre du Vatican qui s’ouvre en face de la bibliothèque; seulement ici, à Saint-Pierre-in-Montorio, le caractère rustique est plus fortement marqué : nous sommes loin du spectacle royal qui se découvre du haut du sauvage Aventin et du magnifique décor qui se déroule devant l’élégant Pincio.

Dans la cour du cloître de Saint-Pierre-in-Montorio, un petit temple rond s’élève à la place présumée du martyre du prince des apôtres. Il fut dessiné par Bramante. A Saint-Pierre, au Vatican, au palais Giraud de la place de Scossa-Cavalli, Bramante a montré avec quelle rare harmonie il sait unir la grandeur et la pureté ; dans ce ravissant bijou, il a montré l’alliance de la pureté et de la grâce. Comme le cercle qui marque la naissance de la petite coupole est à la fois élégant et fin, et comme la lumière rit de se voir emprisonnée dans cette geôle au dessin si correct! Comme l’édifice entier pose sur sa base de pierre avec légèreté! Mais cela est païen, bien païen cette fois, et n’est en rapport ni de près ni de loin avec aucun des sentimens du christianisme. A l’extérieur, on dirait un pavillon de repos fait pour réparer les lassitudes heureuses, ou pour faciliter les rêveries où l’âme aime à se faire des promesses de joie; à l’intérieur, c’est un temple pour le fils de Vénus, ou, si l’on tient absolument à l’associer au culte chrétien, c’est une adorable volière pour la colombe du Saint-Esprit. Il me semble le voir, le divin oiseau captif, tournant autour du cercle de la coupole, élégante, mais trop étroite représentation de l’éternité, cherchant à s’échapper et volant dans son impatience du haut au bas de cette cage où vont peut-être venir le saisir les nymphes faciles qui dans le saccllum souterrain, grotte lumineuse, antre riant, pleurent sans doute la mort de quelque pâtre aimé des dieux. Il n’est pas possible en effet que cette chapelle souterraine soit consacrée au souvenir de Simon Pierre, pêcheur de Galilée, type éternel du plébéien, au dévoûment sans bornes, à la foi profonde, et du tragique martyre qu’il subit en ce lieu : non, le souvenir sacré qui vit dans ce coquet caveau, c’est bien plutôt celui de quelque Hylas aimé des nymphes qui trouva la mort par imprudence d’amour, ou celui de quelque Daphnis poète,

.... Usque ad sidera notus
Formosi pccoris custos, formosior ipse.

Mais que nous importe après tout? Si cet édifice n’est pas chrétien, il est bien italien, et il nous parle de l’Italie ancienne et moderne avec un charme auquel on ne cherche pas à se soustraire. J’oublie les grands souvenirs de l’église naissante, et je pense aux églogues de Mantoue; puis, franchissant les siècles, mon imagination s’arrête aux pastorales italiennes du Tasse et de Guarini. N’ai-je pas là sous les yeux un de ces temples où leurs bergers vont consulter l’oracle, faire leurs vœux, suspendre leurs guirlandes, joindre leurs mains par le mariage, par exemple ce temple du Pastor fido où le prêtre Montano fait ses sacrifices à Diane et consulte les voix divines qui parlent d’amour et d’hyménée[2]?

Ici le prêtre Montano m’est représenté par les deux moines qui me montrent l’église : l’un, petit vieux à barbe blanche, traînant péniblement les pieds; l’autre, jeune homme maigre, hâve, aux yeux brillans de fièvre, dont toute la personne semble indiquer l’abandon de soi et une sorte de muet désespoir. Avec mes deux moines, mes riantes pensées de tout à l’heure s’envolent bien vite, et des rêveries graves de plus d’une façon viennent m’assaillir. Tous deux portent le même habit, mais ils n’appartiennent pas à la même Italie; ils sont plus que séparés par l’âge, je jurerais que leurs âmes n’ont rien de commun. Le bon vieillard m’apparaît comme une représentation de l’ancienne Italie avec sa léthargie qui faisait couler si facilement le temps, sa bonhomie qui prenait la vie pour ce qu’elle valait, sa placidité, sa politesse. Gratiœ danti, me dit-il spirituellement avec une intonation où l’humilité d’un vieux franciscain s’allie à la finesse ironique d’un vieil Italien, lorsque je lui mets dans la main une pièce de menue monnaie ; mais le jeune, avec sa navrante figure, m’a l’air d’avoir été mal dompté par le cloître : je l’entends qui pousse de petits rugissemens fauves pendant que je contemple la fresque de Sébastien del Piombo. Pauvre enfant! il me fait mal à regarder; sa vue fait lever dans ma mémoire, je ne sais trop pourquoi, le souvenir d’un vers terrible de Leopardi, et pendant qu’il mugit sourdement, moi, je marmotte à mi-voix :

…..A palpitar si move
Questo mio cor di sasso…..


L’accompagnement est en parfait accord avec la musique qui lui a échappé, et par le fait il me semble voir dans cet enfant la traduction en prose plébéienne d’une ode violente d’Alfieri, de Foscolo ou de Leopardi, tandis qu’avec le vieux moine je remontais facilement à l’Italie heureuse de Métastase.

A l’entrée de Saint-Pierre-in-Montorio se trouve la principale richesse de l’église[3], une fresque représentant la Flagellation peinte dans la première chapelle de droite par Sébastien del Piombo. Cette fresque est une des plus belles choses qu’il y ait à Rome. Ce n’est pourtant pas par la profondeur du sentiment ni par le pathétique de la composition que brille cette œuvre. La même scène, traitée par les Flamands, a une tout autre frénésie; aussi la fresque de Sébastien del Piombo n’a-t-elle guère chance d’émouvoir ceux qui ont contemplé à Saint-Paul d’Anvers la déchirante Flagellation de Rubens, dont, par parenthèse, notre musée de Marseille possède une belle répétition. Ici nous nous permettrons de faire remarquer combien tout est incertain, puisque nous ne sommes pas sûrs de voir les choses telles qu’elles sont réellement, mais telles que les préoccupations habituelles et la forme de notre esprit veulent que nous les voyions. Cette même scène, qui nous a paru froide de sentiment, a fait au contraire une impression de violence sur un des plus brillans écrivains de ce temps-ci, M. Taine. Obéissant aux tendances de son vigoureux esprit, qui devant toute chose a besoin d’un trait net et ferme qui la résume, la grave et la classe, se rappelant d’ailleurs que le dessin de cette page remarquable a été attribué à Michel-Ange, le jeune écrivain a surtout été préoccupé de chercher dans cette flagellation «les attitudes sculpturales, les muscles tordus et tendus du patient et des bourreaux. » Attitudes sculpturales, oui; muscles tendus et tordus, franchement, non. A la vérité un des bourreaux lève un bras pour frapper en détournant à demi le corps, et ce mouvement, qui force le torse à le suivre, imprime un pli à la chair; mais il n’y a là ni tension ni violence, c’est le même mouvement que nous avons fait dans nos heures les plus calmes lorsque, sans changer d’attitude, nous avons détourné la tête pour voir quelque objet placé derrière nous. Et comme ce bourreau frappe mollement, sans conviction! dirai-je presque; il lève son paquet de cordes tout simplement pour avoir occasion de faire mieux ressortir les lignes de son corps, qui est en effet irréprochable. Cette flagellation est un jeu, on le voit bien au calme du Christ, calme qui est non pas le résultat de la résignation ou du stoïque effort d’une âme divine, mais le résultat d’une parfaite indifférence pour des coups dont aucun ne peut meurtrir sa chair. Cette fresque a été tout simplement un prétexte à montrer trois beaux corps; cependant, en dépit de son insignifiance morale, on reste longtemps cloué devant cette œuvre, car ces trois corps robustes, élancés, souples, sveltes, à la manière de ceux des jeunes gens de Michel-Ange, présentent le plus parfait modèle de dessin qu’il nous ait été donné de voir jusqu’à ce jour, si parfait, que l’âme, satisfaite de la volupté que lui donne cette profonde science de métier, ne demande rien au-delà. Contempler cette fresque donne le même genre de plaisir que l’on trouve à lire une page de prose indigente d’idées, mais bien équilibrée, d’une correction accomplie et d’une forme flatteuse à l’oreille. La beauté du dessin triomphe, dis-je, de l’insignifiance du sentiment moral ; elle fait un miracle plus difficile encore, elle triomphe de la couleur de Sébastien del Piombo, qui a quelque chose de singulièrement désagréable, même dans ses œuvres les plus brillantes, — tout disciple du Giorgione qu’il ait été, — et qui est ici noire à l’excès, comme si elle avait été calle de poussière de charbon mouillée d’eau[4]. Singulier talent que celui de Sébastien del Piombo! Cet artiste n’a pas un atome de génie véritable, de sentiment moral, et cependant il excite l’admiration, tant il est maître de ses moyens. Il est impossible de ne pas être frappé de la belle ordonnance de ses scènes, de son habileté à disposer et à grouper ses personnages, de la fierté de leurs allures et de leurs attitudes. Tout cela est composé à froid, mais avec la sûreté d’une main qui ne peut errer; tout cela est sorti non pas directement de la contemplation de la nature, mais de la méditation intelligente des grandes œuvres créées par l’art italien ; bref, comme certains poètes classiques, Sébastien del Piombo atteint à la grandeur par la rhétorique. Une certaine inspiration est compatible avec la rhétorique, une inspiration comparable à ce qu’on appelle dans l’ordre des sentimens les amours de tète : aussi, quand je dis que Sébastien del Piombo compose à froid, faut-il entendre ces mots avec une nuance. Il a l’enthousiasme des formes pour elles-mêmes, et il s’échauffe à combiner des lignes comme un rhéteur qui aime et possède son art s’échauffe à combiner des phrases. Toutes les fois que j’ai regardé ses tableaux, j’ai retrouvé en moi exactement la même sensation que j’avais éprouvée lorsque j’avais lu les œuvres du poète anglais John Dryden. En tenant compte des différences qui séparent les deux arts de la peinture et de la poésie, les deux époques et les deux civilisations, Dryden est juste l’analogue de Sébastien del Piombo; c’est la même nature et la même forme d’esprit, la même science consommée, la même habileté à suppléer à l’insuffisance de l’inspiration par la connaissance profonde des beaux modèles, à faire apparaître des fantômes de grandeur, d’énergie, de beauté, et à les faire prendre pour des réalités. Lisez par exemple les deux admirables odes de Dryden, Sainte Cécile et la Fête d’Alexandre, qui sont justement regardées comme deux chefs-d’œuvre classiques : ce sont deux inspirations de tête dans lesquelles la facile et naïve spontanéité de la nature n’est pour rien; le poète s’est mis à couver ses sujets comme une poule ses œufs, et il a fini par s’échauffer lui-même dans cette incubation. Cependant quel sentiment profond de ce qui constitue l’ode dans le seul choix de ces sujets ! Comme le poète a bien reconnu que ces sujets étaient lyriques par essence, qu’ils se prêtaient naturellement au fracas des grandes images, au beau délire qui, selon notre législateur poétique, est dans l’ode un effet de l’art, et qu’en même temps ils contenaient les ressources nécessaires pour maintenir ce délire dans les cadres sévères des compositions classiques, pour conserver l’unité au sein de l’apparente incohérence des sentimens contraires! Que manque-t-il à Dryden pour être mis sur la ligne des très grands poètes? En vérité, je ne sais trop. Éloquence, énergie, sentiment du drame, fierté du nombre, beauté des images, il a tout cela, et davantage encore, c’est-à-dire une couleur superbe, même dans ses plus faibles œuvres, une couleur que bien des poètes romantiques pourraient lui envier. Je défie qu’on le lise sans l’admirer; mais cette admiration est stérile : quand on a dit, cela est vraiment beau, tout est fini; jamais Dryden n’a fait naître une pensée ou un sentiment. Il en est de même de Sébastien del Piombo. Ses œuvres ne font passer aucune étincelle dans celui qui les admire, et on s’en retourne après les avoir vues juste aussi riche de vie morale qu’auparavant.

Il y a de lui à Santa-Maria-del-Popolo, dans la chapelle des Chigi, un ouvrage qui m’a fait connaître une singulière aventure. J’ai dit que la science de métier de Sébastien del Piombo était telle qu’elle triomphait de sa stérilité morale et de sa désagréable couleur; mon aventure de Santa-Maria-del-Popolo semblerait prouver qu’elle peut triompher même de l’obscurité. Par deux fois, je n’ai pu voir cette immense toile qu’à travers un rideau d’ombre, soit que l’heure ne fut pas favorable, soit que la chapelle fût mal éclairée ces jours-là par suite de quelque disposition fâcheuse, et cependant par deux fois je me suis retiré avec la conviction que je venais de me trouver devant une belle chose. Si on m’avait interrogé sur cette toile, j’aurais répondu sans hésitation aucune : C’est un chef-d’œuvre. Et qu’en avais-je vu cependant avec les plus extrêmes efforts de mon attention? Rien que deux personnages, mais deux personnages d’une telle allure qu’ils ne pouvaient appartenir qu’à une œuvre magistrale. Je me suis donc vertueusement obstiné à retourner à Santa-Maria-del-Popolo jusqu’à ce que j’eusse rencontré la minute heureuse où le caprice de la lumière et peut-être aussi la bienveillance des sacristains me permettraient de voir ce tableau délivré de son voile d’ombre. Les bons sentimens sont quelquefois récompensés, et enfin, un jour que la lumière inondait à flots la chapelle des Chigi, j’eus le plaisir de reconnaître que mon jugement, que je pouvais appeler en toute vérité un jugement à l’aveugle, avait frappé juste. Cette immense toile, qui occupe toute la muraille au-dessus de l’autel, représente une Nativité, que je crois être celle de saint Jean-Baptiste, car autrement je n’en comprendrais pas la disposition. Le peintre a divisé son tableau en plusieurs scènes à l’imitation des maîtres de l’ancienne école; seulement cette division, au lieu d’être faite par compartimens et dans de petits cadres, a été faite dans un même tableau, par plans et sur une échelle énorme. Au premier plan, un groupe de femmes, d’enfans, de jeunes gens, contemplent le bambin qui vient de naître, ou préparent les langes pour protéger son petit corps. Rien n’est plus noble que cette longue ligne de personnages, tous irréprochablement beaux, tous posés dans des attitudes soigneusement choisies : au centre, tenant l’enfant sur ses genoux, se présente une femme que je crois être la Vierge elle-même, car son expression a cette pureté traditionnelle qui la fait reconnaître aussitôt, à quelque type national que le peintre emprunte ses traits. Sur le second plan, on voit Élisabeth étendue dans son lit d’accouchée, et enfin au troisième plan deux vieillards arrêtés devant la porte de la chambre prennent congé l’un de l’autre ; c’est sans doute Zacharie reconduisant un de ces voisins qui, selon le récit de saint Luc, remplirent sa maison à la naissance de Jean-Baptiste. Au-dessus de cette scène plane Dieu le père, qui vient d’inspirer Zacharie de son esprit prophétique. La composition de cette œuvre est grandiose, rien de mieux distribué que ces groupes de personnages tous sévèrement beaux ; mais quand on a longuement admiré, on est obligé de s’avouer que c’est là une belle chose, non selon la nature, mais selon l’art, non selon l’âme, mais selon l’intelligence, et on se dit que le moindre Angelico de Fiesole exercerait sur le contemplateur une tout autre contagion d’attendrissement, de dévotion et de sympathie.

Le chef-d’œuvre de Sébastien del Piombo à Rome est le portrait de l’amiral André Doria, dans le cabinet de famille de la galerie Doria. Il est placé en face du portrait du pape Pamphily (Innocent X) par Velasquez, figure de pontife bougon, qui doit avoir été souvent de mauvaise humeur, la plus hargneuse que je connaisse après celle du terrible Jules II. Comme j’ignore la date précise de ce portrait d’Innocent X, j’aime à croire qu’il fut peint par Velasquez dans quelqu’un des jours sombres de ce pontificat, par exemple celui où fut exécuté l’ordre de raser Castro. Quoi qu’il en soit, c’est une fort belle chose, très instructive par le contraste qu’elle présente avec les œuvres italiennes nées d’un tout autre système d’art, et je ne conçois pas bien que Stendhal ait pu dire qu’elle avait l’air tout étonnée de se trouver en compagnie de tant de merveilles. Combien ces deux images placées en face l’une de l’autre font naître de sombres rêveries et parlent éloquemment de la tristesse inhérente aux grandes conditions ! Le visage d’Innocent X est d’un grognon, celui d’André Doria n’exprime que mépris secret et froide réserve. La désagréable couleur grise de ce portrait a été, dirait-on, choisie tout exprès par Sébastien del Piombo pour faire encore mieux ressortir l’expression glacée de ce visage aigre et coupant comme une bise inattendue survenant après les premiers beaux jours. L’amiral est tout droit debout, aperçu jusqu’à mi-jambes, tenant à la main l’insigne du commandement, coiffé d’un bonnet de velours noir. La taille est robuste et bien prise, la main belle et noble ; l’âge est à peu près celui qu’il devait avoir à l’avènement au trône de notre roi François Ier, c’est-à-dire cinquante ans. Oui, c’est bien la véritable image d’André Doria, car l’attitude dit : c’est un homme puissant, et le visage dit : c’est un homme malheureux.

Malheureux, il le fut du commencement à la fin de sa vie, et de la pire misère qui puisse affliger un homme d’un grand cœur : ce fut un patriote sans patrie. Génois de la plus illustre race, c’est à peine s’il connut Gênes, et quand il y rentra sur ses vieux jours, ce fut pour lui porter le bienfait de cette liberté qu’il lui avait acheté par toute une longue vie d’aventures, de déboires et de fatigues. Tout jeune, il avait vu obscurcie la gloire de ra famille, si puissante un demi-siècle auparavant, et qui avait failli mettre fin à l’existence de Venise, les Fieschi faire et défaire les doges, le peuple passer son temps à essayer quelles chaînes lui iraient le mieux, et se parer un jour des bracelets de fer de la France, le lendemain du collier d’airain de Sforza. Alors il alla de maître en maître, cherchant gloire et fortune, comme s’il eût été un aventurier de naissance ; il en connut, comme les pauvres mercenaires, de toute âme et de tout caractère, de bons et de mauvais, d’indignes et de nobles : le pape Cibo, Alphonse d’Aragon, Charles VIII, Louis XII, François Ier, Charles-Quint. Lui qui par héritage aurait dû trouver dans son berceau le commandement des flottes de Gênes, lui dont le palais regarde la mer, et qui de sa terrasse pouvait monter à bord du vaisseau amiral, il lui fallut, comme un corsaire, créer une flotte, et se faire, ce qu’on n’avait pas encore vu, condottiere de la mer. Cependant ces fatalités-là ne sont encore rien pour un tel homme : ce qui glace le cœur et apprend le souverain mépris, c’est d’être obligé, pour sauver son œuvre, d’avoir recours à la perfidie et à la ruse, c’est de prononcer le mot terrible de l’archange de Milton : Evil, be my good. Certes les Génois ne comprirent sans doute jamais légèrement de quel prix André Doria avait payé la liberté dont il leur faisait cadeau, prix bien cher pour une âme noble, car c’était celui de la défection et de la trahison. Quelles tortures durent l’assaillir quand, pour sauver le but qu’il poursuivait, il lui fallut trahir la France et son roi, qu’il aimait, pour l’Espagne, qu’il abhorrait ! Voilà ce qui répand sur son visage cette ombre froide que le Florentin Alamanni lui montrait comme une tache sur l’éclat de sa vie, tache qu’il avouait en soupirant. C’est cette âme malheureuse que Sébastien del Piombo nous a fait apparaître dans le portrait de la galerie Doria, page historique de la plus haute importance et véritable apologie de la nature de l’amiral. « Ne voyez-vous donc pas ce que je souffre ? nous dit ce visage blêmi par les soucis et le chagrin secret, cet œil atone, ces lèvres muettes qui retiennent les paroles étroitement captives. Je sers ceux que je hais, je méprise ceux que j’aime, je tiens mon âme au verrou de la dissimulation, mon cœur dans un donjon de glace; j’appelle le soupçon prudence, le mensonge sagesse, la trahison vertu, et tout cela pour des gens qui n’ont rien à me donner en paiement de telles douleurs, si ce n’est la domination sur leurs personnes, — futile récompense dont je me soucie encore moins que de tout le reste, misérable hochet qu’il faut laisser aux ambitieux vulgaires dont le cœur bas ignore que rien en ce monde ne vaut le prix dont on l’achète. » Peu de choses à Rome m’ont ému autant que ce portrait, car je lui dois d’avoir eu réellement pour la première fois la perception claire de ce que fut ce grand homme qui nous fit tant de mal.

La grande salle du palais Doria à Gênes contient un autre portrait de l’amiral. Celui-là fut peint par Perino del Vaga, et représente André Doria passé à l’état de vieux sorcier. Là, c’est un être presque fantastique et qui fait vraiment peur. La tristesse du portrait de Sébastien del Piombo s’est changée en taciturnité morose; de profondes rides plissent ses joues; il est devenu borgne, et dans l’œil qui reste ouvert brille la flamme d’une cruauté tranquille : c’est vraiment l’image de la solitude misanthropique. Pour unique compagnon, il a près de lui un chat noir, qui soulève son dos en arc de pont et lève la queue en trompette. « Voilà tout ce qui me reste maintenant en ce monde, a l’air de nous dire ce vieux nécromancien qui tira Gênes d’entre les morts. J’avais aussi un grand chien danois que m’avait donné l’empereur Charles-Quint et qui portait le nom superbe de Jupiter. Il est mort; je l’ai fait enterrer tout en haut des jardins de mon palais, dans un mur d’une force cyclopéenne, et j’ai marqué la place où repose la dépouille de mon animal bien-aimé par une colossale statue de Jupiter lançant la foudre, afin que ceux qui apercevront de deux lieues ce gigantesque rébus de pierre s’informent de sa signification, et transmettent ensuite aux autres hommes la nouvelle importante du décès de mon chien. » Ce portrait nous reporte à peu près à l’époque où André Doria poursuivait de ses longues et implacables vengeances les Fieschi, meurtriers de son neveu Giannetto. On l’a taxé à cette occasion de cruauté; mais était-ce donc en vain que le héros avait servi l’Espagne et fait la guerre contre les Turcs? A quoi nous servirait l’expérience, si nous ne profitions pas de ses leçons? André Doria avait d’ailleurs le droit d’être implacable; il avait fait un miracle, celui de ressusciter Gènes, alors que dans toute l’Italie les républiques succombaient l’une après l’autre pour ne plus se relever, et il se rencontrait des téméraires pour toucher à ce miracle! Si la conspiration de Louis Fieschi eût réussi, il est probable que Gènes aurait succombé avec l’œuvre d’André Doria, et alors, pendant les siècles qui suivirent, l’Italie en aurait été réduite aux deux points de Venise et de Rome pour attester son indépendance devant les autres nations. Grâce à André Doria, elle conserva un troisième foyer d’existence; au moment où elle allait tomber dans la plus extrême misère, le héros lui rendit le service d’accroître au moins en elle l’illusion de sa liberté.

Nous voilà bien loin en apparence de Saint-Pierre-in-Montorio, et cependant nous pouvons dire que nous n’avons pas bougé de place; c’est par la Flagellation de Sébastien del Piombo que nous avons été conduit à André Doria, et c’est encore le nom de Doria que nous rencontrons à quelques pas au-dessus de Saint-Pierre, à la délicieuse villa Pamphily, la plus charmante de Rome pour quiconque préfère aux plaisirs de l’art les jouissances physiques que donne la nature. Donc, si vous aimez mieux rafraîchir votre sang par les baumes de l’air que l’échauffer par l’enthousiasme du génie humain, si vos yeux sont plus gourmands de la verdure des plantes que de la blancheur des marbres, si vous savez apprécier ce plus réel des plaisirs de ce monde, s’asseoir par terre, sur une herbe tiède, bien essuyée de toute humidité par un beau soleil, — l’homme est tellement le fils de la terre qu’il ne repose vraiment bien que sur son sein, — allez souvent à la villa Pamphily. Partout les arts vous poursuivent à Rome, et ce n’est pas leur échapper que de se réfugier à la villa Albani, à la villa Borghèse, à la villa Ludovisi. La villa Pamphily est le seul endroit de Rome où la nature tienne sa puissante pharmacie de remèdes aux dégoûts, fatigues, indigestions, hébétemens, que ne peuvent manquer d’engendrer de temps à autre tant de statues et de tableaux. Oh! bonheur, il n’y a pas une œuvre d’art; mais pourquoi faut-il que de malencontreux archéologues y aient découvert des columbaria? Cette vétusté sépulcrale fait vraiment tache dans ce beau parc, où domine la nature à la jeunesse éternellement renouvelée. C’est à la villa Pamphily que je me suis rendu compte pour la première fois de la beauté qui est particulière aux pins de la campagne romaine. C’est le plus aristocratique de tous les arbres: il se suffit à lui-même, il n’a pas besoin de voisins; la solitude, loin de nuire à sa beauté, la déploie au contraire dans tout son faste. D’autres arbres, le chêne, le hêtre, peuvent vivre solitaires; mais le chêne a dans la solitude quelque chose d’un paysan sauvage, le hêtre quelque chose de commun; le pin au contraire est un grand seigneur qui ne perd rien de son élégance à être isolé, car il y gagne de mieux faire ressortir son individualité, de mieux montrer la différence qui le sépare des autres essences. Le pin est une harmonie à lui tout seul; il fait bouquet d’arbres à lui tout seul : deux pins bien placés et bien espacés suffisent pour constituer un paysage; on n’a pour s’en convaincre qu’à se rendre au Ponte-Molle. Un spirituel écrivain a comparé facétieusement leur forme à celle d’un parapluie qui tantôt serait ouvert et tantôt serait fermé; il ne croyait pas si bien dire. Le pin est en effet un parasol, mais un parasol royal, et en le regardant on songe à ces ombrelles, qui sont des tentes, sous lesquelles voyagent les rajahs de l’Orient. C’est le pin qui a créé le paysage historique, car à son aspect la pensée en naît spontanément dans l’esprit; c’est en effet le seul arbre qui puisse abriter également les bergers, les héros et les dieux. Ses rameaux sont assez austères pour que la Vesta mater aime à promener sa chasteté sous leur ombre, assez élégans pour que la chaude Vénus aime à leur demander l’apaisement de ses ardeurs; Sylla, après avoir abdiqué la dictature, peut venir chercher le repos, Cicéron discourir avec ses amis de la morale platonicienne sous la protection de son dais verdoyant.

J’ai dit que la villa Pamphily ne contenait aucun objet d’art; elle en contient un cependant, et qui a, pour nous Français, un intérêt particulièrement sensible. C’est à la villa Pamphily que commença en 1849 l’attaque de Rome par les troupes françaises, non sans quelque dommage pour le superbe parc. Un monument funèbre, élevé dans un coin de la villa, marque cette date d’une manière durable, et sur un des flancs de marbre de ce monument je lis que c’est le prince Philippe-André Doria qui, mû de piété ou de pitié (pietate peut avoir l’un ou l’autre sens), le fit ériger pour donner la sépulture aux soldats français tombés dans le combat.


II. — SAINT-ONUPHRE. — SOUVENIRS DU TASSE. — LÉONARD DE VINCI A ROME. — LE PINTURICCHIO.

Sur la seconde pointe du Janicule se dresse, comme un château-fort de la religion, le cloître de Saint-Onuphre; aræ pacis, aræ quietis, me répétais-je pendant que je gravissais la colline en pensant que c’était à cette forteresse inoffensive que le charmant Torquato Tasso était venu demander un abri contre les derniers assauts du monde. Ce cloître fut l’Ararat où s’arrêta enfin sa faible barque si longtemps noyée des pluies du ciel et si cruellement secouée par la marée de la vie; c’est là qu’il fut surpris par la mort pendant qu’il attendait le couronnement promis par le pape Aldobrandini, pontife remarquable, sur la mémoire duquel pèsent cependant deux torts bien graves, une négligence et une atteinte à la justice : la négligence, ce fut de ne pas hâter le couronnement du Tasse ; l’atteinte à la justice, ce fut de permettre l’exécution de la petite Béatrice Cenci après lui avoir fait grâce une première fois, — alors qu’elle méritait plutôt une récompense nationale pour avoir débarrassé le monde de son épouvantable père. Toutefois c’est à la papauté que revient tout l’honneur des tardives réparations faites au plus aimable des grands poètes. C’est la papauté qui entoura de paix et de consolations ses derniers jours, et c’est le pape actuel qui, deux siècles et demi après les jours de Clément VIII, a payé la dette de l’Italie envers cette illustre mémoire. Nous avons peu l’amour des pompes officielles et des cérémonies publiques; cependant nous aurions bien voulu être à Rome le jour d’avril 1857 où, en présence de toutes les autorités de la ville, les os du poète furent retirés de la tombe modeste où les avaient déposés les bons hiéronymites pour aller prendre possession du monument élevé par la sollicitude de Pie IX. Je crains seulement qu’il n’y eût là une bien grosse foule, et dans cette foule bien des indifférens dont l’ombre fiévreuse du poète a pu s’effaroucher. Même après sa mort, il semble que le Tasse réclame des ménagemens, que sa mémoire ait plus besoin d’être dorlotée qu’acclamée, qu’il nous demande tendresse et sympathie plutôt qu’admiration. Que pouvait faire le Tasse à cette foule qui ne comprend que les grands hommes assez robustes pour être cahotés en triomphe au bout de ses poignets? Parmi les lettrés même, sa gloire a subi quelque éclipse depuis que la critique a réduit la poésie à n’être plus qu’une province de l’histoire; il n’y a pas là assez d’origines, de questions de race, de problèmes archéologiques pour nous intéresser; aussi ne trouverait-on ses admirateurs que parmi ceux qui ont conservé pur de toute altération scientifique le culte de la beauté, qui jouissent des voluptés de la poésie comme on jouit d’une belle journée, sans souci des lois de la lumière et des phénomènes de la météorologie, ou dans celles des régions aristocratiques qui n’ont pas été encore assez entamées par le monde utilitaire pour perdre le souvenir que la grâce des formes est une partie intégrante de la noblesse, et la magnificence des spectacles extérieurs une partie intégrante de la grandeur. Le génie du Tasse doit être estimé comme une chose rare et précieuse, non comme une chose d’un usage universel; c’est une sorte de joyau de famille de forme exquise pour la nation italienne, et il semble qu’il devrait être traité comme les joyaux de famille, qu’on ne laisse pas manier par toutes les mains. Si les choses de ce monde étaient plus souvent réglées par le tact de l’imagination, le seul qui soit infaillible, parce que c’est le seul qui recherche l’harmonie, voici quel aurait dû être pour une cérémonie funèbre en l’honneur du Tasse l’idéal d’un cortège : une douzaine de dames italiennes choisies pour leur sensibilité et leurs vertus, cinq ou six pâtres de la campagne romaine choisis pour leur beauté et la pureté de leur race, une vingtaine de religieux désignés par leurs lumières, une députation de lettrés pris parmi ceux qui ont une tournure don-quichottique d’imagination, deux ou trois mondains renommés pour leur sentiment de l’élégance, et quelques représentans de la grandeur déchue, — il y en a toujours à Rome, — présidés par le souverain pontife. Le caractère d’une assemblée ainsi composée serait exactement assorti au caractère du génie du Tasse. Rossini vivait encore à cette époque, on lui aurait demandé la cantate nécessaire pour cette occasion, en le priant de ressusciter en lui l’inspiration du troisième acte d’Othello, l’expression musicale qui a la plus étroite analogie avec la poésie du Tasse, et qui en évoque le mieux les belles images et les radieuses tristesses passionnées. Voilà le cortège véritable qui suit l’ombre de Torquato ; tout autre est pour lui cortège de barbares, même pris dans sa propre nation.

Sous la restauration, le pape Léon XII avait défendu qu’on montrât aux étrangers la chambre que le Tasse occupait à Saint-Onuphre. Stendhal s’indignait de cette défense, parce qu’il en avait été victime. Pour moi, je ne la trouve nullement dépourvue de sens. Le pape Léon XII se plaçait à un point de vue religieux, il lui semblait qu’il y avait une sorte de paganisme dans ces visites à la chambre du Tasse, et que ces pèlerinages devaient être réservés aux mémoires consacrées par la religion ; or c’est précisément parce que ce pèlerinage suppose un culte qu’on devrait ne pas rendre banal l’accès de cette chambre, et ne le permettre qu’aux personnes qui prouveraient qu’elles font partie de ce culte. Les milliers d’indifférens et de désœuvrés qui visitent cette chambre ne perdraient rien à ne pas la voir, car, après tout, quel objet peut les intéresser ? Le masque funèbre du Tasse ? il est beau, cela est vrai ; mais, pour la plupart des visiteurs, les cabinets des successeurs de Curtius en France et de Mme Tussaud à Londres offrent des sujets d’intérêt bien plus actuel : le pauvre fauteuil éraillé sur lequel s’est assis le poète ? le dernier des cockneys n’en voudrait pas pour s’y asseoir ; son modeste secrétaire ? n’importe quel scribe n’en voudrait pas pour y serrer ses paperasses. Mais cette chambre, vraie cellule de solitaire, prend un tout autre aspect quand on se rappelle les sentimens qui occupèrent les dernières années du poète, et que l’œil fixé sur ces débris on peut se réciter ces vers de la Gerusalemme :

Cosi pensando, aile più eccelse cime
Ascèse : e quivi inchino e riverente,
Alzo il pensier sovra ogni ciel sublime,
E le luci fisso nell’ oriente.
La prima vita e le mie colpe prime,
Mira con occhio di pietà clémente,
Padre e signore ; e in me tua grazia piovi,
Si che ’l mio vecchio Adam purghi e rinnovi.

À mesure que ces vers s’échappent de la mémoire, cette chambre nue devient vivante; elle s’anime des rêveries où le poète s’y est absorbé, des souvenirs qu’il y a repassés, des larmes qu’il y a peut-être versées. Le fluide d’un parfum à la fois galant et funèbre, mondain et religieux, circule autour de vous, et on revoit le Tasse tantôt assis près de sa fenêtre, se réchauffant à cette belle lumière italienne dont il fut un si grand peintre, regardant le ciel bleu où passent les grands nuages blancs avec une extase d’artiste amoureux des couleurs et de mystique épris du paradis, — tantôt, incorrigible rêveur, souriant encore au fantôme de la gloire, qui le berce de consolations chimériques, pendant que derrière lui la porte donne sans bruit passage à la consolation plus réelle de la mort.

Cette visite à la chambre du Tasse serait une occasion toute naturelle d’exprimer notre sentiment sur le génie du grand poète; malheureusement il se trouve qu’ici même, à cette place, nous avons dit, il y a déjà quelques années, ce que nous avions à dire sur ce sujet, à peu près épuisé pour nous aujourd’hui. Nous ferons seulement deux observations sur les reliques de Saint-Onuphre. Dans le nombre se trouve un autographe du Tasse. Ce précieux papier jauni ne fait pas mentir l’opinion de ceux qui voient dans l’écriture une image de l’âme qui a conduit la main. Celle du Tasse est en exact rapport avec son génie; élancée et nette en même temps, svelte avec vigueur, aussi lisible qu’au premier jour en dépit du temps, elle est, comme sa poésie, d’une élégance ferme, durable, ayant du corps. Le masque funèbre est très sérieusement beau; ce visage, que M. V. Cherbuliez a justement défini celui d’un cavalier, semble encore vivant; la mort n’y est marquée que par le nez, qui est aminci, allongé et comme pincé, ce qui est le premier et souvent le seul stigmate de laideur qu’elle impose à ceux qui sont partis avec une âme en paix et sans agonie convulsive. Rien de hagard ni de bouleversé : la vie quitta doucement celui qui portait ce visage, elle n’en fut pas violemment arrachée ; mais la beauté de ce masque fait singulièrement rêver : le visage est celui d’un homme de trente à trente-cinq ans, et cependant nous savons que le Tasse en avait cinquante-six lorsqu’il est mort. Ajoutez à cela les fièvres des passions contrariées et de l’amour-propre outragé, les sept années de prison à Ferrare, la folie, la vie errante, tout ce qui peut vieillir prématurément un homme enfin, et vous serez étonné de l’empreinte de jeunesse qui marque les traits de cette image. C’est que l’âme non-seulement modèle le corps selon sa propre forme, mais maintient cette forme même en dépit du temps et des accidens les plus destructeurs. Un autre bien remarquable exemple de ce phénomène fut celui du pauvre Henri Heine, que nous eûmes occasion de voir quelques mois avant sa fin. Il est mort à l’âge même du Tasse, cinquante-six ans ; depuis plus de dix ans, il était couché sur un lit de tortures, ne dormant qu’avec le secours de l’opium, aveuglé par la paralysie ; le visage cependant avait conservé une jeunesse, je dirai presque une adolescence incomparable. Il aurait été très difficile de comprendre les deux poètes avec des traits pareils, s’ils avaient eu d’autres génies que ceux qui les distinguent ; mais cette bizarrerie se trouvait en harmonie singulière avec les natures de leurs talens. L’un et l’autre avaient des âmes de substance jeune ; celle du Tasse fut pétrie de lumière et d’élégance, celle de Heine de grâce voluptueuse et de turbulence enjouée. Ces élémens, qui chez la plupart des hommes sont des élémens de transition, marquant un âge, étaient chez eux les élémens permanens, l’être même, et c’est pourquoi le Tasse, même hébété par la folie et la douleur, mourut avec le visage d’un cavalier italien, et Heine, même paralysé et aveugle, avec le visage d’un étudiant allemand.

Le pape Pie IX a fait ce qu’il a pu pour que ce monument qu’on doit appeler expiatoire fût digne du Tasse. D’abord il a eu la bonne pensée de le faire élever au moyen des seules souscriptions fournies par les admirateurs du grand poète, ce qui était la meilleure manière d’appeler les Italiens à réparer les torts de leurs devanciers, tout en dispensant le profamum vulgus de toute participation quelconque à un acte d’une moralité appréciable seulement du petit nombre. Il a fait aussi richement décorer la chapelle où le monument est placé. C’était Canova qu’il aurait fallu au pape pour ce tombeau, ou Thorwaldsen à défaut de Canova ; mais un certain guignon accompagne le Tasse jusque dans la mort, et son ombre a dû se contenter du très estimable monument élevé par le commandeur de Fabris, qui ne s’est épargné ni le labeur de la main, ni les fatigues plus grandes de la méditation. Il est évident que l’auteur de cette œuvre s’est ingénié, a cherché, a senti la noble ambition de ne pas être au-dessous de son sujet. Ce monument sent l’huile, pourrait-on dire, s’il était permis d’appliquer à une œuvre de sculpture l’expression qu’on applique parfois aux œuvres de l’esprit. Sur le bas-relief est sculptée la procession des amis qui accompagnèrent le Tasse à sa dernière demeure, le fidèle Manso, Guarini, d’autres moins célèbres ; au-dessus se présente le poète adressant ses vers à la Vierge, qui apparaît au milieu d’un chœur d’anges. Ce monument a, selon nous, le tort grave de dissimuler le caractère général du poète et de ne rappeler au lecteur que le Tasse de la dernière heure. Ce n’est pas le Tasse lui-même qui est honoré dans ce tombeau, c’est le Tasse des années romaines ; mais où est le Tasse de Naples et de Ferrare, le poète des sonnets et des madrigaux, l’auteur de l’Aminta, le diantre de la Gerusalemme, le platonicien mêlé de chrétien? C’est en vain que nous le cherchons. Tort grave, car un monument funèbre ne peut avoir que deux caractères : ou bien il doit être un monument simplement commémoratif d’une mémoire illustre, ou bien il doit exprimer la nature générale du mort, et non telle ou telle de ces natures épisodiques qui se rencontrent à tel ou tel moment de la vie d’un grand homme, mais qui ne sont pas essentiellement lui, et ne sont pas liées à ce qu’on peut appeler son âme permanente. Il est vrai qu’un tombeau qui aurait laissé transparaître la complète nature du Tasse aurait pu sembler déplacé dans une église; mais il y avait un moyen d’obvier à cet inconvénient. C’est au grand air, en pleine lumière, qu’aurait dû s’élever le monument destiné au plus grand peintre de la lumière qu’ait eu l’Italie. Pourquoi ne l’a-t-on pas placé au centre de la petite terrasse devant Saint-Onuphre, d’où l’on a une si belle vue de Rome, et où, selon toute probabilité, le Tasse est venu bien souvent s’asseoir?

Un autre fils bien illustre de l’Italie a laissé à Saint-Onuphre une de ces précieuses œuvres dont il fut si avare, et dont le temps semble plus jaloux que des œuvres de tout autre artiste, car celles qu’il n’a pu détruire entièrement et d’un coup, il les ronge lentement. C’est une madone peinte à fresque sur le mur du corridor qui conduit à la chambre du Tasse par Léonard de Vinci. Cette œuvre offre cette particularité curieuse, qu’elle ne porte aucun des caractères des figures peintes par Léonard. La seule expression de cette Vierge, un peu molle et sans beaucoup de noblesse, est une expression de complaisant orgueil maternel. Sur ses genoux se tient debout l’enfant Jésus,. robuste bambin, d’âge difficile à préciser comme beaucoup des bambini peints par le Pérugin; un doigt levé, il parle avec autorité au donataire, bon vieillard qui écoute respectueusement, sa barrette à la main. Cela rappelle par le caractère pittoresque, et beaucoup plus encore par le génie moral, l’école d’Ombrie et l’ancienne école bolonaise, le Pérugin et Francia. Dans cette petite fresque se trouvent les deux idées profondes que l’on rencontre si souvent dans les représentations de l’enfant Jésus par Francia et Pérugin. La première de ces idées est l’indication de la divinité par la stature de l’enfant. En parlant récemment de la Vierge byzantine de Santa-Maria-in-Cosmedin, nous faisions remarquer que l’artiste grec avait su faire une vierge géante sans exagérer les proportions ordinaires du corps humain; ainsi font pour l’enfant Jésus, un peu plus lourdement, il est vrai, que l’artiste grec, Pérugin et Francia. La stature exceptionnelle de ces bambini en fait des sortes d’énigmes qui arrêtent l’attention. On se sent en présence d’un être mystérieux devant cet enfant qui donne envie de se demander s’il est venu au monde tout grandi. On a bien plus envie encore de se demander s’il est venu au monde avec le don de la parole, car la seconde idée qu’ont exprimée Francia et Pérugin est celle de l’autorité magistrale innée dans Jésus. Ce bambino est impérieux comme un roi; son geste commande, son regard impose l’adoration ; le souverain se marque dans toutes ses attitudes et dans tous ses mouvemens; il est roi, même à l’âge où il s’ignore lui-même, où il est encore enveloppé dans les ténèbres de l’instinct physique. Cette idée profonde, si conforme à la plus sévère orthodoxie chrétienne, Pérugin l’a répétée bien des fois, jamais mieux peut-être que dans un remarquable tableau sur bois que possède le musée de Nancy, tableau où l’on voit le petit saint Jean se prosterner avec une humilité spontanée adorable devant l’enfant Jésus, dont toute la personne exprime instinctivement l’autorité. C’est cette même idée que Raphaël a transformée dans ses bambini aux yeux si redoutables qui mêlent aux grâces de la faiblesse la terreur inhérente à la puissance. On la rencontre, il est vrai, chez Léonard, ainsi qu’en témoigne le petit drame de la Vierge an Rocher, mais altérée et sans grande signification. Dans cette fresque de Saint-Onuphre au contraire, elle a été exprimée aussi entière, plus entière même qu’elle ne le fut jamais chez les maîtres que nous avons cités. L’aspect d’autorité de l’enfant fait une impression d’autant plus grande que celui qui prend ses ordres et écoute sa parole est plus vénérable. Cet auditeur qui reçoit les leçons de Jésus est un homme d’un visage indiquant la force, le sérieux de l’esprit; c’est un puissant, c’est un docte, et cependant il écoute avec obéissance les ordres de l’enfant. Rarement nous avons vu mieux rendu le sens des doctrines chrétiennes : les sages seront instruits par les enfans, et les savans par les petits. On a voulu rapporter l’honneur de cette fresque à une influence passagère qu’auraient exercée sur Léonard les peintres de l’Ombrie à l’époque où il fit son voyage à Rome (1505), époque où le Pinturicchio, un des plus illustres disciples du Pérugin, peignait précisément la tribune de Saint-Onuphre; mais, si la fresque de Léonard a été peinte à cette époque, ne faudrait-il pas y voir un hommage rendu à l’école d’Ombrie par l’imitation de son propre style, une politesse faite avec génie par un maître à d’autres maîtres, plutôt que le résultat d’une influence bien sérieuse? Tout indique quelque chose de semblable, car cette fresque a été visiblement exécutée avec précipitation, et il semble que Léonard n’ait eu d’autre désir que celui de laissera Saint-Onuphre une ébauche magistrale. On sait le soin minutieux qu’il apporta toujours dans l’exécution de ses œuvres; il n’y eut jamais observateur plus scrupuleux de la forme. Eh bien ! certaines parties de cette fresque sont à peine achevées, et les mains de l’enfant notamment sont mal dessinées et d’un volume presque monstrueux.

La fresque de Saint-Onuphre est donc curieuse plutôt que très belle; son grand intérêt est de nous montrer un Léonard accidentel que l’on ne rencontre dans aucune autre œuvre. Du reste, il faut l’avouer, Rome ajoute peu de chose au sentiment qu’un Parisien lettré peut avoir aisément de Léonard. Parmi les grands Italiens, il en est un au moins que nous sommes à même de mieux juger que ses compatriotes eux-mêmes, les Milanais exceptés. Avec la Vierge au Rocher, la Sainte Anne, la Joconde, le Saint Jean-Baptiste, il nous est facile de nous former une opinion complète, définitive, certains, sur Léonard, ce que nous ne pourrions dire de tout autre artiste italien. Voir Léonard à Paris, c’est un peu, toutes différences gardées, comme voir Rubens à Anvers; car les œuvres trop rares encore que nous possédons de cet artiste unique sont celles où son génie se révèle dans toute son intimité et toute sa profondeur. A Rome au contraire, on peut dire que Léonard est inconnu. Cette ville ne possède, à ma connaissance, que trois œuvres de l’illustre maître : la fresque de Saint-Onuphre, la Vanité et la Modestie du palais Sciarra, le portrait de Jeanne de Naples de la galerie Doria. Or nous avons vu ce qu’il faut penser de la fresque de Saint-Onuphre; quant aux deux autres œuvres, l’une, le portrait de Jeanne de Naples, est simplement attribuée à Léonard; l’autre, la toile du palais Sciarra, est, selon certains connaisseurs, un ouvrage de Luini, et, il faut le dire, la figure de la Vanité donne à cette supposition une certaine vraisemblance. Qu’il soit de Luini ou de Léonard, ce n’en est pas moins un charmant ouvrage. Il faudrait seulement le débaptiser, je crois, et l’appeler l’esprit religieux et l’esprit mondain. Dans un cadre de petite dimension, deux figures forment antithèse. L’une est vêtue avec recherche, ses yeux affectent l’étonnement de la naïveté, un sourire enivré entrouvre ses lèvres, elle minaude, peut-on dire, jusqu’aux oreilles, tant sa bouche est prolongée par le rictus de la coquetterie; c’est la Vanité, ou pour mieux dire la Fausseté, car tout est faux dans cette figure : la corruption se cache sous ce regard étonné; cette coquetterie ne recouvre que sécheresse, ce sourire énorme ressemble vaguement à la grimace d’une tête de mort. Toute cette personne sonne creux et fait songer aux sépulcres blanchis de l’Écriture. Elle écoute avec un étonnement joué, mêlé d’ironie feinte, les discours de la Modestie, adorable figure, coiffée d’une sorte de mezzaro épais ou de voile grossier de religieuse, au regard chaste, au sourire fin et sage. Ce qui nous porte à croire que l’œuvre est bien de Léonard, c’est que cette figure de la Modestie exprime à merveille le caractère moral qui semble avoir été pour l’auteur de la Joconde l’idéal d’une belle âme, une candeur savante. La vertu de cette Modestie n’est pas une ignorante naïveté, un charmant instinct; ce n’est pas la virginité rougissante de l’âme avant le grand et redoutable hymen de la vie : c’est une vertu acquise par préférence volontaire, choisie, après délibération, par bon goût autant que par sagesse. Dans cette toile au moins, la modestie remporte le triomphe que lui accorde si rarement la vie, car entre ces deux figures l’amour ne saurait hésiter. Irrésistible aussi, mais d’une tout autre façon, est la figure de Jeanne de Naples. Rarement la sensualité s’est présentée armée d’une aussi redoutable douceur. Contempler cette tête mignonne, au frais incarnat, aux cheveux dorés, c’est contempler la lumière d’un beau jour, et le cœur se fond lentement devant elle, comme une cire qui resterait exposée à l’action d’un soleil de printemps. Nous sommes loin ici de la Joconde à l’impénétrable sourire : dans ce visage, tout mystère est à découvert; l’âme apparaît à fleur de regard; celui qui s’approchera gagnera la contagion d’amour aussi certainement qu’il trouvera la fraîcheur, s’il cherche l’ombre, et la chaleur, s’il cherche le soleil.

Les deux grandes richesses de Saint-Onuphre sont les fresques peintes à l’extérieur de l’église sur les lunettes du portique par le Dominiquin, et les décorations de la tribune que se sont partagées Balthazar Peruzzi et le Pinturicchio. Ce dernier a également peint à fresque sur un des murs de l’église une toute gracieuse madone; or, comme ce pieux badinage d’un pinceau sévère décore l’église à la manière dont un croquis tracé avec goût sur un mur nu décore l’atelier d’un jeune artiste, nous ne pouvons nous empêcher d’émettre l’hypothèse que cette petite fresque pourrait bien être l’origine de celle de Léonard. Léonard, piqué d’émulation par cette madone que le Pinturicchio avait peinte en s’amusant, a-t-il voulu montrer son savoir-faire, ou bien a-t-il été invité à le montrer, ou bien les deux artistes ont-ils d’un commun accord, dans une heure d’enjouement généreux, décidé cet assaut de leurs deux talens, et ont-ils enrichi les bons hiéronymites de ce double cadeau par manière de divertissement? Nous ne savons, mais quelque chose nous avertit que ces deux madones s’expliquent l’une par l’autre, et que, si elles ne sont pas nées simultanément d’une même pensée, l’une des deux doit certainement son existence à l’autre.

Les ouvrages que le Pinturicchio a laissés à Rome sont nombreux et considérables, et, à l’exception du petit Couronnement de la Vierge, page admirable par le sérieux du sentiment, à la galerie du Vatican, ils appartiennent tous à la peinture à fresque, la seule vraie et grande peinture, comme le disait si justement Michel-Ange, et comme on le comprend si bien après quelques semaines de séjour à Rome. Au Vatican, le Pinturicchio a peint les lunettes de trois des salles de l’appartement Borgia; à Santa-Maria-del-Popolo, deux chapelles et le plafond du chœur; à Santa-Croce-in-Gerusalemme, une longue bande de peinture, sorte de plinthe circulaire imagée dans la partie inférieure de la coupole de la tribune; à Santa-Maria-d’Ara-Cœli, une chapelle consacrée à la mémoire de saint Bernardin de Sienne; enfin à Saint-Onuphre, la partie supérieure de la tribune et la petite Vierge que nous venons de mentionner. S’il est d’autres ouvrages de lui, nous ne les avons pas vus; mais il suffit de ceux que nous venons de mentionner pour apprendre au lecteur quelle est l’importance de cet artiste à Rome. A l’exception de Michel-Ange, de Raphaël et du Dominiquin, nul artiste n’a fait autant que le Pinturicchio pour la décoration de la ville éternelle. Eh bien! malgré tant de travaux, à Pinturicchio passe presque inaperçu à Rome, et la plupart des voyageurs s’en retournent certainement sans emporter de lui aucun souvenir durable. Différentes circonstances expliquent le guignon qui s’attache à ce grand artiste, si pur, si pieux, si sérieux, si digne d’une meilleure gloire. La plupart des chapelles qu’il a peintes sont fort sombres; celle de la ténébreuse église d’Ara-Cœli ne reçoit le jour que d’un seul côté : aussi n’y a-t-il qu’une des murailles qui se laisse facilement étudier. Les salles de l’appartement Borgia sont fermées au public et ne se voient pas sans une permission assez difficile à obtenir. Quand on obtient cette permission, on trouve des peintures très endommagées par l’humidité, presque invisibles grâce à l’obscurité des salles et à la hauteur des lunettes, à moins cependant qu’on ne se décide à grimper sur des échelles placées dans la bibliothèque, sans aucun souci de savoir si le gardien qui vous accompagne ne prendra pas mauvaise opinion de vos manières. Notre amour des arts nous a poussé àpren.re courageusement ce parti; mais un gentleman anglais correct ne l’aurait point fait, et serait sorti de l’appartement Borgia aussi avancé qu’en y entrant. Grâce à la malveillance du hasard, une injustice imméritée pèse donc sur ce grand talent. Essayons de la réparer autant qu’il est en nous.

Bernardin Pinturicchio, le plus illustre à mon gré des peintres qui se rattachent à l’école du Pérugin, fut l’ami, presque le camarade de Raphaël, quoique son aîné de beaucoup, et il l’emmena, dit-on, travailler avec lui aux fameuses peintures de la sacristie du duomo de Sienne; mais un monde sépare les deux artistes, et, si nous ne savions pas qu’ils ont été contemporains, nous pourrions croire qu’ils ont vécu à plus d’un siècle de distance, tant leurs manières de comprendre l’art sont différentes. C’est en considérant les peintures du Pinturicchio que nous avons eu nettement conscience pour la première fois d’une certaine corruption introduite dans l’art par les grands artistes de la renaissance, principalement par Raphaël, corruption que ce dernier sut contenir dans de justes limites, mais qui, après lui, exerça librement ses ravages, et finit par enfanter ce qu’on a fort bien appelé l’art académique. Jusqu’à Raphaël, la peinture avait été surtout expression; le premier, il abusa de l’élément dramatique de la gesticulation, de la pantomime, de l’action scénique, du jeu des membres. Il a été très bien dit que la peinture était l’art dramatique par excellence; mais pourquoi est-elle dramatique? Est-ce seulement parce qu’elle permet de grouper plus facilement que la sculpture plusieurs personnages dans une action commune? Non, c’est parce qu’elle permet de faire apparaître l’âme humaine, qui est dramatique par essence, étant passion et mouvement. Et par quels moyens et quels organes l’âme parvient-elle surtout à jaillir au dehors? Par le mouvement des traits et par les yeux. Le jeu de la physionomie, surtout le regard, voilà donc le domaine propre de la peinture. Les anciens maîtres, de Giotto à Léonard, Léonard lui-même encore, ne s’y trompèrent pas : aussi firent-ils prédominer l’expression sur la pantomime; seulement Léonard s’écarte de cette tradition en ce sens qu’il cherche à établir un équilibre exact entre les diverses émotions de la physionomie et les attitudes corporelles qui leur correspondent naturellement. Les anciens peintres s’inquiétaient donc moins de l’attitude et de la pantomime qu’on ne l’a fait depuis Raphaël. En étaient-ils moins dramatiques pour cela? Nullement. La peinture, s’il s’agit de rendre les formes et les attitudes du corps, est inférieure à la sculpture; mais en revanche elle lutte en toute réalité avec la vie pour le langage du regard. Un corps reproduit par la peinture ne sera jamais qu’une image; mais deux yeux brûlans d’amour, de courroux, de piété, d’extase, sont aussi vrais sur la toile d’un grand maître qu’ils le sont dans la nature. Et cette vérité conserve éternellement sa singulière magie; au bout d’une heure de contemplation, les expressions de ces regards n’ont rien perdu de leur première vivacité. L’illusion ne s’est pas dissipée; au contraire, au bout de cinq minutes, elle s’est dissipée pour les attitudes et surtout pour les gestes. Quelque vivant que soit un geste reproduit par la peinture, il est comme figé par l’immobilité qui lui est imposée; mais il n’y a aucune immobilité dans l’expression du regard, et le fluide de la vie s’en échappe incessamment dans la peinture comme dans la réalité. La peinture peut donc faire le plus là où elle ne peut faire le moins; elle peut rendre visible l’invisible, c’est-à-dire l’âme, tandis qu’avec les corps opaques, si faciles à saisir en apparence, elle ne parvient qu’à faire apparaître leurs fantômes. Voilà le charme profond du Pinturicchio, surtout dans ces fresques de Saint-Onuphre et dans le petit tableau du Couronnement de la Vierge : il peint des âmes. Cependant il sait revêtir ces âmes de corps robustes et beaux ; ses personnages ne sont point d’intangibles vapeurs mystiques, ce sont des représentations solidement accusées de réalités bien vivantes. Parmi les nombreuses figures de ces fresques de Saint-Onuphre, une surtout ne me sortira jamais de la mémoire : celle d’une jeune sainte, debout, la tête inclinée avec une humilité d’adoration charmante, superbe fille à la beauté vigoureuse et presque populaire. Les Italiens ont rarement mérité le reproche qu’on fait aux peintres mystiques de peindre des âmes immatérielles, et le Pinturicchio l’a mérité moins que tout autre : ses personnages ont donc des corps capables de porter leurs âmes, quelque chargées qu’elles soient de sentimens et de pensées; mais c’est à ce rôle que le Pinturicchio borne les corps; il ne leur permet qu’une ou deux attitudes et leur interdit rigoureusement toute pantomime démonstrative. Au contraire les âmes parlent par le regard avec une austérité, une ardeur, une piété, une sincérité, une bonhomie incroyables. Ce sont des âmes sans feintise, modestes autant que vraies, qui laissent couler tout bonnement leurs sentimens de la source de la nature, qui n’attendent pas pour les laisser voir qu’ils se présentent sous la forme d’un flot triomphant ou d’un jet exceptionnellement beau, comme le font trop souvent, à partir de Raphaël, les personnages de la peinture. Ces âmes-là n’ont pas eu d’heures où elles aient été plus pieuses, plus austères, plus vraies qu’à d’autres; elles ont constamment gardé leurs vertus, et voilà pourquoi elles possèdent une naïveté que ne posséderont plus les figures de l’art dans les siècles suivans. Ajoutez encore, ainsi que me le disait très justement notre directeur de l’académie de Rome, à qui je soumettais les observations qui précèdent, que le Pinturicchio, comme tous les maîtres antérieurs à Raphaël, a le respect de ses sujets à un point où les artistes postérieurs ne l’eurent jamais. Il songe à la vérité plus qu’à la beauté, mais il est récompensé de cette déférence, car la beauté qu’il ne cherche pas, il la trouve presqu’à son insu et contre son gré.

Cette profondeur d’expression, qui éclate surtout dans les fresques de Saint-Onuphre, où l’artiste a représenté des apôtres et des saintes rangés ou agenouillés aux côtés de la Vierge assise dans sa gloire, n’est qu’un des dons du Pinturicchio. Il en a de fort nombreux et de fort divers, quelques-uns même assez surprenans. Au risque de me faire accuser de paradoxe, j’ose déclarer qu’à mon avis le Pinturicchio est un des plus grands peintres de paysage qu’ait eus l’Italie. A la vérité ces paysages, qui sont simplement l’encadrement nécessaire des scènes que représente le Pinturicchio, pourront paraître un peu nus; mais de quels élémens, je vous prie, se compose le paysage ordinaire de l’Italie? L’air, le vaste espace, de doux contours de collines, de molles ondulations de terrains, des arbres rares et magnifiques, voilà le paysage habituel de l’Italie, et c’est celui-là que le Pinturicchio reproduit en maître. Que ses horizons sont étendus! que ses lointains ont de profondeur! Ils sont gens de goût difficile ceux qui refuseront d’avouer que le paysage de la fresque de Santa-Croce, où le Pinturicchio a peint, réunies en une seule, diverses scènes ayant rapport à la découverte de la croix, compose un superbe encadrement. De goût plus difficile encore sont ceux qui n’admireront pas la liberté avec laquelle joue l’air dans cette fresque d’Ara Cœli, où le peintre a représenté le corps de saint Bernardin porté au milieu d’une foule immense sur une place publique de Sienne. Il y a dans cette fresque, la plus remarquable, à mon gré, des œuvres du peintre à Rome, une étonnante profondeur de perspective; rarement artiste en tout cas nous a donné à ce point le sentiment de l’espace, de l’impalpable vide. Et le paysage du Martyre de saint Sébastien dans l’appartement Borgia, est-ce qu’il n’est pas profondément romain dans son austère nudité, ne vous semble-t-il pas par son aridité morose un coin de la plaine si triste et si grandiose de la Via Appia? Cette plaine, merveilleux emplacement pour l’exercice du tir à la cible, est bien en rapport aussi avec la nature du supplice, et cette solitude fait mieux ressortir la férocité des bourreaux que ne le ferait tout autre paysage. Là, les archers peuvent prendre le martyr pour point de mire de leur adresse sans avoir à craindre qu’aucun pli de terrain, aucun arbre feuillu, aucun détail naturel vienne détourner ou arrêter leurs flèches. Cette harmonie entre la scène et le paysage qui lui sert de cadre arrête encore l’attention dans la lunette du même appartement Borgia où est représentée l’ascension de Jésus; c’est au milieu d’une campagne d’une douceur heureuse que Jésus se sépare de ses disciples, qui le suivent de leurs regards attendris, montant au milieu des fraîches teintes d’une aube italienne. Cependant, pour le Pinturicchio comme pour tous les grands peintres italiens de la belle époque, il ne faut pas oublier que le paysage n’est qu’un accessoire, qu’un encadrement sans sérieuse importance; nous sommes bien loin encore des jours où Annibal Carrache, voulant représenter les principaux épisodes de la vie de la Vierge, créera les admirables compositions qui se voient au palais Doria, mais qui ont le tort considérable de renverser les rôles et de faire de la scène un accessoire du paysage.

Encore une remarque. Les fresques de l’appartement Borgia sont celles où le Pinturicchio a répandu le plus doux coloris, ainsi que le lui permettaient et la nature du lieu et la destination de ces peintures, car le Pinturicchio est d’une si scrupuleuse sévérité que d’ordinaire il n’a pas recours au charme de la couleur. Ses fresques sont dépourvues de tout éclat, sans être pour cela déplaisantes à l’œil; les fresques d’Ara-Cœli sont à peu près noires, et n’en laissent pas moins un souvenir profond. On dirait que le peintre a eu scrupuie d’employer pour les fresques des églises toutes les ressources de l’art, et qu’il se serait reproché un trop beau coloris comme un péché envers le sérieux que lui commandaient ses sujets et surtout leur destination; mais à l’appartement Borgia il s’agissait de faire avant tout des peintures décoratives, et le Pinturicchio s’est accordé dans une honnête mesure l’indulgence qu’il s’était refusée ailleurs. Quelques traces d’archaïsme assez singulières se remarquent dans ces peintures de l’appartement Borgia : par exemple, lorsque le peintre a besoin de représenter un édifice, une maison, un palais, une tour, il se sert d’un procédé de maçonnerie qui fait saillie sur la muraille d’une épaisseur d’un pouce au moins. Cette bizarrerie est-elle due à une gaucherie, ou bien a-t-elle un but de décoration? La dernière hypothèse est évidemment la vraie, car, si cette bizarrerie devait s’expliquer par une gaucherie de l’artiste, elle se rencontrerait dans ses autres œuvres toutes les fois qu’il a eu besoin de figurer un édifice. En tout cas, il est certain que cette singularité est loin d’être choquante, et que l’on peut la dire savante plutôt que naïve, car elle est d’un effet décoratif des plus heureux; la lumière s’accroche gaîment aux angles de ces miniatures de maçonnerie, et quand on voit ces fresques au printemps, bien éclairées par la lumière Italienne, cette particularité doit leur prêter une sorte de riante réalité qui les met en harmonie avec le spectacle de la nature du dehors.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1870.
  2. Ce joli temple a cependant un défaut; la hauteur est trop grande pour le diamètre, et ce défaut, dans lequel Bramante s’est laissé tomber pour donner à son bijou architectural un caractère plus spiritualiste, est tout ce que cet édifice a de chrétien.
  3. Saint-Pierre-in-Montorio a perdu son grand ornement, la Transfiguration de Raphaël que l’on y voyait autrefois. Le chef-d’œuvre a été remplacé par une bonne copie du Martyre de saint Pierre du Guide, peinture qui est en rapport plus exact, il faut bien l’avouer, avec l’origine et le caractère de cette église. On y voit encore pourtant plusieurs choses remarquables outre la fresque de Sébastien del Piombo, quelques tombeaux intéressans, une chapelle décorée par Bernin, un bas-relief représentant saint François soutenu par les anges, — nous aurons occasion de le rappeler lorsque nous parlerons de la sainte Thérèse de Bernin, — et enfin, en face de la Flagellation de Sébastien del Piombo, une autre fresque de Jean de Vecchis représentant saint François recevant les stigmates, page d’une belle ordonnance et dont le dessin est, comme celui de l’œuvre de Sébastien, attribué à Michel-Ange.
  4. Sebastien del Piombo a fait une répétition réduite de cette fresque dans un petit tableau qui se trouve à la galerie Borghèse.