Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 150-186).
◄  VI
VIII  ►
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

VII.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.[1]


I. AVALLON. — VEZELAY.

La seule chose qui nous ait réellement intéressé dans la très ancienne petite ville d’Avallon, c’est son paysage. Elle a cependant, comme toute autre ville, son lot de monumens et de curiosités historiques; mais, comme nous ne leur devons le plaisir d’aucune impression originale, nous n’avons pas à y insister. C’est sans émotion d’aucune sorte que nous avons passé et repassé à travers son ancienne porte fortifiée, sur laquelle s’élève une tour carrée de date plus moderne, dite la Tour de l’Horloge. La vieille église de Saint-Lazare est un assez remarquable monument, dont nous admirerions volontiers le porche en style roman fleuri et les colonnes torses et ondulées, si nos souvenirs ne nous présentaient pas des échantillons autrement parfaits du roman fleuri dans telles de nos églises du centre, Notre-Dame et Sainte-Porchaire de Poitiers par exemple, le porche à colonnes torses de l’église de la Souterraine, dans la Marche, et bien d’autres encore. A l’intérieur, un mur construit sur toute sa longueur la sépare en deux parties, comme dans nos maisons une cloison sépare deux appartemens, si bien qu’on a le spectacle assez original de deux églises dans une seule : ce sont en effet deux églises, car le premier compartiment est une ancienne chapelle qui autrefois avait son existence distincte, et qui par le cours du temps s’est trouvée réunie à l’édifice principal ; cette bizarre disposition intérieure est le seul détail vraiment nouveau que Saint-Lazare nous ait présenté. A l’extrémité opposée de la ville s’élève une autre église, Saint-Martin, naguère encore simple écurie, aujourd’hui retirée de cet état de servitude et entièrement reconstruite. Tout ce qu’elle me rappelle, c’est qu’elle m’a permis de vérifier ce mot d’une dame de Châtillon-sur-Seine : « Châtillon est un bon pays pour la piété; mais dans ma ville natale, à Avallon, on n’est pas dévot du tout. » J’y ai entendu la messe des Rameaux au milieu d’une affluence considérable de fidèles, mais cette affluence se composait exclusivement du sexe aimable et croyant, et je m’y trouvai le cinquième représentant du sexe désagréable et raisonneur.

Si les pierres assemblées par l’art des hommes nous ont dit peu de choses, il n’en est pas de même du paysage, dont l’âpreté et la sauvagerie réveillent puissamment l’imagination assoupie par la monotone vulgarité de la campagne de l’Auxerrois, qu’il a fallu traverser. La promenade d’Avallon domine un ravin profond où le petit ruisseau du Cousin débouche avec une furie de torrent et roule des eaux limpides qui d’en haut paraissent noires. Une végétation morose, d’un brun foncé ou d’un vert sombre, tapisse de ses couleurs vigoureuses les deux versans de ce ravin, divisés en jardins et en enclos murés à pierres sèches, étages les uns au-dessus des autres comme des espèces de vergers suspendus. C’est à peu près le coup d’œil que présente la campagne de Poitiers vue du haut de la promenade de Blossac, avec cette différence, que la fraîche verdure des bords du Clain est remplacée ici par une nature d’une énergie farouche. Le caractère de ce paysage austère, presque menaçant, est tellement prononcé que l’abondance des vergers étages sur les flancs des deux montagnes ne parvient pas à l’adoucir, et que l’imagination en est presque à regretter ce témoignage de civilisation, qui fait comme tache sur la sauvagerie du lieu. L’âpreté de ce paysage suffirait seule pour nous indiquer qu’ici nous touchons aux extrêmes limites de la province que nous parcourons, et que nous sommes placés sur le point de séparation de deux pays. En effet, c’est encore la Bourgogne selon l’histoire et la géographie administrative, ce n’est plus la Bourgogne selon la nature. Ici commence, à proprement parler, le sauvage Morvan, dont Avallon forme la lisière, la région des tristes montagnes, de la fièvre, des eaux pures et froides chargées d’élémens calcaires qui paralysent et corrodent les dents. La rivière qui traverse ces campagnes est la jolie Cure aux flots d’une limpidité sans pareille, la rivière des flotteurs du Morvan. Quelques tours de roue, et vous êtes à Clamecy, dans cette partie du Nivernais qu’on peut appeler le Nivernais sombre par opposition au Nivernais gai, qui longe la paresseuse Loire, à Clamecy, dont les habitans étaient autrefois tellement détestés par ceux d’Avallon, pour je ne sais plus quelle indignité du temps des guerres anglaises, que pendant plusieurs siècles les mariages furent interdits entre les enfans des deux pays[2]. A ne consulter que la nature, nous serions donc ici hors de la Bourgogne; mais en quel lieu et en quel temps l’histoire a-t-elle jamais respecté les convenances de la nature?

Il y a, je crois, quelques débris de sculptures antiques à Avallon; je n’ai eu nul empressement de les voir, préoccupé que j’étais de visiter Vézelay, car c’était pour Vézelay plutôt que pour Avallon même que je m’étais rendu dans cette dernière ville. Si grande était ma curiosité de voir cette localité célèbre dans l’histoire de notre moyen âge et de notre architecture nationale, qu’elle ne se laissa pas rebuter par une froide tempête de neige qui vint subitement interrompre une série de douces journées de printemps. Ma curiosité fut en cela d’ailleurs bien inspirée, car sous cette tempête de neige l’aspect âpre et sinistre de la campagne qui s’étend entre Avallon et Vézelay ne ressortit qu’avec plus de vigueur. On ne peut rien imaginer de plus désolé; c’est l’image du dénûment dans toute sa brutalité, de la stérilité dans sa plus profonde misère. De tous côtés s’élèvent des mamelons noirs comme des montagnes de l’Érèbe, couverts de mousses sombres ou de courtes végétations épineuses qui les font ressembler à des géans dont les cheveux seraient coupés ras. La lumière du soleil ne peut égayer leur physionomie chagrine, et, lorsque la lune les éclaire, ils se revêtent d’une sorte de poésie lugubre qui n’a d’analogue dans la nature que le cri rauque du corbeau. C’est un désert montagneux fait à souhait pour des conciliabules de bandits morvandiaux en sabots, de nocturnes maraudeurs de fermes, et les sorciers du sabbat ne peuvent rêver un lieu plus propice à la célébration de leurs affreux mystères. En traversant ces gorges sinistres, ma mémoire me rappela que ces lieux avaient été jadis parcourus par des hôtes dont les âmes remplies des passions les plus fauves étaient bien en harmonie avec ce paysage ; là avaient certainement erré par bandes furieuses comme des loups pris de rage les malheureux habitans de Vézelay, lorsqu’abandonnés par le comte Guillaume ils furent obligés de s’enfuir au retour de l’abbé Pons de Montboissier. Bien avisés ceux qui emportèrent quelques provisions pour passer ces jours d’épouvante, car je doute qu’ils eussent pu trouver dans ce désert quoi que ce soit pour apaiser leur faim. Quant à leur sécurité de proscrits, il est évident qu’elle était complète dans de telles gorges et parmi les fourrés qui les avoisinent. Enfin, après avoir cheminé à travers cette campagne à physionomie peu rassurante pendant une heure et demie environ, et au moment où l’on désespère d’en sortir jamais, on aperçoit quelque chose qui brille comme de l’argent sur une vaste étendue d’une belle couleur verte. Ce quelque chose qui brille, c’est la Cure aux claires eaux, qui annonce l’approche de Vézelay. Une montagne d’aspect imposant se présente bientôt, et tout au sommet de sa crête la superbe église de La Madeleine se dresse altière, impérieuse, presque menaçante, toute semblable à un château-fort féodal. Cette apparence n’est point trompeuse, car ce fut en toute vérité une église féodale, une des plus féodales de toute la chrétienté.

Elle le fut de toutes les manières, et d’abord par cette situation même que nous venons de décrire en partie. Nous avons vu bon nombre d’abbayes célèbres, et quelques-unes placées dans des sites pittoresques et sauvages dont les approches auraient pu au besoin être défendues facilement, mais aucune ne fut jamais perchée sur une pareille éminence. C’est un spectacle admirable d’ailleurs qu’on ne peut mieux comparer qu’au spectacle que dut présenter l’arche de Noé quand elle s’arrêta sur la pointe du mont Ararat, et je me plais à croire que quelque prédicateur du moyen âge aura trouvé avant moi pour son église cette comparaison, tant elle s’impose aisément à l’imagination. Par exemple le jour où les habitans fugitifs de Vézelay envoyèrent des messagers de paix à l’abbé Pons, quelque moine lettré aurait pu facilement comparer ce message à la colombe de l’arche, dire que c’était signe que les eaux du déluge s’étaient retirées, qu’on avait pied partout sur la terre ferme; cette réminiscence biblique n’aurait été que l’expression très vraie du spectacle qu’avait nécessairement présenté ce grand vaisseau de pierre, battu, entouré et parfois submergé pendant de si longs mois par les flots du déluge populaire. Je suis très porté à penser que le choix de cette situation singulière a exercé une influence décisive sur les destinées de Vézelay, et que l’histoire de cette ville aurait été tout autre, si l’abbaye dont elle dépendait, au lieu de grimper au sommet de la montagne, eût continué à se dresser dans la plaine, où elle fut d’abord construite. Nul doute que cette situation escarpée n’ait fait sentir aux abbés de Vézelay l’orgueil de la souveraineté avec plus de force. Le choix de cet emplacement était d’ailleurs, il en faut convenir, en parfaite harmonie avec l’origine de cette abbaye, qui fut essentiellement une création féodale, et féodale de la première heure, c’est-à-dire contemporaine de la naissance des premiers fiefs et des commencemens du démembrement de l’empire, car son fondateur, le comte Gérard de Roussillon, — le Gérard de Roussillon de nos romans de chevalerie, — transporta, avec le consentement diplômé de Charles le Chauve, tous ses droits sur les terres et les habitans du district de Vézelay aux moines ses héritiers, en toute franchise et exemption d’obéissance, à l’exception de celle qui était due à la cour de Rome.

Les abbés de Vézelay, dont l’autorité ne relevait d’aucun pouvoir, soit politique, soit religieux, exerçaient donc la souveraineté temporelle avec une liberté que les plus grands feudataires eux-mêmes ne connurent jamais. Il faut voir dans la vieille chronique du moine Hugues de Poitiers jusqu’où allait cette liberté, non-seulement dans l’ordre politique, mais encore dans la discipline et le temporel ecclésiastique; nous sortons justement de cette lecture, et nous ne croyons pas qu’il y ait jamais eu indépendance plus complète que celle dont elle nous présente le spectacle. Un abbé meurt, le chapitre des moines s’assemble et lui nomme un successeur sans que ce choix ait besoin d’être ratifié par une autorité quelconque, sans qu’aucun des évêques des diocèses avoisinans, pas même celui d’Autun, dont l’abbaye de Vézelay aurait dû logiquement relever, sans qu’aucun des monastères les plus illustres, pas même celui de Cluny, la première abbaye de la chrétienté, aient le plus petit droit de représentation ou d’approbation. Est-il besoin de conférer certains sacremens, d’ordonner des prêtres et des diacres, l’abbé de Vézelay s’adresse non à l’évêque d’Autun, dont il est le diocésain, mais à celui de Nevers, à celui de Langres, à celui d’Auxerre, à celui de Sens, à celui d’Orléans, à n’importe quel évêque de l’est ou de l’ouest, du midi ou du nord; ses sympathies et sa fantaisie sont à cet égard la seule règle. L’abbé entre-t-il en querelle avec un pouvoir voisin quelconque, le comte de Nevers ou tout autre, il se trouve qu’aucune autorité n’a devoir d’en connaître, sauf la lointaine cour de Rome, qui ne juge jamais de la cause à un point de vue local, et que l’adversaire reste ainsi sans recours possible. Si cet adversaire fait alors appel à la force et à la révolte, il se place dans cette situation singulière, qu’il peut tourner contre lui cette même autorité à laquelle il ne pouvait avoir recours, car il lui est vassal, tandis que l’abbé de Vézelay lui échappe : le roi ne peut rien pour connaître de sa cause; mais, s’il prend les armes, il peut tout pour l’écraser. Il n’y a donc guère lieu de s’étonner que le caractère des abbés de Vézelay ait répondu à la nature de cette souveraineté exceptionnelle : telles sont les institutions, tels deviennent les hommes.

D’ordinaire les grandes abbayes, surtout dans les premiers siècles de leur fondation, ont compté parmi leurs chefs un nombre considérable d’hommes pieux et illustres par leurs vertus morales; que de saints ont fournis par exemple les premiers siècles de Cluny! On ne voit rien de pareil à Vézelay. J’ai sous les yeux la liste complète de ses abbés, je n’y découvre pas un seul saint. L’excessive indépendance dont ils étaient armés en fit de purs seigneurs féodaux, et des politiques altiers ou habiles. Le vent qui a soufflé en ces lieux n’est pas celui de l’esprit et de la grâce, c’est celui des âpres contentions et de la violence. Que de querelles et de luttes! Ces abbés sont toujours en procès avec quelqu’un, avec l’évêque d’Autun, avec le monastère de Cluny, avec les comtes de Nevers, avec leurs propres vassaux; il n’est pas jusqu’aux doux franciscains qui n’aient eu à pâtir de leur esprit de chicane. Lorsque les pieux frères apparurent à Vézelay, quelques années après la création de leur ordre, les abbés, jaloux à l’excès de leur pouvoir, regardèrent ces nouveau-venus comme un grand seigneur regarde un pauvre hère, sans son ni maille, qui prétend partager son influence, et leur suscitèrent toute sorte d’obstacles. Heureusement le seigneur de Chastellux de cette époque se déclara leur protecteur, et leur fit construire un monastère dont les débris, connus sous le nom de La Cordelle, se voient encore sur la montagne de Vézelay. Enfin cet esprit de contention fut tellement fort qu’il a coloré d’un vigoureux reflet le récit que Hugues de Poitiers commença du vivant de l’abbé Pons et sur la demande même de cet abbé, ce qui prouve par parenthèse que ce dernier savait choisir ses hommes. Dans ce récit net, clair, qu’on peut dire marqué d’un véritable talent, si l’on considère l’époque où il fut écrit, je n’ai pas relevé un seul mot pour l’édification, pas une expression qui trahisse un esprit mystique; le langage est celui d’un homme plus habitué à promener ses regards sur les affaires de ce monde qu’à les tourner vers le ciel, et quand d’aventure le style ecclésiastique y est employé, ce n’est que pour maudire et flétrir, soin dont ce chroniqueur de combat, comme on dirait en style de l’heure présente, s’acquitte avec un zèle et un soin tout à fait louables.

De tous ces abbés, Pons de Montboissier, sous lequel naquit et mourut la commune de Vézelay, est le plus célèbre, grâce aux Lettres sur l’Histoire de France d’Augustin Thierry; mais, préoccupé qu’il était de raconter la rapide et orageuse existence de la commune, le grand historien a négligé de nous présenter le très curieux spectacle qui ressort de la lutte de l’abbé avec le comte de Nevers. Ce spectacle, qui serait amusant au dernier point, si l’on ne songeait à la conclusion sanglante, est celui de deux entêtemens aux prises, la lutte de deux montagnards de régions diverses, d’un Morvandiau contre un Auvergnat. Chacun des deux adversaires peut être pris comme une représentation parfaite de la race dont il est sorti; mais des deux le plus remarquable est l’abbé Pons. Contemplé dans la chronique d’Hugues de Poitiers, Pons m’apparaît comme un homme politique de premier ordre, s’il est vrai que c’est le caractère encore plus que l’intelligence qui fait l’homme politique. Rarement on vit employer avec plus d’habileté cette force redoutable qui s’appelle l’inertie. Portant dans son obstination autant de calme que Guillaume de Nevers porte de violence dans la sienne, Pons se contente d’opposer à tous les orages une résolution passive et pour ainsi dire une énergie d’indifférence. Lui parle-t-on de guerre, il déclare qu’il n’y pense pas, et laisse à ses adversaires le tort de l’agression, en sorte que, lorsqu’il est exhorté à entrer en composition, il peut répondre : Ce n’est pas moi qui fais la guerre, c’est à moi qu’on la fait ; c’est donc au comte de Nevers et non pas à moi qu’il faut vous adresser. Lui parle-t-on de paix, il ne demande pas mieux; eh bien! en ce cas, que chacun rentre chez soi et que les choses soient comme devant. Rien n’est curieux comme son attitude devant certaine députation des habitans révoltés de Vézelay qui venait le presser d’entrer en accommodement avec son adversaire et de consentir à l’établissement de leur commune : il répond qu’il n’a pas à entrer en accommodement, puisqu’il n’a cherché aucune querelle, et que, quant à eux, s’ils veulent bien garder la paix, il continuera de protéger leur liberté, c’est-à-dire qu’il continuera de se conduire comme par le passé. À cette impassibilité, Pons semble avoir joint le don de l’ironie, qui est en politique une arme décisive, lorsque, perçant sous la conduite apparente jusqu’aux mobiles secrets de l’âme, elle fait apparaître en toute évidence la mauvaise foi de l’adversaire. Après avoir fait condamner le comte de Nevers et l’avoir forcé de souscrire à une clause honteuse qui lui enjoignait d’arrêter et de punir les hommes de Vézelay qu’il avait lui-même soulevés, Pons rentra dans son abbaye, et là il attendit que Guillaume exécutât ses engagemens, au sein d’une paix d’autant plus profonde que Vézelay était vide de population mâle, les habitans s’étant tous enfuis sur l’avis secret du condamné. Enfin après plusieurs jours d’attente arrivèrent quatre hommes d’armes qui, se présentant devant l’abbé, lui dirent qu’ils étaient venus pour exécuter l’indigne clause, mais qu’ils n’avaient trouvé que des femmes et des enfans. Là-dessus Pons eut un très joli mot : « ah vraiment! ainsi donc vous étiez venus quatre pour en arrêter plusieurs milliers? » La querelle finit sur ce mot, Guillaume se trouvant forcé sinon de remplir les engagemens qui le constituaient bourreau de ses propres alliés, au moins de les abandonner à leur sort, et depuis oncques ne se releva la commune de Vézelay. Dans cette lutte, la commune de Vézelay fut vaincue, non faute d’habileté politique malgré la violence dont elle fit preuve, mais par la nature du caractère de l’abbé. Elle avait cru jouer un jeu sûr en se plaçant du côté du marteau contre l’enclume, — il vint un moment où le dur marteau rebondissant contre l’inerte enclume se rompit et frappa de ses éclats meurtriers ceux qui l’aidaient à se mouvoir.

Si Vézelay posséda jamais un genius loci, ce fut celui de la dispute, et l’esprit trop exclusivement politique des abbés n’était guère fait pour l’adoucir et le transformer. La révolte comprimée se changeait facilement en hérésie, les habitans se vengeaient sur la religion de leurs mécomptes politiques. Au pied de la montagne de Vézelay, on voit le petit village d’Asquin, où furent brûlés sept ou huit de ces sectaires qui furent connus au moyen âge sous le nom de patarins. Or, comme Hugues de Poitiers nous apprend que ces pauvres diables furent brûlés tout justement après la fin des démêlés de l’abbé Guillaume de Mello, successeur de Pons, avec le comte de Nevers, il est plus que probable que ces hérétiques ne furent autre chose que des débris et des épaves des anciennes factions, une queue de l’orageuse commune, qui de colère avait pris cette forme antireligieuse. Au XVIe siècle, la réforme y rencontra des adhérens sinon très nombreux, au moins très actifs et très ardens; on le vit bien aux facilités de défense qu’y trouvèrent les calvinistes lorsque, maîtres de la ville, ils durent soutenir le siège opiniâtre de l’armée catholique. Un nom d’ailleurs en dira plus long que toutes les considérations; un seul homme remarquable est né à Vézelay, et cet homme, c’est Théodore de Bèze, le lettré par excellence de la réforme, le controversiste du colloque de Poissy, c’est-à-dire le génie de la dispute fait homme. C’est lui qui fut surnommé le Mélanchthon de Calvin, pour signifier sans doute qu’il représentait la douceur à côté de la force : terrible douceur, s’il faut en juger par son image, et qu’il serait pardonnable de prendre pour la plus redoutable âpreté. La seule chose intéressante que contienne le très pauvre musée de Nevers est un portrait du célèbre réformateur : les muses et les grâces qu’il s’efforça de chanter dans sa jeunesse n’ont en vérité laissé aucune trace sur son visage hargneux au possible, marqué d’une empreinte de fermeté et de solidité remarquable; c’est un type suprême de logicien et de raisonneur, qui a rappelé à mon souvenir certain portrait d’un ministre de Hollande, chef-d’œuvre de Van der Helst, que l’on voit à Rotterdam. Tout à l’heure nous disions que le paysage d’Avallon et de Vézelay nous avertissait que nous n’étions plus en Bourgogne; combien ce visage et ce caractère nous en avertissent mieux encore! Que nous voilà loin, avec Théodore de Bèze, du riche, large, compréhensif génie de la Bourgogne, aussi loin de Bossuet, dont il rejetait les croyances, que de Buffon, qu’il aurait condamné comme il condamna Michel Servet, et que nous voilà près au contraire de l’esprit du Nivernais, terroir révolutionnaire par excellence, qui a donné à la terreur son apôtre le plus démocratique dans Anaxagoras Chaumette et son théologien le plus implacable dans Saint-Just ! À mi-chemin de la longue rue escarpée par laquelle on grimpe plutôt qu’on ne monte à l’église de La Madeleine, on montre encore la petite maison où Bèze naquit et vécut. C’est une maison du moyen âge finissant, qui retient encore son ancien caractère, et qui mieux que de longues lectures nous explique ces restes du passé qui persistent chez tous ces novateurs du XVIe siècle et nous frappent comme des inconséquences et des contradictions.

L’église de La Madeleine, qui menaçait ruine il y a quelque trente ans, à ce point que Mérimée raconte que, pendant qu’il en prenait les dessins, il entendait une pluie incessante de petites pierres tomber autour de lui, est désormais à l’abri de tout danger. Elle a été presque entièrement reconstruite dans ces dernières années par les soins de M. Viollet-Le-Duc, qui par ses habiles restaurations a rendu tant de services à notre histoire nationale. Comme cette église a été fort habilement décrite plusieurs fois, et par M. Viollet-Le-Duc lui-même et par M. Mérimée, nous devons nous borner simplement à retracer les impressions qu’elle nous a laissées. Malgré la beauté des trois porches, surtout de celui du milieu, malgré la richesse des ornemens dont la façade est décorée, l’extérieur produit, il faut l’avouer, un effet assez médiocre, et laisse le spectateur quelque peu désappointé ; mais comme ce désappointement passe vite dès qu’on pénètre dans l’intérieur ! En entrant, on rencontre d’abord un vestibule assez vaste, surmonté des deux côtés par deux galeries qui se réunissent au centre en une sorte de tribune analogue à certains jubés. Ce vestibule, c’est ce qu’on appelle en langage d’architecte le narthex, et en langage populaire l’église des catéchumènes. Cette disposition intérieure, dont il ne reste aujourd’hui que de rares échantillons, semble avoir été commune en Bourgogne à toutes les églises abbatiales de dates rapprochées de celle de La Madeleine. La grande église de Cluny possédait une église des catéchumènes ; Saint-Philibert de Tournus en possède encore une, dont l’effet est positivement sublime. Il n’en est pas tout à fait ainsi à La Madeleine de Vézelay ; cependant son église des catéchumènes a du caractère, et ce caractère est bien d’accord avec celui du temple entier. À Saint-Philibert de Tournus, on retrouve tout vivant encore dans le narthex le sentiment qui dans l’église primitive donna naissance à cette disposition architecturale : c’est bien un purgatoire visible, un lieu d’attente sacrée pour des âmes croyantes, soutenues par l’espoir de leur réunion à la communion générale des fidèles; à Vézelay, ce n’est qu’une forme architecturale conservée par la tradition et respectable à ce titre, une sorte de splendide antichambre de la maison de Dieu, où serfs et vassaux peuvent stationner en attendant l’heure de leurs maîtres. Les portes du narthex une fois ouvertes, l’œil, saisi tout vif par une perspective à laquelle ne se peuvent comparer les plus étonnans effets du diorama, plonge avec surprise dans une profondeur singulière, et embrasse d’un seul regard l’église dans toute sa longueur. Une spacieuse avenue (je n’ose dire une nef, car le mot rendrait mal le caractère propre à cette magnificence), bordée de colonnes romanes sur chacun des côtés, comme les avenues qui conduisent aux résidences seigneuriales sont bordées de grands arbres, débouche en face du chœur. Des deux côtés de cette avenue, deux allées plus étroites l’accompagnent avec une sorte de modestie et l’abandonnent respectueusement aux deux portes latérales. Dieu! que cette avenue est vaste et longue, que ce chœur est profond et paraît lointain ! Si on pénètre dans le chœur et qu’on regarde la nef, un autre effet de diorama se présente, mais celui-là tout différent du premier. Comme l’axe de ce chœur n’est pas le même que celui de la nef, il s’ensuit que, lorsqu’on se place derrière le maître-autel, on voit la nef de biais au lieu de la voir de face, et alors on a l’aspect d’une forêt de colonnes, assez comparable à celui des bois de haute futaie bien aménagés. La comparaison est aussi exacte que possible, car ces colonnes n’ont rien de commun avec ces énormes piliers, géans massifs semblables à des éléphans chargés de tours, ou avec ces piliers de diamètre bien pris, mais trapus et ramassés sur eux-mêmes, qui soutiennent d’ordinaire les églises romanes; ce sont des colonnes sveltes, élancées, à la fois élégantes et robustes comme de beaux arbres bien venus. C’est de l’élégance de cette colonnade que résulte probablement une beauté d’un ordre plus général qui s’étend à tout l’édifice et qui en fait la véritable originalité. L’église en effet n’a pas d’unité de style, et cependant au premier abord l’œil est aussi pleinement satisfait que si l’harmonie la plus étroite régnait entre les diverses parties de l’édifice. La nef et le chœur sont de styles et de siècles différens, la nef est romane, le chœur est gothique; mais cette différence n’engendre ni contraste, ni heurts d’aucun genre. Les deux ordres de notre architecture religieuse se sont alliés dans le plus intime et le plus amoureux des mariages; chacun d’eux s’ajoute à l’autre pour le continuer et le compléter, et cherche moins à valoir par lui-même, à montrer tout ce qu’il est, qu’à montrer et à faire valoir les beautés propres à son rival. Les changemens survenus dans le goût général, les reconstructions partielles opérées dans le cours des siècles, ont mis bien des fois en présence les deux ordres d’architecture; mais les antithèses que présentent d’ordinaire ces juxtapositions sont plus faites pour piquer l’intérêt de l’archéologue que pour satisfaire l’instinct d’harmonie de l’artiste : ici tout au contraire, c’est l’instinct de l’artiste qui est satisfait le premier par cette entente en quelque sorte cordiale entre les deux architectures, qui cependant conservent l’une et l’autre leurs caractères bien nettement distincts. Je ne connais pas d’autre exemple de ce phénomène, dont je laisse aux architectes le soin de déterminer la véritable cause, et je serais volontiers porté à le croire unique.

Ce n’est pas sans raison que j’ai employé plusieurs fois les mots de palais, d’avenue, de résidence seigneuriale; ces mots sont autorisés par l’impression qui résulte de la contemplation de ce bel édifice. La Madeleine de Vézelay, si j’ose m’en fier à l’empreinte qu’en a reçue mon imagination, c’est le type même du temple de l’église triomphante. Par le peu que nous avons dit de son église des catéchumènes, le lecteur a pu soupçonner à quel point cette disposition architecturale, tradition et souvenir des églises des premiers siècles, avait perdu le cachet de son origine. Tout l’édifice est à l’avenant. L’admiration seule y trouve pâture ; rien n’est resté pour l’attendrissement et la sympathie. Oh! que nous voilà loin des temps de l’église militante ! Religion hautaine, pieuse fierté, moral esprit de discipline et de contrainte, voilà ce qu’on sent en parcourant cette vaste nef et en suivant le tour de ce chœur élégant. Ici l’église règne autant qu’elle prie, et commande autant qu’elle bénit. Ce temple est un palais où des religieux, qui sont des maîtres, convoquent des fidèles, qui sont des sujets. L’esprit évoque sans efforts le spectacle qu’il présenta pendant de longs siècles, spectacle qui nous éloigne autant de la démocratie fraternelle des pasteurs de l’église primitive que de la démocratie des fonctionnaires sacrés des temps nouveaux. Là-bas, à l’entrée du temple, la cohue des pauvres et des infirmes encombre l’église des catéchumènes, la vaste nef est remplie par la foule chrétienne des vassaux, et tout en haut, autour de ce chœur exhaussé de trois marches et disposé comme un trône, siège, sénat souverain, le chapitre des moines présidé par l’abbé debout sur les gradins de l’autel. Voilà le spectacle qui seul convient à La Madeleine, et dont elle ne pourrait trouver les élémens à jamais disparus dans la foule des modernes chrétiens libres et dans des ecclésiastiques fonctionnaires salariés. Aussi, bien que remise à neuf, bien que servant toujours au culte public, est-on saisi dans cette église comme par le froid de la tombe. C’est un superbe monument funèbre, et ce monument est vide, car le mort même en a été retiré. Ce sentiment du vide n’est pas un simple phénomène moral ; rien ne lui est resté de ce qui la faisait autrefois vivante. Un seul tombeau presque informe à force d’altérations, qui a contenu, si je ne me trompe, un ancien évêque de Langres, se laisse voir encore dans une niche pratiquée très haut près d’une des portes latérales. Parmi les débris de l’église qui n’ont pu être utilisés dans la réparation, je remarque un buste de sainte de grandeur naturelle, œuvre évidente de la renaissance, d’une expression charmante, qui me rappelle d’assez près le caractère des femmes de Léonard de Vinci. Est-ce un fragment d’une statue de sainte Madeleine ? C’est tout. Je ne crois pas avoir de ma vie ressenti une impression aussi sépulcrale.

Du reste ce froid de mort s’étend à tout ce qui entoure l’église et à la localité même où elle s’élève. Du chœur, je passe dans la salle capitulaire, aujourd’hui transformée en chapelle dédiée à la Vierge, et avoisinée par une charmante galerie claustrale à courtes colonnes romanes. C’est tout ce qui reste de l’ancienne abbaye. Il y eut un jour où cette salle fut le théâtre d’une scène bruyante et mémorable, sous le gouvernement de l’abbé Guillaume de Mello, successeur de Pons de Montboissier. L’abbé avait quitté l’abbaye pour aller demander justice des violences du comte de Nevers, fils de l’ancien adversaire de Pons et héritier de toutes ses haines. Ses religieux. assiégés dans leur monastère, voyaient venir le moment où la résistance serait inutile ; en outre l’intrigue avait introduit la division dans leurs rangs, et un parti s’était formé, qui parlait de se soumettre au comte de Nevers. Alors le prieur Gilon, qui gouvernait en l’absence de l’abbé, homme plein de sens et d’éloquence persuasive, s’il faut en juger par les remarquables fragmens de ses discours que nous a conservés Hugues de Poitiers, une sorte de prudent Ulysse du cloître, assembla ses moines dans cette salle, et leur démontra que la résistance étant désormais inutile, et la soumission impossible, puisqu’elle équivaudrait à une trahison, un seul parti était digne, celui de la désertion en masse et de l’exil volontaire, résolution qui fut exécutée au grand embarras du comte de Nevers, qui, en place d’ennemis auxquels il pensait dicter sa loi, ne rencontra que des salles vides. Lorsque je l’ai visitée, cette salle était encore occupée, mais c’était par une bande d’inoffensifs marmots auxquels un jeune prêtre enseignait le catéchisme.

De la salle capitulaire, je suis allé sur la terrasse qui domine la vallée de la Cure. Le paysage que l’œil embrasse est d’une remarquable étendue ; en dépit de son manteau de verdure, il est singulièrement triste à force d’être nu et dépouillé. Aussi loin que la vue s’étende, elle n’aperçoit pas un arbre. J’ai demandé à quoi cela tenait, on m’a répondu que tous les arbres des environs avaient été arrachés, parce que, ces arbres étant des noyers, les paysans avaient fini par remarquer que rien ne poussait à leur ombre. L’observation est, je crois, fondée; il n’en est pas moins regrettable qu’il ne soit pas resté quelques bouquets ou quelques rangées de ces noyers condamnés pour rompre çà et Là la monotonie du paysage. C’est sur le versant qui descend au-dessous de cette terrasse que se tint l’assemblée des chevaliers convoqués par Louis le Jeune pour la plus mal combinée des croisades. Je reconnais sans trop de peine la place où s’élevait l’estrade royale et celle où saint Bernard prêcha cette malencontreuse entreprise, la seule de ses œuvres qui n’ait pas réussi. Elle lui fut cruellement reprochée plus tard par l’opinion de l’époque, et fort injustement, comme il arrive presque toujours pour les actions des grands hommes, car avec la prescience du génie il n’en avait jamais eu bonne opinion, s’était longtemps défendu de la prêcher, et n’avait cédé à la (in que par déférence pour la papauté. Je me demande à la vue de cette place comment cet homme si débile, qui pouvait à peine se tenir debout, et dont l’estomac refusait presque tout aliment, parvenait à se faire entendre dans un lieu qui par sa nature réclame le volume de voix d’un géant, et au milieu de multitudes que leur appareil de guerre rendait nécessairement bruyantes au plus léger frémissement. Pareil phénomène serait à peu près inexplicable, si l’on ne savait qu’il est des grâces particulières pour les hommes d’une grande âme et d’une forte volonté. Un silence presque funèbre remplit seul la solitude de cette campagne, autrefois animée du tapage le plus ardent et traversée par la plus bigarrée des foules.

La ville même n’échappe pas à ce linceul de silence qui recouvre de toutes parts cette grandeur défunte. Il n’en est pas de Vézelay comme d’autres très anciennes cités qui, en perdant leur importance, n’en ont pas moins continué de vivre tant bien que mal, Autun, Cluny par exemple. Ici, la vie a tari d’une manière complète; elle s’est enfuie un certain jour, et n’y a jamais reparu, même sous la plus modeste des formes. Il y a tels endroits de la petite ville où l’on croit parcourir un cimetière, tant ces maisons du XIIe et du XIIIe siècle semblent vous dire : il y a sept cents ans que nos habitans sont morts. Le passé n’est pas triste lorsque la vie n’a pas été interrompue et qu’il se trouve marié au présent; mais Vézelay, c’est le passé sans nul présent, et probablement, hélas! sans aucun avenir, car l’importance tout accidentelle de cette ville tint à l’abbaye, qui en fit un point de jonction entre la Bourgogne et le Nivernais. Une fois l’abbaye détruite, Vézelay redevint ce qu’il était par nature, une simple crête de montagne qui n’avait par elle-même aucune utilité essentielle. Une telle histoire est faite pour suggérer d’assez piquantes réflexions sur la légèreté humaine; combien de fois il arrive que les hommes se révoltent précisément contre les choses sans lesquelles ils ne seraient rien! Ce fut le cas pour Vézelay, dont la commune devait être nécessairement et fut en effet le plus stérile de tous les mouvemens analogues qui éclatèrent au XIIe siècle.

Maintenant voulez-vous savoir comment finissent tous ces grands souvenirs, descendez la montagne étaliez passer quelques instants au petit village de Saint-Père. C’est là que fut l’emplacement primitif de l’abbaye. On y voit une charmante église dont la façade reproduit en miniature celle de La Madeleine de Vézelay. L’intérieur a été reconstruit tout récemment, et à l’heure qu’il est on travaille probablement encore à en réparer le porche et le narthex microscopiques, car cette église, qui n’est, à tout prendre, qu’une spacieuse chapelle, possède un narthex comme Vézelay, sans doute par imitation, ce qui prouve qu’en architecture aussi toute grenouille veut égaler le bœuf, et tout marquis avoir des pages. Comme dans celle de Vézelay, il n’est à peu près rien resté dans cette église des souvenirs et des décorations du passé. Voici pourtant une inscription qui est enchâssée dans la muraille d’une chapelle ; approchons-nous donc et lisons.

Pour bien dévotement supplier ce grand Dieu,
Où gît l’honneur de la gloire future,
Nous a donné ce lieu pour notre sépulture,
Marin Roux et les siens ont obtenu ce lieu. 1636.

Il ressort de cette inscription que dans le premier tiers du XVIIe siècle un parfait imbécile vivait en ces alentours. Il avait vu les églises pleines de monumens funèbres, il avait lu les inscriptions et les épitaphes gravées sur ces monumens, et, sa vanité s’enflammant à ce spectacle, il s’était promis que lui aussi aurait une épitaphe rimée qui transmettrait son nom à la postérité. Non-seulement il a réalisé son désir grotesque, mais il a daté son ineptie, ayant remarqué sans doute que la date ajoute un grand lustre aux souvenirs du passé. Ce millésime de 1636 surtout me paraît sublime. Ainsi voilà une sottise qui a maintenant deux siècles et demi d’existence, ce qui lui fait des quartiers de noblesse assez respectables. Elle est née en 1636, longtemps avant que les Phélippeaux fussent ducs, que les Colbert vinssent au monde, et que les Riquet fussent anoblis. On aurait voulu démontrer que la noblesse ne peut être constituée par la seule antiquité, et que l’antiquité séparée d’une sagesse toujours renouvelée équivaut à une superstition, qu’on n’aurait pu mieux s’y prendre que cet ingénieux Marin Roux. Cette inscription saugrenue mériterait vraiment d’être transformée en proverbe : antique comme l’épitaphe de Saint-Père sous Vézelay, pourrait-on dire toutes les fois qu’on se trouverait en face d’une sottise qui n’aurait pour elle que le temps. Tel est le sort de toutes les choses de ce monde ; les plus belles fleurs sont piquées par les chenilles, les plus tendres arbrisseaux broutés par les chèvres, et les plus nobles coutumes déshonorées par la bêtise.


II. — CHASTELLUX.

Dans la foule immense des petits dieux qui composaient le panthéon du paganisme romain, y en avait-il un qui présidât aux voyages? et y en a-t-il un dans cette Chine qui reconnaît les génies tutélaires de la porcelaine, de la laque et des lanternes? Pour moi, je suis porté à croire qu’il existe en effet une providence toute spéciale pour le touriste, pourvu toutefois que celui-ci joigne à l’ardeur du curieux quelque chose du respect du pèlerin. Combien de fois il m’est arrivé de reconnaître par exemple que des accidens que tout voyageur aurait le droit de regarder comme des contre-temps se trouvaient au contraire des rencontres fortuitement heureuses! Une journée de pluie ou de brouillard ne sera jamais la bienvenue, et cependant il est tel site, tel paysage, tel monument même, qui ne ressortent dans tout leur caractère que par de pareilles températures. Ainsi j’ai fait la route d’Avallon à Vézelay par une tempête de neige, que j’avais maudite au départ comme un mortel aux jugemens précipités, et celle d’Avallon à Chastellux par le plus gai des soleils de printemps, justement les deux températures qui conviennent à l’une et à l’autre excursion; la nature avait donc mieux choisi pour moi que je n’aurais choisi moi-même. Autant ces rafales de neige s’harmonisaient bien avec l’âpreté sombre de la campagne qui mène à Vézelay, autant ce gai soleil était bien d’accord avec la sauvagerie riante de la campagne qui mène à Chastellux. Peu d’horizon et de perspective, car la vue rencontre presque partout un obstacle, bornée qu’elle est par les accidens d’une nature montagneuse. Une jolie route serpentant en plis et en replis sans fin vous présente un à un chaque trait de cette campagne, sans que vous puissiez en perdre un seul, et vous en fait pour ainsi dire jouir en détail. A chaque tournant, le décor change, décor étroit dont l’œil caresse tout à loisir le moindre aspect, un bouquet d’arbres bien groupé, un rocher pittoresquement campé sur le flanc de la route, un bout de bruyère; il n’y a de permanent dans cette succession de gentils changemens à vue que l’aimable persistance avec laquelle le petit ruisseau du Cousin s’acharne à vous escorter pendant la plus grande partie de votre route, tantôt se dérobant sous les ombres des arbres, tantôt poursuivant sa course à découvert de toute la vitesse de ses petits flots, et faisant ainsi au paysage vert une mobile lisière d’argent, comme une frange borde le champ d’une étoffe ou d’un tapis. Enfin à un dernier tournant apparaît Chastellux, véritable résumé et expression parfaite de tous les caractères de la nature qu’on vient de parcourir. Le lieu est d’une sauvagerie d’un goût exquis, d’une sauvagerie heureusement proportionnée, agreste avec art, tourmentée pour ainsi dire avec esprit; c’est une pensée de la nature des mieux conçues et des mieux rendues, une inspiration romantique de la grande déesse exécutée avec une netteté toute classique. Cela est fauve avec grâce comme le cerf et le chevreuil, et non sinistrement fauve à la manière du loup, comme la campagne de Vézelay que nous avons précédemment décrite. La route court par une descente rapide au ravin que forme la Cure : en face, le château de Chastellux se détache avec un vigoureux relief à mi-côte d’une hauteur dont l’escarpement n’a rien de bien pénible; au bas, la limpide Cure, bien endiguée entre deux murailles de rochers, tourne avec une rapidité torrentueuse au pied de la colline, qu’elle voudrait plus étroitement embrasser, et, murmurant son dépit avec des clameurs de cascades, pousse avec une vivacité quasi colérique ses flots sans souillures sur un lit de roches aussi vierge d’impuretés que le fut la nature à son premier état. Voilà toutes les parties constitutives de ce paysage : vous voyez qu’elles sont simples et faciles à dénombrer; mais ce qui ne peut se rendre, c’est la perfection avec laquelle ces quelques élémens se sont groupés et fondus. C’est ainsi qu’avec quelques accords un musicien de génie sait enfanter une mélodie ravissante, et qui reste d’autant mieux gravée dans le souvenir qu’elle est moins compliquée.

Le château de Chastellux est le lieu de résidence des derniers descendans d’une des familles les plus illustres de Bourgogne. Avec un peu d’envie de flatter, on pourrait la faire remonter aisément jusqu’au Xe siècle, car on suit sans difficulté à travers toutes les vicissitudes des héritages, des mariages, des transferts de titres, l’histoire des seigneurs de Chastellux jusqu’à cette lointaine époque; mais le représentant actuel de cette famille, démontrant une fois de plus que la véritable noblesse se contente de ses titres et n’éprouve pas le besoin de s’en fabriquer d’apocryphes, a découragé par avance les efforts des flatteurs futurs. De ses recherches, qu’il a consignées dans un livre d’une étendue considérable[3], il résulte qu’il y a eu jusqu’à ce jour deux maisons très distinctes de Chastellux, celle des premiers seigneurs, qui s’éteignit dans la seconde moitié du XIVe siècle par un mariage et un transfert de titres, et celle des Beauvoir, qui prit naissance à cette dernière époque. La maison des Beauvoir à son tour se subdivise en plusieurs branches, et c’est de la branche cadette que les comtes actuels de Chastellux sont descendus. Ainsi le noble généalogiste ne se reconnaît pas une origine immédiate plus lointaine que la seconde moitié du XVIe siècle; c’est réelle modestie de sa part, car avec les documens que nous avons sons les yeux on peut sans hésiter remonter bien au-delà de cet Artaud de Chastellux qui prit la croix à cette seconde croisade que nous avons vu prêcher par saint Bernard à Vézelay. Il est vrai que l’antiquité de la famille ne perd pas grand’chose à cet aveu, car, si elle ne descend que très indirectement des anciens Chastellux, elle descend en revanche en ligne ininterrompue des Montréal, dont la tige première se montre dès le Xe siècle. La bonne foi, la recherche scrupuleuse de la vérité, la modestie de ton, qui règnent dans ce travail généalogique, sont faites pour toucher. Quand l’auteur rencontre chez quelqu’un de ses ancêtres une erreur de conduite ou une faute politique, il l’expose franchement sans songer à l’atténuer ou à la dissimuler: amica nobilitus, sed magis amica veritas serait une bonne épigraphe à placer en tête de son livre. C’est ainsi qu’il condamne sans détours l’inertie du maréchal de Chastellux en face des bandes irrégulières connues sous le nom d’écorcheurs et les compositions répréhensibles qu’il fit plusieurs fois avec leurs chefs. Quelquefois même il nous révèle avec candeur des actes privés parfaitement inconnus, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de laisser dans l’ombre où ils dormaient ensevelis. En voici un exemple assez curieux.

Longtemps le maréchal de Chastellux n’eut d’autre postérité qu’un enfant illégitime, anobli selon la coutume de la noblesse du temps par sa bâtardise même et s’en parant en guise de titre comme son contemporain Dunois et bien d’autres. Ce bâtard de Chastellux était un jeune homme d’une âme vaillante et violente, qui nous plaît singulièrement sur la simple silhouette qui nous en est présentée, quelqu’un d’assez semblable à ce bâtard de Richard Cœur-de-Lion qui figure dans le Roi Jean de Shakspeare. Un des parens des Chastellux, Jean d’Anglure, ayant commis la faute de se confier aveuglément à un certain Malaquin, son intendant, celui-ci, érigeant sa tyrannie sur cette faiblesse, se mit à trafiquer des terres de son maître avec tant de dextérité qu’en peu de temps ce dernier se vit à la veille de mourir de faim. Malaquin, appréhendé et emprisonné, ne voulut, paraît-il, accorder d’autre réparation que des insolences, sur quoi le bâtard de Chastellux et son camarade le bâtard de Savoisy l’envoyèrent dans la Cure exercer ses talens pour la natation. « Certainement, écrit M. de Chastellux à ce sujet, Malaquin avait mérité une sévère punition; mais il n’appartenait point aux deux bâtards d’en faire justice. Ils le sentirent si bien qu’ils sortirent du royaume : la terre de Courson fut confisquée. » Voilà qui prouve sans réplique que nous n’avons pas précisément inventé la justice, et qu’il en existait une assez dure même à l’époque d’anarchie où vivait le bâtard; cependant nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien sévère le blâme infligé par M. de Chastellux à ce cousin des âges passés. Eh! mon Dieu, qui n’a pas ses petits momens de vivacité, à quelque condition qu’il appartienne? Je conçois qu’au XVIIIe siècle, lorsqu’on avait perdu au sein d’une longue paix sociale tout souvenir de ce qu’est la vraie nature humaine, on eût songé à flétrir un pareil abus de pouvoir; mais aujourd’hui que l’expérience nous a suffisamment révélé que de simples roturiers peuvent en faire tout autant que le bâtard de Chastellux, cette incartade a droit à plus d’indulgence. Le maréchal de Chastellux fut probablement moins dur pour son rejeton ; il avait vu bien d’autres excès de la force lorsqu’il commandait à Paris les troupes de Jean sans Peur, et il avait pu comprendre par les exploits de ces deux remarquables hommes d’action, Capeluche, valet du bourreau, et Caboche, équarrisseur, de quoi l’homme est capable, de quelque rang qu’on le tire. De tous les mauvais instincts du cœur humain, le plus enraciné est celui de l’arbitraire, et de toutes les vanités de l’homme celle qui lui sera toujours la plus chère, c’est l’étalage de sa force.

Le plus célèbre de tous ces anciens seigneurs de Chastellux, et celui qui nous importe le plus, est précisément celui que nous venons de citer en dernier lieu, Claude de Beauvoir, créé maréchal de France par Charles VI. Bourguignon tout dévoué à son duc, il fut un des trois capitaines qui introduisirent les troupes de Jean sans Peur dans Paris, grâce à la trahison de Périnet Leclerc, pendant cette nuit fatale qui eut un lendemain tellement affreux qu’aux alentours de l’Hôtel de Ville on marcha dans le sang jusqu’à la cheville, disent les contemporains. Quand nous sommes trop portés à désespérer du présent et à croire que les dangers qui nous menacent ne seront jamais surmontés, faisons un retour en arrière, repassons par le souvenir l’état de la France pendant les guerres anglaises, et avouons que nos pères ont connu de bien autres épreuves que les nôtres. Ce ne fut pas une commune de deux mois et l’anarchie d’une seule ville qu’ils eurent à subir, ce fut une commune de plus de soixante-quinze années et sur toute l’étendue du territoire français. Que de communeux, bon Dieu, et de combien d’espèces et de variétés! Il y en a toute une flore et toute une faune, maillotins, Jacques, écorcheurs, cabochiens, routiers, sans compter les factions avouables politiquement; la déesse Anarchie fut vraiment à cette époque une mère Gigogne incomparable. C’est au beau milieu du gâchis sanglant qui suivit l’entrée des Bourguignons dans Paris que Claude de Chastellux reçut son bâton de maréchal des mains du pauvre Charles VI, tout occupé de chercher des moyens de conciliation. Le nouveau maréchal se trouva donc, par suite de cette faveur, avoir deux maîtres à la fois, le roi de France et le duc de Bourgogne; mais les circonstances se chargèrent bientôt de le débarrasser de cette obéissance à deux têtes. Après l’assassinat de Jean sans Peur, dont il ramena le corps en Bourgogne, la rupture fut consommée entre les deux maisons en lutte, et le maréchal de Chastellux suivit en vassal fidèle le parti de Philippe le Bon. Ce n’était pas précisément celui de la France, mais y avait-il alors une France comme nous l’entendons aujourd’hui? C’est pendant ces lamentables années de division que Claude de Chastellux accomplit le plus connu de ses exploits, la reprise de la petite place de Cravan sur les troupes écossaises au service de Charles VII. Cette victoire eut un résultat intéressant qui s’est perpétué presque jusqu’à notre époque. Cravan appartenait au chapitre d’Auxerre, le maréchal le lui rendit, et, pour le récompenser de ce service, le chapitre lui conféra le titre de chanoine héréditaire. A chaque nouvelle génération, l’aîné des Chastellux se présentait à la porte du chœur de la cathédrale, botté, éperonné, en habit militaire recouvert d’un surplis, une aumusse sur un bras, un faucon sur le poing, un chapeau à plume blanche à la main, et, après avoir prêté le serment de maintenir les droits du chapitre, il était investi du titre de chanoine que ses pères avaient porté[4].

Il est possible aussi qu’il faille mettre au nombre des témoignages de reconnaissance du chapitre d’Auxerre la sépulture que le maréchal reçut dans la cathédrale. On y voit encore aujourd’hui son monument funèbre, ou, pour être plus exact, une seconde édition de son monument funèbre, édition revue et corrigée encore de nos jours. En effet, la tombe du maréchal fut brisée par les calvinistes pendant les guerres de religion, et fut refaite longtemps après dans le cours du XVIIe siècle. Ce second monument fut-il une simple reproduction du premier? On peut l’admettre pour les figures du tombeau, mais difficilement pour le petit bas-relief qui l’accompagne et qui me paraît de travail bien moderne. Toutefois les figures même ne laissent pas que d’inspirer quelques doutes, car elles renferment une énigme fort difficile à expliquer. Elles représentent deux chevaliers en armures complètes couchés aux côtés l’un de l’autre sur la même dalle funèbre, et l’inscription qui accompagne ce tombeau nous dit qu’elles sont les effigies de Claude de Beauvoir, maréchal, et de son frère, George de Beauvoir, amiral de France. Or le maréchal de Chastellux n’eut jamais de frère, et il n’y eut jamais non plus de Chastellux amiral de France. Ce n’est pas du reste la seule erreur que contienne l’inscription, car elle nous dit que Cravan fut repris sur les Anglais, tandis qu’il fut repris sur les troupes de Charles VII, et très particulièrement sur les troupes écossaises au service de ce roi. Cependant on peut trouver plusieurs raisons très plausibles de cette dernière erreur, outre la raison de l’ignorance; mais comment expliquer la première, si le monument du XVIIe siècle a reproduit le précédent? Il n’est guère croyable qu’au lendemain de la mort du maréchal on ait inventé un frère à un homme aussi considérable, dont la famille était si connue, lorsque tant de ses contemporains vivaient encore, et il n’est pas moins singulier que cette erreur ait pu se commettre sous les yeux du chapitre d’Auxerre, qui avait des raisons si particulières de connaître la vérité. Comme personne ne donne d’explications de cette erreur passablement étrange, je me hasarderai à donner la mienne. Il est très probable que, le premier monument ayant été entièrement brisé par les calvinistes, on n’aura eu plus tard pour le reconstruire d’autres données que celles d’une tradition vague qui aura peut-être confondu les souvenirs de deux monumens, celui de Chastellux et celui de deux frères chevaliers quelconques, brisés en même temps, et que par conséquent le monument de la cathédrale d’Auxerre, loin d’être une reproduction du précédent, se trouve n’être qu’une œuvre de pure fantaisie.

Ce monument du vieux maréchal à Auxerre nous est une transition toute naturelle pour parler des sépultures des Chastellux. Ils sont ensevelis un peu partout en Bourgogne. Les membres de la première famille avaient pour habitude de confier leurs restes à l’église dite de La Cordelle, église d’un couvent de franciscains élevé à leurs dépens, dont on voit encore les ruines sur la montagne de Vézelay. Ces ruines elles-mêmes ont péri, les murailles et les clôtures ont été renversées, et chèvres et brebis broutent sans façon l’herbe et les ronces que pousse la terre grasse de ces anciens seigneurs. Hamlet lui-même ne trouverait pas son compte dans ces décombres, car il n’y pourrait même pas ramasser un crâne qui lui permît de philosopher. Plusieurs membres de la seconde famille furent ensevelis à Saint-Lazare d’Avallon; il n’en reste aujourd’hui qu’une inscription enchâssée dans un des murs de l’église. Enfin les membres les plus récens de la famille, c’est-à-dire les Chastellux des quatre derniers siècles, sont ensevelis dans la petite église paroissiale du village qui leur a donné leur nom nobiliaire. Ces sépultures sont de beaucoup la chose la plus remarquable qu’il y ait à Chastellux. Ce n’est pas que toutes ces tombes soient recommandables par la beauté, la plupart sont au contraire singulièrement modestes; mais l’effet moral qui résulte de l’ensemble est très frappant, et involontairement on se surprend à répéter devant ce spectacle le vers de notre vieux régent du Parnasse :

La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère.


La chapelle qui contient ces restes forme presque la moitié de la petite église, et cette moitié est pleine jusqu’aux bords de mausolées, de tombes, de colonnes, d’urnes, d’inscriptions, plus pressés les uns contre les autres que les rameaux morts dans les bois en novembre. Devant ce spectacle, on revoit en imagination je ne sais combien d’états de société différens, tous abolis successivement, je ne sais combien d’époques toutes rapprochées et fondues dans une même éternité, toutes contemporaines maintenant les unes des autres, comme ces morts que la vie avait séparés par de tels intervalles de temps, et qui ont tous maintenant le même âge. Celui-ci, dont le cœur est renfermé dans un beau monument sculpté et dont voici la mâle image à genoux devant son prie-Dieu, mourut en 1580, gouverneur de Metz et de Marsal. Metz! quel sentiment douloureux s’éveille dans le cœur à ce mot, et comme il fait penser combien la durée même est une faible protection pour les choses d’ici-bas! Si nous l’avions perdue à cette époque, c’eût été un retour de fortune moins douloureux, car Metz était alors un trophée nouveau de la France, elle ne s’était pas encore soudée à notre vie, et plus de trois cents ans d’existence commune ne lui avaient pas assuré une prescription tutélaire. Celui-là, tué à Nordlingue, fut contemporain des premières victoires de Turenne et de Condé, à l’aurore de la suprématie française, dont il fut un des ouvriers inconsciens et pour laquelle il mourut. Cet autre a connu les dangereuses espérances du XVIIIe siècle, cet autre les duretés de l’exil et les tristesses du retour, ce dernier enfin a recueilli les débris d’une fortune continuée pendant tant de siècles et d’une illustration accumulée à travers tant de vicissitudes. Certes ce spectacle a sa philosophie, et l’impression en grandit encore quand on songe que ces tombes si pressées sont en bien petit nombre comparativement à la durée de cette famille, qu’on n’a là sous les yeux que les sépultures de quelques-uns de ses membres, de ceux que les accidens de la fortune n’ont pas entraînés trop loin, ou dont la marée des circonstances a rejeté complaisamment les restes sur la plage natale. La plupart dorment là où la mort les a surpris, celui-ci à Strasbourg, celui-là à Perpignan ; les innombrables champs de bataille de l’ancienne France renferment la cendre anonyme des autres.

Bien que le château de Chastellux ait retenu en grande partie son ancienne forme féodale, on peut dire que c’est un château tout moderne. Sauf les premières salles, surtout celle dite des gardes, qui conservent le grand aspect des habitations seigneuriales du XVIIe siècle, les dispositions intérieures nous ont paru toutes en parfaite harmonie avec les exigences et les commodités de la vie nouvelle. Quant à cette première salle, elle compose un décor des plus heureux : là vivent encore les mânes et les ombres des longs siècles écoulés. Comme un diadème aux nombreux fleurons, les blasons des anciens Chastellux, des Montréal, des Beauvoir, couronnent la haute cheminée féodale ; au-dessous serpente une belle devise chevaleresque dont le texte, si ma mémoire n’est pas trop infidèle, est à peu près celui-ci : contra virtutem fortana nequit. Les murs sont tendus de jolies tapisseries représentant des scènes d’équitation, voltiges, dressages de chevaux, et que pour cette raison je serais porté à croire assez rapprochées de l’époque Louis XIII, où l’équitation devint chez nous un art qui eut ses philosophes et ses docteurs. Aux quatre angles de la salle sont suspendues en faisceaux habilement formés des armes de toutes les époques, cottes de mailles, boucliers, gantelets de chevaliers, haches d’armes féodales, arquebuses et pistolets de gentilshommes du XVIe siècle, épées et mousquets d’officiers du roi. La salle des portraits des ancêtres serait aussi fort curieuse, s’il était possible de croire que toutes ces images offrent la ressemblance approximative des personnages qu’elles représentent ; malheureusement le doute est permis, au moins pour les siècles qui précèdent le XVe, et il est trop probable que ces portraits n’ont pas plus d’authenticité pour la plupart que les images des rois de la première et de la seconde race qui ornai nt autrefois les histoires de France populaires. Plus intéressante pour nous est la salle où sont suspendus les portraits des membres et des alliés modernes de la famille, surtout ceux qui appartiennent à l’ancienne magistrature, les Daguesseau, les d’Ormesson. Parmi ces portraits, il en est un qui réveille mieux que des souvenirs historiques, car, soulevant dans le cœur une fraîche brise poétique, il chasse en un instant toute cette poussière du passé comme un doux souffle d’avril chasse les débris des feuilles rouillées par l’hiver.

Ceux qui ont une âme sensible à la beauté peuvent aller en pèlerinage contempler le portrait d’Anne de Chastellux, comtesse de Comarin; ils ne regretteront pas leur voyage. O la ravissante femme! En la regardant, je n’ai pu m’empêcher de faire cette réflexion assez triste, que la fortune et la nature sont en guerre mortelle, car il n’y a peut-être pas un tiers des dons de la nature qui soit utilisé en ce monde. La personne dont voici l’image disparut de la terre sans que sa beauté ait donné ce qu’elle pouvait produire, ce qu’elle contenait intrinsèquement, et même certainement sans qu’elle ait été comprise dans sa réalité par ceux qui l’admiraient le plus. Peut-être même a-t-elle passé simplement pour une jolie femme, ou plus modestement encore pour une agréable personne; mais si un artiste d’un génie pénétrant se fût rencontré là, il aurait reconnu en elle l’existence d’un certain germe qui, épanoui par l’art, pouvait produire un type féminin d’une originalité séduisante à l’égal de la Joconde de Léonard de Vinci. C’est un mélange analogue de malice et de bonté, cette fois sans rien d’énigmatique. L’épigramme brille dans ces yeux d’une limpidité de source, la bonne humeur circule dans ces traits d’une douceur charmante; l’innocence est complète sur ce visage, seulement cette innocence porte une empreinte d’exceptionnelle vivacité. C’est le type de la candeur déniaisée et pourtant restée aussi entière que si la naïveté originelle ne l’avait jamais quittée. Cette âme est venue au monde comme nous tous enveloppée d’ignorance; mais tandis que chez la plupart des humains cette ignorance est un cuir épais dont ils ne se débarrassent qu’au prix d’une sanglante expérience, ce ne fut, dirait-on, pour elle qu’une mince pellicule qui se fendit sans efforts, et lui permit de voir clair. Elle y a vu clair; le monde ne peut la tromper, elle sait ce qu’il vaut, et cependant il ne lui inspire aucune défiance, et elle n’en redoute rien. Hélas! l’artiste de génie ne s’est pas rencontré, et à la place de la Joconde française qui aurait pu être, il n’existe que le portrait d’une jolie femme morte en emportant avec elle le germe et la matière d’un chef-d’œuvre qui n’a pas été fait.

Parmi ces portraits, il en est un qu’en notre qualité de lettré nous aurions aimé à rencontrer, celui du chevalier de Chastellux, membre de l’Académie française et ami zélé des philosophes du XVIIIe siècle. Si ce portrait se trouve au château, j’ai le regret de l’avoir laissé échapper. Après le maréchal Claude de Beauvoir, c’est celui de tous les Chastellux qui nous intéresse le plus; celui-là nous touche très directement, car il a été l’un des parrains les plus actifs de notre société nouvelle. Esprit libéral à l’excès, comme on dirait aujourd’hui, il partagea toutes les généreuses erreurs de son temps et écrivit, pour les soutenir, un livre intitulé De la prospérité publique, aujourd’hui peu lu, mais encore curieux en ce sens que ce rejeton d’une si vieille race s’y montre tout le contraire du laudator temporis acti. Il prit part à tous les mouvemens de cette époque, depuis la querelle des gluckistes et des piccinistes, jusqu’aux débats que souleva la découverte de la vaccine, dont il fut dès l’origine le partisan si convaincu que, pour vaincre l’obstination de ses paysans par son exemple, il fit pratiquer sur lui-même l’opération du vaccin, que peu de personnes osaient alors affronter. Encore dans toute la force de l’âge lorsque l’expédition d’Amérique fut décidée, le chevalier de Chastellux fit partie de cette petite armée de Rochambeau, qui contenait tant de volontaires de la noblesse, plus jeunes, mais non pas plus enthousiastes que lui. C’est un des plus parfaits représentans de la manière de penser de cette noblesse du dernier siècle, à laquelle l’opinion révolutionnaire aurait dû plus de justice, et qu’elle a payée d’une si cruelle ingratitude. Pour moi, plus je lis les écrits de cette noblesse de la fin du XVIIIe siècle, le chevalier de Chastellux, le comte de Ségur, le prince de Ligne, pour ne citer que les noms qui ne sont pas sur les lèvres de tout le monde, et plus je suis étonné de l’ardeur et de l’imprudence de leur libéralisme. Ce qui se rencontre de généreuse illusion, quelquefois même de magnanimes utopies dans leurs opinions est inconcevable. Les uns ont complètement oublié ce qu’est en réalité la nature humaine, les autres ne veulent pas s’en souvenir et reportent au passé les parties de mal dont elle est mêlée, les autres enfin refusent nettement d’y croire et sont tout disposés à traiter de menteurs et de charlatans ceux qui leur montrent l’homme tel qu’il est. Encore une fois, plus de justice leur aurait été due, mais quand donc les sociétés humaines ont-elles eu le temps et la liberté d’être reconnaissantes, quand donc l’ingratitude n’a-t-elle pas été leur loi?

Dans une vieille tour distincte du château actuel et de date plus ancienne, on m’a montré six pavés en mosaïque, découverts récemment dans une propriété du comte de Chastellux. Ce dallage de maison romaine avait fait espérer d’autres découvertes; les fouilles entreprises sont restées sans résultat. Ces mosaïques n’ont d’ailleurs rien de particulièrement remarquable, si ce n’est une parfaire conservation; nous avons voulu les mentionner cependant parce qu’elles nous fournissent une conclusion toute naturelle pour ce chapitre, consacré aux souvenirs d’un passé très ancien. Par derrière ce passé, ne nous en montrent-elles pas en effet un plus ancien encore, ne nous rappellent-elles pas qu’il y a maintenant dix-neuf siècles que nos pères furent tirés de la barbarie et introduits dans la civilisation par la main puissante de Jules César, et ne nous disent-elles pas combien nous sommes vieux? réflexions qu’il est utile de faire de temps à autre comme la meilleure des sauvegardes contre l’imprudence et la présomption.

III. — CLUNY. — PRUD’HON. — L’ABBAYE.

Comme nous avons fortement insisté sur le caractère de Vézelay, nous franchirons l’espace, et, dédaignant une fois encore les stations intermédiaires, nous irons jusqu’à Cluny chercher d’un bond sa parfaite antithèse.

Il ne saurait en effet exister de plus complet contraste. Tout diffère entre ces deux localités célèbres, la nature, l’histoire, le génie. Autant la campagne de Vézelay est âpre et violente, autant la campagne de Cluny est douce et gracieuse. Autant Vézelay est froid et sec, brutalement battu qu’il est sur son éminence par tous les vents du ciel, autant Cluny est tiède et humide, baigné qu’il est par les eaux qui descendent de ses collines. Ces collines sont pour la vue et encore plus pour l’âme un véritable enchantement. Groupées autour de la ville en amphithéâtre harmonieusement ordonné, austères par leur couleur qui est d’un violet foncé, voluptueuses par leur forme, elles m’ont donné l’impression d’un cercle de nonnes dont la chasteté sourit doucement au sein de la beauté. Rien n’égale la mollesse correcte, la précision onduleuse de leur dessin; ces contours ne sont pas sèchement arrêtés avec une rigidité mathématique, mais semblent avoir été tracés par une main caressante; c’est la libre pureté, la fuyante exactitude, le flou même des lignes de la vie. Plus on les contemple et plus on se sentit comme pénétré par de tièdes vapeurs de grâce et de paix délicieuse. Si prononcé est le charme de ce paysage qu’il résiste même aux mauvais génies du brouillard et de la pluie. Je n’ai vu Cluny qu’au déclin suprême de l’automne, mais je doute qu’il m’eût séduit davantage même aux plus beaux jours; en tout cas, je n’ai pas eu de peine à comprendre ce qu’il est dans l’heureuse saison parce que je l’ai vu sous le pâle soleil de la Saint-Martin. Il était cependant bien sale avec ses vieilles petites maisons, dont les brumes humides faisaient ressortir toute la crasse, et ses rues pavées d’une manière plus qu’élémentaire, transformées par les pluies en étangs de boue; au milieu de cette boue, il était charmant encore et ressemblait de la manière la plus exacte à un modèle de Prud’hon qui aurait besoin de prendre un bain. Une lumière tendre et voilée, pareille à l’éclat sans rayonnement d’un métal précieux en fusion, enveloppe ce paysage : au printemps, ce doit être de l’or jaune; à mon passage, c’était de l’argent le plus fin.

Telle la nature, telle la population. Ici la race change complètement. Cluny possède un genre de beauté dont il semble qu’il ait le privilège exclusif; on dirait un district particulier dont la nature ne relève que d’elle-même, comme ces petites principautés d’autrefois qui possédaient leur souveraineté en propre au milieu de voisins plus puissans. Cette beauté commence et finit à Cluny, car je n’ai rien aperçu de pareil dans les villes les plus voisines. Les formes opulentes, les chairs plantureuses, l’incarnat prononcé du teint, qui distinguent la solide population bourguignonne, disparaissent absolument, et font place à des formes d’une mollesse souple, à des traits d’une langueur exquise, à des chairs d’une pâleur attendrissante, qui s’emparent des yeux avec tout l’attrait de la nouveauté et toute la puissance de l’inconnu. J’ai campé trois jours entiers à Cluny, et pendant ces trois jours, exclusivement occupés à regarder, je n’ai pas vu un seul visage qui démentît ces caractères. Ce n’est pas la beauté, car ces traits-là résisteraient mal à l’analyse, si on les prenait tour à tour isolément ; mais c’est la grâce dans ce qu’elle a de plus irrésistible et de plus insaisissable, de plus fugitif et de plus réel. La grâce, cette chose que l’on voit et que l’on ne sait comment définir, dont on est enveloppé et qu’on ne sait comment atteindre, la grâce, comparable seulement à ces libellules ailées dont le vol défie toute approche, est là tout entière dans ce que nous appellerons, faute d’un meilleur mot, son incertaine certitude.

À ces traits, vous reconnaissez le genre de beauté propre au pinceau de Pierre-Paul Prud’hon, et qui a valu au séduisant artiste le surnom de Corrége français. Jusqu’à présent, cette grâce ombreuse et cette tiède suavité qui le distinguent avaient toujours été pour nous un mystère ; le séjour de Cluny nous a révélé l’énigme de cette si originale amabilité. Ah ! par exemple, ce n’est point à la petite maison où il naquit et passa son enfance qu’il faut aller demander ce secret ; cette affreuse bicoque n’a rien de commun avec la grâce, et ce n’est évidemment pas aux ténèbres de ce trou noir qu’il fut redevable de son crépuscule sensuel et de ses ombres semblables à des nuages chargés de pluie amoureuse, prêts à crever à la moindre étincelle de l’électricité passionnée. J’imagine que, si cette bicoque a exercé une influence sur l’enfant, c’est une influence d’antipathie, qu’il était plus volontiers à la fenêtre qu’à l’intérieur, et qu’il s’en échappait le plus souvent qu’il pouvait. Bénie soit à jamais la mémoire du boa curé qui retira de ces limbes visibles cet enfant aux aptitudes charmantes[5]. Non, c’est aux collines, à la lumière, à la douceur de l’air, à la grâce de la tribu humaine à laquelle il appartenait, qu’il faut s’adresser pour comprendre Prud’hon. Dans toutes celles de ses œuvres que nous avons vues, sauf une seule, la célèbre allégorie de la Justice poursuivant le crime, Prud’hon n’a pas fait autre chose que se rappeler le spectacle familier à son enfance et cette grâce des visages de Cluny, qui n’avait pu manquer de séduire sa nature, trop finement sensuelle pour son bonheur. Son dessin, non pas incorrect, mais voluptueusement énervé, a son origine dans les molles lignes de ces collines; son clair-obscur lascif est un souvenir de la lumière voilée et de l’air humide de cette vallée de la Grosne, aux eaux abondantes à l’excès. Ses enfans qui ne sont que sourire, ses femmes qui ne sont que languissant spasme ou agaçant désir, ne sont qu’un souvenir idéalisé des formes et des traits dont son imagination avait gardé l’empreinte caressante. La caresse pour être douce n’en a pas moins été profonde, car on retrouve ce souvenir non-seulement dans ses compositions érotiques, mais dans ses inspirations les plus élevées et les plus austères, par exemple dans la Madeleine affaissée au pied de la croix de son Christ expirant. Son plafond allégorique de l’hôtel de ville de Dijon, œuvre laborieuse de sa première jeunesse où son originalité ne s’est pas encore nettement dégagée, n’est pas entièrement exempt de ce caractère.

Un autre exemple bien illustre de ce génie propre à Cluny, c’est Lamartine. La famille des Prat était originaire de cette ville, où l’on voit encore leur vieille et jolie maison des derniers jours du moyen âge, marquée du trèfle emblématique qui traduit leur nom en langage figuré[6]. Sommes-nous bien loin de Prud’hon avec Lamartine? Eh! non; au fond, si les formes de l’expression sont différentes, les facultés agissantes, les instincts du talent et les préférences de la nature sont identiques. Même mollesse, même flou, même adorable énervement des lignes, même tendre lumière et même profond sentiment des ombres, même sensualité purifiée chez l’un par la mélancolie, chez l’autre par la grâce; seulement ces qualités chez Lamartine tendent toujours à la grandeur et cherchent les horizons lointains et vagues, tandis que chez Prud’hon elles se restreignent volontairement, et se précisent avec liberté dans la prison aisée d’un souple contour.

L’histoire à Cluny est aussi noble que la nature est gracieuse. Nous avons vu à Vézelay le type de l’abbaye féodale par excellence, tout occupée d’âpres intérêts politiques qui, aussi considérables qu’ils fussent, n’étaient après tout que des intérêts de clocher; mais à Cluny, première des abbayes de la chrétienté, on n’aperçoit rien de ce mesquin esprit de dispute et de cette rage de contention. Elle avait été fondée cependant par Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, dans les mêmes conditions que Vézelay par Gérard de Roussillon; comme cette dernière, elle était exempte de toute obéissance, et ses privilèges à cet égard étaient même plus grands, car d’après la volonté du fondateur le saint-siège ne pouvait y porter atteinte, et n’était autorisé à s’en occuper que pour les agrandir, permission dont il usa avec une générosité qui, pendant quatre siècles, fit de Cluny une véritable république chrétienne universelle. Des milliers de monastères édifiés en tout pays relevaient de son obédience et propageaient les inspirations de ses abbés; aussi les pensées politiques de ces abbés furent-elles grandes comme leur puissance, et, sortant de l’enceinte étroite de Cluny, embrassèrent-elles l’ordre universel du monde. Cluny a eu une importance capitale non-seulement pour la Bourgogne, non-seulement pour la France, mais pour l’humanité entière; sans la célèbre abbaye, l’histoire générale ne serait pas du tout telle que nous la connaissons. C’est d’ici qu’est sortie la pensée que toutes les souverainetés temporelles devaient être soumises au pouvoir unique de l’église, qu’elles devaient lui obéir comme les membres obéissent à l’âme, que les pouvoirs appuyés sur la force n’avaient de légitimité que comme exécuteurs des ordres de l’esprit, et qu’il ne fallait chercher qu’en Dieu, dont la souveraineté sans commencement ni terme échappe à tout contrat, à toute obscurité, à toute négation, le véritable suzerain. C’est ici qu’est née, qu’a été voulue, préparée et poursuivie dans l’ombre du cloître cette sanglante lutte du sacerdoce et de l’empire qui a duré trois siècles, et qui ne s’est terminée qu’après avoir emporté deux maisons impériales. Là a vécu, prié, médité, avant d’être Grégoire VII, le terrible Hildebrand qui déchaîna cette longue guerre. Est-ce cependant à son ardent génie que revient le seul honneur de cette formidable pensée? Ah! si ces lieux pouvaient parler, s’ils avaient retenu et s’ils pouvaient nous redire les confidences et les chuchotemens du cloître, de même que derrière les actes de Richelieu nous apercevons le capucin Joseph, nous verrions apparaître derrière le moine fougueux l’ombre impérieusement modeste de saint Hugues, abbé de Cluny. C’est dans ce grand personnage, aujourd’hui en partie recouvert par l’obscurité des siècles, qu’il faut chercher, je le crois, enveloppée dans une discrétion tout ecclésiastique, l’origine de cette querelle célèbre. Avant que la lutte pût même être soupçonnée, c’est lui qui nia le premier à l’empereur tout droit sur la papauté en décidant Brunon, favori d’Henri III, à renoncer à la tiare qu’il devait à l’influence de son patron. Saint Hugues était le supérieur et l’ami d’Hildebrand, il avait reçu les confidences de son âme, il savait les secrets de sa nature énergique ; est-il bien difficile de supposer qu’à son tour il lui souffla une partie de son esprit, et que, l’ayant choisi dans le silence de ses pensées comme l’homme qui était seul capable de réaliser une telle conception, il le prépara par ses conseils au rôle qu’il devait remplir? A Grégoire VII la gloire de l’action, l’autorité extérieure; à lui, saint Hugues, la gloire plus modeste de l’inspiration cachée, l’autorité intime du conseil : il n’est pas impossible que les rôles aient été ainsi partagés. Toujours est-il qu’on aperçoit l’abbé de Cluny activement mêlé à la lutte dès qu’elle fut engagée, comme médiateur il est vrai; mais ce rôle de conciliation lui était en quelque sorte imposé devant le monde par sa double qualité d’ami de Grégoire VII et de propre parrain de l’empereur Henri IV. Et quelle conciliation d’ailleurs que celle qui consistait à décider le pape à consentir à l’entrevue de Canossa et à recevoir Henri en chemise sous l’air froid et les pieds nus dans la neige! Les abbés, successeurs de saint Hugues, suivirent la nième politique, et, si le début de cette lutte nous montre Cluny dans l’immensité de sa puissance, la fin nous le présente dans tout l’éclat de sa magnificence et de sa richesse. Lorsqu’au milieu du XIIIe siècle Innocent IV, ce violent Fieschi, que nous avons déjà rencontré si souvent dans nos excursions, vint présider à Lyon le concile qui devait porter le coup de mort à la mission de Hohenstauffen, il fit séjour à Cluny pour y avoir une entrevue avec notre roi saint Louis. Or on peut se faire une idée de la grandeur de l’abbaye, si l’on sait qu’elle logea dans ses bâtimens, sans avoir besoin de déplacer le moindre de ses moines, le pape et sa suite, le roi et sa cour, l’empereur de Constantinople, le roi d’Aragon, le roi de Castille, tous avec leurs suites, et pour complément l’évêque de Sens avec sa maison. Ainsi cette querelle du sacerdoce et de l’empire, qui constitue tout le moyen âge, c’est Cluny qui l’a ouverte et fermée.

Occupée de ces hautes ambitions et de ces nobles intérêts, Cluny n’eut donc pas de temps pour les ambitions terre à terre. Riche et puissante comme elle l’était, elle devait cependant exciter les mêmes convoitises et les mêmes envies que nous avons vu Vézelay exciter chez les comtes de Nevers. Aussi voit-on fréquemment des attaques violentes dirigées contre l’abbaye, soit par les comtes de Mâcon, soit par les comtes de Châlon; mais ces attaques, ne rencontrant pas le moindre écho dans les vassaux des abbés, s’éteignent aussi vite qu’elles sont nées et restent sans résultat. Est-ce à la douceur du peuple de Cluny qu’il faut faire honneur de cette sécurité? Sans doute le tempérament du peuple y doit être pour quelque chose ; toutefois je croirais volontiers qu’il en faut plutôt chercher la cause dans la sagesse des abbés de Cluny pendant les trois premiers siècles. Avant même le début du mouvement communal, le bon saint Hugues avait accordé pleines franchises aux habitans de Cluny ; ils n’avaient donc aucune raison de seconder l’ambition des comtes de Châlon et de Mâcon, comme les habitans de Vézelay secondèrent celle des comtes de Nevers.

La grande force de Cluny, c’est qu’elle fut pendant les premiers siècles gouverneur par des saints, c’est-à-dire par de grands hommes, saint étant alors le nom qu’on donnait à tout homme dont les vertus et les pensées excédaient la mesure de l’humanité, et qui rapportait toutes ses préoccupations aux intérêts de l’ordre moral, saint Odon, saint Mayeul, saint Odilon, saint Hugues ; c’est là qu’il faut chercher le secret de cette fortune extraordinaire. Nous venons de voir ce que fut saint Hugues et de quelle cause il fut le champion. Les autres sont restés plus obscurs, et leur tâche fut plus modeste ; mais, à la distance où nous sommes d’eux, il est encore facile, pour peu qu’on fixe sur eux son attention, de reconnaître de vrais grands hommes. Il n’est pas très difficile de comprendre par exemple que saint Mayeul, dont nous avons rencontré le souvenir encore vivant à Souvigny, en Bourbonnais, fut le véritable régulateur de l’abbaye, celui qui institua sa discipline, forma les cadres de ses milices et les arma pour les combats futurs. Quant à saint Odilon, cinquième abbé, outre beaucoup d’autres œuvres aujourd’hui périmées, il en a fait deux d’extrême importance, l’une qui a été un bienfait inestimable pour les peuples du moyen âge, l’autre qui s’est continuée jusqu’à nos jours, qui est encore mêlée à notre vie morale, et qui nous survivra à nous et à notre postérité. Il fut l’un des inspirateurs les plus actifs de cette trêve de Dieu qui mettait un temps d’arrêt périodique aux guerres féodales, et c’est de l’une de ses saintes pensées qu’est sortie l’institution de la fête des morts, qui est restée en tout pays si justement populaire. Il faut bien se dire qu’en politique toute fortune durable est toujours méitée, et que les fortunes imméritées sont des surprises qui n’ont jamais longue existence. Cluny ne fait pas exception à cette loi générale de l’histoire.

Si les grandes choses persistent longtemps, il s’en faut qu’elles aient une égale importance à toutes leurs périodes, et c’est véritablement une consolation pour les hommes de bien que de voir à quel point une œuvre peut survivre à sa mission et durer par la seule force des vertus qui l’ont fondée. Longue est donc la vie des institutions, mais courte celle de leur épanouissement et de leur floraison ; Cluny en est un remarquable exemple. Fondée au commencement du Xe siècle, l’abbaye a duré jusqu’à la révolution française, à l’état de corps et de forme extérieure s’entend, car pour son âme elle s’était éteinte trois siècles juste après sa fondation. Dès la fin du XIIe siècle, le grand rôle de Cluny est terminé. L’abbaye aura encore de beaux jours et présentera de grands spectacles, par exemple celui qu’elle donna au XIIIe siècle lors de l’entrevue d’Innocent IV et de saint Louis ; en réalité, elle dit son dernier mot avec Pierre le Vénérable, le correspondant et souvent l’antagoniste de saint Bernard, le consolateur d’Abélard dans ses infortunes, issu comme l’abbé Pons de Vézelay de la famille auvergnate des Montboissier. À partir de la mort de Pierre de Montboissier, une existence toute mondaine commence pour Cluny, qui devient l’apanage princier de tous les rejetons des maisons royales qui ont besoin d’être pourvus, princes d’Angleterre, princes de la maison de France, princes de Bourbon, etc. Cette nouvelle existence, qui commence à la fin du XIIe siècle, ne fit que se continuer jusqu’à la révolution française en s’affermissant un peu plus à chaque période. De la fin du XIIe à la fin du XVe siècle, tant que l’abbé fut régulièrement nommé, c’est-à-dire nommé par les moines, cet apanage princier fut pour ainsi dire librement consenti et dépendait d’une élection qui pouvait changer cet ordre de choses ; mais à partir du concordat de François Ier avec Léon X l’abbaye perdit toute liberté, et devint l’héritage par droit de naissance de tous les puissans de chaque règne. Les noms des abbés des trois derniers siècles parlent assez haut ; ce sont tous les membres ecclésiastiques de la maison de Guise, Richelieu, un prince de Conti, Mazarin, Renaud d’Este, deux La Tour d’Auvergne, deux La Rochefoucauld. Dans sa servitude dorée, Cluny restait encore la première abbaye de la chrétienté, au moins par le nom, l’illustration et la qualité princière de ses maîtres.

De tous ces abbés des derniers siècles, un seul a pour nous de l’importance, non parce qu’il est le plus illustre, mais parce qu’il est le seul dont il reste à Cluny un souvenir durable, Emmanuel de La Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon. Il était le neveu de Turenne et le fils de ce dac de Bouillon si célèbre sous Louis XIII par ses complots contre Richelieu, qui lui coûtèrent sa principauté et sa forteresse de Sedan. Ce fut un seigneur dans l’acception la plus fastueuse du mot, dont la magnificence est faite pour paraître une pure fable à la modestie de notre vie moderne. Pendant qu’il habitait Rome, son train de maison s’élevait à 100,000 livres par mois, ce qui, au taux actuel de l’argent, représente au moins 500,000 francs de notre monnaie. Avec un nom comme le sien et les souvenirs de guerre civile que son père avait laissés, il eût fallu beaucoup de prudence pour ne pas éveiller les soupçons du roi; mais il semble avoir été aussi léger qu’il était prodigue, et malgré les grands services de Turenne, qui couvraient d’un manteau de gloire ce passé de révolte, il s’attira plusieurs fois l’animosité de Louis XIV. Aussi le voit-on perdre ou recouvrer ses revenus selon que le roi était plus ou moins mécontent de sa conduite; mais pendant la dernière coalition il fut soupçonné d’être en intelligence avec le plus acharné des ennemis du roi, le rebelle et illustre prince Eugène de Savoie, et alors, sa disgrâce devenant complète, il perdit définitivement ses immenses revenus. Parmi les diverses vengeances que Louis XIV tira de l’abbé, il en est une de nature fort singulière, que je ne puis m’empêcher de trouver mesquine, et qui est comme par avance entachée de violence révolutionnaire et de tyrannie jacobine.

Parmi toutes ses folies de magnificence, le cardinal de Bouillon en avait fait une qui était au moins excusable dans son principe, et que tous les amis des arts auraient trouvée louable par ses résultats. Il avait rêvé de construire à la mémoire de son père et de sa mère un mausolée dont le faste surpassât tous les monumens princiers passés et à venir. Nous connaissons le plan de ce monument, il est gigantesque en effet. Il devait atteindre presque jusqu’à la voûte d’un des transepts de la grande église abbatiale; l’échantillon qui nous reste de ce transept nous permet de juger de cette élévation. Aux deux côtés devaient s’élever deux statues de grandeur naturelle, l’une consacrée au fondateur de sa maison, Godefroy de Bouillon, comte de Flandre et roi de Jérusalem, l’autre consacrée au fondateur de Cluny, Guillaume le Pieux, comte d’Auvergne et duc d’Aquitaine, qui était lui-même un de ses lointains ancêtres. Au-dessus du monument étaient groupées d’autres statues allégoriques, le Temps, la Charité, la Force. Enfin le tombeau présentait les statues du duc de Bouillon et de sa femme Éléonore de Berg. Ce rêve d’orgueil était réalisé ; le cardinal avait fait exécuter les statues en partie à Rome et en partie en France; toutes les pièces diverses du tombeau étaient arrivées à Cluny dans des caisses soigneusement fermées, et il n’y avait plus qu’à disposer le mausolée, lorsqu’un ordre de Louis XIV, appuyé de considérans rédigés par d’Aguesseau, vint défendre que le monument fût érigé, sous le prétexte qu’il tendait « à conserver et à immortaliser, par la religion d’un tombeau toujours durable, les prétentions trop ambitieuses de son auteur sur l’origine et la grandeur de sa maison. » À cette défense, le cardinal abbé de Cluny put comprendre, s’il ne l’avait pas encore soupçonné, que, si les aristocraties n’oublient jamais, les rois en revanche se souviennent toujours. J’en suis fâché pour le vertueux d’Aguesseau, mais son langage en cette circonstance ne différa pas bien essentiellement de celui que tiendront quatre-vingts ans plus tard les théoriciens du jacobinisme. Je ne sais si Alexis de Tocqueville a connu ou s’est rappelé le fait, mais il mérite de faire partie de l’habile dossier que le subtil auteur a dressé contre l’ancienne monarchie comme complice par anticipation des théories révolutionnaires. Les caisses, paraît-il, ne furent même jamais ouvertes; quant à ce qui est advenu des pièces qu’elles contenaient, on ne donne aucune réponse satisfaisante. Tout ce qui reste de ce mausolée, ce sont les deux figures du duc de Bouillon et de sa femme, une tour crénelée et une figure d’ange s’envolant du pied de cette tour et portant entre ses bras un vase fumant. La tour fait aujourd’hui partie du musée de Cluny; l’ange l’a quittée pour aller désormais prendre son vol au-dessus de l’autel de la chapelle de l’hôpital, et les deux statues du duc et de la duchesse de Bouillon décorent les deux côtés de l’entrée de cette même chapelle.

Ce sont deux belles figures dont il faut admirer le travail, mais dont l’originalité nous paraît contestable, et qui laissent assez froid, gêné qu’on est par le souvenir d’autres monumens de cette même époque. A coup sûr, on serait plus disposé à les louer, si l’on n’avait pas vu les figures du tombeau de Montmorency à Moulins, qu’elles rappellent d’une manière frappante. Cette imitation d’ailleurs ne se bornait pas aux figures, elle s’étendait au monument tout entier, car le plan que nous venons d’en donner reproduit en les agrandissant d’une manière démesurée les dispositions principales du mausolée déjà si colossal élevé par la princesse des Ursins à la mémoire de son mari. Cependant, si ces figures font souvenir pour le travail et l’art des figures du tombeau de Moulins, elles en diffèrent essentiellement par l’expression. Le piquant et la nouveauté de ces sculptures pour le curieux est dans l’histoire qu’elles racontent, histoire certes bien différente du roman pathétique et passionné de la princesse des Ursins, mais qui a cependant son intérêt. Le duc de Bouillon est étendu à terre, le buste relevé, à peu près dans l’attitude de Henri de Montmorency; sa physionomie est pensive, un peu soucieuse; il paraît absorbé dans une sorte de rêveuse incertitude. En face de lui, la duchesse, assise dans une pose pleine d’élégance, lui montre du doigt quelques lignes écrites dans un livre que soutient un petit ange nu; mais que sa physionomie est différente de celle de son époux! Une gaîté radieuse, qui n’est pas exemple d’une sorte de malice espiègle, brille sur son visage; on dirait qu’elle a surpris son mari en flagrant délit d’erreur, et qu’elle s’amuse à le confondre par un texte sans réplique. Le secret de cette joie doit être contenu dans les lignes qu’elle lui montre, et il y est contenu en effet, car ces lignes se rapportent à la consécration de l’hostie et affirment le mystère de la transsubstantiation, nié par les protestans. Cette expression et cette pantomime veulent donc dire : le duc de Bouillon était protestant, et il se convertit au catholicisme par les conseils et sur les instances d’Eléonore de Berg, sa femme. La base de la statue du duc de Bouillon est ornée d’un petit bas-relief du travail le plus remarquable, qui nous paraît de beaucoup la pièce la plus originale de ces sculptures. Ce bas-relief, qui consacre le souvenir de quelqu’une des batailles auxquelles le duc prit part, la Marfée ou toute autre, représente une mêlée pleine de furie et de mouvement. L’artiste s’est évidemment inspiré des mêlées classiques de l’art italien; mais, transformant ses souvenirs avec une intelligence des plus rares, il a donné un aspect tout moderne à ces batailles italiennes, qui ont toujours l’air de se rapporter aux combattans d’Enée et du roi Turnus, et n’en a conservé que ce qu’elles ont d’éternellement conforme aux lois de l’art, c’est-à-dire un mélange de furie dans l’ensemble, en même temps que le relief individuel le plus prononcé dans chacun des acteurs. Cette mêlée est un carnage de gentilshommes français du temps de Louis XIII; ces têtes, ces corps, sont modernes et français. Le sculpteur, en empruntant son mouvement à l’art italien, n’a pas voulu sacrifier à son amour exagéré des formes robustes. Pas d’épaules carrées à la manière des athlètes, pas de muscles en saillie, pas de mamelons de chair, rien de tous ces détails si choquans d’une anatomie trop prodiguée. Ces visages sont fins et nobles, ces tailles sveltes, longues, bien prises, ces membres souples, élégans, bien proportionnés; en un mot ce que nous contemplons dans ce bas-relief n’est pas seulement une belle mêlée, c’est une mêlée de l’ancien régime français, d’une époque très déterminée.

Tous nos lecteurs se doutent-ils qu’il y avait encore au commencement de ce siècle, dans une petite localité de Bourgogne, une église aussi grande que Saint-Pierre de Rome, qu’ils vont admirer de si loin? L’église abbatiale répondait à la grandeur de l’abbaye; de même que Cluny était la première abbaye, son église était le premier temple de la chrétienté. Longtemps avant que le pape Nicolas de Sarzana conçût la pensée élémentaire de la basilique romaine, deux moines architectes de Cluny avaient réalisé la même conception gigantesque sur la foi et avec le secours d’un rêve qui leur avait fourni le plan de l’édifice, et en avait déterminé les dimensions, Cette église portait cinq clochers à l’extérieur, et présentait à l’intérieur un narthex ou église des cathécumènes, cinq nefs soutenues par soixante piliers, deux transepts, un grand et un petit, formant la croix d’archevêque, un chœur et une abside, et était percée de trois cent une fenêtres. De cet immense édifice, tout ce qui reste maintenant, c’est une énorme tour octogone à l’extérieur, d’aspect un peu lourd et bizarre aujourd’hui qu’elle est séparée de l’ensemble avec lequel elle s’harmonisait, — et à l’intérieur l’extrémité méridionale d’un des bras du grand transept. C’est bien peu certes, et cependant ce peu suffit pour recomposer assez bien l’édifice en imagination, surtout si on complète ce précieux document de pierre par les souvenirs de quelques-unes des églises abbatiales qui avaient emprunté en partie leur architecture à l’église-mère dont elles dépendaient, Saint Philibert de Tournus, Sainte-Croix de La Charité sur Loire par exemple. On aura une idée de la grandeur de l’édifice, si nous disons que ce bout de transept restant suffit à lui seul à constituer toute une église, et qu’il forme aujourd’hui la chapelle où les cinq ou six cents enfans et jeunes gens qui composent le collège et l’école normale professionnelle de Cluny assistent aux cérémonies du culte. Je dois à ce transept la perte d’un préjugé très ancien. Jusqu’à présent j’avais cru que l’art roman était moins capable que le gothique d’élancement, de sublimité mystique ; il a bien fallu me rendre à l’évidence, et certes toute personne qui pénétrera sous cette voûte d’une hardiesse sans égale sera détrompé comme moi. L’œil suit avec étonnement le vol de ces colonnes qui s’élancent vers la voûte avec une agilité qui défie celle de la plus svelte ogive, et qui viennent réunir leurs extrémités dans un arc brisé d’une élégance incomparable. Nul édifice n’a jamais produit, avec des proportions restreintes qu’on peut calculer et mesurer, une pareille idée de la hauteur. Cette voûte, c’est vraiment l’inaccessible rendu visible ; mais, hélas ! ce sentiment de la hauteur est tout ce que ce transept crée avec certitude : il ne peut nous donner à aucun degré un égal sentiment de la profondeur, car les longues allées auxquelles il se reliait ont disparu, et l’œil, rencontrant de toutes parts la barrière de cloisons infranchissables, n’a d’autre ressource pour échapper à cette prison que de se lever en haut et d’aller chercher sa liberté dans la contemplation de la voûte.

Ce transept, dis-je, est tout ce qui reste de l’ancienne église de Cluny, sauf une chapelle gothique construite au XVe siècle par l’abbé Jean de Bourbon, et qui est maintenant distincte de l’édifice auquel elle se reliait autrefois. Cette chapelle, très bien conservée, à l’exception des sculptures, qui ont été fort mutilées, est d’une remarquable élégance, mais cette élégance paraît bien fade au sortir du grand transept. Quant aux débris de l’abbaye qui ont été sauvés de la destruction complète, aux éclats lancés par la mine qu’il fallut employer pour faire sauter ses murailles et ses tours, aux fragmens de ses tombes, que la pioche s’est lassée de morceler, les curieux doivent les aller chercher au palais abbatial, dont le propriétaire actuel, M. Ochier, avec une libéralité traditionnelle[7], a transformé en musée ouvert au public quelques-unes des salles et des galeries. Ils y trouveront un certain nombre de chapiteaux curieusement sculptés, des fragmens intéressans des tombes de saint Hugues et de Pierre le Vénérable. Nous nous abstiendrons de décrire ces fragmens, qui perdent une partie de leur intérêt à n’être pas vus sur place, et qui ne sont pas même des membres séparés du grand corps dont ils faisaient partie, mais des atomes désormais épars et sans cohésion. Pour tout ce qui regarde ces restes de l’abbaye et l’ancienne abbaye elle-même, nous nous faisons un devoir d’inviter tout curieux à se munir en Bourgogne d’un petit livre paru il y a peu de temps et écrit par M. Penjon, habitant de Cluny même, travail excellent où ils trouveront de toutes ces miettes un catalogue aussi minutieux que fidèle. Ils y trouveront encore, hélas ! une révélation bien tristement curieuse, car ils y apprendront que ce n’est pas à la révolution française qu’il faut attribuer la destruction de cette église abbatiale, chef-d’œuvre de l’architecture romane et merveille unique au monde. L’église abbatiale était tout entière debout au sortir de la révolution, et les habitans de Cluny firent tout ce qu’ils purent pour la sauver ; mais le consulat, qui avait de bien autres soucis que ceux de l’architecture, resta sourd à leurs réclamations, et l’église, mise en adjudication à plusieurs reprises, tomba sous la pioche des compagnies de démolitions restées célèbres sous le nom de bande noire.

Cluny présente un curieux spectacle. Son abbaye a disparu, et il n’est encore quelque chose que par elle, il ne vit matériellement que d’elle. À l’exception de son église paroissiale de Notre-Dame, église gothique fort sombre où règne un crépuscule éternel, Cluny ne possède rien qui ne soit un démembrement de l’abbaye. C’est l’abbaye qui lui tient lieu d’hôtel de ville et de justice de paix ; c’est dans les immenses bâtimens de l’abbaye transformés en salles d’étude et en dortoirs qu’on a installé le collège et l’école professionnelle qui fut instituée, il y a quelques années, sous le ministère de M. Duruy ; c’est donc grâce à l’abbaye qu’on a pu loger le surcroît de cette jeune population qui est un des élémens de la modeste prospérité de Cluny, et qui l’aide doucement à vivre. Un second établissement d’utilité publique, un haras, est installé dans une autre partie des constructions. Les interminables jardins, aujourd’hui réservés aux récréations des enfans, ont longtemps servi de promenade publique aux habitans; ils seraient assez vastes pour la promenade d’une ville de premier ordre. Il n’y a qu’une seule habitation magnifique à Cluny, c’est l’ancien palais abbatial. Que dis-je? la ville même n’existe que de ses débris, car des rues entières ont été construites avec ses pierres. Ainsi le Cluny actuel, c’est encore l’abbaye, et rien que l’abbaye : le vivant non-seulement a hérité du mort, mais il est lié à son cadavre, dont il ne pourrait être détaché sans mourir lui-même sur l’heure; c’est le passé qui fournit encore au présent son aumône et sa sportule de chaque jour. Aussi la petite ville a-t-elle peu changé de caractère et présente-t-elle à peu près l’aspect qu’elle devait avoir autrefois. Un certain nombre de vieilles maisons du moyen âge ont disparu, il est vrai, mais il lui en reste encore en quantité suffisante pour lui garanti la persistance de son ancienne originalité. Je ne sais si ces maisons sont bien commodes, en tout cas elles sont charmantes avec leurs fenêtres en arc roman séparées en deux ouvertures par une élégante colonnette, imitation visible de l’architecture religieuse dont les habitans avaient le modèle sous les yeux. Les maisons modernes qui ont remplacé les anciennes visent peu d’ailleurs à inaugurer une vie nouvelle, tant elles affichent peu de prétentions; les rues ne sont ni mieux pavées, ni plus correctement tracées qu’elles ne le furent probablement autrefois, et les habitans semblent, dirait-on, borner leur ambition à continuer dans l’indépendance la vie tranquille que menèrent leurs pères dans la soumission. Une fois encore, je constate à Cluny cette insouciance de toute apparence extérieure, ce sans-façon et cette bonhomie populaire qui distinguent les anciennes villes ecclésiastiques; ici ce sans-façon arrive à une modestie réelle, et cette bonhomie à une profonde tranquillité. C’est une ville qui est recouverte pour toujours par une grande ombre, et elle possède la paix et la douceur de l’ombre.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre dernier.
  2. Cette interdiction était tellement expresse, qu’elle avait donné naissance à une sorte de dicton rimé comme les commandemens de Dieu, et dont le texte était à peu près celui-ci :

    Fille qui passe la rivière
    Aura sous sa cotte étrivières;

    mais tout finit en ce monde, même la haine. Aujourd’hui une diligence fait journellement le trajet d’Avallon à ce Clamecy détesté, et je n’ai pas besoin de longues inforations pour apprendre à quel point le fameux dicton est tombé en désuétude, car à ses petits traits, si différens des traits robustes de la plantureuse Yonne, je reconnais une Nivernaise dans mon hôtelière d’Avallon.

  3. Histoire généalogique de ta maison de Chastellux, par le comte de Chastellux; Avallon, 1869.
  4. Ce fut en 1732 que cette cérémonie fut célébrée pour la dernière fois; depuis ce temps, les Chastellux se sont contentés de joindre à leurs titres celui de chanoine d’Auxerre. Au sujet de ce titre, je trouve une assez piquante anecdote et un assez joli mot dans les Souvenirs de l’abbé Fortin, curé actuel de la cathédrale d’Auxerre. Le comte de Chastellux de la restauration fut un des chefs militaires de l’expédition du Trocadéro. A son retour, se trouvant en compagnie du prédécesseur de l’abbé Fortin, l’abbé Viard, il raconta divers épisodes de son expédition, et dit entre autres comment il avait fait mettre bas les armes à un corps de révoltés commandés par un curé. — Eh! vraiment, répondit l’abbé Viard, il était trop légitime qu’un curé comme lui rendît les armes à un chanoine comme vous !
  5. Je crois cependant à cette bicoque cette leçon-ci : le touriste ne doit reculer devant rien. Je n’ai pas voulu y entrer de crainte de me cogner le front ou de trébucher dans les ténèbres, et j’ai appris après avoir quitté Cluny qu’elle contenait les restes d’un barbouillage de Prud’hon lorsqu’il était encore écolier en peinture. Ce qui a diminué mes regrets cependant, c’est que ces restes sont, paraît-il, entièrement confus et effacés. Il semble que cette peinture ait été un témoignage de reconnaissance du jeune artiste envers le curé protecteur.
  6. En parcourant, dans la chapelle de l’hôpital de Cluny, les noms des bienfaiteurs des siècles écoulés, j’y trouve au XVIIe siècle celui d’Alamartine. Est-ce un ancêtre de M. de Lamartine, et le nom de la famille portait-il autrefois cette forme?
  7. En parcourant les registres des bienfaiteurs de l’hôpital, curieux par les noms qu’ils contiennent, j’y trouve bien des fois au XVIIe siècle celui de membres de cette famille, tous dans les ordres.