Librairie A. Lapie (p. 65-76).


CHAPITRE IX


Dans le courant de l’année 1865 mon fils tomba gravement malade, jusqu’alors il avait été un enfant magnifique ; il fit une chute affreuse, nous ne savions ce qu’il avait, le docteur découvrit qu’il avait la deuxième vertèbre de la colonne vertébrale atteinte, les ligaments étaient rompus, il cessa de marcher, notre chagrin fut grand. La question sociale s’imposa avec une grande rigueur chez nous.

Mon mari, ancien soldat, quoique bon, avait contracté au régiment des habitudes désastreuses pour sa santé et pour notre bonheur.

Il avait quitté la Garde Impériale pour se marier, il n’était pas habitué à un travail sédentaire, il dut en réalité apprendre une profession, cela lui fut pénible dans les commencements, il était habitué à la vie des camps. En ce temps là, le service était de sept ans. Les gardes impériaux avait la paie d’un sous-officier, or lorsqu’ils n’étaient pas de service, forcément, ils passaient leur temps au café. Lui, par malheur, était le fils d’un alcoolique ; quoique fort et bel homme, il avait les nerfs affaiblis, il était parfois atteint du délirium-tremens, il était travailleur, mais il ne pouvait s’astreindre longtemps {{{2}}}; il était incohérent, irrégulier dans tous les actes de sa vie. J’appris par les docteurs que mon mari ne guérirait jamais, qu’il fallait ne compter que sur moi-même désormais, que malgré sa bonne volonté, il ne pouvait accomplir sa tâche sans que je l’aidasse.

Je me suis mise au travail, heureusement pour moi je gagnais assez d’argent pour maintenir notre budget en équilibre ; mais, nous avions des moments terribles à passer ; la maladie de notre cher petit fut longue et coûteuse.

Il avait alors deux ans. J’ai consulté plusieurs, docteurs, entre autres Camille Raspail, le fils du fameux Raspail, ami intime de mon père, lequel m’avait soigné dans mon enfance ; il m’ordonna un appareil compliqué, dont le coût était de trois cents. francs. Camille Raspail demeurait alors rue Madame, je demeurais rue de la Chapelle, le trajet était long et pénible pour moi, le docteur me fit faire connaissance du docteur Dupas, il était plus à ma portée, demeurant rue Myrha. Il venait chez moi deux fois par semaine visiter mon cher petit, il nous consolait de son mieux, nous disant qu’à force de bons soins l’enfant reviendrait à son état normal. Et comme il est intelligent, disait-il en riant, nous en ferons un médecin.

Comme j’étais heureuse de pouvoir soigner moi-même mon cher enfant ! j’ai beaucoup lutté, j’ai beaucoup travaillé, mais rien n’a manqué à mon cher ange. Avec la volonté on trouve les forces d’accomplir son devoir dans la vie, vouloir c’est un puissant levier qui dompte la faiblesse, et fait accomplir de grandes choses.

Comme j’aurais été malheureuse, si mon enfant avait été entre des mains étrangères.

Je plains les mères qui ne peuvent élever leurs enfants, et je blâme, celles qui le peuvent et ne le veulent pas, elles abdiquent le premier des devoirs, le plus sacré que leur impose la nature ; elles se privent de bien des jouissances, les seules désintéressées ; si elles savaient comprendre tout le bonheur qu’il y a pour une mère, à suivre jour par jour, heure par heure, le développement de ces chers petits êtres, si faibles, si fragiles ! Il est si doux d’épier leur moindre geste, la moindre transformation. Dès le premier moment, l’instinct dominant est de chercher sa nourriture, il affirme son droit à la vie, nécessité fatale ; son regard vague erre autour de tout ce qui l’environne, semble chercher un point d’appui, une protection ; il s’habitue aux objets, aux bons soins et, dès que sa confiance est établie, il en ressent les bienfaits, il semble remercier, par un doux sourire, qui pénètre jusqu’au fond du cœur, ce sourire-là, une mère ne l’oublie jamais. Les premiers bégaiements, le premier son de sa voix le surprennent, il est si étonné, il n’est pas sûr que ce soit lui-même qui ait produit ce bruit, il s’exerce pour s’en rendre compte ; puis viennent les premiers pas, comme il est fier, le cher petit, lorsqu’il se sent affranchi de toute tutelle ! Je me souviens que lorsque mon fils était assez fort pour marcher, la crainte seule, l’arrêtait, je lui tendis un fil pour qu’il pût mesurer sa force, il le prit avec ses petits doigts, s’élança, de cet instant il était affranchi ; il avait alors 14 mois, ses premières chutes l’effrayait bien un peu, il tombait dix fois, vingt fois, se relevait ; il en faisait un jeu, il riait aux larmes. C’est le seul vrai bonheur que j’aie goûté. Les mères qui se privent de ce bonheur là, ne savent pas que c’est le plus grand de la vie. Que de beaux rêves j’avais fait pour mon cher enfant ; je voulais qu’il fût instruit, qu’il eût une bonne éducation ; comme je serais heureuse, si un jour la chance venait à me sourire, et que mon fils fût devenu docteur ; je le rêvais célèbre, naturellement ; je lui enseignais à être bon pour tous les pauvres déshérités, qui souffrent et meurent faute de soins et d’argent. Ou professeur… le médecin de la pensée, qui fortifie le cerveau et crée des hommes intelligents, dans le véritable sens du mot, sans pédantisme.

Assurément je ne l’aurais jamais rêvé général. Je le rêvais bon, un homme enfin !

Lorsqu’il faut soigner un cher malade… on travaille moins et on dépense davantage ; dans cette période de ma vie, j’ai passé des instants très difficiles.

Un certain jour mon cher petit, allait plus mal, il faillit mourir, le médecin vint me voir, il m’ordonna une potion que je fis faire dans une pharmacie, c’était un samedi soir, il était trop tard pour aller régler le prix de mon travail, je ne m’étais pas aperçue que je n’avais plus d’argent. J’ouvre mon armoire, je regarde mon porte-monnaie, il est vide ; jugez de mon désespoir, j’étais timide, je ne savais que faire, j’ai fait les cents pas devant la porte du magasin sans entrer. Ce fut la première, et la seule fois de ma vie que je fus tentée de tendre la main pour demander aux passants de m’aider à sauver la vie de mon enfant. Non, me suis-je dite, non ! Je ne puis me décider à tendre la main ; on me prendra pour une menteuse, ou une aventurière.

Pourquoi ces gens, auraient-ils pitié de moi ; ils ne me connaissent pas. Les instants pressaient, mon enfant était étendu sur son lit, il faut agir, je prends une grande résolution, j’ouvre la porte très décidée à prendre la fiole, si on me refusait le crédit, j’avais l’air si désespérée, si effrayante peut-être !

Lorsque le pharmacien me mit le flacon entre les mains, je tremblais, j’étais émue, je lui racontai mon chagrin, il le comprit. J’étais si heureuse, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, je crois. Le lundi je suis allée lui rendre l’argent, et nous sommes restés bons amis jusqu’au moment où j’ai quitté la France (en 1872). Un pharmacien ne devrait jamais refuser un crédit, après ordonnance d’urgence. (Le cas échéant, où la note ne serait pas payée, il pourrait se faire rembourser par la Mairie de son arrondissement en justifiant la dette. Le budget paie des choses de bien moindre importance.)

Je courus chez-moi ; mon cher petit était toujours très mal, je lui fis prendre sa potion, je lui mis un vésicatoire entre les deux épaules ; pendant plusieurs heures, il nous donna de grandes inquiétudes, petit à petit le mieux se fit sentir. La respiration semblait se rétablir, à l’aurore mon petit ange était sauvé.

Heureusement, ma mère était avec moi, sans elle je n’aurais pas pu travailler et soigner mon petit.

Mon mari, nerveux à l’excès, n’était en ce moment-là qu’un surcroît de peine, il s’en alla à la campagne. Il se désespérait, il pleurait, se fâchait !

Enfin l’enfant se rétablit, mon mari revint. Il paraissait plus calme ; la vie ordinaire de travail recommença, la gêne avait disparu, nous pouvions faire face aux exigences de la vie, c’était notre seule ambition. Notre fils nous rendait heureux ; il était joli, un beau blond, aux cheveux frisés, aux grands yeux bleus, doux et vifs ; mais il ne marchait toujours pas.

Vers cette époque j’allais deux fois par semaine chez le docteur Dupas, avec lequel nous nous trouvions alors en relations intimes, rue Mirrha ; il était un membre actif de l’Association Internationale des Travailleurs, fondée le 25 octobre 1864.

Cette société n’avait pas fait en France tous les progrès qu’on attendait. Les fondateurs avaient espéré que le sentiment de la puissance invincible des prolétaires unifiés, aurait bientôt emporté toutes les barrières opposées au socialisme, par le patriotisme, le chauvinisme, l’esprit de clocher. On s’était figuré que tous les ouvriers comprendraient bientôt que leurs amis, c’étaient tous les travailleurs du monde, et que leurs ennemis, n’étaient pas les Allemands, ni les Anglais, etc., mais tous les exploiteurs à quelque nation qu’ils appartinssent, les gouvernants et leurs suppôts. Ce moment d’union devait aux yeux de ses promoteurs s’étendre comme une traînée de feu dans tous les pays civilisés, appeler à la rescousse toutes les forces vives, toutes les énergies, tout l’enthousiasme qui fait faire des merveilles !

Les gouvernements comprennent mieux que les prolétaires la puissance énorme que pourrait avoir une véritable internationale. Les poursuites ne tardèrent pas à commencer, et pourtant il n’y eut que bien peu de Français qui comprirent la force, la puissance que l’association leur mettait entre les mains.

L’esprit de routine est si puissant chez nous qu’on ne voyait dans l’Internationale qu’un mouvement erratique, plus ou moins fort. On ne forme pas l’esprit d’un peuple en quelques jours, surtout un peuple foncièrement conservateur, comme le peuple français, qui veut bien changer le titre de son gouvernement, mais qui refuse absolument de changer l’essence même de son organisation et de ses institutions, tout en en reconnaissant les fautes et les dangers.

Il y eut plus de travailleurs de l’esprit que d’ouvriers manuels qui s’enrolèrent d’abord dans les rangs de l’internationale (Jules Simon par exemple, Delescluse, plus tard Élysée Reclus). Quand à moi, lorsque j’ai fait partie de la société, j’ai compris l’immense portée de cette union. Dans nos réunions de petit groupe, nous entendions les discours enflammés de nos camarades, nous nous laissions entraîner par notre foi, nous étions emportés par notre idéal. Pour nous Frankel était aussi bien notre compatriote qu’un Montmartrois (quoiqu’il fût Hongrois).

L’internationale n’a pas eu toute la portée qu’on lui a prêtée sur les événements de 1870 et 71. Cette association n’a pas eu d’influence sur la proclamation de la Commune. Ce que le peuple voulait de ses élus, c’était qu’ils fissent respecter ses franchises municipales. Et les rêveurs voulaient une fédération, comme en Suisse. Ce n’était pas un crime

Les circonstances qui ont amené la proclamation de la Commune, sont dues à M. Thiers et au gouvernement de la défense nationale.

Mon mari et moi, nous avions adhéré à cette Société. Je fis connaissance des citoyens Frankel, Roulier, Vermorel, Delescluse. À partir de ce moment je commençai à prendre une part plus ou moins active dans le mouvement, deux fois par semaine j’assistais aux réunions intimes, j’insistais pour que mon mari m’accompagnât, pensant que cela lui ferait une distraction et lui donnerait des pensées qui le détourneraient de ses habitudes dangereuses pour sa santé et notre tranquillité : les premières fois, cela lui convenait assez, il accepta que nous collaborions à la fondation de la boulangerie coopérative du « quartier de la Chapelle » . Nous allions au Comité aux heures libres, après notre journée terminée, ma mère gardait notre fils, lequel était déjà couché.

Nous avions aussi fondé des groupes d’études sociales, on y discutait de choses sérieuses, on formait des projets pour adoucir le sort des travailleurs, on cherchait et discutait les moyens pratiques pour engager les travailleurs à s’instruire et s’habituer à penser. À cet effet, nous rêvions de fonder des bibliothèques, nous faisions tous nos efforts pour encourager la classe laborieuse à son développement intellectuel. Nous voulions faire comprendre aux ouvriers qu’il est de leur intérêt de ne compter que sur eux-mêmes pour s’affranchir, mais que pour cela il ne leur faut rien négliger pour s’instruire, chose plus facile à faire qu’on ne le pense, si on calcule tout le temps perdu au cours de l’année, en banalités de toutes sortes, par exemple : à passer des heures entières dans un cabaret où l’on respire un air malsain.

En 1867, mon fils était toujours faible, le Dr Dupas me conseilla, dès le printemps, de l’envoyer à la campagne, la nature lui ferait plus de bien que tout ce qu’on pourrait lui donner à Paris. Nous suivîmes son conseil.

À mon grand chagrin, je fus obligée de me séparer de lui, il partit avec ma mère, qui l’adorait, je savais qu’il serait heureux. Ils allèrent dans notre famille aux bords de la Loire, climat plus sain que celui de Paris.

Inutile de dire que ce fut un grand chagrin pour moi. Pour me consoler, je pensais que je n’étais pas seule à avoir des malheurs, qu’ils étaient peu de chose en comparaison de tout ce qui se passait autour de nous, et dans l’humanité, les guerres continuelles, la tyrannie qui oppressait la France, la lutte incessante occasionnée par la misère qui augmentait de jour en jour.

La Seine, ce tombeau des désespérés, ne rend pas toujours ceux qu’elle engloutit dans son sein.

Je ne pouvais m’apitoyer sur moi-même, cela m’aurait semblé de l’égoïsme.

Je me sentais des forces pour être utile aux autres. J’ai toujours trouvé plus malheureux que moi, il n’est pas nécessaire d’être riche, ou du moins d’avoir beaucoup d’argent pour alléger la misère. Avec peu, offert avec son cœur, on pourrait soulager tant d’infortunes !

Ma mère et mon fils étaient à la campagne, ils étaient heureux, le petit allait mieux, après quelques mois, il commença à marcher de nouveau.

Nous allions toujours au Comité de la rue Mirrha, nous n’étions pas nombreux, la loi ne permettait pas la réunion de plus de trois personnes, sans autorisation officielle, nous nous divisions ainsi sur plusieurs points de Paris, nos réunions avaient un peu le caractère de réunions secrètes.

Dans les rues tout attroupement composé de plus de trois personnes était dispersé, et considéré comme un délit, et puni selon la loi.

Le compagnon Roulier était l’homme d’affaires de notre groupe, il avait pour mission d’entretenir les rapports sociaux entre les groupes divers et était le secrétaire du groupe de la rue Mirrha.

Frankel venait régulièrement à nos réunions. C’était un Hongrois, assez fort, de taille moyenne, très intelligent, très doux, ayant de jolies manières, nous étions plutôt familiers avec lui. N’étant pas membre actif, je n’avais pas l’occasion de me rencontrer avec les internationalistes dans d’autres milieux ; et il me fallait travailler.

Le 16 novembre 1867, nous apportâmes notre apport social, lequel était de 20 francs par membre, payable par fraction pour la coopération de la boulangerie.

Il y avait un grand avantage pour la collectivité de supprimer les intermédiaires. Chaque année on devait faire la répartition des bénéfices réels en trois parts, un tiers aux membres de l’association, un second tiers comme fonds de réserve, et la troisième partie était mise à la disposition d’une autre coopérative désirant se fonder, sans qu’on prélevât aucun intérêt. Ainsi fut fondée la coopérative de l’épicerie. Malheureusement notre organisation dura peu. L’hiver de 1867 fut rigoureux, la misère était si grande qu’il était impossible de refuser le crédit pour les denrées de première nécessité.

C’est ce qui a perdu nos deux coopératives qui n’avaient pas de capital suffisant pour résister aux mauvaises dettes.