Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre X

Adrien Le Clere (Tome 2p. 454-513).
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE X.


Coup d’oeil sur Tsiamdo. — Guerre entre deux Bouddha-vivants. — Rencontre d’une petite caravane. — Montagnes calcaires. — Mort du Mandarin Pey. — Le grand chef Proul-Tamba. — Visite au château de Proul-Tamba. — Ermite bouddhiste. — Guerre entre les tribus. — Halte à Angti. — Musée thibétain. — Passage de la montagne Angti. — Ville de Djaya. — Mort du fils du Mandarin Peï. — Daim musqué. — Fleuve à sable d’or. — Plaine et ville de Bathang. — Grande forêt de Ta-So. — Mort de Ly-Kouo-Ngan. — Entrevue avec les Mandarins de Lithang. — Divers ponts du Thibet. — Arrivée à la frontière de Chine. — Séjour à Ta-Tsien-Lou. — Départ pour la capitale de la province du Sse-Tchouen.
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L« gouvernement chinois a établi à Tsiamdo (1)[1], un magasin de vivres dont l’administration est confiée à un Liang-Taï. La garnison est composée de trois cents soldats environ, et de quatre officiers, un Yeou-Ki, un Tsien-Tsoung et deux Pa-Tsoung. L’entretien de ce poste militaire, et des corps de garde qui en dépendent, monte annuellement à la somme de dix mille onces d’argent.

Tsiamdo, capitale de la province de Kham, est bâtie dans une vallée entourée de hautes montagnes. Autrefois, elle était renfermée dans une enceinte de remparts en terre, aujourd’hui écroulés de toutes parts, et dont on enlève journellement les débris pour réparer les plates-formes des maisons. Tsiamdo, du reste, n'a guère besoin de fortifications artificielles ; elle est suffisamment protégée par deux fleuves, le Dza-Tchou et le Om-Tchou, qui, après avoir coulé, l'un à l'est, et l'autre à l'ouest de la ville, se réunissent au sud, et forment le Ya-Long-Kiang qui traverse, du nord au midi, la province du Yun-Nan et la Cochinchine, et se jette enfin dans la mer de Chine. Deux grands ponts de bois, jetés l'un sur le Dza-Tchou, et l'autre sur le Om-Tchou, à droite et à gauche de la ville, conduisent à deux routes parallèles, nommées, la première, route du Sse-Tchouen, et la seconde, route du Yun-Nan. Les courriers qui font le service des postes de Lha-Ssa à Péking, et tous les employés civils ou militaires du gouvernement chinois, sont obligés de passer sur la route du Sse-Tchouen ; celle du Yun-Nan est presque habituellement déserte. On y rencontre seulement, de temps en temps, quelques marchands chinois, qui achètent, des Mandarins de leurs provinces, le privilège d'aller commercer dans le Thibet.

Les postes militaires que la cour de Péking a établis dans les Etats du Talé-Lama, étaient autrefois entretenus et administrés par les autorités réunies du Sse-Tchouen et du Yun-Nan. Cette combinaison ayant été, pendant longtemps, une source de divisions et de querelles entre les Mandarins des deux provinces, il a été réglé que le vice-roi du Sse-Tchouen serait seul chargé du gouvernement des Chinois résidant dans le Thibet.

Tsiambo présente l'aspect d'une vieille ville en décadence ; ses grosses maisons, construites avec une choquante irrégularité, s'éparpillent confusément sur une vaste étendue de terrain, laissant de tous côtés de grands espaces vides, ou recouverts de décombres. A part quelques constructions de fraîche date, tout le reste porte l'empreinte d'une extrême vétusté. La population nombreuse qu'on remarque dans les divers quartiers de la ville, est sale, mal peignée, et croupit dans une oisiveté profonde.

Il nous a été difficile de deviner quels pouvaient être les moyens d'existence des habitants de Tsiamdo ; ils sont sans arts, sans industrie, et on peut dire aussi, presque sans agriculture. Les environs de la ville ne présentent, en général, que des plages sablonneuses, et très-peu favorables à la culture des céréales. On y fait pourtant quelques récoltes d'orge grise, mais elles sont, sans doute, bien insuffisantes pour l'alimentation du pays. Il est possible que le musc, les peaux de bœufs sauvages, la rhubarbe, les turquoises bleues et la poudre d'or, fournissent à ces populations, les moyens de faire un peu de commerce, et de se procurer les choses nécessaires à la vie.

Quoique Tsiamdo soit un lieu de peu de luxe et d'élégance, on peut y admirer, néanmoins, une grande et magnifique lamaserie, située vers l'ouest, sur une plate-forme élevée qui domine le reste de la ville. Elle est habitée par environ deux mille Lamas, qui, au lieu d'avoir chacun leur petite maisonnette, comme cela se pratique dans les autres couvents bouddhiques, demeurent tous ensemble dans de vastes édifices, dont le temple principal est entouré. Les décorations somptueuses qui ornent ce temple, le font regarder comme un des plus beaux et des plus riches du Thibet. La lamaserie de Tsiamdo a pour supérieur ecclésiastique un Lama Hotouktou, qui est en même temps souverain temporel de toute la province de Kham.

A cinq cents lis de Tsiamdo, en allant vers les frontières de Chine, on rencontre une ville nommée Djaya qui, avec les contrées qui en dépendent, est soumise à un Grand-Lama, portant le titre de Tchaktchouba. Cette dignité lamaïque est un peu inférieure à celle de Houtouktou. A l'époque où nous étions dans le Thibet, il s'était élevé une grande lutte entre le Houtouktou de Tsiamdo, et le Tchaktchouba de Djaya. Ce dernier, jeune Lama audacieux et entreprenant, s'était déclaré Houtouktou, en vertu d'un vieux diplôme qui lui aurait été accordé dans une de ses vies antérieures, par le Talé-Lama. Il voulait en conséquence faire valoir ses droits à la suprématie, et réclamait le siège de Tsiamdo avec le gouvernement de la province de Kham. Le Houtouktou de Tsiamdo, Lama d'un âge très-avancé, ne voulait pas se démettre de son autorité, et alléguait de son côté des titres authentiques, envoyés par la cour de Péking, et ratifiés par le Grand-Lama de Lha-Ssa. Toutes les tribus et toutes les lamaseries de la province, étaient entrées dans cette querelle, et avaient pris parti, les unes pour le jeune, et les autres pour le vieux Houtouktou. Après de longues et inutiles contestations, soit écrites, soit verbales, on en vint aux armes ; et pendant une année entière, ces peuplades sauvages et fanatiques se livrèrent de sanglantes batailles. Des villages entiers furent détruits, et leurs habitants taillés en pièces. Dans leur épouvantable fureur, ces farouches combattants portèrent partout le ravage ; ils poursuivaient dans les déserts, à coups de flèches et de fusils, les troupeaux de chèvres et de bœufs à long poil ; et dans ces courses de destruction, ils ne manquaient jamais d'incendier les forêts qu'ils rencontraient sur leur passage.

Quand nous arrivâmes à Tsiamdo, la guerre avait cessé depuis quelques jours, et on avait consenti à une trêve, dans l'espoir de réconcilier les deux partis. Des négociateurs Thibétains et Chinois avaient été envoyés conjointement par le Talé-Lama, et par l'ambassadeur Ki-Chan. Le jeune Houtouktou de Djaya avait été appelé à cette espèce de congrès, et de crainte de trahison, il s'y était rendu avec une formidable escorte de ses plus braves partisans. Plusieurs conférences avaient eu lieu, sans produire aucun résultat satisfaisant. Ni l'un ni l'autre des deux prétendants ne voulait rien céder de ses prétentions ; les partis étaient irréconciliables, et tout faisait présager que la guerre allait bientôt recommencer avec un nouvel acharnement. Il nous parut que le parti du jeune Houtouktou avait toutes les chances de triomphe, parce qu'il était le plus national, et par conséquent le plus populaire et le plus fort. Ce n'est pas que son titre fût au fond plus authentique, et valut mieux que celui de son compétiteur ; mais il était facile de voir que le vieux Houtouktou de Tsiamdo froissait la fierté de ses tribus, en réclamant l'arbitrage des Chinois, et en s'appuyant sur la protection du gouvernement de Péking. Toute intervention étrangère est odieuse et détestée. Cela est vrai, non-seulement en Europe, mais encore parmi les montagnards du Thibet, et partout où il existe des peuples qui ont quelque souci, de leur indépendance et de leur dignité.

Notre séjour à Tsiamdo ne se ressentit en rien de cet état d'irritation et de colère dans lequel se trouvaient tous les esprits. Nous fûmes traités avec ces témoignages d'attention et de bienveillance que nous avions partout rencontrés sur notre route, depuis notre départ de Lha-Ssa. Le vieux et le jeune Houtouktou nous envoyèrent l'un et l'autre une écharpe de félicité, avec une bonne provision de beurre et de quartiers de mouton.

Nous nous arrêtâmes à Tsiamdo pendant trois jours ; car notre conducteur, le Pacificateur des royaumes, avait un besoin urgent de repos. Les fatigues de cette pénible route avaient sensiblement altéré sa santé. Ses jambes s'étaient tellement enflées, qu'il ne pouvait plus monter à cheval ni en descendre, sans le secours de plusieurs personnes. Les médecins et les sorciers de Tsiamdo, que l'on consulta, donnèrent des réponses dont le sens le plus clair était, que si cette maladie diminuait, cela ne serait pas grand'chose, mais que, si elle empirait, cela pourrait devenir sérieux. Les gens les plus raisonnables conseillaient à Ly-Kouo-Ngan de continuer sa route en palanquin. Un Mandarin chinois du lieu voulait lui vendre le sien, et lui procurer des porteurs. Ce parti était, sans contredit, plein de prudence ; mais l'avarice se mit en travers, et le malade protesta qu'il se fatiguerait bien davantage en palanquin qu'à cheval.

A la maladie de Ly-Kouo-Ngan, était venue encore se joindre une autre cause de retard. Une caravane chinoise partie de Lha-Ssa quelques jours après nous, était parvenue à Tsiamdo le soir même de notre arrivée. Cette caravane se composait d'un Liang-Taï ou fournisseur de vivres, de son fils jeune homme de dix-huit ans, et d'une nombreuse suite de soldats et de domestiques. Nous voulûmes les laisser passer devant ; car, en voyageant ensemble, il eût été à craindre de ne pas trouver des logements et des oulah suffisants pour une aussi grande multitude. Le Liang-Taï et son fils allaient en palanquin ; cependant, malgré toutes les commodités de ce moyen de transport, ces deux illustres voyageurs étaient tellement exténués de fatigue et découragés, qu'on doutait généralement qu'ils eussent assez de force et d'énergie pour arriver en Chine. Les Mandarins lettrés étant accoutumés à mener une vie molle et aisée, sont d'ordinaire peu propres à supporter les innombrables misères de la route du Thibet. Parmi ceux qu'on y envoie remplir les divers postes de fournisseurs, il en est peu qui aient le bonheur de revoir leur patrie.

Le jour de notre départ, le vieux Houtouktou de Tsiamdo nous envoya une escorte de quatre cavaliers thibétains, pour protéger notre marche jusque chez le Tchaktchouba de Djaya. En sortant de la ville, nous passâmes sur un magnifique pont entièrement construit avec de grands troncs de sapins, et nous joignîmes la route du Sse-Tchouen, qui serpente sur les flancs d'une haute montagne, au pied de laquelle coule avec rapidité la rivière Dza-Tchou. Après une vingtaine de lis, nous rencontrâmes, à un détour de la montagne, dans une gorge profonde et resserrée, une toute petite troupe de voyageurs qui présentaient un tableau plein de poésie. La marche était ouverte par une femme thibétaine, à califourchon sur un grand âne, et portant un tout jeune enfant solidement attaché sur son dos avec de larges lanières en cuir. Elle traînait après elle, par un long licou, un cheval bâté, et chargé de deux caisses oblongues qui pendaient symétriquement sur ses flancs. Ces deux caisses servaient de logement à deux enfants dont on apercevait les figures rieuses et épanouies, étroitement encadrées dans de petites fenêtres. La différence d'âge de ces enfants paraissait peu notable. Cependant il fallait qu'ils ne fussent pas tous les deux de la même pesanteur ; car, pour établir entre eux un juste équilibre, on avait été obligé de ficeler un gros caillou aux flancs de l'une de ces caisses. Derrière le cheval chargé des boîtes à enfants, suivait à pas lents un cavalier qu'à son costume on pouvait facilement reconnaître pour un soldat chinois en retraite ; il avait en croupe un garçon d'une douzaine d'années. Enfin un énorme chien à poil roux, au regard oblique, et d'une allure pleine de mauvaise humeur, fermait la marche de cette singulière caravane, qui se joignit à nous, et profita de notre compagnie pour aller jusqu'à la province du Sse-Tchouen.

Ce Chinois était un ancien soldat de la garnison de Tsiamdo ; ayant rempli les trois années de service fixées par la loi, il avait obtenu le privilège de rester dans le Thibet pour se livrer au commerce. Il s'y était marié, et après avoir amassé une petite fortune, il s'en retournait dans sa patrie avec toute sa famille. Nous ne pûmes nous empêcher d'admirer le courage, l'énergie et le dévouement de ce brave Chinois, si différent de ses égoïstes compatriotes, qui ne se font pas le moindre scrupule d'abandonner femmes et enfants dans les pays étrangers. Il avait à braver non seulement les dangers et les fatigues d'une longue route, mais encore les railleries de ceux qui n'avaient pas le cœur d'imiter son bel exemple. Les soldats de notre escorte ne tardèrent pas, en effet, à le tourner en ridicule. — Cet homme, disaient-ils, a évidemment une cervelle moisie. Rapporter de chez les peuples étrangers de l'argent et des marchandises, voilà qui est raisonnable ; mais emmener dans la nation centrale, une femme à grands pieds, et tous ces petits barbares, c'est ce qui est contraire a tons les usages ... Est-ce que cet homme aurait encore envie d'amasser de l'argent en faisant voir ces bêtes du Thibet ?.... — Plus d'une fois des propos de ce genre vinrent exciter notre indignation. Nous nous fîmes toujours un devoir de prendre parti pour ce brave père de famille, de louer sa belle conduite, et de réprouver hautement la barbarie et l'immoralité des usages chinois.

Peu de temps après que nous eûmes admis dans notre caravane la petite et intéressante troupe de Tsiamdo, nous laissâmes sur notre droite la rivière Dza-Tchou, et nous franchîmes une montagne couverte de grands arbres et d'énormes rochers enveloppés de larges plaques de lichens. Nous rejoignîmes ensuite la rivière, nous la côtoyâmes sur un sentier scabreux pendant quelques lis, et nous arrivâmes à Meng-Phou. Nous n'avions fait guère plus de huit lieues, mais nous étions brisés de fatigue. Les trois jours de repos que nous avions pris à Tsiamdo, nous ayant fait perdre un peu l'habitude du cheval, nous n'avions pu qu'à grand'peine remettre nos jambes au pli. Meng-Phou est une réunion de sept à huit maisonnettes construites en pierres brutes, dans un large et profond ravin.

Le lendemain, nous voyageâmes sur la crête d'une haute montagne, étant continuellement obligés de monter et de descendre pour aller d'un mamelon à un autre. Dans cette route, nous dûmes fréquemment franchir des précipices sur des ponts de bois qui, selon l'expression de l'Itinéraire chinois, sont suspendus dans la région des nuages. Après soixante lis de marche, nous arrivâmes à Pao-Tun, où nous changeâmes les oulah, et où nous commençâmes à trouver les Thibétains moins souples et moins maniables que de l'autre côté de Tsiamdo. Leur œil devenait plus altier, et leurs manières plus brusques ; par contrecoup, les Chinois de la caravane se faisaient plus humbles, moins exigeants, et s'abstenaient prudemment de parler à l'impératif.

De Pao-Tun à Bagoung, on ne rencontre continuellement, pendant dix lieues, que des montagnes calcaires, entièrement nues et décharnées. On n'y voit ni arbres, ni herbes, pas même des mousses. Dans le bas, on remarque seulement, dans les fissures des rochers, quelques saxifrages pleines de vigueur, et qui semblent protester contre cette désolante stérilité. Une de ces montagnes, que les Chinois nomment Khou-Loung-Chan, c'est-à-dire Montagne trouée, présente un aspect extrêmement bizarre. On y voit un nombre considérable de trous et de cavités, d'une grande variété de forme et de grandeur. Il y a de ces ouvertures qui ressemblent à d'immenses portails. Les plus petites ont la forme de cloches et de lucarnes rondes et ovales. La montagne étant taillée à pic, nous ne pûmes aller visiter ces cavernes. Cependant, nous les approchâmes d'assez près pour pouvoir juger qu'elles sont toutes d'une profondeur considérable. Ces nombreuses cavités, résultant probablement d'anciennes éruptions volcaniques, sont attribuées par les Chinois aux Kouëi, ou mauvais génies. Les Thibétains au contraire prétendent qu'elles ont été creusées par les Esprits tutélaires de la contrée ; que, dans l'antiquité, des Lamas d'une grande sainteté en ont fait leur retraite, qu'ils s'y sont transformés en Bouddha, et qu'à certaines époques de l'année, on entend encore résonner dans l'intérieur de la montagne, le murmure des prières lamaïques.

Dans le Thibet, nous n'avions presque jamais rencontré sur notre route que des montagnes de nature granitique, toujours remarquables par ces amas d'énormes pierres entassées les unes sur les autres, affectant ordinairement une forme d'origine quadrangulaire, mais grossièrement arrondie sur les angles par l'action incessante du vent et de la pluie. Ces grandes masses calcaires, que nous aperçûmes sur la route de Bagoung, ne pouvaient manquer de fixer notre attention. Le pays, en effet, commençait à changer totalement d'aspect. Pendant plus de quinze jours nous ne cessâmes de voir des montagnes calcaires, donnant un marbre aussi blanc que la neige, à grain fin et très serré. Les bergers de ces contrées sont dans l'usage d'en extraire de grandes dalles, sur lesquelles ils gravent l'image de Bouddha, ou la formule Om mani padmé houm, et qu'ils exposent ensuite sur les bords des chemins. Ces gravures restent, un nombre considérable d'années, sans se déformer le moins du monde ; car ce marbre ayant une grande quantité de silex intimement mélangé au carbonate de chaux, il est d'une dureté extrême. Avant d'arriver à Bagoung, nous eûmes pendant quatre ou cinq lis, un chemin continuellement bordé à droite et à gauche, par deux lignes non interrompues de ces inscriptions bouddhiques. Nous rencontrâmes même plusieurs Lamas occupés à graver des mani sur des plaques de marbre.

Nous arrivâmes au petit village de Bagoung peu de temps avant la nuit. Nous allâmes mettre pied à terre au corps de garde chinois, composé de quelques maisonnettes construites en magnifiques fragments de marbre blanc, cimentés avec de la boue ou de la bouse de vache. Aussitôt que nous fûmes arrivés, on nous annonça la mort du Liang-Taï, nommé Peï, qui nous avait atteints à Tsiamdo. Il y avait deux jours que sa caravane était passée à Bagoung. Etant parvenu au corps de garde, les porteurs du Mandarin, après avoir déposé le palanquin, en ouvrirent les rideaux, selon l'usage, pour inviter son Excellence à vouloir bien entrer dans l'appartement qu'on lui avait préparé. Mais dans le palanquin il n'y avait plus qu'un cadavre. Selon les usages chinois, le fils du défunt ne pouvait laisser le corps de son père sur une terre étrangère ; il devait le conduire dans sa famille, pour le déposer dans la sépulture des ancêtres. Or, nous étions encore au cœur du Thibet, et la famille du Mandarin Peï se trouvait dans la province du Tche-Kiang, tout-à-fait à l'extrémité de la Chine. La route, comme on voit, était longue et difficile ; cependant, il n'y avait pas à balancer, la piété filiale devait aplanir tous les obstacles. Un cercueil tout préparé se trouva, par hasard, au corps de garde. Le fils du Mandarin l'acheta très-chèrement aux soldats ; il y déposa les restes de son père ; on adapta au cercueil les brancards du palanquin, et les porteurs, moyennant un supplément de salaire, consentirent à porter jusqu'aux frontières de Chine, un mort au lieu d'un vivant. La caravane avait quitté Bagoung la veille de notre arrivée.

La nouvelle de cette mort étonna et frappa tout le monde. Ly-Kouo-Ngan surtout, qui était dans un état bien peu rassurant, en fut épouvanté ; la peur qu'il en eut, l'empêcha de souper ; mais dans la soirée une pensée vint le distraire de ces tristes pensées de la mort. Le chef du village thibétain se rendit au corps de garde, pour annoncer aux voyageurs qu'il avait été arrêté, dans le pays, que désormais on ne fournirait plus les oulah gratuitement ; .... que pour un cheval on paierait une once d'argent, et pour un yak une demi-once. — La caravane qui est partie hier, ajouta-t-il, a été obligée d'en passer par là ... Pour bien nous prouver ensuite que ce règlement ne supportait aucune discussion, il nous tira brusquement la langue, et s'en alla.

Un manifeste si clair et si précis fut pour le Pacificateur des royaumes un véritable coup de foudre. Il oublia complètement la mort si mélancolique du pauvre Liang-Taï, pour ne plus s'occuper que de l'effroyable catastrophe qui allait fondre sur sa bourse. Nous participâmes charitablement à sa douleur, et nous essayâmes de notre mieux, de conformer nos paroles à ses sombres pensées. Mais au fond la chose nous était parfaitement indifférente. Si l'on refusait de nous fournir les moyens de continuer notre route, nous n'avions qu'à rester dans le Thibet ; ce qui, au bout du compte, n'était pas pour nous un parti extrêmement difficile à prendre. En attendant, nous allâmes nous coucher, et nous laissâmes les gens de l'escorte s'occuper de politique et d'économie sociale.

Le lendemain, quand nous nous levâmes, il n'y avait dans la cour du corps de garde ni bœufs ni chevaux. Ly-Kouo-Ngan était plongé dans une profonde désolation. — Aurons-nous des oulah ? lui demandâmes-nous ; partirons-nous aujourd'hui ? — Ces hommes sauvages, nous répondit-il, n'entendent pas la raison ; ils ne comprennent pas le mérite de l'obéissance. J'ai pris le parti de m'adresser à Proul-Tamba ; je lui ai envoyé une députation. Il y a longtemps que je le connais, et j'espère qu'il nous fera avoir des oulah. Ce Proul-Tamba était un personnage dont nous avions déjà beaucoup entendu parler ; il était à la tête du parti du jeune Tchaktchouba do Djaya, et par conséquent l'ennemi déclaré de l'influence chinoise. Il était, disait-on, aussi instruit que les Lamas les plus savants de Lha-Ssa ; personne ne l'avait jamais égalé en bravoure, jamais dans les combats il n'avait éprouvé de défaite. Aussi, parmi toutes les tribus de la province de Khara, son nom seul était une puissance, et agissait comme un talisman sur l'esprit de la multitude. Proul-Tamba était, en quelque sorte, l'Abd-el-Kader de ces rudes montagnards.

La demeure de Proul-Tamba n'était guère éloignée de Bagoung que de cinq ou six lis. La députation qu'on y avait envoyée fut bientôt de retour, et annonça que le Grand-Chef allait lui-même venir. Cette nouvelle inattendue mit tout en émoi au village thibétain et au corps de garde chinois. On se disait, avec empressement : Le Grand Chef va venir, nous allons voir le Grand-Chef !... Ly-Kouo-Ngan se hâta de mettre ses beaux habits, de chausser ses bottes en soie, et de se coiffer de son bonnet de cérémonie. Les soldats chinois firent aussi de leur mieux un peu de toilette. Pendant que les Thibétains se rendaient, en courant, au-devant de leur chef, Ly-Kouo-Ngan choisit dans ses malles un magnifique khata, ou écharpe de félicité, et alla se poster sur le seuil de la porte pour recevoir le fameux Proul-Tamba. Quant à nous, le rôle qui nous convenait le mieux en cette circonstance, c'était de nous livrer tranquillement à l'étude des physionomies qui nous entouraient. La plus intéressante à observer était, sans contredit, celle du Pacificateur des royaumes. Il était curieux de voir ce Mandarin chinois, ordinairement si plein de morgue et d'insolence en présence des Thibétains, devenu tout à coup humble et modeste, et attendant avec tremblement l'arrivée d'un homme qu'il croyait fort et puissant.

Enfin, le Grand-Chef parut. Il était à cheval, et escorté de quatre cavaliers d'honneur. Aussitôt que tous eurent mis pied à terre, le Pacificateur des royaumes s'approcha, fit une profonde inclination, et offrit son écharpe à Proul-Tamba. Celui-ci fit signe à un de ses hommes de recevoir l'offrande, et, sans rien dire, il traversa brusquement la cour, et alla droit à la chambre préparée pour la réception, et où nous attendions avec le Lama Dchiamdcbang. Proul-Tamba nous fit une toute petite inclination de tête, et s'assit, sans façon, à la place d'honneur, sur un grand tapis de feutre gris. Ly-Kouo-Ngan se plaça à sa gauche, le Lama Dchiamdchang à droite, et nous sur le devant. Il y avait entre nous cinq une si respectueuse distance, que nous formions comme un grand cercle. Des soldats chinois et une foule de Thibétains se tenaient debout derrière l'assemblée.

Il y eut un moment d'un silence profond. Le Grand-Chef Proul-Tamba était âgé, tout au plus, d'une quarantaine d'années ; il était de taille moyenne ; pour tout vêtement, il portait une grande robe en soie verte, doublée d'une belle fourrure en peau de loup, et serrée aux reins par une ceinture rouge. De grosses bottes en cuir violet, un effrayant bonnet en peau de renard, et un long et large sabre, passé horizontalement dans la ceinture, complétaient son costume. De longs cheveux d'un noir d'ébène, qui descendaient sur ses épaules, donnaient à sa pâle et maigre figure, une grande expression d'énergie. Les yeux étaient, surtout, ce qu'il y avait de plus remarquable dans la physionomie de cet homme ; ils étaient larges, flamboyants, et respiraient un courage et une fierté indomptables. Dans toute son allure, d'ailleurs, Proul-Tamba dénotait un homme vraiment supérieur, et né pour commander à ses semblables. Après nous avoir regardés attentivement les uns après les autres, en tenant ses mains appuyées sur les deux extrémités de son sabre, il tira de son sein un paquet de petits khata, et nous en fit distribuer un à chacun par un de ses hommes. Se tournant ensuite vers Ly-Kouo-Ngan : — Ah ! te voilà revenu, lui dit-il, d'une voix qui résonnait comme une cloche ; si l'on ne m'avait annoncé ce matin que c'était toi, je ne t'aurais pas reconnu. Comme tu as vieilli, depuis ton dernier passage à Bagoung ! — Oui, tu as raison, répondit le Pacificateur des royaumes, d'une voix papelarde et mielleuse, et en se traînant sur le tapis de feutre pour se rapprocher de son interlocuteur... ; oui, tu as raison, je suis bien caduc ; mais toi, te voilà plus vigoureux que jamais. — Nous vivons dans des circonstances où j'ai besoin d'être vigoureux... Il n'y a plus de paix dans nos montagnes. — C'est vrai, j'ai appris là-bas que vous aviez eu ici, entre vous, une petite contestation. — Voilà plus d'un an que les tribus de Kham se font une guerre acharnée, et tu appelles cela une petite contestation ! Tu n'auras qu'à ouvrir less yeux sur ta route, et tu verras, de toutes parts, des villages en ruines et des forêts incendiées. Dans quelques jours, nous serons obligés de mettre de nouveau la main à l'œuvre ; car personne ne veut entendre les paroles de paix... Cette guerre eût pu être terminée par quelques combats ; mais depuis que vous autres Chinois, vous avez voulu vous mêler de nos affaires, les partis sont devenus irréconciliables ... Oh! vous autres, Mandarins chinois, vous n'êtes bons qu'à apporter dans nos contrées le désordre et la confusion. Cela ne peut pas durer de la sorte. On vous a laissé faire pendant longtemps, et maintenant votre audace n'a plus de bornes ... Je ne puis, sans frémir de tous mes membres, penser à cette affaire du Nomekhan de Lha-Ssa. On prétend que le Nomekhan a commis de grands crimes ;... cela n'est pas vrai. Ces grands crimes, c'est vous autres qui les avez inventés. Le Nomekhan est un saint ..., c'est un Bouddha-vivant ! Qui avait jamais entendu dire qu'un Bouddha-vivant pût être jugé et envoyé en exil par Ki-Chan, un Chinois, un homme noir ? — L'ordre est venu du grand Empereur, répondit Ly-Kouo-Ngan d'une voix basse et tremblante. — Ton grand Empereur, s'écria Proul-Tamba, en se tournant avec emportement vers son interrupteur, ton grand Empereur n'est non plus qu'un homme noir. Qu'est-ce que c'est que ton Empereur, à côté d'un grand Lama, d'un Bouddha-vivant ?

Le grand chef de la province de Kham invectiva longtemps contre la domination des Chinois dans le Thibet. Il attaqua tour à tour l'Empereur, le vice-roi du Sse-Tchouen et les ambassadeurs de Lha-Ssa. Dans toutes ces énergiques philippiques, il faisait sans cesse revenir l'affaire du Nomekhan. On voyait qu'il s'intéressait vivement au sort de ce grand Lama, qu'il regardait comme une victime de la cour de Péking. Le Pacificateur des royaumes se garda bien de faire de l'opposition ; il fit semblant de partager les sentiments de Proul-Tamba, et s'empressa d'accueillir toutes ses paroles par de petites inclinations de tête. Enfin, il se hasarda à lâcher quelques mots touchant le départ et les oulah. — Les oulah ! répondit Proul-Tamba ; désormais, il n'y en aura plus pour les Chinois, à moins qu'ils ne consentent à les payer convenablement. C'est bien assez que nous laissions des Chinois pénétrer dans nos pays, sans que nous ayons encore la sottise de leur fournir gratuitement des oulah ... Cependant, comme je te connais depuis longtemps, on fera aujourd'hui une exception pour ta caravane. Tu conduis, d'ailleurs, deux Lamas du ciel d'occident, qui m'ont été recommandés par le premier Kalon de Lha-Ssa, et qui ont droit à mes services... Où est le Dhéba de Bagoung ? qu'il avance. — L'individu qui. la veille, était venu nous dire : Point d'argent, point de oulah ..., se présenta : il posa un genou en terre devant le Grand-Chef, et lui tira respectueusement la langue. — Qu'on conduise les oulah à l'instant, s'écria Proul-Tamba, et que tout le monde fasse son devoir ! — Les Thibétains qui se trouvaient dans la cour du corps de garde, poussèrent, tous ensemble, une grande acclamation, et se rendirent en courant au village voisin. Proul-Tamba se leva ; et, après nous avoir invités à aller prendre le thé dans sa maison, qui se trouvait sur notre route, il sauta à cheval, et s'en retourna au grand galop. Les oulah ne tardèrent point à arriver, et la caravane se trouva bientôt organisée comme par enchantement.

Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à la demeure du Grand-Chef. C'était une maison haute, vaste, et assez semblable à un château-fort du temps de la féodalité. Un large canal, bordé de grands arbres, en faisait le tour. Un pont-levis s'abaissa devant nous ; nous mîmes pied à terre pour le traverser, et nous arrivâmes, par un immense portail, dans une cour carrée où nous attendait le seigneur Proul-Tamba. On attacha les chevaux à des poteaux plantés au milieu de la cour, et nous fûmes introduits dans une vaste salle, qui paraissait tenir lieu de temple domestique. Les énormes poutres qui soutenaient la toiture étaient entièrement dorées. Les murs étaient tapissés de nombreuses banderolles de diverses couleurs, et chargées d'inscriptions thibétaines. Enfin, au fond de la salle, on voyait trois statues colossales de Bouddha, devant lesquelles étaient placées de grandes lampes à beurre et des cassolettes pour les parfums.

Dans un angle du temple, on avait disposé une table basse avec quatre épais coussins doublés en pou-lou rouge. Proul-Tamba nous invita gracieusement à prendre place, et aussitôt que nous fûmes accroupis, parut la châtelaine en grand costume, c'est-à-dire avec sa figure horriblement barbouillée de noir, et ayant ses nombreuses tresses de cheveux ornées de paillettes, de grains de corail rouge et de petits disques en nacre. De la main droite elle tenait, par son anse, une majestueuse cruche à thé, dont le large ventre reposait sur son bras gauche. Chacun présenta son écuelle, qui fut à l'instant remplie d'une bonne rasade de thé, à la surface duquel flottait une épaisse couche de beurre : c'était un thé de première qualité. Pendant que nous dégustions par petits coups ce brûlant liquide, la châtelaine reparut, portant deux plats en bois doré, chargés, l'un de raisins secs, et l'autre de noix. — Voilà des fruits de notre pays, nous dit Proul-Tamba ; ils viennent dans une belle vallée qui est peu éloignée d'ici. Dans le ciel d'occident, y a-t-il des fruits de cette espèce ? — Oui, beaucoup. Oh ! tu ne saurais croire tout le bien que tu nous fais en nous présentant de ces fruits ; car ils nous rappellent notre patrie ... Et, en disant ces mots, nous puisâmes au plat doré, une pincée de raisins. Malheureusement, ils n'étaient remarquables que par une peau âpre et coriace, et par une foule de grains qui craquaient sous la dent comme du gravier. Nous tournâmes nos regards vers les noix, qui étaient d'une magnifique grosseur ; mais, nouvelle déception ! La pulpe se trouvait si solidement enchâssée dans ses durs compartiments, que nous eûmes toutes les peines du monde à en extraire quelques parcelles avec l'extrémité de nos ongles. Nous retournâmes aux raisins secs, puis nous revînmes aux noix, nous promenant ainsi tour à tour d'un plat à l'autre, cherchant toujours, mais toujours vainement, de quoi calmer un peu les récriminations de notre estomac. Nous commencions à être convaincus que madame Proul-Tamba avait voulu nous jouer une mauvaise plaisanterie, lorsque nous vîmes apparaître deux vigoureux Thibétains, portant une nouvelle table, sur laquelle s'élevait un chevreau tout entier, surmonté d'une superbe cuisse de cerf. Cette apparition inattendue nous fit tressaillir, et un sourire involontaire dut annoncer à notre amphitryon, combien son second service était accueilli favorablement. On enleva les peaux de raisin et les coques de noix, la bière thibétaine remplaça le thé beurré, et nous nous mîmes à l'œuvre avec une incomparable énergie.

Quand nous eûmes glorieusement triomphé de ce repas homérique, nous offrîmes au Grand-Chef une écharpe de félicité, et nous remontâmes à cheval. Non loin du château féodal du fameux Proul-Tamba, nous rencontrâmes sur notre route une montagne calcaire, ayant à son sommet de grandes ouvertures, et portant, sur ses flancs escarpés, de nombreuses sentences bouddhiques, gravées en caractères gigantesques. Tous les Thibétains de la caravane s'arrêtèrent, et se prosternèrent trois fois la face contre terre. Cette montagne servait de retraite à un Lama contemplatif, pour lequel toutes les tribus de la province de Kham avaient une vénération profonde. D'après les récits des gens du pays, ce saint Lama s'était relire, depuis vingt deux ans, dans une des cavernes de la montagne. Depuis lors, il y était constamment resté sans en sortir une seule fois, passant les jours et les nuits dans la prière et la contemplation des dix milles vertus de Bouddha. Il n'était permis à personne d'aller le visiter. Cependant tous les trois ans, il donnait une grande audience de huit jours, et, pendant ce temps, les dévots pouvaient se présenter librement dans sa cellule, pour le consulter sur les choses passées, présentes et futures. Alors les grosses offrandes ne manquaient jamais d'affluer de toutes parts ; mais le saint Lama ne gardait rien pour lui. Il avait l'habitude de faire tout distribuer aux pauvres de la contrée. Qu'avait-il besoin, d'ailleurs, des richesses et des biens de ce monde ? Sa cellule, creusée dans la roche vive, ne réclamait jamais la moindre réparation, sa robe jaune, doublée de peau de mouton, lui allait à toutes les saisons ; tous les six jours, seulement, il prenait un repas composé d'un peu de thé et de farine d'orge, que les personnes charitables du voisinage lui faisaient passer par le moyen d'une longue corde, qui descendait du haut de la grotte jusqu'au pied de la montagne.

Quelques Lamas s'étaient placés sous la conduite de cet ermite, et avaient résolu de suivre son genre de vie. Ils habitaient des cellules creusées aux environs de celle de leur maître. Le plus célèbre de ses disciples était le père du grand Proul-Tamba. Il avait été, lui aussi, guerrier illustre, et n'avait jamais cessé d'être à la tête des peuples de ces contrées. Etant parvenu à un âge avancé, et voyant son fils capable de lui succéder, il lui avait donné le titre de Grand-Chef. S'étant ensuite rasé la tête, et ayant endossé l'habit sacré des Lamas, il s'était retiré dans la solitude, laissant à des bras plus jeunes et plus vigoureux la charge de terminer la lutte qui s'était engagée entre les deux Houtouktou de la province de Kham.

Le soleil n'était pas encore couché, lorsque nous arrivâmes au poste de Wang-Tsa, éloigné de Bagoung d'une cinquantaine de lis. Wang-Tsa est un petit village alligné au pied d'une colline de terre noire, où croissent de grandes touffes de houx et de cyprès. Les maisons, bâties avec cette terre noire, donnent au village un aspect extrêmement sombre et funèbre. A Wang-Tsa, nous commençâmes à remarquer des traces de la guerre civile qui désolait ces contrées. Le corps de garde chinois, construit en grosses planches de sapin, avait été complètement brûlé. Les nombreux débris à moitié charbonnés, qu'on rencontrait encore ça et là, nous servirent à faire, pendant toute la soirée, un feu magnifique.

Le lendemain, aussitôt que nous nous mîmes en route, nous remarquâmes dans la caravane un singulier changement. Les chevaux et les bœufs étaient bien encore ceux que nous avions pris à Bagoung ; mais tous les conducteurs thibétains avaient disparu, il n'en était pas resté un seul ; des femmes de Wang-Tsa les avaient remplacés. Ayant demandé la cause de cette nouvelle et surprenante organisation — Aujourd'hui, nous répondit le Lama Dchiamdchang, on doit arriver à Gaya ; c'est un village ennemi. Si les hommes y allaient, on ne pourrait s'empêcher de se battre, et les habitants de Gaya s'empareraient des animaux de la caravane. Les oulah étant conduits par des femmes, il n'y a rien à craindre. Des hommes qui auraient la lâcheté de se battre contre des femmes, et de prendre les animaux confiés à leur garder seraient méprisés de tout le monde. Tels sont les usages de ces contrées. — Nous ne fûmes pas peu surpris de rencontrer, parmi ces sauvages montagnes du Thibet, des habitudes et des sentiments si conformes aux mœurs de notre patrie. C'était de la pure chevalerie française. Nous étions donc quelque peu impatients de voir de quelle façon courtoise et galante les dames de Wang-Tsa seraient accueillies par les gentilhommes de Gaya.

Après avoir franchi une grande montagne, couverte de gros quartiers de rochers, à moitié ensevelis dans de vieilles couches de neige, nous entrâmes dans une vallée entièrement livrée à la culture, et dont la température était assez douce. On apercevait de loin, dans un enfoncement, les maisons de Gaya. Elles étaient hautes, flanquées de tours d'observation, et assez semblables à des châteaux forts. Lorsque nous fûmes à quelques centaines de pas de ce gros village, il en sortit tout à coup un formidable escadron de cavalerie, qui se précipita avec impétuosité à l'encontre de la caravane. Tous ces cavaliers, armés de fusils en bandoulière et de longues lances, paraissaient tout disposés à un coup de main. Cependant toute leur humeur martiale s'évanouit aussitôt qu'ils s'aperçurent que la troupe était conduite par des femmes. Ils se contentèrent de s'abandonner à de grands éclats de rire, et de railler la couardise de leurs ennemis.

Quand nous fîmes notre entrée à Gaya, hommes, femmes, enfants, tout le monde était en mouyement ; de toutes parts on poussait des clameurs qui ne nous paraissaient nullement sympathiques : il n'arriva, toutefois, aucun accident. Nous allâmes mettre pied à terre dans la cour d'une grande maison à trois étages ; et aussitôt que l'on eut dessellé les chevaux, et déchargé les bœufs à long poil, les dames de Wang-Tsa burent à la hâte une bonne écuellée de thé beurré qu'on eut la courtoisie de leur servir à la ronde ; et immédiatement après, elles s'en retournèrent avec leurs oulah.

Nous trouvâmes à Gaya, un logement assez confortable ; mais nous ne savions pas trop à quelles conditions nous en sortirions. L'importante question des oulah préoccupait tout le monde ; personne cependant n'eut le courage de la poser franchement, et on alla se coucher en remettant au lendemain les affaires sérieuses.

Le jour avait à peine paru, que la cour de la maison où nous étions logés, se trouva encombrée d'une foule de Thibétains, qui étaient venus délibérer sur le mode de taxer notre caravane. Du haut d'un balcon du second étage, nous pûmes jouir à notre aise du singulier spectacle que présentait cette assemblée délibérante. Parmi cette nombreuse multitude, il n'y avait pas un seul individu qui ne fût orateur ; tout le monde parlait à la fois ; et à en juger par le timbre éclatant des voix, et par l'impétueuse animation des gestes, il devait, certes, se prononcer là de bien belles harangues. On voyait des orateurs monter sur les bagages entassés dans la cour, et s'en faire des tribunes d'où ils dominaient l'assemblée ; il paraissait quelquefois que l'éloquence de la parole n'était pas suffisante pour porter la conviction dans les esprits ; car on en venait aux coups, on se prenait aux cheveux, et l'on se battait avec acharnement, jusqu'à ce qu'un tribun influent parvînt à rappeler à l'ordre ses honorables confrères. Le calme n'était pas de longue durée ; le tumulte et le désordre recommençaient bientôt avec une intensité qui allait toujours croissant. La chose devint si grave, que nous demeurâmes convaincus que ces gens-là ne parviendraient jamais à se mettre d'accord, qu'ils finiraient par tirer leurs sabres de leurs fourreaux et par se massacrer entre eux. En pensant ainsi, nous nous trompions étrangement. Après que l'assemblée eut bien vociféré, hurlé, gesticulé et boxé pendant plus d'une heure, de grands éclats de rire se firent entendre, la séance fut terminée, et tout le monde se retira dans le plus grand calme. Deux hommes montèrent aussitôt au deuxième étage, où logeait l'état-major de la caravane ; ils annoncèrent à Ly-Kouo-Ngan que les chefs de famille de Gaya, après avoir délibéré sur l'organisation des oulah, avaient décidé qu'on fournirait gratis des animaux aux deux Lamas du ciel d'occident, et aux Thibétains de Lha-Ssa ; mais, que les Chinois seraient obligés de payer une demi-once d'argent pour un cheval, et un quart pour un bœuf à long poil ... A cette nouvelle, Ly-Kouo-Ngan ramassa toutes ses forces, et se mit à invectiver avec énergie contre ce qu'il appelait une tyrannie, une injustice. Les soldats chinois de la caravane, qui étaient présents, poussèrent les hauts cris, et firent des menaces dans l'intention d'intimider les délégués de l'assemblée nationale de Gaya ; mais ceux-ci conservèrent une attitude admirablement fière et dédaigneuse : l'un d'eux fit un pas en avant, posa avec une certaine dignité sauvage sa main droite sur l'épaule de Ly-Kouo-Ngan, et après l'avoir fixé un instant avec ses grands yeux noirs ombragés d'épais sourcils ; — Homme de la Chine, lui dit-il, écoute-moi ; crois-tu que, pour un habitant de la vallée de Gaya, il y ait une grande différence entre couper la tête d'un Chinois ou celle d'un chevreau ?.... Dis-donc à tes soldats de ne pas faire les méchants, et de ne pas proférer de grandes paroles ... Est-ce qu'on a jamais vu qu'un renard ait pu intimider le terrible yak des montagnes ? Les oulah vont arriver à l'instant ; si vous ne les prenez pas, si vous ne parlez pas aujourd'hui, demain le prix sera double. — Les Chinois, entrevoyant que la violence ne pourrait conduire qu'à de funestes résultats, eurent recours à la ruse et aux cajoleries, mais tout fut inutile. Ly-Kouo-Ngan n'eut d'autre moyen, pour terminer l'affaire, que d'ouvrir son coffre-fort, et de peser la somme demandée. Les oulah ne tardèrent point à arriver, et l'on s'occupa avec activité de l'organisation de la caravane, afin de quitter le plus tôt possible ce village de Gaya, que les Chinois trouvaient barbare et inhabitable, mais qui nous avait paru à nous extrêmement pittoresque.

De Gaya à Angti où l'on devait changer les oulah, ce ne fut qu'une petite course de trente lis. Les Chinois étaient désespérés d'avoir été forcés de dépenser tant d'argent pour faire si peu de chemin ; mais ils n'étaient encore qu'au début de leurs misères, car nous devions rencontrer des tribus thibétaines encore moins traitables que celles de Gaya.

La neige, qui nous avait donné quelques jours de répit, depuis notre départ de Tsiamdo, vint de nouveau nous assaillir le soir même de notre arrivée à Angti. Pendant la nuit et le jour suivant, elle tomba en si grande abondance, que nous ne pouvions sortir de notre habitation sans en avoir jusqu'aux genoux. Pour comble d'infortune, nous avions à franchir, en quittant Angti, une des montagnes les plus escarpées et les plus dangereuses de cette route. L'Itinéraire chinois s'exprimait ainsi : A Angti, on traverse une grande montagne neigeuse ; le chemin est très-raide ; les neiges accumulées ressemblent à une vapeur argentée. Le brouillard que la montagne exhale pénètre dans le corps et rend les Chinois malades. »

Selon une tradition populaire du pays, dans les temps anciens, un chef de la tribu de Angti, guerrier fameux et redouté de tous ses voisins, fut un jour enseveli sous une avalanche pendant qu'il traversait la montagne. Tous les efforts que l'on fit pour retrouver son corps demeurèrent infructueux. Un saint Lama de cette époque ayant déclaré que le chef était devenu génie de la montagne, on lui éleva un temple qui subsiste encore, et où les voyageurs ne manquent jamais d'aller brûler quelques bâtons d'odeur, avant de se mettre en route. Dans les temps d'orage, quand le vent souffle avec violence, le génie du mont Angti ne manque jamais d'apparaître : il n'est personne dans le pays qui ne l'ait aperçu plusieurs fois. On le voit toujours monté sur un cheval rouge ; il est revêtu de grands habits blancs, et se promène tranquillement sur la crête de la montagne. S'il vient à rencontrer quelque voyageur, il le prend en croupe, et disparait aussitôt au grand galop ; le cheval rouge étant tellement léger, qu'il ne laisse jamais aucune trace, même sur la neige, personne, jusqu'à ce jour, n'a pu découvrir la retraite du cavalier blanc ; car c'est ainsi qu'on le nomme dans le pays.

Pour notre compte, nous n'étions que médiocrement préoccupés de la rencontre du cheval rouge et du cavalier blanc. Ce que nous redoutions, c'était la montagne ; nous ne pouvions nous empêcher de trembler, à la vue de l'effroyable quantité de neige qui était tombée, et qui devait rendre la route extrêmement dangereuse. Nous fûmes forcés d'attendre le retour du beau temps, et d'envoyer ensuite, comme nous l'avions pratiqué dans de semblables circonstances, quelques troupeaux de bœufs à long poil, pour fouler la neige, et tracer un sentier sur la montagne.

Nous demeurâmes cinq jours à Angti. Ly-Kouo-Ngan mit à profit cette longue halte pour soigner la maladie de ses jambes, qui de jour en jour prenait un caractère plus alarmant. La question des oulah fut longuement débattue dans plusieurs assemblées, et résolue enfin de la même manière qu'à Gaya, ce qui ne manqua pas de vexer beaucoup les Chinois, et de leur arracher de grandes clameurs. Ce que nous trouvâmes de plus remarquable à Angti, ce fut, sans contredit, le Dhéba ou chef de la tribu. Ce personnage, nommé Bomba, était tout au plus haut de trois pieds ; le sabre qu'il portait à la ceinture avait pour le moins deux fois la longueur de sa taille. Malgré cela, cet homme avait un buste magnifique, et surtout une figure large, énergique, et d'une belle régularité. L'exiguïté de sa taille provenait d'un complet avortement des jambes, sans que pourtant ses pieds présentassent aucune difformité : ce manque presque total de jambes n'empêchait pas le chef de la tribu d'Angti d'être d'une activité surprenante. On le voyait sans cesse aller et venir, avec autant d'agilité que les plus ingambes ; il ne pouvait pas, à la vérité, faire de grands pas, mais il y suppléait par la rapidité de ses mouvements. A force de rouler à droite et à gauche, de bondir et de rebondir, il arrivait toujours aussitôt que les autres. Il était, disait-on, le plus habile cavalier et le guerrier le plus intrépide de la tribu. Quand on l'avait une fois hissé sur son cheval, où il se tenait en même temps debout et assis, il était invincible. Dans les assemblées populaires, que les montagnards de ces contrées ont coutume de tenir fréquemment, et toujours en plein air, pour traiter toutes les questions d'intérêt public et privé, le chef Bomba se faisait toujours remarquer par l'ascendant de son éloquence et de son caractère. Quand on débattait à Angti, la taxe des oulah, on ne voyait, on n'entendait que l'étonnant Bomba. Perché sur les épaules d'un gros et grand montagnard, il parcourait comme un géant l'assemblée tumultueuse, et la dominait par sa parole et par son geste, encore plus que par sa stature gigantesque.

Le chef d'Angti ne laissa passer aucune occasion de nous donner des témoignages particuliers de bienveillance et de sympathie. Un jour, il nous invita à dîner chez lui : cette invitation avait le double but d'exercer d'abord à notre égard un devoir d'hospitalité, et en second lieu de piquer la jalousie des Chinois, qu'il détestait et méprisait de toute son âme. Après le dîner, qui n'offrit de remarquable qu'une grande profusion de viande crue et bouillie, et un thé richement saturé de beurre, il nous fit visiter une salle remplie de tableaux et d'armures de toute espèce. Les tableaux qui tapissaient les murs étaient des portraits grossièrement coloriés, représentant les plus illustres ancêtres de la famille des Bomba ; on y voyait une nombreuse collection de Lamas de tout âge et de toute dignité, et quelques guerriers en costume de bataille. Les armes étaient nombreuses, et d'une grande variété : il y avait des lances, des flèches, des sabres à deux tranchants, en spirale et en forme de scie ; des tridents, de longs bâtons armés de grosses boucles de fer, et des fusils à mèche dont les culasses affectaient les formes les plus bizarres. Les armes défensives étaient des boucliers ronds en cuir de yak sauvage, et garnis de clous en cuivre rouge ; des brassards et des cuissards en lames de cuivre, et des camisoles en fil de fer, d'un tissu épais et serré, et conservant malgré cela beaucoup d'élasticité. Le chef Bomba nous dit que ces camisoles étaient des armures des temps anciens ; qu'on les avait laissées de côté depuis que l'usage du fusil était devenu général dans leurs contrées. Les Thibétains, comme nous l'avons dit, sont trop indifférents en matière de chronologie, pour qu'ils puissent assigner l'époque où ils ont commencé à se servir des armes à feu. Il est présumable pourtant qu'ils n'auront connu la poudre à canon que vers le treizième siècle, du temps des guerres de Tchingghiskhan qui avait, comme on sait, de l'artillerie dans ses armées. Une chose assez remarquable, c'est que, parmi les montagnes du Thibet, aussi bien que dans l'empire chinois et dans les steppes de la Tartarie, il n'est personne qui ne sache fabriquer la poudre ; chaque famille en fait pour son usage. En traversant la province de Kham, nous avons souvent remarqué des femmes et des enfants activement occupés à broyer le charbon, le soufre et le salpêtre. La poudre de ces peuples ne vaut certainement pas celle d'Europe : cependant, quand on en met dans un canon de fusil avec une balle par-dessus, il y a assez de force pour pousser la balle, et l'envoyer tuer des cerfs à la chasse et des hommes à la guerre.

Après cinq jours de repos, nous reprimes notre route : tout en partant, la caravane se mit à gravir la haute montagne d'Angti. Nous ne rencontrâmes ni cheval rouge, ni cavalier blanc ; aucun génie ne nous prit en croupe pour nous emmener dans sa solitude. De tous côtés, nous ne vîmes que de la neige, mais une neige si abondante, que nulle part, même sur les montagnes les plus fameuses, nous n'en avions jamais trouvé une quantité si effroyable. Souvent les guides, montés sur des bœufs à long poil, disparaissaient entièrement dans des gouffres dont ils ne pouvaient se débarrasser qu'avec de grandes difficultés. Plus d'une fois nous fûmes sur le point de rebrousser chemin, et de renoncer à l'espérance de parvenir au sommet.

La petite caravane sinico-thibétaine, qui s'était jointe à nous à Tsiamdo, et qui depuis lors ne nous avait jamais abandonnés, présentait un spectacle digne de la plus grande compassion. On oubliait, en quelque sorte, ses propres souffrances, en voyant ces pauvres petites créatures presque à chaque pas enveloppées de neige, et ayant à peine la force de crier et de se lamenter. Nous admirâmes l'intrépidité et l'énergie de cette mère thibétaine, qui savait, pour ainsi dire, se multiplier pour voler au secours de ses nombreux enfants, et qui puisait dans la tendresse maternelle des forces surhumaines.

La montagne d'Angti est si haute et si escarpée, qu'il nous fallut la journée tout entière pour la gravir et la descendre. Le soleil était déjà couché quand nous achevâmes de rouler au bas. Nous nous arrêtâmes quelques minutes, sous des tentes noires habitées par des bergers nomades ; nous avalâmes quelques poignées de tsamba délayé dans du thé salé, et nous nous remîmes en route en suivant une vallée rocailleuse où la neige était totalement fondue. Nous longeâmes pendant deux heures, dans l'obscurité la plus profonde, les bords escarpés d'une rivière dont nous entendions les eaux sans les voir. A chaque instant nous tremblions d'y être précipités ; mais les animaux, qui avaient l'expérience du chemin, et que nous abandonnâmes à leur instinct, nous conduisirent, sans accident, jusqu'à Djaya.

Notre arrivée au milieu de la nuit mit toute la ville en émoi. Les chiens, par leurs aboiements acharnés, commencèrent par donner l'alarme. Bientôt toutes les portes des maisons s'ouvrirent, et les habitants de la ville se répandirent en tumulte dans les rues, avec des lanternes en corne, des torches et des armes de toute espèce. On croyait généralement que c'était une invasion des ennemis. Mais à mesure qu'on remarquait l'allure pacifique et même un peu tremblante de la caravane, les esprits se calmaient, et chacun rentrait chez soi. Il était plus de minuit quand nous pûmes enfin dérouler nos couvertures et prendre un peu de sommeil. Nous nous couchâmes après avoir statué qu'on s'arrêterait un jour à Djaya : ce n'était pas trop qu'un jour de repos, après avoir traversé la fameuse montagne d'Angti.

Djaya est, comme nous l'avons déjà dit, la résidence du jeune Lama Houtouktou, qui pour lors était en guerre avec celui de Tsiamdo. La ville, située dans une belle vallée, est assez vaste ; mais, au moment où nous y passâmes, elle était à moitié ruinée : il y avait tout au plus une vingtaine de jours qu'elle avait été attaquée par les partisans du grand Houtouktou. Les deux partis s'étaient livré, nous dit-on, des combats terribles, et où, de part et d'autre, les victimes avaient été nombreuses. En parcourant la ville, nous vîmes des quartiers totalement ravagés par la flamme ; il ne restait plus que d'énormes amas de pierres calcinées et des boiseries réduites en charbon. Tous les arbres de la vallée avaient été coupés, et le piétinement des chevaux avait ravagé et bouleversé de fond en comble les champs cultivés. La célèbre lamaserie de Djaya était déserte. Les cellules des Lamas et le mur de plus de cent toises de circonférence qui les entourait, tout avait été démoli, et n'offrait plus qu'un horrible amas de ruines : on n'avait respecté que les principaux temples de Bouddha.

Le gouvernement chinois entretient à Djaya une petite garnison composée d'une vingtaine de soldats, ayant à leur tête un Tsien-Tsoung et un Pa-Tsoung. Tous ces militaires avaient une mine peu satisfaite ; ils paraissaient se plaire médiocrement au milieu de ce pays en proie à toutes les horreurs de la guerre civile ; l'attitude guerrière de ces montagnards ne leur laissait de repos ni le jour ni la nuit ; ils avaient beau faire tous leurs efforts pour conserver la neutralité, ou plutôt pour avoir l'air d'appartenir aux deux partis, ils ne s'en trouvaient pas moins à chaque instant placés entre deux feux. Il parait, du reste, qu'à aucune époque, Djaya n'a offert aux Chinois un séjour facile et agréable. Dans tous les temps, la domination chinoise a trouvé une résistance invincible parmi ces fières peuplades. L'Itinéraire chinois que nous avions entre les mains, et qui fut écrit sous le règne de l'empereur Kien-Long, s'exprime ainsi au sujet de ces contrées... « Les Thibétains qui habitent le canton de Djaya, sont d'un caractère altier et farouche ; tous les essais pour les dompter ont été infructueux ; ils passent pour très-féroces, c'est leur naturel... » Ce que l'écrivain chinois appelle caractère farouche, n'est au fond qu'un ardent patriotisme, et une haine bien légitime de tout joug étranger.

Un jour de repos ayant suffisamment réparé nos forces, nous partîmes de Djaya. Il va sans dire que les Chinois furent obligés de payer, argent comptant, le louage des oulah. Les Thibétains de la contrée étaient trop farouches pour nous fournir gratuitement des bœufs et des chevaux. Nous voyageâmes pendant deux jours dans un pays extrêmement bas, où nous rencontrâmes fréquemment de petits villages, et des tentes noires groupées au fond des vallées. Souvent nous fûmes contraints de passer sur de nombreux ponts en bois, pour traverser, tantôt des ruisseaux calmes et paisibles, et tantôt des torrents qui roulaient avec un fracas épouvantable leurs eaux impétueuses.

Un peu avant d'arriver à la station de Adzou-Thang, nous rejoignîmes la troupe qui accompagnait le cercueil du Liang-Taï décédé à Bagoung. Le fils, lui aussi, venait de mourir dans une tente noire, après quelques heures d'une affreuse agonie. La caravane n'ayant plus de chef, se trouvait dans une désorganisation complète ; la plupart des soldats de l'escorte s'étaient dispersés, après avoir pillé les bagages de leur Mandarin ; trois seulement étaient restés à leur poste, et s'occupaient des moyens d'effectuer le transport de ces deux cadavres jusqu'en Chine. Ils désespéraient de pouvoir continuer leur route, en si petit nombre ; aussi l'arrivée de notre caravane les tira-t-elle d'un grand embarras. Le convoi du père avait été convenablement organisé à Bagoung ; restait celui du fils. Les porteurs de son palanquin n'avaient pas voulu s'en charger, parce qu'ils prévoyaient qu'on ne trouverait pas assez d'argent pour les payer. Placer le cercueil sur un bœuf de charge, était une mesure impraticable : jamais on n'eût pu décider les conducteurs thibétains à porter sur un de leurs animaux un cadavre, et surtout le cadavre d'un Chinois ; il fallut donc user de ruse. Le corps du nouveau défunt fut secrètement coupé en quatre parties, puis arrimé dans une caisse qu'on abandonna sans distinction parmi les bagages. On fit croire aux Thibétains que, pour honorer la piété filiale, le corps du fils avait été déposé à côté de celui du père, dans le même cercueil.

Ces deux cadavres, que nous nous étions adjoints pour compagnons de route, donnèrent à la caravane un aspect triste, funèbre, et qui agissait fortement sur l'imagination des Chinois. Ly, le Pacificateur des royaumes, dont les forces allaient tous les jours s'affaiblissant, en était surtout épouvanté ; il eût bien voulu éloigner de lui ce sinistre spectacle, mais il ne l'eût pu sans s'exposer à l'accusation terrible d'avoir mis des obstacles à la sépulture de deux Mandarins morts en pays étranger.

De Adzou-Thang, nous allâmes coucher et changer les oulah dans un petit village de la vallée de Ché-Pan-Keou (vallée des ardoises). Selon le témoignage de l'Itinéraire chinois, les habitants de cette vallée sont des gens très-grossiers, méchants et indociles : ce qui signifie, en d'autres termes, qu'ils n'ont pas peur des Chinois, et qu'ils sont dans l'habitude de leur faire bien payer les yaks et les chevaux qu'ils leur fournissent.

La vallée de Ché-Pan-Keou, comme l'indique son nom, abonde en carrières de schiste argileux. Les Thibétains de ces contrées en retirent de belles feuilles d'ardoise, dont ils recouvrent les plates-formes de leurs maisons ; ils sont aussi dans l'usage d'en extraire des lames très-épaisses, et de graver dessus des images de Bouddha avec la formule : Om, mani, padme, houm. Ces ardoises sont d'un grain extrêmement fin. Les petites parcelles de mica ou de taie qu'elles renferment, leur donnent un lustre brillant et soyeux.

Le ruisseau qui coule au centre de la vallée, contient une grande quantité de poudre d'or ; les gens du pays ne négligent pas de la recueillir et de la purifier. En nous promenant le long de ce ruisseau, nous avons trouvé plusieurs fragments de creusets, où étaient encore attachées de nombreuses parcelles d'or ; nous les montrâmes au Pacificateur des royaumes, et cette vue sembla ranimer ses forces et resserrer les liens qui l'attachaient à la vie. Sa figure s'empourpra soudainement, ses yeux presque éteints pétillèrent d'un feu inaccoutumé ; on eût dit que la vue de quelques grains d'or lui avait fait complètement oublier et sa maladie et les deux cadavres qui l'escortaient.

Les daims musqués abondent dans la vallée schisteuse. Quoique cet animal, ami des froids climats, se rencontre sur presque toutes les montagnes du Thibet, cependant nulle part, peut-être, on n'en voit un aussi grand nombre qu'aux environs de Ché-Pan-Keou. Les pins, les cèdres, les houx et les cyprès qui recouvrent ce pays, contribuent sans doute beaucoup à y attirer ces animaux qui affectionnent d'une manière particulière les racines de ces arbres à odeur forte et aromatique.

Le daim musqué est de la hauteur d'un chevrotain ; il a la tête petite, le museau pointu et orné de longues moustaches blanchâtres ; ses jambes sont fines, et sa croupe large et épaisse ; deux dents longueset recourbées, qui sortent de sa mâchoire supérieure, lui servent à arracher du sol les racines parfumées qui font sa nourriture ; son poil a généralement de deux à trois pouces de longueur ; il est creux, comme celui de presque tous les animaux qui vivent vers le nord des monts Himalaya, extrêmement rude et toujours hérissé ; sa couleur est noire à la partie inférieure, blanche au milieu, et tirant sur le gris à la partie supérieure. Une vessie, suspendue sous le ventre du côté du nombril, renferme la substance précieuse du musc.

Les habitants de la vallée schisteuse, prennent à la chasse un quantité si considérable de daims musqués, que, dans leurs maisons, on ne voit de toutes parts que des peaux de cet animal, suspendues à des chevilles plantées aux murs. Ils utilisent le poil pour rembourrer les épais coussins où ils sont accroupis pendant le jour, et les espèces de matelas qui leur servent de lit ; ils trouvent dans le musc la source d'un commerce très-lucratif avec les Chinois.

Le lendemain de notre arrivée à Ché-Pan-Keou, nous dîmes adieu aux habitants de la vallée, et nous continuâmes notre route. Dans les trois stations qui suivirent, on fut encore sans pitié sur la question des oulah. Les Chinois de la caravane étaient exaspérés de la conduite de ces montagnards sauvages, qui, disaient-ils, n'entendaient rien aux rites, et n'avaient aucune idée du juste et de l'injuste. Pour notre compte, nous nous sentions, au contraire, de la sympathie pour ces hommes à tempérament rude et vigoureusement trempé ; leurs manières, il est vrai, étaient peu raffinées, mais leur naturel était la générosité et la franchise même ; à nos yeux, le fond emportait la forme.

Nous arrivâmes enfin à Kiang-Tsa, et les Chinois commencèrent à respirer ; car nous entrions dans un pays moins hostile. Kiang-Tsa est une vallée très-fertile, et dont les habitants paraissent vivre dans l'aisance. On remarque parmi eux, outre les soldats du poste, un grand nombre de Chinois des provinces du Ssé-Tchouen et du Yun-Nan, qui tiennent quelques boutiques de commerce, et exercent les arts et les métiers de première nécessité. Peu d'années, dit-on, leur suffisent pour faire, dans ce pays, une assez jolie fortune. Les deux Mandarins militaires du Kiang-Tsa, qui avaient été compagnons d'armes de Ly-Kouo-Ngan, furent effrayés de l'état déplorable dans lequel ils le trouvèrent réduit, et lui conseillèrent fortement de continuer sa route en palanquin. Nous joignîmes nos instances aux leurs, et nous eûmes le bonheur de triompher de l'avarice du Pacificateur des royaumes. Il parut enfin comprendre qu'un mort n'avait pas besoin d'argent, et qu'avant tout, il fallait songer à conserver sa vie. Le fils du Mandarin Peï semblait être mort fort à propos, pour mettre à la disposition de Ly-Kouo-Ngan son palanquin et ses huit porteurs chinois ; le tout se trouvait à Kiang-Tsa. On s'arrêta un jour, pour faire quelques réparations au palanquin, et pour donner aux porteurs le temps de préparer leurs sandales de voyage.

Les contrées que nous rencontrâmes au sud de Kiang-Tsa, nous parurent moins froides et moins stériles que celles que nous avions parcourues précédemment. Le sol allait en s'inclinant d'une manière très-sensible ; nous étions bien encore constamment environnés de montagnes, mais elles perdaient peu à peu leur aspect triste et sauvage ; on ne voyait plus ces formes menaçantes, ces gigantesques masses de granit aux découpures brusques et perpendiculaires. Les grandes herbes et les forêts apparaissaient de toutes parts ; les animaux devenaient plus nombreux ; tout annonçait que nous avancions rapidement vers des climats plus tempérés ; les cimes seules des montagnes avaient encore conservé leurs couronnes de neige et de glaçons.

Quatre jours après notre départ de Kiang-Tsa, nous arrivâmes sur les bords du Kin-Cha-Kiang, fleuve à sable d'or (1)[2], que nous avions déjà traversé sur la glace avec l'ambassade thibétaine deux mois avant d'arriver à LhaSsa. Au milieu des belles plaines de la Chine, ce fleuve magnifique roule ses ondes bleues avec une imposante majesté ; mais parmi les montagnes du Thibet, il bondit sans cesse, et précipite la grande masse de ses eaux au fond des gorges et des vallées, avec une impétuosité et des mugissements épouvantables. A l'endroit où nous rencontrâmes le fleuve, il était encaissé entre deux montagnes, dont les flancs escarpés se dressant perpendiculairement sur ses bords, lui faisaient un lit étroit, mais d'une grande profondeur ; les eaux couraient rapidement, en faisant entendre un bruit sourd et lugubre. De temps en temps, on voyait avancer d'énormes quartiers de glace, qui, après avoir tournoyé dans mille remous, allaient se briser avec fracas contre les aspérités de la montagne.

Nous suivîmes la rive droite du Kin-Cha-Kiang pendant une demi-journée. Vers midi, nous arrivâmes à un petit village où nous trouvâmes disposé à l'avance, tout ce qui était nécessaire pour le passage du fleuve. La caravane se divisa sur quatre grands bateaux plats, et en peu de temps nous fûmes sur la rive opposée. Non loin du bord, à l'entrée d'une étroite vallée, était la station de Tchon-Pa-Loung. Le Dhéba du lieu nous fournit, pour souper, d'excellent poisson frais ; et pour dormir, une chambre très-bien fermée à tous les vents, et d'épais matelas rembourrés avec des poils de daim musqué.

Le lendemain, nous côtoyâmes une maigre rivière qui va se réunir au fleuve à sable d'or. Notre cœur était plus épanoui que de coutume, car on nous avait annoncé que le jour même nous arriverions dans une contrée ravissante. Chemin faisant, nous portions donc nos regards de côté et d'autre, avec une inquiète curiosité ; de temps en temps, nous nous dressions sur nos étriers pour voir de plus haut ; mais le tableau ne se hâtait pas de devenir poétique. A notre gauche, nous avions toujours la susdite rivière, sautillant prosaïquement à travers d'énormes cailloux, et à notre droite, une grosse montagne rousse, triste, décharnée, et coupée en tous sens par de profonds ravins ; des masses de nuages blancs, poussés par un vent piquant, glissaient sur les flancs de la montagne, et allaient former devant nous un sombre horizon de brouillards.

Vers midi, la caravane s'arrêta dans une masure, pour boire une écuellée de thé, et manger une poignée de tsamba ; ensuite nous grimpâmes jusqu'au sommet de la montagne rousse, et du haut de ce grand observatoire, nous admirâmes, à notre droite, la magnifique, la ravissante plaine de Bathang (1)[3]. Nous nous trouvâmes transportés tout à coup, et comme par enchantement, en présence d'une contrée qui offrait à nos regards toutes les merveilles de la végétation la plus riche et la plus variée. Le contraste surtout était saisissant : d'un côté, un pays stérile, sombre, montagneux, et presque toujours désert ; de l'autre, au contraire, une plaine riante, où de nombreux habitants se livraient, au milieu de fertiles campagnes, aux travaux de la vie agricole. L'Itinéraire chinois dit : «  Le canton de Bathang est une belle plaine de mille lis de longueur, bien arrosée par des ruisseaux et des sources ; le ciel y est clair, le climat agréable, et tout y réjouit le cœur et les yeux de l'homme. » Nous descendîmes à la hâte le versant de montagne, et nous continuâmes notre route dans un véritable jardin, parmi des arbres on fleur, et le long de vertes rizières. Une douce chaleur pénétra, peu à peu, nos membres, et bientôt nous sentîmes la pesanteur de nos habits fourrés ; il y avait plus de deux ans que nous n'avions sué ; il nous semblait tout singulier d'avoir chaud, sans être devant un bon feu.

Aux environs de la ville de Balhang, les soldats de la garnison se trouvèrent en ligne, pour rendre les honneurs militaires au Pacificateur des royaumes, qui, empaqueté au fond de son palanquin, passa au milieu des rangs d'une façon très-peu guerrière. La population thibétaine, qui était tout entière sur pied, accompagna la caravane jusqu'à une belle pagode chinoise qui devait nous servir de logement. Le soir même, les Mandarins de la garnison chinoise et les Grands-Lamas de la ville vinrent nous rendre visite, et nous faire des offrandes de viande de bœuf et de mouton, de beurre, de farine, de chandelles, de lard, de riz, de noix, de raisins, d'abricots et de plusieurs autres produits de la contrée.

A Bathang, il y a un magasin de vivres ; c'est le quatrième depuis Lha-Ssa ; il est, comme tous les autres, administré par un Mandarin lettré, portant le titre de Liang-Taï. La garnison chinoise, composée de trois cents soldats, est commandée par un Cheou-Péi, deux Tsien-Tsoung et un Pa-Tsoung. L'entretien annuel des troupes chinoises, qui dépendent de ce poste, revient à neuf mille onces d'argent, sans compter les distributions de riz et de farine de tsamba. On remarque, parmi la population de Bathang, un très-grand nombre de Chinois ; ils s'occupent d'art et d'industrie ; plusieurs même se livrent à l'agriculture, et font valoir les fermes des Thibétains. Cette plaine, qu'on rencontre, comme par enchantement, au milieu des montagnes du Thibet, est d'une admirable fertilité ; elle fournit deux récoltes par an. Ses principaux produits sont : le riz, le maïs, l'orge grise, le blé, les pois, les choux, les navets, les oignons, et plusieurs autres variétés de légumes. Parmi les fruits, on remarque le raisin, la grenade, la pêche, l'abricot et le melon d'eau. Le miel y est aussi très abondant. Enfin, on y trouve des mines de cinabre (sulfure de mercure), dont on retire une grande quantité de mercure. Les Thibétains l'obtiennent dans toute sa pureté, en dégageant le soufre par la combustion, ou en le combinant avec de la chaux éteinte.

La ville de Bathang est grande et très-populeuse ; ses habitants paraissent vivre dans l'aisance. Les Lamas y sont très-nombreux, comme dans toutes les villes thibétaines. La principale lamaserie, qu'on nomme grand couvent de Ba, a pour supérieur, un Khampo, qui tient son autorité spirituelle du Talé-Lama de Lha-Ssa.

La puissance temporelle du Talé-Lama finit à Bathang. Les frontières du Thibet proprement dit, furent fixées en 1726, à la suite d'une grande guerre que les Thibétains eurent avec les Chinois. Deux jours avant d'arriver à Bathang, on rencontre, au sommet de la montagne Mang-Ling, un monument en pierre, indiquant ce qui fut réglé à cette époque, entre le gouvernement de Lha-Ssa et celui de Péking, au sujet des limites. Actuellement, les contrées situées à l'est de Bathang, sont indépendantes de Lha-Ssa, sous le rapport temporel. Elles sont gouvernées par des Tou-Sse, espèce de princes feudataires, institués à leur origine par l'Empereur chinois, et reconnaissant encore aujourd'hui son autorité suzeraine. Ces petits souverains sont tenus de se rendre à Péking tous les trois ans, pour offrir leur tribut à l'Empereur.

Nous nous arrêtâmes à Bathang pendant trois jours. La maladie de notre conducteur Ly-Kouo-Ngan fut la cause de ce retard. Les fatigues journalières de cette longue route avaient tellement accablé ce pauvre Mandarin, qu'il était dans un état presque désespéré. Son meilleur parti était de profiter du beau climat de Bathang, et de laisser la caravane poursuivre sa route. Ses amis le lui conseillèrent, mais ce fut vainement. Il voulut continuer le voyage, et chercha, par tous les moyens imaginables, à se faire illusion sur la gravité de son mal. Pour notre compte, nous jugeâmes son état si dangereux, que nous crûmes devoir profiter du repos et du calme dont nous jouissions à Bathang, pour lui parler sérieusement de son âme et de l'éternité. Les conversations que nous avions eues en route, l'avaient déjà suffisamment éclairé sur les principales vérités du christianisme. Il ne s'agissait plus que de lui faire voir bien clairement sa position, et de le convaincre de l'urgence d'entrer franchement et définitivement dans la voie du salut. Ly-Kouo-Ngan fut tout-à-fait de notre avis ; il trouva que nos observations surabondaient en raison. Il nous parla lui-même fort éloquemment de la fragilité et de la brièveté de la vie, des vanités du monde, de l'impénétrabilité des décrets de Dieu, de l'importance du salut, de la vérité de la religion chrétienne, et de l'obligation pour tout homme de l'embrasser. Il nous dit sur tout cela des choses très-sensées et très-touchantes. Mais, quand il fallait conclure, en venir à la pratique, en un mot, se déclarer chrétien, tout se détraquait. Il voulait absolument attendre qu'il fût arrivé dans sa famille, et qu'il eût abdiqué son mandarinat. Nous eûmes beau lui représenter le danger auquel il s'exposait en ajournant cette grande affaire ; tout fut inutile. — Tant que je suis Mandarin de l'Empereur, disait-il, je ne puis me mettre au service du Seigneur du ciel. — Il avait logé cette idée absurde si avant dans son cerveau, qu'il n'y eut pas moyen de l'en arracher.

En quittant le poste de Bathang, nous fûmes contraints de remonter, pendant quelque temps, tout-à-fait vers le nord, pour reprendre la direction de l'est ; car depuis notre départ de Tsiamdo, pendant vingt jours consécutifs, nous n'avions cessé un instant de descendre vers le midi. Les caravanes sont obligées d'allonger cette route d'une manière si considérable, afin d'aller chercher un endroit où l'on puisse passer avec quelque sécurité le grand fleuve Kin-Cha-Kiang.

Notre première journée de marche, en nous éloignant de Bathang, fut pleine de charmes ; car nous cheminâmes avec une douce température, à travers des paysages d'une ravissante variété. L'étroit sentier que nous suivions, était continuellement bordé de saules, de grenadiers et d'abricotiers en fleurs. Le jour suivant, nous retombâmes au milieu des horreurs et des dangers de notre ancien routier. Nous eûmes à gravir une montagne extrêmement élevée, sur laquelle nous fûmes impitoyablement battus par la neige et le vent du nord. C'était une véritable réaction contre le sybaritisme que nous avions savouré dans la plaine tiède et fleurie de Bathang. Au pied de la montagne, la neige fut remplacée par une pluie abondante et glaciale, qui s'infiltrait jusqu'à la moelle des os. Pour comble d'infortune, nous fûmes forcés de passer la nuit dans une habitation dont le toit, largement crevassé en plusieurs endroits, donnait un libre passage au vent et à la pluie. Nous étions cependant tellement exténués de fatigue, que cela ne nous empêcha pas trop de dormir. Le lendemain, noirs nous éveillâmes dans la boue ; nous trouvâmes nos couvertures entièrement imbibées, et nos membres raidis par le froid. Nous fûmes obligés de nous frictionner violemment avec des morceaux de glace, pour faire reprendre au sang sa circulation. L'abominable hameau qui nous procura cet affreux logis, porte le nom de Ta-So.

En sortant de la vallée de Ta-So, on monte, par une étroite gorge, à un plateau que nous trouvâmes encombré de neige. De là, nous entrâmes dans une forêt magnifique, la plus belle que nous ayons vue dans les montagnes du Thibet. Les pins, les cèdres et les houx entrelaçaient leurs vigoureuses branches, et formaient un dôme de verdure impénétrable au soleil, sous lequel on se trouve bien mieux à l'abri de la pluie et de la neige que dans les maisons de Ta-So. Les branches et les troncs de ces grands arbres, sont recouverts d'une mousse épaisse, qui se prolonge en longs filaments extrêmement déliés. Quand cette mousse filandreuse est récente, elle est d'une jolie couleur verte ; mais lorsqu'elle est vieillie, elle est noire, et ressemble exactement à de longues touffes de cheveux sales et mal peignés. Il n'est rien de monstrueux et de fantastique comme ces vieux pins qui portent un nombre infini de longues chevelures suspendues à leurs branches. Le houx épineux qu'on rencontre sur les montagnes du Thibet, est remarquable par le prodigieux développement qu'il acquiert. En Europe, il ne dépasse jamais la taille d'un arbuste ; mais là, il s'élève toujours à la proportion d'un grand arbre. S'il ne vient pas tout-à-fait aussi haut que le pin, il rivalise avec lui par la grosseur du tronc ; il lui est même supérieur par la richesse et l'abondance de son feuillage.

Cette journée de marche fut longue et fatigante. Il était nuit close, quand nous arrivâmes à la station de Samba, où nous devions changer les oulah. Nous étions sur le point de nous coucher, quand on remarqua qu'il manquait un Thibétain de l'escorte. C'était précisément celui qui avait été désigné pour notre domestique. On le chercha avec soin, mais en vain, dans tous les recoins du petit village où nous venions d'arriver. On conclut qu'il s'était égaré dans la forêt. La première pensée fut d'envoyer à sa découverte ; mais avec la nuit obscure qu'il faisait, comment trouver un homme dans cette vaste et épaisse forêt ? On se contenta de se rendre en troupe sur une colline voisine, de pousser des cris, et d'allumer un grand feu. Vers minuit, le voyageur égaré reparut presque mourant de fatigue. Il portait sur son dos la selle de son cheval qui, trouvant sans doute la route trop longue, avait jugé à propos de se coucher au milieu de la forêt, sans qu'il ait été possible de le faire relever. Le retour de ce pauvre jeune homme combla de joie tout le monde, et chacun alla prendre un peu de sommeil.

Le lendemain, on se leva tard. Pendant que les habitants de Samba conduisaient les chevaux et les bêtes de somme, pour l'organisation de la caravane, nous allâmes faire une petite promenade, et jeter un coup d'œil sur cette contrée, où nous étions arrivés de nuit. Le village de Samba est un assemblage d'une trentaine de maisonnettes, construites avec de gros cailloux, et grossièrement cimentées, les unes avec de la bouse de vache, les autres avec de la boue. L'aspect du village est triste ; mais les environs sont assez riants. Deux ruisseaux venant, l'un de l'ouest, l'autre du sud, opèrent leur jonction tout près du village, et donnent naissance à une rivière qui roule ses eaux transparentes à travers une vaste prairie. Un petit pont de bois peint en ronge, des troupeaux de chèvres et de bœufs à long poil, qui folâtraient parmi les pâturages, des cigognes et des canards sauvages, qui pêchaient leur déjeuner sur les bords de l'eau, quelques cyprès gigantesques disséminés ça et là, la fumée même qui s'élevait des cases thibétaines, et que le vent chassait doucement le long des coteaux voisins, tout contribuait à donner de la vie et du charme à ce tableau. Le ciel, du reste, était pur et serein. Déjà le soleil, ayant fait un peu de chemin au-dessus de l'horizon, nous promettait un beau jour et une douce température.

Nous retournâmes au logis, en continuant à pas lents notre promenade. La caravane était organisée et sur le point de se mettre en route. Les bêtes de somme étaient chargées de leurs fardeaux ; les cavaliers, la robe retroussée et le fouet à la main, étaient prêts à monter à cheval. — Nous sommes en retard, dîmes-nous, pressons le pas ;... et d'une course nous fûmes à notre poste. — Pourquoi vous hâter ? nous dit un soldat chinois ; Ly-Kouo-Ngan n'est pas prêt ; il n'a pas encore ouvert la porte de sa chambre. — Aujourd'hui, répondimes-nous, il n'y a pas de grande montagne ; le temps est beau, rien n'empêche de partir un peu tard ... Cependant, va avertir le Mandarin que la caravane est prête. — Le soldat poussa la porte, et entra dans la chambre de Ly-Kouo-Ngan ; il en ressortit à l'instant, pâle et les yeux hagards. — Ly-Kouo-Ngan est mort ! nous cria-t-il à voix basse ... Nous nous précipitâmes dans la chambre, et nous vîmes l'infortuné Mandarin étendu sur son grabat, la bouche entr'ouverte, les dents serrées, et les yeux crispés par la mort. Nous plaçâmes la main sur son cœur, et sa poitrine se souleva lentement. Il y avait encore un faible reste de vie ; mais tout espoir était perdu. L'agonisant avait tout-à-fait perdu l'usage de ses sens ; il poussa encore quelques râlements, et rendit le dernier soupir. Les humeurs dont ses jambes étaient engorgées, avaient reflué à sa poitrine et l'avaient étouffé.

La mort de notre conducteur n'avait pas été imprévue ; elle n'avait, au fond, rien qui dût nous surprendre ; mais elle était arrivée d'une manière si triste et si pitoyable, que tout le monde en fut bouleversé. Pour nous, en particulier, nous en fûmes attristés au delà de toute expression. Nous regrettâmes amèrement qu'il ne nous ait pas été donné d'assister à sa dernière heure cet infortuné, que nous désirions tant faire passer des ténèbres du paganisme aux clartés de la foi. O que les décrets de Dieu sont impénétrables !... Une pensée d'espérance, pourtant, peut encore se mêler à nos justes motifs de crainte. Puisque cette pauvre âme était suffisamment éclairée des vérités de la religion, il est permis de penser que Dieu, dans son infinie miséricorde, lui aura peut-être accordé, au dernier moment, la grâce du baptême de désir.

Ce jour-là, la caravane ne se mit pas en marche ; les animaux furent dessellés et renvoyés au pâturage ; puis les soldats de l'escorte disposèrent tout ce qui était nécessaire, d'après les rites chinois, pour transporter le corps de leur Mandarin jusque dans sa famille. Nous n'entrerons pas ici dans les détails de tout ce qui fut fait à ce sujet ; parce que ce qui concerne les mœurs, les usages et les cérémonies des Chinois, trouvera sa place ailleurs. Nous dirons seulement que le défunt fut enveloppé dans un grand linceul qui lui avait été donné par le Bouddha-vivant de Djachi-Loumbo. Ce linceul, à fond blanc, était entièrement recouvert de sentences thibétaines et d'images de Bouddha, imprimées en noir. Les Thibétains et autres Bouddhistes ont une confiance illimitée dans les suaires imprimés qui sont distribués par le Talé-Lama et le Bandchan-Remboutchi. Ils sont persuadés que ceux qui ont le bonheur d'y être enveloppés après leur mort, ne peuvent manquer d'avoir une heureuse transmigration.

Par la mort de Ly-Kouo-Ngan, la caravane se trouva sans chef et sans conducteur. Il y avait bien le Lama Dsiamdchang, à qui le pouvoir eût dû revenir de droit et par une succession légitime ; mais les soldats chinois n'étant que très-peu disposés à reconnaître son autorité, nous passâmes de l'état monarchique à la forme républicaine démocratique. Cet état de choses dura tout au plus une demi-journée. Nous étant aperçus que les gens de la caravane, soit Thibétains, soit Chinois, n'étaient pas encore mûrs pour un gouvernement si parfait ; considérant que l'anarchie débordait de toutes parts, et que les affaires menaçaient d'aller à la débandade ; n'envisageant enfin que l'intérêt public, et voulant assurer le salut de la caravane, nous nous emparâmes de la dictature. Nous lançâmes immédiatement force décrets, afin que tout fût prêt le lendemain à la pointe du jour pour nous remettre en route. Le besoin d'être gouverné se faisait tellement sentir, que personne ne s'avisa de faire de l'opposition, et que nous fûmes obéis ponctuellement.

A l'heure fixée, nous nous éloignâmes de Samba. La caravane avait un aspect mélancolique et sombre. Avec ses trois cadavres, elle ressemblait absolument à un convoi funèbre. Après trois jours de marche à travers des montagnes, où nous rencontrâmes, à l'ordinaire, du vent, de la neige et du froid, nous arrivâmes au poste de Lithang (1)[4]. Le gouvernement chinois y tient un magasin de vivres, et une garnison composée d'une centaine de soldats. Les Mandarins de Lithang sont : un Liang-Taï, un Cheou-Peï et deux Pa-Tsoung. Quelques minutes après notre arrivée, ces messieurs vinrent nous rendre visite. Avant toute chose, il fut longuement parlé de la maladie et de la mort de notre conducteur. Ensuite il fallut dire quelle était notre qualité, et à quel titre nous étions dans la caravane. Pour toute explication, nous exhibâmes une longue et large pancarte, munie du cachet et de la signature de l'ambassadeur Ki-Chan, et contenant les instructions qui avaient été données à Ly-Kouo-Ngan à notre sujet. — C'est bien, c'est bien, nous dirent ces personnages ; la mort de Ly-Kouo-Ngan ne doit rien changer à votre position : vous serez bien traités partout où vous passerez. Jusqu'à ce jour vous avez toujours vécu en paix avec les gens de la caravane ; certainement la bonne harmonie durera jusqu'au bout. — Nous l'espérions bien ainsi. Cependant, comme, vu la fragilité humaine, il pouvait s'élever en route des difficultés, surtout parmi les soldats chinois, nous désirions beaucoup avoir avec nous un Mandarin responsable. Nous en fîmes la demande, et on nous répondit que, des quatre Mandarins qui étaient à Lithang, aucun ne pouvait s'absenter pour nous conduire ; que nous pourrions bien aller tout doucement, comme cela, avec notre escorte thibétaine et chinoise, jusqu'aux frontières ; et que là on nous trouverait facilement un Mandarin pour nous conduire jusqu'à la capitale du Sse-Tchouen. — Bon ! dîmes-nous, puisque vous ne pouvez pas nous donner un Mandarin, dans ce cas, nous allons voyager comme nous l'entendons, et aller où il nous plaira. Nous ne répondons même pas de ne pas reprendre en sortant d'ici la route de Lha-Ssa. Vous voyez que nous y allons franchement ; réfléchissez. — Nos quatre magistrats se levèrent, en disant qu'ils allaient délibérer sur cette importante affaire, et que dans la soirée nous aurions une réponse.

Pendant notre souper, un Pa-Tsoung, l'un des quatre Mandarins, se présenta en costume de cérémonie. Après les politesses d'usage, il nous annonça qu'il avait été désigné pour commander notre escorte jusqu'aux frontières ; que jamais, dans ses rêves d'ambition, il n'avait songé à l'honneur de conduire des gens de notre espèce ; qu'il était confus d'avoir, dès le premier jour, à nous demander une faveur : c'était celle de vouloir bien nous reposer pendant deux jours à Lithang, afin de réparer un peu nos forces, qui devaient être épuisées par une si longue et si pénible route ... Nous comprimes que notre homme avait besoin de deux jours pour terminer quelques affaires, et se disposer à un voyage qu'il n'avait pas prévu. — Voilà, lui répondîmes-nous, que ton cœur est déjà plein de sollicitude pour nous ! Nous nous reposerons donc pendant deux jours, puisque tu trouves que ce sera bien ainsi ... Le pouvoir ayant été de nouveau constitué, notre dictature cessa. Mais nous crûmes nous apercevoir que cela plaisait fort peu à nos gens, qui eussent bien mieux aimé avoir affaire à nous qu'à un Mandarin.

La ville de Lithang est bâtie sur les flancs d'un coteau qui s'élève au milieu d'une plaine assez vaste, mais presque stérile. Il n'y vient qu'un peu d'orge grise, et quelques maigres herbes, qui servent de pâturages à de chétifs troupeaux de chèvres et d'yaks. Vue de loin, la ville a mine de quelque chose ; deux grandes lamaseries, richement peintes et dorées, qui sont construites tout-à-fait sur le sommet de la colline, lui donnent surtout un aspect imposant. Mais, quand on parcourt l'intérieur, on ne trouve que des rues laides, sales, étroites, et tellement inclinées, qu'il faut avoir les jambes bien façonnées aux routes des montagnes pour ne pas perdre l'équilibre à chaque pas.

En deçà du grand fleuve à sable d'or, on remarque, parmi les tribus qu'on rencontre, une assez notable modification dans les mœurs, le costume et le langage même. On voit qu'on n'est plus dans le Thibet proprement dit. A mesure qu'on se rapproche des frontières de la Chine, les indigènes ont moins de fierté et de rudesse dans le caractère ; on les trouve déjà un peu cupides, flatteurs et rusés ; leur foi religieuse n'est plus même ni si vive ni si franche. Quant au langage, ce n'est plus le thibétain pur qui se parle à Lha-Ssa et dans la province de Kham : c'est un dialecte qui tient beaucoup de l'idiome des Si-Fan, et où l'on remarque plusieurs expressions chinoises. Les Thibétains de Lha-Ssa qui nous accompagnaient avaient toutes les peines du monde à comprendre et à être compris. Le costume ne varie en général que dans la coiffure. Les hommes portent un chapeau de feutre gris ou brun, ressemblant assez à nos chapeaux de feutre, lorsqu'ils sortent du fouloir, et qu'ils n'ont pas encore été arrondis sur la forme. Les femmes fabriquent avec leurs cheveux une foule innombrable de petites tresses qu'elles laissent flotter sur leurs épaules. Elles appliquent ensuite sur leur tête, une grande plaque en argent, assez semblable à une assiette. Les plus élégantes en mettent deux, une de chaque côté, de façon que les deux extrémités aillent se rencontrer au-dessus de la tête. Le précepte de se barbouiller la figure en noir, n'existe pas pour les femmes de Lithang. Ce genre de toilette n'est en vigueur que dans les pays qui sont temporellement soumis au Talé-Lama.

La plus importante des lamaseries de Lithang, possède une grande imprimerie pour les livres bouddhiques. C'est là qu'aux jours de fête, les Lamas des contrées voisines vont s'approvisionner. Lithang fait encore un assez grand commerce de poudre d'or, de chapelets à grains noirs, et d'écuelles fabriquées avec des racines de vignes et de buis.

Au moment où nous sortîmes de Lithang, la garnison chinoise se trouva sous les armes, pour rendre les honneurs militaires à Ly-Kouo-Ngan. On n'en fit ni plus ni moins que s'il eût été en vie. Quand le cercueil passa, tous les soldats fléchirent le genou et s'écrièrent : Au Tou-Sse, Ly-Kouo-Ngan, la chétive garnison de Lithang, salut et prospérité ... Le petit Mandarin, à globule blanc, qui était devenu notre conducteur, rendit le salut à la garnison au nom du défunt. Ce nouveau chef de la caravane était un Chinois d'origine musulmane. On ne trouvait dans toute sa personne rien qui parût tenir le moins du monde du beau type de ses ancêtres : son corps mince et rabougri, sa figure pointue et goguenarde, sa voix de fausset, son étourderie, tout contribuait à lui donner la tournure d'un petit garçon de boutique, mais pas du tout celle d'un Mandarin militaire. Il était prodigieux en fait de bavardage. Le premier jour, il nous amusa assez ; mais il ne tarda pas à nous être à charge. Il se croyait obligé, en sa qualité de musulman, de nous parler à tout propos de l'Arabie et de ses chevaux qui se vendent leur pesant d'or, de Mahomet et de son fameux sabre qui coupait les métaux, de la Mecque et de ses remparts en bronze.

Depuis Lithang jusqu'à Ta-Tsien-Lou, ville frontière de Chine, on ne compte que six cents lis, qui se divisent en huit étapes. Nous trouvâmes la fin de cette affreuse route du Thibet, en tout semblable à son milieu et à son commencement. Nous avions beau franchir des montagnes, nous en trouvions toujours de nouvelles devant nous : montagnes toujours d'un aspect menaçant, toujours couvertes de neiges et semées de précipices. La température n'avait pas subi non plus un changement sensible. Il nous semblait que, depuis notre départ de Lha-Ssa, nous ne faisions que nous mouvoir dans un même cercle. Cependant, à mesure que nous avancions, les villages devenaient plus fréquents, sans pourtant rien perdre de leur style thibétain. Le plus important de ces villages est Makian-Dsoung, où quelques marchands chinois tiennent des magasins pour approvisionner les caravanes. A une journée de Makian-Dsoung, on passe en bateau le Ya-Loung-Kiang, rivière large et rapide. Sa source est aux pieds des monts Bayen-Kharat, tout près de celle du fleuve Jaune. Elle se réunit au Kin-Cha-Kiang, dans la province du Sse-Tchouen. D'après les traditions du pays, les bords du Ya-Loung-Kiang auraient été le premier berceau de la nation thibétaine.

Pendant que nous passions le Ya-Loung-Kiang en bateau, un berger traversait la même rivière sur un pont uniquement composé d'un gros câble en peau d'yak, fortement tendu d'un bord à l'autre. Une espèce d'étrier en bois était suspendu par une solide lanière, à une poulie mobile sur le câble. Le berger n'eut qu'à se placer à la renverse sous ce pont étrange, en appuyant les pieds sur l'étrier, et en se cramponnant au câble de ses deux mains ; ensuite il tira le câble par petits coups ; et le poids du corps faisant avancer la poulie, il arriva de l'autre côté en peu de temps (1)[5]. Ces ponts sont assez répandus dans le Thibet ; ils sont très-commodes pour traverser les torrents et les précipices, mais il faut être habitué à s'en servir. Nous n'avons jamais osé nous y aventurer. Les ponts en chaînes de fer sont aussi très en usage, surtout dans les provinces d'Oueï et de Dzang. Pour les construire, on fixe sur les deux bords de la rivière autant de crampons en fer qu'on veut tendre de chaînes ; on place ensuite sur les chaînes des planches qu'on recouvre quelquefois d'une couche de terre. Comme ces ponts sont extrêmement élastiques, on a le soin de les garnir de garde-fous.

Enfin nous arrivâmes sains et saufs aux frontières de la Chine, où le climat du Thibet nous fit de bien froids adieux. En traversant la montagne qui précède la ville de Ta-Tsien-Lou, nous fûmes presque ensevelis sous la neige, tant elle tombait épaisse et abondante. Elle nous accompagna jusque dans la vallée où est bâtie la ville chinoise qui nous reçut avec une pluie battante. C'était dans les premiers jours du mois de juin 1846. Il y avait près de trois mois que nous étions partis de Lha-Ssa ; d'après l'Itinéraire chinois, nous avions parcouru cinq mille cinquante lis.

Ta-Tsien-Lou signifié la forge des flèches ; ce nom a été donné à la ville, parce que, l'an 234 de notre ère, le général Wou-Heou, en dirigeant son armée contre les pays méridionaux, envoya un de ses lieutenants pour y établir une forge de flèches. Cette contrée a tour à tour appartenu aux Thibétains et aux Chinois ; depuis une centaine d'années, elle est considérée comme partie intégrante de l'empire.

« Les murs et les fortifications de Tsa-Tsien-Lou, dit l'Itinéraire chinois, sont en pierre de taille. Des Chinois et des Thibétains y habitent mêlés ensemble. C'est par là que les officiers et les corps de troupe qu'on envoie au Thibet, sortent de la Chine. Il y passe aussi une grande quantité de thé qui vient de la Chine, (et qui est destiné à alimenter les provinces du Thibet ;) c'est à Ta-Tsien-Lou, que se tient la principale foire de thé ...

« Quoique les habitants de ce canton soient très-adonnés à la croyance de Bouddha, ils cherchent à faire de petits profits ; cependant ils sont sincères et justes, et se montrent soumis et obéissants, de sorte que rien, même la mort, ne peut changer leur bonne disposition naturelle. Comme ils sont depuis longtemps accoutumés au gouvernement chinois, ils y sont d'autant plus attachés. »

Nous nous reposâmes trois jours à Ta-Tsien-Lou. Pendant ce temps, nous eûmes à nous quereller plusieurs fois par jour avec le principal Mandarin du lieu, qui ne voulait pas consentir à nous faire continuer notre route en palanquin. Il dut pourtant en passer par là ; car nous ne pouvions pas même supporter l'idée d'aller encore à cheval. Nos jambes avaient enfourché tant de chevaux de tout âge, de toute grandeur, de toute couleur et de toute qualité, qu'elles n'en voulaient plus ; elles aspiraient irrésistiblement à s'étendre en paix dans un palanquin. Cela leur fut accordé, grâce à la persévérance et à l'énergie de nos réclamations.

L'escorte thibétaine, qui nous avait accompagnés si fidèlement pendant cette longue et pénible route, faisait, de son côté, ses préparatifs pour retourner à Lha-Ssa, Nous remimes au Lama Dchiamdchang une lettre pour le Régent, dans laquelle nous le remerciâmes de nous avoir donné une escorte si dévouée, et qui n'avait cessé de nous faire souvenir, tous les jours de notre voyage, des bons traitements que nous avions reçus à Lha-Ssa. En nous séparant de ces bons Thibétains, nous ne pûmes nous empêcher de verser des larmes ; car insensiblement, et comme à notre insu, il s'était formé entre nous des liens qu'il était bien pénible de rompre. Le Lama Dchiamdchang nous dit en secret, qu'il était chargé de nous rappeler, au moment de nous quitter, la promesse que nous avions faite au Régent. Il nous demanda si l'on pouvait compter de nous revoir à Lha-Ssa. — Nous lui répondîmes que oui ; car à cette époque nous étions bien loin de prévoir de quelle nature seraient les obstacles qui s'opposeraient à notre rentrée dans le Thibet.

Le lendemain, à l'aube du jour, nous entrâmes dans nos palanquins, et nous fûmes portés aux frais du trésor public, jusqu'à la capitale de la province du Sse-Tchouen où, par ordre de l’Empereur, nous devions subir un jugement solennel par devant les grands Mandarins du céleste empire.


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  1. (1) Tsiamdo porte sur la carte d’Andriveau-Goujon, le nom de Chamiton.
  2. (1) Ce fleuve, vers sa source, porte le nom mongol de Mouroui oussou, fleuve tortueux. Dans son cours à travers la Chine, et à son embouchure, il porte le nom de Yang-Tze-Kiang, fleuve fils de la mer. Les Européens le nomment le Fleuve bleu.
  3. 1) Bathang signifie en thibétain : plaine des vaches.
  4. (1) Lithang veut dire plaine à cuivre.
  5. (1) On rencontre plusieurs ponts de ce genre dans le département de l'Hérault ; on cite surtout celui de Saint-Guilhem (1852).