Souvenirs d’un voyage autour du monde/03

SOUVENIRS
D’UN
VOYAGE AUTOUR DU MONDE[1].

MANILLE.


Arrivée à Cavite. — Téralta. — Excursions dans le voisinage. — Herborisations dans les montagnes. — Froid rigoureux. — Le curé Mariano. Influence d’un prêtre sur les Malais. — Culture du riz sur les montagnes. — Singulier moyen de le préparer. — Indigoteries. — Retour à Cavite. — Départ pour Manille. — Les Tasco. — Visite à la Cueva de San-Matheo. — Bosoboso. — Mariquina. — Mine d’or. — Culture des terres. — Buffles. — Leur instinct. — Industrie des Chinois. — Opulence de Manille. — Bas prix des denrées. — Bazars, commerce, population. — Monnaie des classes pauvres. — But de notre voyage. — Combats de coqs. — Instrument de musique des Malais. — Singulière manière de fêter les étrangers.


Nous fîmes enfin directement route pour le terme le plus éloigné de notre voyage. Après dix-neuf jours de mer, nous entrâmes dans la baie de Manille, où nous éprouvâmes des calmes qui ne nous permirent pas de mouiller avant le 23 décembre devant Cavite. Nous saluâmes le fort de vingt-un coups de canon, qui nous furent rendus presque immédiatement.

Lorsque j’eus pris toutes les mesures que je jugeai convenables pour la conservation de mes plantes à bord des deux bâtimens, et que le commandant de la division m’eut accordé un homme de l’équipage soi-disant propre à les soigner pendant mon absence, je m’armai de tout ce qui pouvait m’être nécessaire pour faire des recherches en histoire naturelle, et j’allai m’établir à Téralta, village situé à deux lieues de Cavite, chez un Français nommé M. Chapar, pour lequel j’étais muni de lettres de recommandation. J’y fus on ne peut plus favorablement accueilli : mon hôte mit de suite à ma disposition un logement propre à placer les collections que je me proposais de moissonner dans les environs. Il me fit chercher un Indien connaissant bien les lieux les plus boisés et les plus susceptibles de m’offrir d’abondantes récoltes, pour me servir de guide. Je parcourus avec lui, pendant plusieurs jours, les environs de Téralta, à une distance assez considérable du village ; mais ces parages étant presque tous cultivés, je n’y fis pas d’aussi abondantes moissons que je m’en étais d’abord flatté. En fait de bois, je ne rencontrais souvent que les lisières des champs et des chemins qui m’offrirent quelques bouquets d’arbres et de baies vives. Néanmoins j’y recueillis quelques sachets de graines, plusieurs échantillons de plantes pour mon herbier. J’y arrachai quelques végétaux, tels que le diopyros mabola, le djouat, des eugenia, des tabernamontana, des erythrina, des clerodendrum, etc. Je garnis de terre fraîche des caisses dans lesquelles je fis reprendre ces végétaux vivans, afin de les conduire à bord des bâtimens, et de pouvoir les y conserver.

Je n’étais pas assez satisfait de mes herborisations dans ces parages pour m’en tenir là : je voulus pénétrer dans les montagnes ; elles se trouvent fort éloignées de Téralta, ce qui devait m’entraîner dans un voyage de plusieurs jours ; je jugeai donc à propos, avant de l’entreprendre, de retourner à Cavite pour donner quelques soins aux plantes que j’avais laissées à bord de la Durance et du Rhône. On commençait le désarmement de ces deux navires pour les réparer et les repeindre. Mes plantes ne se trouvaient guère bien dans tout ce remuement. Les personnes chargées d’y veiller n’y portaient aucune attention ; aussi la plupart de ces végétaux dépérissaient faute d’arrosement, et ma présence leur était indispensable : quelques jours plus tard, j’eusse vu disparaître le fruit de trente courses pénibles. À bord du Rhône, je ressuscitai presque tous mes sujets ; mais à bord de la Durance j’arrivai lorsqu’il n’y avait plus d’espoir. J’en fus plus affligé que surpris. Depuis le commandant jusqu’au dernier mousse, tout le monde paraissait embarrassé de ces collections, qui plus tard devaient faire la prospérité des colonies françaises et l’admiration des savans de l’Europe.

De retour à Téralta, M. Chapar, au lieu d’un guide, m’en donna deux, ayant chacun un cheval pour porter les collections que je devais former. Comme il m’était indispensable d’avoir un lieu quelconque dans les montagnes qui me servît de quartier-général, et où je pusse me reposer de mes fatigues, M. Chapar me recommanda au curé d’un village, qu’il connaissait particulièrement. Après avoir ainsi pris mes mesures, je partis un matin avec armes et bagage, accompagné du capitaine Gerbet, qui faisait partie de notre expédition. Nous ne pûmes le jour même faire les dix mortelles lieues qui nous séparaient du curé qui devait nous donner l’hospitalité : les chemins étaient d’ailleurs aussi mauvais que difficiles. Nous passâmes la nuit dans les bois ; le lendemain à midi, nous frappâmes à la porte du presbitère, et je remis au pasteur la recommandation de M. Chapar. Le bon prêtre me reçut de son mieux ; je m’installai dans le logement qu’il me désigna ; et je mis de suite en herbier les plantes que j’avais récoltées dans le voyage. Lorsque nous eûmes dîné, mon hôte voulut m’accompagner lui-même dans les bois qui avoisinent le village. J’y trouvai plusieurs végétaux rares et brillans. Le curé me fit remarquer une espèce d’elœagnus, dont on mange les fruits. Cet arbrisseau me parut digne de remarque, tant par son port que par ses feuilles, qui sont d’un blanc argenté, et fortement ponctuées ; ses rameaux sont minces, flexibles et assez alongés ; ses fruits sont petits, mais également alongés ; ils ont un goût délicieux, un peu vineux. Dans cette après-dînée, tout en me promenant et en causant avec le bon curé, je ne laissai pas que de faire une récolte assez abondante, tant en graines qu’en plantes pour mon herbier.

Pendant plusieurs jours, je multipliai mes promenades dans les mêmes lieux, où je trouvais toujours quelque nouvel objet à récolter. Je rencontrai fréquemment le mimosa scandens ou acacia; remarquable par ses longues gousses articulées et déprimées, ainsi qu’un autre grand arbre également de la famille des légumineuses, nommé aclé. Le bois de ce dernier est fort dur, et passe auprès des habitans pour être incorruptible. Le banava, grand arbre de la famille des tillacées, dont le bois sert aux constructions navales, et une infinité d’autres arbres curieux se sont souvent offerts à ma vue. Je remplis plusieurs paniers de plantes vivantes, que je mis en dépôt chez le curé, en attendant mon départ.

L’élévation prodigieuse des sagoutiers me causa quelque surprise, surtout celle des sagoutiers de l’espèce que les habitans appellent bori (lontarus). Ce beau palmier est couronné par une réunion de feuilles digitées fort larges, qui lui donnent un aspect majestueux. Je me procurai un grand nombre de ses graines, que je ramassai par terre toutes fraîches. Je fis également une bonne provision de l’espèce de sagoutier appelé cavo-negro (caryota nutis.)

Je fis part à mon hôte, peu de jours après mon arrivée, de l’intention où j’étais de pénétrer plus avant dans l’intérieur des montagnes. Il eut la bonté, pour me favoriser dans cette expédition, d’engager des Indiens de sa paroisse à m’accompagner jusqu’à quelques cases qu’il possédait à six lieues en remontant. Ces Indiens, qui n’ont pas de plus grand bonheur que celui de pouvoir obliger leur pasteur qu’ils bénissent et adorent comme l’Être suprême, se disputaient à qui me servirait de guide dans les voyages que j’allais entreprendre.

Le padre Mariano, c’est le nom de mon respectable hôte, vint m’embrasser, et me fit présent de quelques provisions de campagne. Elles ne pouvaient être bien considérables, car lui-même n’avait souvent pour sa propre nourriture que le strict nécessaire, qu’il devait uniquement à la charité de ses paroissiens. Partis le matin à neuf heures, nous arrivâmes sur les quatre heures de l’après-midi, devant la case qui m’était destinée comme quartier-général, tout le temps que dureraient mes explorations. Cette case, dont la grandeur était fort raisonnable, était entourée de plusieurs autres plus petites qu’occupaient de pauvres familles malaises. Celle que je devais habiter appartenait au curé qui y tenait un fermier, dont l’unique emploi était de cultiver le riz. Je contemplai avec quelque surprise, dans ces régions élevées, des champs immenses couverts de cette plante de la plus riche végétation. Nulle part je ne l’ai vue plus belle et produisant un grain aussi gros que sur ces montagnes ; dans aucun pays, je n’en ai mangé dont le goût fût aussi doux et aussi agréable. Ce que je vis alors me convainquit que, pour faire croître le riz et pour l’obtenir bon, il n’est pas nécessaire de le tenir sous l’eau pendant tout le temps de sa végétation, comme on le croit généralement, et comme cela se pratique dans beaucoup de pays. Dans les montagnes que je parcourus, il ne reçoit que les eaux des pluies, qui encore n’y sont pas très-abondantes.

Les Malais, habitans des îles Philippines, font de grandes meules de riz, comme en France on en fait de blé et de foin. Le grain ou épi est placé de manière à former le revêtement extérieur de ces meules, de façon que l’eau en tombant dessus glisse promptement et ne puisse pénétrer dans l’intérieur. Lorsqu’ils ont besoin de riz pour leur consommation, ils ne dérangent nullement les meules pour prendre la quantité qui leur est nécessaire ; ils les ratissent avec les mains ou un morceau de bois comme on râperait un pain de sucre, et épuisent ainsi les meules sans leur faire jamais perdre la forme du cône. Pour écarter les oiseaux, ils les entourent de petits moulins en bambous creux, dont la surface est parsemée de plusieurs trous, qui, frappés par le vent, font un bruit suffisant pour éloigner toute espèce d’animaux. On a recours à un expédient semblable dans quelques provinces de France, pour faire peur aux fouines, aux belettes et aux renards, et les empêcher d’attaquer les poulaillers.

La première nuit que je passai dans les cases élevées des montagnes où je me trouvais, je fus saisi par un froid excessif. Les indigènes n’ont pas de lit ; ils se couchent à terre, sur des nattes ; j’étais obligé de me conformer à leur usage ; j’avais même négligé de me couvrir pendant mon sommeil. Le froid me parut, vers le milieu de la nuit, si rigoureux, que je fus obligé de me lever pour allumer du feu. Je me rendis facilement compte de cette température glaciale, en songeant que j’étais à environ dix-sept lieues de la mer, et à une hauteur considérable au-dessus de son niveau.

Quoique ce ne fût pas l’époque de la floraison des plantes, je recueillis néanmoins beaucoup de végétaux vivans, dont une grande partie était encore inconnue. Les graines n’étaient pas non plus en parfaite maturité, mais cela ne m’empêcha point d’en récolter une bonne provision.

Je m’enfonçai dans l’épaisseur des vastes forêts qui couvrent ces montagnes ; je pénétrai dans la profondeur des collines les plus reculées. C’est dans ces derniers lieux que j’observai quelques belles espèces de bégonia, que je n’avais encore trouvées nulle part, ainsi que deux espèces de besleria extrêmement curieuses. Je remarquai dans les forêts un des plus beaux arbres qui existent, de la famille des sapotilliers et du genre chrysophyllum[2]. L’arbol abrea des Indiens, qui croît dans ces forêts, est un arbre résineux que je crois devoir classer dans la famille des thérébinthacées ; le balite, espèce de figuier, d’une grosseur et d’une élévation prodigieuse, dont les racines s’élevaient de terre en planches minces ou arcaba, de quatre à cinq pieds de hauteur, forment des espèces de caisses extrêmement bizarres. J’ai fait la découverte, dans ces lieux sauvages, d’une espèce de mangoustan que l’on ne connaissait pas encore. La fleur était passée, mais le fruit qu’il portait me parut beaucoup plus petit que celui des mangoustans cultivés, quoiqu’absolument semblable pour la forme. Quant au goût, il aurait fallu en manger pour en juger ; c’est ce que je ne pus faire, le fruit n’étant pas mûr. L’arbre est semblable, sous tous les rapports, au mangoustan domestique. Les feuilles sont opposées, larges, coriaces, épaisses et luisantes.

Il vient dans ces montagnes une belle espèce de bignonia, appelée par les Indiens banai, dont le tronc ressemble à celui du papayer, par les cicatrices que laissent les feuilles à leur chute ; elles sont grandes, pennées, et à folioles nombreuses et larges, le pétiole commun est articulé et assez gros. Le tronc de cet arbre, quoique très-grand, n’est que d’une grosseur moyenne ; ses fruits sont aplatis, et ont souvent près de dix-huit pouces de longueur. L’arbre que les Indiens appellent ditar, et que je vis assez fréquemment, atteint une élévation de trente à quarante pieds. Ses feuilles sont digitées au nombre de sept folioles : du tronc de l’arbre découle un suc laiteux que les Indiens regardent comme très-vénéneux. N’ayant pu observer sa fleur ni son fruit, je ne puis savoir à quelle famille il appartient ; cependant je ne pense pas qu’il puisse appartenir à d’autre famille qu’à celle des euphorbiacées : peut-être est-ce un hevea. Les rotins, qui encombrent ces forêts, s’élèvent à une hauteur prodigieuse. Je cueillis quelques graines de chaque espèce que je semai aussitôt dans des caisses : je m’en procurai un grand nombre d’individus que j’ai laissés à Bourbon en passant, parce que le peu d’accroissement qu’ils avaient acquis me faisait craindre de les perdre en voulant les transporter plus loin.

En examinant la nature du sol que je parcourais, je ne pouvais m’étonner de la belle végétation qui, de toutes parts, frappait mes yeux ; on rencontre partout, et surtout dans les grands bois, une couche de terreau d’un pied et demi, deux pieds environ d’épaisseur, qui recouvre la racine des végétaux, et facilite puissamment leur développement, en accélérant la germination des graines. Le fond de ce sol est composé d’une bonne terre forte, de couleur jaunâtre, semblable à celle de nos terres à froment.

Je ne me lassais pas de parcourir dans tous les sens le sommet et les gorges des montagnes, les rochers au milieu desquels serpentent mille petits ruisseaux qui arrosent des tapis de bégonia, mêlés de besleria, de fougères, etc. La nature, dans ces heureux climats, est absolument dans toute sa force. Le feu ni la hache destructive n’exercent jamais leurs ravages sur cette vigoureuse végétation. L’arbre de haute futaie y élève sa tête majestueuse sans crainte d’attirer la main meurtrière du bûcheron ; la liane s’attache partout où elle se plaît le mieux ; l’art n’est point là pour prescrire des règles à son développement.

Après huit jours d’exploration dans ces sites montagneux, les deux chevaux qui m’accompagnaient avaient plus que leur charge des végétaux vivans que j’avais récoltés ; les Indiens eux-mêmes succombaient sous le poids. Ne pouvant plus me charger d’autres objets d’histoire naturelle, je résolus de regagner le village du curé Mariano. La seule nourriture que j’avais pu me procurer pendant la semaine que je venais de passer dans les montagnes, était du riz sec cuit à l’eau, ou seulement rôti dans un bambou creux[3]. On doit juger de l’insuffisance d’une pareille nourriture pour un Européen qui n’y était point accoutumé, et surtout pour un voyageur sans cesse sur pied.

J’arrivai le soir chez le signor padre, qui n’eut rien de plus pressé que de me faire préparer à souper. Ce repas, quoiqu’assez frugal, me parut délicieux. Le curé, qui voulut bien me tenir compagnie, dut être satisfait de la manière dont je me comportais à sa table.

Mon intention étant de me mettre en route dès la pointe du jour pour atteindre le soir même Téralta, je donnai mes ordres en conséquence aux gens qui formaient ma suite. Malheureusement, comme ils étaient encore plus harassés de fatigue que moi, ils ne se levèrent pas assez tôt pour faire les dispositions du départ. Les chevaux n’étaient point encore harnachés, lorsque le curé, qui disait sa messe ce jour-là (c’était un dimanche), appela les fidèles à l’église. Je n’osai résister à l’invitation qu’il me fit d’y assister ; c’eût été payer d’ingratitude tous les services qu’il m’avait rendus, que de refuser de prendre ma part des bénédictions qu’il appelait sur ses paroissiens. Je fus très-surpris de voir tant de monde dans une église très-vaste. Je ne m’étais pas fait une idée juste de la nombreuse population de ce village. Chaque case qui le compose contient au moins douze ou quinze personnes ; les cases sont toutes contiguës les unes aux autres, et le village est assez fort.

Ces villageois sont plus ou moins aisés suivant leur activité et leur goût pour le travail, car, comme je l’ai déjà dit, ils ne cultivent que le riz ; mais les deux récoltes qu’ils en font chaque année sont si abondantes, que, quel que soit son bas prix (il ne se vend guère en gros au-delà d’un quartz la livre, un peu plus d’un sou), elles leur rapportent souvent beaucoup d’argent.

J’ai vu dans ce village quelques indigoteries, c’est-à-dire des cuves en bois, et une fabrique pour la préparation de la teinture ; mais les divers appareils qu’exige l’extraction de cette substance, et les difficultés d’exécuter les opérations empêchent beaucoup de monde de s’en occuper. Quelques familles seulement dans ce village paraissaient se livrer à cette culture. Il est fâcheux que l’on ne s’y adonne pas davantage, car l’indigo y est d’une beauté remarquable, et peut rivaliser avec celui de tout autre pays. Les Indiens l’emploient à la teinture des étoffes de toiles d’abaca ou de coton qui leur servent de vêtemens.

Après la messe, je pris congé de notre bon pasteur, et nous nous mîmes en route pour Téralta, où j’avais fait, quelques jours auparavant, un dépôt de plantes assez considérable. Nous ne pûmes y arriver qu’à la nuit. La longueur du voyage nous avait exténués. Il fallut m’occuper aussitôt de mettre en herbier les nouvelles plantes, et en sachets les graines que j’avais récoltées chemin faisant. Je renvoyai au lendemain le soin de mettre en terre les végétaux vivans, fruit de cette longue exploration. Ils étaient presque tous d’espèces inconnues, et plusieurs de la plus grande rareté dans les colonies françaises. Lorsque j’eus terminé ces opérations, je retournai à Cavite, où était mouillée la division. Je courus de suite à bord du Rhône pour y visiter les plantes que j’y avais recommandées. Quelles furent ma surprise et ma douleur en retrouvant les caisses que j’avais laissées en bon ordre, étendues sur des tasseaux, avant mon départ, maintenant séparées sur le pont, mises à plat, et baignant dans l’eau salée chaque fois qu’on lavait les gaillards ! Les plantes traitées de la sorte étaient dans l’état le plus souffrant, et dans un dépérissement total. Quelques-unes avaient déjà succombé, toutes auraient eu infailliblement le même sort, si je fusse arrivé quelques jours plus tard.

J’avais cru pouvoir placer ma confiance dans la personne qui m’avait été désignée pour donner à mes précieuses collections les soins assidus qu’elles réclamaient, et je me vis cruellement abusé. Ce n’était peut-être pas autant la faute de celui qui devait s’en occuper, que celle de ses supérieurs, car chaque fois qu’il voulait se livrer à ce soin, on l’en empêchait en lui donnant ordre de faire d’autres travaux moins pressés, et surtout bien moins importans.

À bord de la Durance, mes malheureux végétaux étaient dans un état pire encore qu’à bord du Rhône. Presque toutes les plantes de Java et de Samboangan y étaient mortes. Je pris alors le parti de faire descendre à terre les caisses contenant les plantes les plus précieuses et les plus délicates. Je les établis dans un jardin avec toutes celles que je récoltai dans le pays, en attendant le départ de la division.

Je fis confectionner plusieurs grandes caisses destinées à recevoir le fruit de mes explorations à Manille. Il n’y avait à Cavite que du sable et aucune espèce de terre propre à remplir ces caisses. Il fallut en aller chercher à deux lieues de là, c’est-à-dire à Téralta. Cette opération, que je fus obligé de diriger moi-même, me fit perdre beaucoup de temps. Lorsqu’elle fut terminée, je plaçai dans ces caisses les plantes que je possédais, et les remis toutes dans un parfait état de reprise ; après quoi je m’embarquai pour Manille, ville capitale des îles Philippines, située à trois lieues de Cavite. Je fis cette courte traversée sur un grand bateau appelé dans le pays tasco. Ces embarcations ont de chaque côté de grands balanciers en bambous qui dépassent la coque de huit à dix pieds. Ces balanciers maintiennent l’équilibre de l’embarcation, et servent à amarrer les cordages des voilures, mais nuisent singulièrement à la vitesse du bateau.

Un Français au service d’Espagne, M. Solier, fut le premier habitant de Manille avec lequel j’eus des relations amicales. Il me donna ou me procura tous les renseignemens que je désirais sur la manière dont je pourrais m’y prendre pour explorer le beau pays des environs. Il me conduisit chez un des plus riches propriétaires de Manille, M. Tuason, indigène qui parlait passablement français. La fortune de cet habitant est immense. Il commande à des peuplades entières d’Indiens, et possède des propriétés dans presque tous les quartiers de l’île. C’était pour moi une précieuse connaissance. On verra combien je lui eus d’obligations pendant mon séjour à Manille.

Il commença par solliciter en ma faveur, auprès du corrégidor, un ordre par écrit pour que l’on m’accordât, dans tous les lieux que je visiterais, les hommes et les chevaux dont j’aurais besoin pour m’accompagner et porter mon bagage. Je me présentai moi-même chez le corrégidor pour lui remettre la recommandation de M. Tuason. Ce fonctionnaire, Espagnol de nation, m’accueillit avec beaucoup de bonté, et m’accorda au-delà de ce qu’on demandait pour moi. Il me donna un de ses sergens auquel il intima l’ordre de faire exécuter ce que je réclamerais en vertu de l’autorisation qu’il me remettait. Une manière aussi bienveillante de traiter les étrangers ne me laissa pas la possibilité de refuser le dîner qu’il m’offrit. Ce ne fut que le soir que je retournai chez M. Tuason, pour veiller aux autres préparatifs de départ. Mais, lorsque j’arrivai, tout était prêt, équipages et provisions. M. Tuason, qui, en sa qualité de colonel, avait des militaires à ses ordres, voulut aussi qu’un de ses sergens m’accompagnât, et le gouverneur me fit la galanterie de m’envoyer huit militaires à cheval, armés jusqu’aux dents, pour m’escorter.

Le 29 janvier 1820, je me mis en marche, suivi de ma nombreuse escorte, pour aller visiter la Cueva (caverne) de San-Matheo, située à environ dix lieues de Manille. Nous fûmes coucher le premier soir de notre voyage à Sienda, habitation appartenant à M. Tuason. Le lendemain matin, au point du jour, je fus sur pied et ordonnai les préparatifs du départ. En attendant que tout fût disposé, je fis une promenade aux environs de la maison. Placé à côté de la belle rivière qui traverse plus bas Manille, ce magnifique établissement est dans une situation vraiment délicieuse. Tout à l’entour s’étendent à perte de vue de vastes plaines de riz et de cannes à sucre, et une source d’eau minérale se fait distinguer à une grande distance par la fumée qu’elle exhale. La température du climat est supportable pour tous les Européens. La terre y produit d’abondantes moissons. En un mot, ce pays offre les plus vastes ressources au cultivateur laborieux, qui peut s’y enrichir sans compromettre sa santé.

Quoique la végétation soit riche et variée, je rencontrai fort peu de plantes en fleurs, et mon herborisation ne fut pas très-fructueuse. Sur les bords de la rivière croissaient des rideaux de bambous d’une très-grande élévation, imitant par leur feuillage les saules pleureurs. Après avoir parcouru pendant environ une heure et demie la propriété de M. Tuason, je rejoignis ma caravane qui m’attendait pour partir, et nous continuâmes notre voyage vers la caverne.

Le premier village que nous rencontrâmes était Mariquina, où nous relayâmes. Le sergent du corrégidor avait pris les devants pour faire préparer les chevaux de relais, de sorte que sitôt que nous arrivâmes à Mariquina, nous n’eûmes que la peine de changer de montures et nous poursuivîmes notre route.

Nous arrivâmes pour dîner au village de San-Matheo, lieu de résidence du capitaine des Indiens. Mon courrier m’y avait devancé, et avait eu soin de faire préparer le repas, qui fut servi aussitôt que j’eus mis pied à terre. Le curé du lieu, ayant appris notre arrivée, vint auprès de nous s’informer du but de notre voyage, et me fit bien promettre de ne pas repasser sans m’arrêter chez lui.

Nous atteignîmes le soir le pied d’une montagne. Nous allâmes coucher chez un Tomogon, qui ne me parut pas très-opulent. Il ne put m’offrir pour coucher qu’un plancher de bambous sur lequel il me fut impossible de fermer l’œil de toute la nuit. Nous n’étions qu’à environ trois lieues de la caverne. Nous remontâmes à cheval au point du jour. La portion de chemin qui nous restait à faire était la plus mauvaise. Nous fûmes plusieurs fois arrêtés par de petites rivières dont le lit était trop profond pour pouvoir être passé à gué, même à cheval. Il fallait alors absolument construire des radeaux. Heureusement nous ne manquions ni de bras ni de matériaux. Le bambou était sous notre main, et le Tomogon avait eu l’attention d’envoyer au-devant de nous des hommes qui le coupaient. Sur les neuf heures de la matinée, nous touchâmes enfin le pied de la haute montagne dans laquelle la Cueva est percée. Il fallut construire de nouveaux ponts pour traverser la rivière qui se trouve à la base, et ce ne fut pas sans peine que nous la franchîmes à cause des sauts qui l’encombrent et des courans violens. Une fois de l’autre côté, il nous restait encore un assez long trajet pour atteindre l’entrée de la caverne. Nous fûmes obligés de mettre pied à terre et de gravir des rochers escarpés, de nous frayer des passages à travers des bois épais entrelacés de plantes épineuses qui nous déchirèrent cruellement. Il était dix heures lorsque nous arrivâmes à l’entrée de cette fameuse Cueva.

Nous disposâmes promptement des cierges et des bambous allumés pour nous éclairer dans ce vaste souterrain. Un seul de mes conducteurs avait déjà parcouru l’entrée il y avait déjà plusieurs années. De toute ma suite, trois ou quatre hommes se sentirent le courage de me suivre. La vue seule de ce noir caveau suffisait pour leur inspirer de l’effroi.

À quelques pas dans l’intérieur, je trouvai le passage presque fermé par les grandes masses de stalactites, qui, descendant perpendiculairement de la voûte à terre, formaient de superbes colonnes transparentes et plus ou moins élégantes par la variété de leurs formes. Chaque jour, la filtration des eaux augmente le volume de ces stalactites. La voûte, qui était extrêmement élevée en certains endroits, était si basse dans d’autres, que j’étais souvent obligé de me coucher sur le ventre pour pouvoir passer. Fort heureusement ces affaissemens étaient toujours forts courts ; dès que je les avais franchis, je retrouvais une voûte aussi élevée qu’à l’entrée. Des deux côtés du souterrain, je trouvai des noms et des inscriptions. Le mot Leoncia se présenta souvent à mes yeux. En avançant dans la caverne, nous rencontrâmes une si grande quantité de chauve-souris, que parfois elles nous empêchaient de nous entendre par leurs cris aigus et le bourdonnement de leurs ailes. À la clarté de nos flambeaux, on les voyait se détacher de la voûte et fuir devant nous.

Plus loin, nous rencontrâmes des nappes d’eau considérables et une mare bourbeuse que nous eûmes beaucoup de peine à franchir. Le sommet de la voûte et ses côtés étaient, en plusieurs endroits, tapissés de lames minces de stalactites d’une blancheur éblouissante, au travers desquelles filtraient lentement divers filets d’eau. Sur le sol, j’observai des couches plus ou moins épaisses de terre noire semblable à du charbon de terre (schiste marneux, talc), mélangées alternativement de couches de terre blanche imitant la chaux vive. Entre ces divers lits, il s’en trouvait de pierre peu dure, puisque je pouvais la briser avec les mains.

Arrivés à peu près à moitié du chemin que nous devions parcourir, nous trouvâmes une chute d’eau qui, par le bruit qu’elle faisait en tombant, me fit penser qu’elle allait se perdre dans un souterrain très-profond. Je m’avançai sur le bord du précipice pour chercher à mesurer sa profondeur. Je découvris bien jusqu’à vingt pieds sans rencontrer le fond. Quelqu’efforts que je fisse pour observer de plus près, les Indiens, pendus aux pans de mon habit, ne voulurent jamais me permettre d’aller plus avant. Cette chute d’eau est située à droite de la caverne, bornant à peu près le milieu de son excavation parcourable ; on entend son murmure long-temps avant d’y arriver. En poursuivant notre route au-delà de cette cascade, nous marchâmes constamment dans deux ou trois pieds d’eau. La chaleur étouffée de ce lieu souterrain gênait beaucoup notre respiration, et nous faisait transpirer abondamment, tandis que nos jambes ne sortaient pas d’une eau qui nous paraissait glaciale. Après environ deux heures de marche, nous atteignîmes un grand rocher de stalactites qui, barrant, à ce que j’ai pu m’apercevoir, le milieu de la caverne, nous fermait entièrement le passage. J’eus beau chercher par tous les moyens possibles, et sur tous les points, à le franchir, je ne pus jamais y parvenir. Ce dont je m’assurai positivement, c’est qu’après ce rocher la voûte me parut aussi large et aussi élevée qu’en deçà. On ne peut donc savoir, même approximativement, quelle est la profondeur de la caverne. Je suis probablement le premier et le seul qui ait été aussi avant.

Ce gros rocher qui me contrariait tant en m’arrêtant dans mes recherches souterraines me parut sans aucun doute le produit de la filtration des eaux : quelques espaces vides dans son flanc confirmèrent ma supposition. C’est par ces trous que j’aperçus distinctement le prolongement indéfini de la caverne.

En rebroussant chemin, je remarquai à droite et à gauche des embranchemens qui se prolongeaient dans la montagne, et auxquels je n’avais pas pris garde en allant. Cela me fit voir le danger de parcourir de semblables lieux sans avoir pris des mesures convenables pour sa sûreté. Je ne conçois actuellement qu’avec beaucoup de difficulté comment je ne me suis pas égaré dans quelqu’une de ces fausses routes : qui sait où elles m’eussent conduit ? Je ramassai une tête de mort, que j’ai soigneusement rapportée à Paris, où je l’ai offerte au cabinet d’anatomie du Muséum. On m’apprit, à mon retour au village de San-Matheo, qu’il y avait environ trois ans trois Indiens, entrés dans cette caverne par simple curiosité, ayant négligé de prendre de bonnes bougies, et s’étant contentés de bambous allumés, n’en sont jamais revenus. Probablement leurs bambous s’éteignirent, et il leur fut impossible de retrouver la sortie de cette caverne. Le curé lui-même me confirma ces détails, et je suis fermement convaincu que la tête de mort que j’en ai rapportée a appartenu à un de ces infortunés Indiens. Avant de sortir du souterrain, je cassai, avec le marteau dont je m’étais muni, un morceau de la roche granitique ou pyroxénique dont la montagne est composée.

Avec quel doux ravissement je respirai à la sortie de cette grotte ! Il me semblait que je revivais dans un autre monde. Je me crus rapproché de ma patrie. La nature me parut plus brillante et plus animée que je ne l’avais encore vue. Cinq heures de séjour dans les entrailles de la terre et dans l’épaisseur des ténèbres m’embellirent tous les objets qui frappèrent mes regards, lorsque je revis le flambeau du jour.

Nous fîmes halte le long de la rivière sur des gazons fleuris de bégonia, de besleria, et autres plantes rares, pour prendre un peu de nourriture dont nous avions tous le plus grand besoin. Comme la nuit n’était pas éloignée, je remis au lendemain mes herborisations. Je me bornai ce jour même à cueillir en passant quelques graines et échantillons de plantes. J’abattis d’un coup de fusil un superbe calao, d’une espèce encore inconnue au Muséum de Paris, où je l’ai apporté soigneusement empaillé : c’est le calao à casque plat (burceros hydrocorus). Quelques autres espèces du même genre furent le résultat de ma chasse dans ces régions élevées, telles que le calao à casque sillonné (burceros sulcatus), le burceros bicornis ; dans les galinacées, la columba cruenta, la columba frontalis ; dans les oiseaux de proie, le falco ponticeriensis, etc. Le Kakaloes à huppe blanche y est très-commun.

Nous revînmes passer la nuit chez le Tomogon; d’où nous étions partis le matin.

Le lendemain, je revins explorer les lieux que je n’avais fait qu’admirer la veille. Je m’attachai principalement à la montagne sous laquelle se trouve la Cueva. Elle est d’une très-grande élévation, couverte de très-petits végétaux agréables à l’œil par leur belle verdure, au milieu de laquelle se mêlait des pointes de rochers aussi blancs que des pitons de neige.

En face de la Cueva, j’ai fait une découverte bien précieuse pour la colonie, c’est celle de l’epidendrum vanilla. On verra plus loin quel prix le gouverneur et les habitans de Manille ont attaché à cette trouvaille. Cette liane courait d’arbre en arbre, formant de superbes guirlandes. Les bambous, et surtout le ditar, espèce de terminalia, leur servaient particulièrement d’appuis, et soutenaient des rameaux couverts de fruits. Je fis une ample récolte des plus belles tiges[4] que je fis porter de suite par deux Indiens chez M. Tuason, à Sienda, où je tenais le quartier-général de mes collections. Je continuai ensuite mes herborisations en m’enfonçant dans l’épaisseur des plus vastes forêts. La prodigieuse élévation des arbres ne me permit pas malheureusement d’y récolter beaucoup de fleurs et de graines.

Je revins le soir coucher à San-Matheo, chez le capitaine des Indiens, afin de pouvoir aller visiter le lendemain une mine d’or éloignée, me dit-on, de deux lieues de ce village, et sur laquelle on me donna tous les renseignemens possibles.

Nous nous mîmes en route sur les dix heures du matin. Le guide qui me fut donné pour ce voyage ne partit pas en même temps que nous. J’ignore encore pour quelles raisons il demeura en arrière. Cela ne nous empêcha pas de continuer notre route en nous dirigeant sur le point où nous supposions la mine. Un seul de mes compagnons disait la connaître ; mais soit qu’il n’ait pas voulu nous bien diriger, soit qu’il ne l’ait pas su, ce qu’il y a de certain, c’est que nous nous égarâmes, et que nous en étions même plus éloignés après deux heures de marche, qu’au moment de notre départ de San-Matheo. Nous prîmes le parti d’attendre nos deux principaux guides, et nous tirâmes quelques coups de fusils pour les appeler et leur faire connaître la position dans laquelle nous nous trouvions. Ils nous rejoignirent enfin, et après avoir tenu conseil, il fut décidé qu’il était trop tard pour reprendre le chemin de la mine, dont nous étions fort éloignés. Un des guides, qui avait ordre de me conduire de là à Rotondo, village important de la province de Bosoboso, me proposa d’y aller directement, me promettant de m’accompagner plus tard à la mine. Force me fut d’accéder à cette proposition.

Pour reprendre le chemin de Bosoboso, il nous fallut gravir de hautes montagnes, les unes arides, les autres bien boisées. Je cueillis chemin faisant des graines, des fleurs, et même des plantes vivantes. Nous voyagions depuis plusieurs heures toujours dans l’intention de rejoindre la route de Bosoboso, que nous avions perdue. Tout à coup je vis mes Indiens s’arrêter et disputer entre eux. Ils étaient entièrement désorientés, et n’étaient pas d’accord sur le point où pouvait se trouver le village que nous cherchions. Il me parut clairement démontré que, depuis que nous marchions, au lieu de nous en être rapprochés, nous nous en étions éloignés à chaque pas. Lorsque j’acquis cette triste conviction, il était cinq heures. Nous marchions depuis huit heures du matin, sans avoir rien pris de la journée. Nous avions eu heureusement la précaution d’apporter avec nous de quoi dîner. Nous fîmes halte quelques minutes, pendant lesquelles nous fîmes à la hâte un léger repas dans une forêt dont les arbres semblaient se perdre dans les nues. La nuit approchait ; nous repartîmes de suite. Le sentier qui nous avait conduits jusque dans le bois devait nous servir à en sortir.

Je ne pourrais donner qu’une idée très-imparfaite des précipices affreux dans lesquels nous conduisit ce maudit sentier. Comme nous étions entièrement désorientés, nous ne cherchions plus qu’à parvenir au premier village habité pour passer la nuit, et nous pensions que ce qu’il y avait de mieux à faire pour atteindre ce but était de persévérer dans la même direction. Cependant, après avoir marché fort long-temps, nous nous trouvâmes égarés plus que jamais. Nous arrivâmes dans un vallon arrosé par une rivière, et entouré de montagnes s’élevant à pic sur nos têtes, et sur lesquelles nous n’apercevions que des bois touffus dont la couleur sombre était effrayante. Pour comble de malheur, le sentier que nous avions suivi jusqu’à ce point s’y terminait. La nuit était des plus profondes ; à peine pouvions-nous nous distinguer à cinq pas. Le courage commença à nous abandonner ; la peur s’empara des Indiens qui m’accompagnaient. Nous essayâmes cependant de suivre le cours de la rivière, et nous avions à peine fait quelques pas, que des cris aigus et prolongés se firent entendre ; ils semblaient approcher à chaque instant. La rive du fleuve que nous longions devenait de plus en plus impraticable par la quantité de pierres et de lianes qui en obstruaient le passage. Il ne manquait à notre malheureuse caravane que cette circonstance pour rendre sa position des plus affreuses. Le sergent que m’avait donné le corrégidor était heureusement un homme courageux. Il prit le commandement d’un ton militaire, fit faire halte à la petite troupe, qui était toute armée. On chargea les fusils, et on attendit, rangé en ordre de bataille, le signal du combat. Les cris se multipliaient de plus en plus, et commençaient à retentir très-près de nous. Nous n’eûmes plus de doute sur les causes de ces vociférations. Un sifflement prolongé de flèches qui passèrent sur nos têtes nous convainquit que c’était une attaque de Maures, contre lesquels nous n’avions d’autre parti à prendre que de nous mettre sur la défensive. Nous ne pouvions apercevoir les sauvages ; mais leur nombre nous parut considérable, d’après les hurlemens qu’ils poussaient, et que répétaient les échos d’une manière effrayante. Lorsque nous les supposâmes à portée de fusil, nous fîmes une décharge complète, qui les épouvanta tellement, qu’ils se sauvèrent à toutes jambes, et s’enfoncèrent dans l’épaisseur des bois. Nous rechargeâmes aussitôt nos fusils, nous disposant à faire feu de nouveau ; mais nous n’entendîmes plus rien. Un silence profond succéda aux cris perçans dont nous étions étourdis un moment auparavant. Nous continuâmes à suivre le bord de la rivière, que nous descendions à pied, tenant nos chevaux par la bride, de crainte d’accident. Nous allions en avant, toujours dans l’espérance de trouver un chemin frayé. J’étais tellement harassé de fatigue, que, ne pouvant plus mettre un pied devant l’autre, je me déterminai enfin à proposer d’établir un camp volant, et d’y passer le reste de la nuit ; d’allumer des feux pour nous garder et nous sécher, car nous étions trempés jusqu’aux os.

Les Indiens rejetèrent cette proposition. Ils voulaient continuer à faire route, plutôt par la frayeur qu’ils avaient d’une seconde attaque, que dans l’espérance, comme ils le prétendaient, de se retrouver. Dix heures étaient passées ; nous gravissions des lieux raboteux où nous courions mille dangers. Tout à coup de nouveaux cris vinrent troubler encore le silence de ces vastes solitudes. Ce n’étaient plus, cette fois, des cris menaçans, c’étaient les gémissemens lugubres et plaintifs d’une voix qui réclamait du secours. Chacun arma son fusil, et nous marchâmes bravement sur le point d’où partaient ces sons tristes et douloureux. Nous arrivâmes ainsi au sommet d’une montagne, l’arme au bras et prêts à faire feu. Nous distinguâmes la voix assez clairement pour penser que c’était quelque pâtre qui criait contre des animaux. Nous fûmes vers lui, et trouvâmes en effet un pauvre Indien qui faillit mourir de frayeur en nous voyant. Deux buffles qu’il conduisait avaient engagé leur fardeau entre deux troncs d’arbres, et ne pouvaient plus en sortir. Depuis le matin, le conducteur travaillait sans relâche à les dégager, et ne pouvait y parvenir. Après avoir cherché à calmer sa frayeur, et lui avoir donné un coup de main pour sortir ses buffles de l’endroit où ils étaient emprisonnés, nous lui demandâmes en quel lieu nous étions, et à quelle distance de Bosoboso. Il nous dit que nous étions à trois fortes lieues de ce village, mais qu’il ne fallait pas songer à se mettre en route par l’obscurité qu’il faisait dans des chemins épouvantables. Quelques instances que nous fissions pour le déterminer à nous servir de guide, en lui donnant la promesse de le payer généreusement, nous ne pûmes y réussir que lorsqu’il vit que nous étions armés de cierges. Nous coupâmes nos bougies par le milieu, afin d’avoir plusieurs feux, et que toute la caravane pût en profiter. La route était tellement étroite, escarpée et rapide, que je ne comprends pas comment, nous et nos chevaux, nous avons pu la parcourir sans qu’aucun de nous, pendant cette pénible nuit, ait été victime de quelque accident fâcheux. Enfin, après avoir arpenté bois, vallons et montagnes, traversé, pour ainsi dire, à la nage des étangs, des marais, des rivières, nous arrivâmes au pied d’une petite case à nègre, où nous fîmes halte pour prendre des informations sur le chemin à suivre pour nous rendre à Bosoboso. Il sortit de cette case deux hommes entièrement nus, dont le corps était aussi noir que l’ébène, et dont la figure décharnée avait quelque chose de hideux. Le nombreux cortége dont j’étais accompagné leur inspira d’abord quelque crainte ; ils parurent ne pas savoir à quoi se déterminer, et se demander s’ils pouvaient se fier à notre invitation de se joindre à nos guides. Un de ces hommes s’empressa cependant de nous aller chercher, à une fontaine voisine, de l’eau fraîche qu’il nous apporta dans un long bambou, et qui nous servit à éteindre une soif comparable à celle de Tantale. Nous prîmes ensuite la véritable route de Bosoboso, et nous arrivâmes enfin une heure après à ce village.

Toute la caravane alla descendre chez le curé de l’endroit, où notre estafette, parti le matin après nous, était arrivé dans la journée pour faire préparer le souper. On avait désespéré de nous revoir ce jour même. Il était deux heures après minuit quand nous mîmes pied à terre. Le curé, qui était couché, se leva de suite pour nous recevoir et faire servir un frugal repas. J’en pris ma part avec un plaisir infini, comme on peut le penser, et je ne me fis pas presser pour aller me coucher. Quelque dur que fût mon lit, jamais je n’ai dormi d’un pareil sommeil, même sur la plume et l’édredon.

Au point du jour, le guide que nous avions trouvé au milieu des bois à dix heures du soir, vint réclamer auprès de moi le salaire que je lui avais promis. C’est de bien bon cœur que je lui donnai dose pesos, deux piastres, dont il se montra satisfait. Le service qu’il nous avait rendu ne pouvait trop se reconnaître ; sans lui, je ne puis dire ce qu’il fut advenu de nous au milieu des forêts et sans boussole.

Pendant cette terrible, journée je ne récoltai, en fait d’objets d’histoire naturelle, qu’une espèce très-belle d’hedysarum, inconnue jusqu’alors[5]. Je la cueillis dans la profondeur d’un vallon, où je marchais tenant d’une main la bride de mon cheval, et de l’autre une bougie allumée, pour éviter de tomber dans les précipices affreux dont la route était bordée. Cette plante fait partie de mon herbier. Je la conserve soigneusement, et la reconnaîtrai toujours aux gouttes de cire dont elle fut couverte par ma bougie quand je la récoltai.

Le lendemain, je pris avec moi les deux hommes les moins fatigués de ma suite, pour aller visiter les lieux que nous avions parcourus la nuit précédente. Avec quel ravissement je contemplai ces belles forêts de Bosoboso, formées d’arbres majestueux et des plus rares ! Je ne pouvais revenir de la grosseur et de la belle venue de leurs troncs. Des bois entiers de caryota urens et de caryota mitis s’offraient à ma vue, et chaque arbre était couvert de nombreux régimes de fruits qui en faisaient le plus riche ornement. Les rotins y croissaient dans leur plus grande élévation ; quelques-uns avaient, par leur beau feuillage et leur tige articulée, l’aspect de palmiers d’un autre genre. Je remarquai aussi quelques espèces de pandanus, dont une à feuilles étroites assez rares, et diverses espèces de bambous dont les feuilles étaient plus larges que celles que j’avais vues jusque-là. Leur tige était très-unie et les nœuds situés à une très-grande distance les uns des autres. L’intérieur de ce bambou, qui est très-creux, le fait beaucoup rechercher par les Indiens, qui s’en servent comme de cruches et de seaux pour porter de l’eau[6]. Je rencontrai une infinité d’autres plantes qui, pour la plupart, m’étaient inconnues, et dont je me procurai de jeunes plants.

Le curé de Bosoboso, chez lequel j’étais ébergé, est le seul habitant aisé de tout le village. Cela se conçoit aisément. Ministre de Dieu, tout ce qu’il demande à un Indien, il l’obtient sur-le-champ ; il n’a pas même la peine de demander. Ces crédules Indiens se laisseraient plutôt mourir de faim, que de ne pas voir leur pasteur nager dans l’abondance et le superflu. Les plus beaux troupeaux, et les plaines de riz les plus étendues et les mieux soignées dépendent du presbytère ; tout ce qui appartient aux Indiens en ce genre paraît chétif et pauvre. Le village de Bosoboso est placé au milieu d’un vallon très-étendu, arrosé par plusieurs petites rivières qui le rendent un des plus florissans, des plus fertiles et des plus sains de la contrée. Les hautes montagnes dont il est entouré le mettent à l’abri des coups de vents.

Je partis avec tout mon cortége le lendemain, à neuf heures du matin, de chez le curé de Bosoboso, pour retourner à Mariquina. Nous arrivâmes à ce village sur les quatre heures de l’après-midi. Je fus chez le capitaine des Indiens, et le priai de m’accorder des guides qui pussent me conduire à la mine, sans courir le risque de m’égarer encore. Il me promit de me les envoyer le lendemain à la maison de M. Tuason, avec tout ce qui serait nécessaire pour ce voyage.

À six heures, j’étais sur pied, et tout mon bagage était prêt. Sept heures avaient sonné, et je ne voyais arriver ni les chevaux ni les guides de Mariquina. Fatigué d’attendre, je partis avec mon propre cortége pour San-Matheo. Je fus descendre chez le curé, qui m’avait fait promettre de m’arrêter chez lui en revenant de la Cueva. Il fut enchanté de me voir aussi fidèle à ma parole. Dans l’excès de sa joie et de sa reconnaissance, il fit tout ce qui dépendait de lui pour réparer les contrariétés que j’éprouvais. Grâce à son obligeance, il obtint pour moi, du capitaine du village, un guide sûr, qui se chargea de me conduire à la mine. Les chemins que nous parcourûmes étaient affreux. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés et de fatigues que nous y arrivâmes. L’énorme quantité de pierres, composées d’amphibole, de mica et d’ocre jaunâtre, que nous trouvâmes à la surface du sol, nous signalèrent sa position, que sans cela nous eussions peut-être eu beaucoup de peine à découvrir. En cherchant l’entrée du souterrain, nous rencontrâmes une espèce de chemin ou d’ouverture, dont la profondeur me parut être de trente à quarante pieds. En descendant plus bas, nous atteignîmes l’entrée de la mine. Je pus juger de suite, à son apparence, que l’exploitation était abandonnée depuis long-temps.

Je voulus m’assurer par moi-même, en parcourant cette mine dans tous les sens, si elle ne m’offrirait pas dans son intérieur quelques objets dignes d’attention. Je fis allumer des feux à l’entrée, ainsi que deux ou trois bambous, pour nous servir de flambeaux dans ces lieux souterrains, et suivis de trois personnes de bonne volonté, je pénétrai dans l’intérieur. En deux ou trois endroits, je trouvai des pierres dont le poids me parut être considérable vu leur grosseur, c’étaient des roches à base de fer oxidé ; quelques-unes semblaient argentées légèrement ; d’autres morceaux paraissaient contenir des parcelles d’or, mais ce n’était autre chose que du mica et de l’ocre jaune. Je pris des échantillons en différens endroits. Je remarquai que ceux que je ramassai dans le fond de la mine étaient plus pesans que ceux que j’avais pris à l’entrée ; ce qui me fit supposer que, si l’on creusait plus avant dans le sein de la terre, il serait très-possible que l’on y trouvât un métal précieux, comme l’assurent les Indiens.

En sortant des souterrains, j’explorai la surface extérieure et les environs de la mine. Je n’y vis, en fait de végétaux, que quelques groupes de bambous fort épais ; les arbres de haute futaie étaient rares. En plusieurs endroits, je remarquai des trous assez profonds que l’on avait creusés à diverses reprises, mais depuis long-temps, à ce qu’il me parut, pour s’assurer si l’on n’y trouverait pas de l’or[7]. Non loin de cette mine, qui est assez étendue, la végétation reprenait un air riant et varié. Les arbres étaient fort beaux et surtout extrêmement droits.

Notre caravane était campée le long d’une petite rivière arrosant le vallon qui se trouve au pied de la haute montagne sur laquelle est la mine. Nous la rejoignîmes pour dîner, après quoi je fis une herborisation dans le voisinage de la rivière. Si je ne pus ramasser beaucoup de plantes en fleurs, en revanche je récoltai une assez jolie provision de graines et quelques plantes vivantes. Je fis porter les produits de cette excursion chez M. Tuason, à Sienda, et le soir même nous y allâmes coucher.

Pendant mon séjour à San-Matheo et aux environs, j’eus occasion de m’apercevoir de la différence des mœurs des habitans de l’intérieur du pays et ceux des bords de la mer. L’avantage est tout entier du côté des premiers : sous tous les rapports, je les trouvai plus vertueux, plus doux et plus laborieux surtout que ceux qui habitent le littoral de la mer et les villes. Leur physique diffère également. J’ai vu dans l’intérieur des hommes fort beaux et bien constitués. Les femmes y sont en général belles et bien faites. Leur peau est délicate et unie, leurs yeux noirs et bien fendus, leur bouche petite : il est fâcheux qu’elles gâtent leurs dents par la mastication du bétel. Les enfans abondent dans les familles. On en voit fréquemment des réunions de cinquante à cent ; presque tous ont une jolie figure.

La principale culture du pays est toujours le riz. Les habitans labourent les terres qu’ils veulent ensemencer avec une charrue dont le soc est en bois, recouvert seulement d’une lame de fer très-légère. Cette charrue diffère des nôtres en ce qu’elle n’a point d’oreilles pour renverser la terre de droite et de gauche, et en ce que la plupart n’ont point de roues. Elle ne fait, à proprement parler, que remuer légèrement le sol. Un buffle attaché par le poitrail suffit pour la traîner. Le laboureur la dirige dans le sens qu’il veut, au moyen d’une cheville en fer, ronde ou carrée, qui passe à travers les narines du buffle. Cette cheville est percée aux deux extrémités, et reçoit de chaque côté un bout de corde qui sert de rênes au laboureur.

Les buffles servent dans ce pays à tous les transports, comme les bœufs dans quelques parties de la France. On les attèle à des chariots à roue en bois sans ferrure ; on charge même leur dos des fardeaux les plus pesans. Hommes, femmes et enfans les montent sans danger, et les conduisent partout. Cet animal, lorsqu’il est dressé à la domesticité, est d’une docilité parfaite. Il a le singulier instinct, pour se soustraire à l’influence de la chaleur et à la piqûre des nombreuses légions d’insectes, de se cacher tout entier sous l’eau, à l’exception seule du museau, dont il laisse à peine sortir l’extrémité qu’il tient immobile. Il se place ainsi sous cet élément dès les neuf heures du matin, et n’en ressort que vers les quatre heures du soir, lorsque la chaleur a perdu son intensité.

Je remarquai avec plaisir, dans les villages de San-Matheo et de Mariquina, une extrême propreté. Toutes les maisons sont entourées de palissades élégantes en branches d’arbres. Ces palissades sont bordées d’arectiers (areca-catechu), palmier qui, à l’époque de la fructification et de la maturité des fruits, offre un coup-d’œil des plus agréables. J’observai, dans le voisinage de presque toutes les maisons, des jujubiers dont le fruit égalait en grosseur une prune de reine-claude, quelques orangers, des citronniers, des caramboliers, des sapotilliers, des tamarins, des manguiers, et surtout des bananiers de plusieurs variétés. Le bétel y est aussi cultivé avec soin.

M. Tuason me retint chez lui deux ou trois jours pour me faire assister à une fête qu’il se proposait de donner, après quoi je fis embarquer toutes mes collections pour Manille, afin de les faire transporter à Cavite, où la division était toujours mouillée. Je me rendis ensuite à Téralta, chez M. Chapar, où, comme je l’ai dit, j’avais laissé des collections en dépôt, et de là à Manille, où j’espérais continuer mes explorations. J’appris, à mon arrivée dans cette ville, que le gouverneur m’avait fait demander plusieurs fois, et qu’il m’invitait à aller le voir aussitôt que je serais de retour. J’y allai sur-le-champ. C’était pour me prier de faire connaître aux habitans le lieu sur lequel j’avais découvert la vanille ; que je rendrais par là le plus grand service à la colonie. Il désigna M. Tuason pour m’accompagner dans ce nouveau voyage.

Sans perdre un instant, nous montâmes en voiture, M. Tuason et moi, et nous partîmes avec une escorte et des provisions pour quatre jours. Je fus assez heureux pour trouver de suite le lieu où j’avais découvert cette plante précieuse lors de mon voyage à la Cueva. Toute ma mission consistait à l’indiquer à M. Tuason. Le gouverneur de Manille avait chargé cet habitant de lui faire un rapport sur le lieu et la position dans laquelle croissait la vanille, et l’arbre sur lequel elle s’attache particulièrement. Il était également chargé d’en transplanter quelques boutures sur ses habitations, pour essayer d’en former des cultures régulières. Je profitai de cette circonstance pour en faire une nouvelle provision que je transportai à Manille.

En descendant la rivière qui traverse Manille, j’avais remarqué un jardin chinois qui me parut si bien tenu, que je résolus d’y venir spécialement pour le visiter. Je fus enchanté de cette découverte, lorsque j’en eus parcouru quelques parties ; il renfermait des plantes aussi rares que précieuses. Comme on eut soin de me prévenir que tout ce qui était dans ce beau jardin était à ma disposition avec de l’argent, je fis un choix de toutes les plantes que je crus les moins répandues et les plus importantes, entre autres, la badiane de la Chine, le lonsone (laugia sinensis), un diospyros ; une espèce de châtaigne de la Chine, extrêmement rare ; une espèce d’eugenia fort peu connue ; les véritables canellier de Ceylan et poivre noir ; le bétel, les mandariniers et une infinité d’autres plantes de différens genres, aussi précieuses qu’intéressantes pour nos colonies. J’achetai environ cent cinquante individus de la plus belle venue, que je transportai de suite sur une banquille à bord des navires le Rhône et la Durance, qui étaient encore mouillés à Cavite. Les réparations faites à ces bâtimens étant terminées, je n’avais plus autant à redouter le séjour du bord pour mes malheureuses plantes. Je pris toutes mes mesures pour faire placer les caisses de façon à ce que les végétaux qu’elles contenaient fussent abrités des vents et des émanations salines. Toutes mes caisses furent au complet quand j’y eus mis les nouvelles plantes que j’avais achetées au jardin chinois. Il eût été difficile et dangereux d’y en mettre d’autres. Je terminai ce travail aussi promptement qu’il me fut possible. Comme le commandant de la division m’avait donné l’ordre de faire également transporter à bord, sans plus tarder, les collections que j’avais laissées en dépôt tant à Cavite qu’à Téralta, je pris mes mesures pour accélérer ces opérations. Je commençai d’abord par Téralta, comme plus éloigné. Il me fallut faire deux voyages. Toutes les plantes provenant de ce dépôt furent mises à bord du Rhône, où j’avais fait disposer de la place. Au moyen de la chaloupe du Rhône, un seul voyage suffit pour transporter à bord des flûtes les plantes qui étaient en dépôt à Cavite chez le capitaine du port. Je fis arrimer sur le pont toutes les caisses qui purent y tenir sans trop gêner la manœuvre du navire, et j’eus la précaution de les faire entourer d’un treillage en bois et en bambous sur lequel pût se fixer un prélat ou toile peinte qui garantit les végétaux de l’eau salée de la mer et de la violence des coups de vent.

J’avais toujours sous les yeux mes collections à bord du Rhône; quant à celles de la Durance, où je ne pouvais que donner un coup-d’œil de temps à autre, le chef de timonerie fut désigné pour leur prodiguer les soins journaliers qu’elles réclamaient. Cet homme était porté de bonne volonté, mais ces supérieurs le contrariaient fréquemment.

Aussitôt après l’embarquement des végétaux, l’ordre fut donné d’appareiller pour aller mouiller en rade de Manille. Je me rendis à bord avec mes autres objets d’histoire naturelle, et nous mîmes à la voile le lendemain. La division demeura près d’un mois dans la rade de Manille, attendant chaque jour l’ordre du départ. Tout le monde fut consigné à bord. Je demandai la permission de descendre à terre pour poursuivre de nouvelles recherches utiles à ma mission. On ne me l’accorda qu’à la condition expresse de ne pas m’éloigner de la ville, afin de pouvoir revenir à bord au premier appel.

Depuis mon arrivée à Manille, j’avais le plus vif désir de faire le tour du lac de la Lagouna, situé à environ dix lieues sur la droite de la ville. Je fis part de ce projet à M. Tuason, et le priai d’avoir encore la bonté de me donner des guides pour me diriger dans ce voyage. Il me le promit ; mais il m’observa que je serais au moins une semaine à faire le tour du lac. Quels que fussent mes regrets, je crus devoir renoncer à ce projet, pour ne pas m’exposer à manquer l’expédition, qui était prête à appareiller d’un moment à l’autre, ou à regarder son départ. En parcourant les hautes montagnes de Bosoboso, j’avais pu prendre quelque idée du lac de la Lagouna qu’elles dominent. Je distinguais parfaitement les embarcations dont il était couvert, ainsi que les villages indiens et les belles habitations qui bordent ses rives. Tout ce qui frappait mes regards me rappelait le délicieux lac de Genève. La végétation m’y paraissait des plus riches. Une grande partie des terres environnantes était plantée de riz, dont on découvrait des plaines à perte de vue.

En attendant le signal de revenir à bord, je fis encore quelques herborisations dans la partie ouest de Manille, à peu de distance de cette ville. Dans les parages que je parcourus, je vis des plaines entières couvertes d’arbres fruitiers, et des cultures extrêmement soignées et fort bien tenues. Je n’avais pas encore vu dans la colonie des plantations régulières aussi bien établies. Les jardins, qui sont immenses et en grand nombre, sont tirés au cordeau. Tout y est planté symétriquement et avec un ordre admirable. Ils sont généralement cultivés par des Chinois qui excellent dans la culture des légumes les plus délicats. Ils en apportent tous les matins en ville, et en tirent un prix très-avantageux. L’industrie des Chinois est poussée dans cette branche d’agriculture au dernier point de perfection. Il n’y a, pour ainsi dire, qu’eux à Manille qui fournissent les marchés de jardinage ; aussi s’enrichissent-ils promptement. Il y en a qui, par cette seule branche de culture, ont acquis des fortunes colossales. Cela est d’autant plus facile, que la colonie est extrêmement peuplée, et que l’argent y est tellement répandu, que dans les plus faibles opérations commerciales, on ne parle que de piastres. Ce pays offre d’immenses ressources à l’Européen industrieux.

L’opulence de Manille s’annonce dès l’entrée de la rivière qui traverse cette vieille capitale de l’archipel de l’Asie. L’activité et le mouvement continuel des embarcations passant d’une rive à l’autre, la quantité innombrable de bâtimens de commerce qui sont mouillés dans la rade, tout respire grandeur et richesse. La superbe rivière qui coule au milieu de la ville la divise en deux parties, dont l’une est appelée la ville de guerre, et l’autre la ville marchande. Cette dernière est beaucoup plus étendue que l’autre, où cependant le gouverneur fait sa demeure. Dans la ville de guerre, les édifices sont plus grands, plus solides, et généralement toutes les maisons y sont mieux bâties que dans la ville marchande. Tout y est d’une propreté remarquable. Le fort est bien tenu, et forme une espèce de fer à cheval. On communique des deux parties de la ville au moyen d’un superbe pont en pierre, dans le genre de ceux de Paris. Il est même beaucoup mieux pavé, ainsi que les rues adjacentes, que les ponts et les rues de la capitale de la France. Les maisons sont bâties en pierre de taille, et sont toutes entourées au premier étage d’une galerie fermée par des châssis en écailles de nacre, qui sont construits de manière à ce qu’en les ouvrant, on puisse les glisser sur les côtés. Cette galerie est encore fermée extérieurement par des jalousies. C’est un lieu de promenade très-agréable lorsque le mauvais temps empêche de sortir. Les rues sont droites et fort larges.

Il y a à Manille plusieurs églises très-richement décorées. Devant ces édifices ou sur le côté est une espèce de grotte taillée dans le roc, dans laquelle se trouvent plusieurs rangées de têtes de morts. Lorsqu’un Indien passe devant cette grotte, il fait plusieurs fois le signe de la croix, et se jette à genoux pour prier. Les prêtres ne manquent pas à Manille ; on en rencontre à chaque pas dans les rues. Ils se louent aux riches habitans ; M. Tuason en entretient plusieurs dans ses maisons de campagne. Il y a fait construire des chapelles où ces prêtres disent chaque jour la messe. C’est bien moins par esprit de religion que par intérêt ou politique, que les habitans encouragent le ministère des autels. La religion est un moyen si puissant de dominer l’ignorance et la crédulité, qu’on ne néglige point de s’en servir à Manille pour maintenir la paix et la soumission au milieu des Indiens. Comme tous les peuples privés de moyens d’instruction, ces bonnes gens sont aveugles dans leur foi et fanatiques dans leur croyance. Tous les soirs, sur les six heures, ils se réunissent en famille, et prient à haute et intelligible voix. En passant à cette heure-là dans les rues, on a les oreilles étourdies du bourdonnement de toutes ces voix qui, du reste, ne comprennent rien à ce qu’elles prononcent. Chaque individu est couvert de paquets d’amulettes, comme les musulmans de la côte occidentale d’Afrique.

Le nombre des Chinois habitans de la ville est considérable. Ils font presque exclusivement le commerce intérieur, tant en gros qu’en détail. On trouve parmi les hommes de cette nation d’habiles artisans de tous genres ; ils excellent surtout à faire la pâtisserie. Du reste, intrigans et voleurs à l’excès lorsqu’ils ont affaire à des étrangers, ils cherchent par tous les moyens possibles à leur vendre leurs marchandises le double de leur valeur, et à les tromper, soit sur le poids, soit sur la qualité. Malheur à l’acheteur distrait ; s’il lui arrive de tourner la tête, il est bien sûr de trouver une marchandise de qualité inférieure à la place de celle qu’il a cru acheter.

Les voitures sont encore plus communes à Manille qu’à Java. On ne sort presque jamais à pied. La promenade a lieu depuis six heures du soir jusqu’à la nuit, et plus tard. Les promenades pour les carrosses sont en dehors de la ville de guerre. On les voit couvertes, à certaines heures, comme les Champs-Élysées et le bois de Boulogne, de toute sorte d’équipages.

Il y a des bazars sur toutes les places publiques. À toute heure du jour, on peut y acheter des fruits crus ou cuits, des sardines, du poisson salé, des bananes en beignets, et toute espèce de viandes. Les comestibles sont à très-bon compte. Douze grosses sardines ne coûtent souvent que deux quartz (environ 9 liards); on a trois livres de la plus belle viande du pays pour un réal (12 sous environ), sept ou huit belles volailles pour une piastre (5 francs 25 centimes), quatre à cinq œufs pour un quartz. Les étoffes sont aussi à très-bas prix. Elles viennent de Chine où la main d’oeuvre n’est pas chère, et sont d’ailleurs très-légères, vu la chaleur du climat.

On ne porte guère que des chapeaux faits avec des feuilles de vaquoi (pandanus) ou de nipa, que l’on teint en noir ; on en fabrique de toutes les qualités, en simple et double tissu. Dans aucun pays, on ne fait des chapeaux aussi fins qu’à Manille. J’en ai vu vendre de blancs, doubles tissus, 18 et 20 francs ; mais c’est tout ce qu’il y a de plus beau et de plus fin en ce genre.

La plupart des toiles pour les chemises sont fabriquées avec du fil d’abaca (musa bromeliœ) ou de pignas. Ces toiles sont souvent très-fines, et quoique claires elles supportent très-bien le blanchissage.

La grande richesse de ces contrées et le modique prix des denrées coloniales et autres ne proviennent pas sans doute du perfectionnement de l’agriculture, qu’on peut regarder comme à peu près nulle pour ce qu’elle fournit au commerce. Quelles sont les denrées cultivées à Manille, qui soient propres à entrer dans le commerce ? Je ne connais que la canne à sucre ; encore n’est-elle cultivée que dans quelques parties de l’île. On n’y possède point de moulin pour la manipulation de la canne ; on en extrait le jus avec une mauvaise roue en pierre, souvent même en bois, que l’on tourne à bras dans une auge également en bois, à laquelle sont adaptés deux cylindres que font mouvoir des buffles. Les chaudières et les autres ustensiles propres à la manipulation y sont inconnus. Aussi quelque belle que soit la qualité du sucre de Manille, ce n’est point à cette production que le pays doit l’opulence dont il jouit. On commence cependant, depuis quelques années, à s’occuper des usines que nécessite l’exploitation de la canne. Des cultivateurs français, venus de l’Ile de France, paraissent vouloir donner de l’extension aux sucreries.

Le riz, quoique cultivé en grand dans toute la colonie, est un objet de consommation comme le blé en Europe, mais n’entre point dans les marchandises sujettes à l’exportation. On peut juger de la grande quantité qui s’y consomme en pensant que les Chinois, les Indiens et les autres habitans, soit indigènes, soit étrangers, en mangent comme nous mangeons du pain, à tous les repas.

Manille, capitale des îles Philippines, n’est donc redevable de son opulence qu’au commerce d’échange dont elle est le théâtre. Les Chinois et les autres habitans des îles environnantes viennent y verser les divers produits de leur sol et de leurs manufactures. Les Européens en font autant de leur côté, pour obtenir en échange les objets que leur refuse leur patrie. Les mines qui se trouvent dans ces îles n’entrent pour rien dans les trésors dont elles regorgent, puisqu’on dédaigne de les exploiter par des motifs que j’ignore. Il est vrai que ces pénibles opérations ne pourraient être exécutées avec succès que par les Indiens indigènes, qui sont naturellement paresseux et ne peuvent travailler que lorsque la plus indispensable nécessité leur en fait une loi. Si l’on recommençait les travaux, comme on l’a tenté plusieurs fois, l’inconstance des travailleurs forcerait de les abandonner au moment où l’on serait à même d’en recueillir les fruits.

Lorsque je parcourais les campagnes de l’ouest, je remarquai de vastes vergers de mandariniers, de sapotillers et d’orangers, plantés en allées tirées au cordeau. Le coup-d’œil que présentent ces vergers est des plus agréables. Les chemins qui conduisent de la ville dans les villages et dans les maisons de campagne sont presque tous bordés de haies en bambous. C’est à la sortie de Cavite, auprès du village de Saint-Roc, en allant à Téralta, que ces haies sont vraiment remarquables. Ce sont plutôt des forêts que des haies. La prodigieuse élévation et l’épaisseur de ces arbrisseaux rendent les routes étroites impénétrables aux rayons du soleil, et les plus fortes pluies ont peine, en certains endroits, à traverser l’épaisseur du feuillage.

Les habitans de ces parages conservent cette plante avec le plus grand intérêt, malgré sa voracité et l’étendue de ses racines. Elle leur est des plus précieuses sous une infinité de rapports. Il n’entre aucune autre espèce de bois dans la construction de leurs cases ; ils en confectionnent sans peine des vases de toutes formes et dimensions. Il leur sert en outre pour clore leurs maisons et leurs champs, et à défaut d’autre moyen d’éclairage, on brûle des bambous en guise de cierges.

J’ai rencontré dans les environs de Téralta des champs très-étendus, plantés en dolichos bulbosus. Cette plante est cultivée avec soin pour sa bulbe qui est très-estimée des habitans du pays. Le mimosa unguigati, ou ' camatchili des Indiens, est également cultivé dans le voisinage des maisons pour la substance blanche et très-sucrée qui entoure la graine. Les diopyros mabola embellissent les champs par leurs belles feuilles glauques et alongées, et par leur fruit jaune. J’ai souvent été embaumé le matin et le soir par l’odeur suave que répandent les fleurs de l’ilanguilan uvaria, arbre d’un très-beau port, de la famille des anonnacées. J’ai remarqué une espèce de zizyphus dont le fruit était fort gros et assez agréable à manger, ainsi qu’une espèce particulière de grosse carambole à fruit doux, d’un goût extrêmement délicat. Cette dernière plante est assez rare dans certains parages.

Dans les jardins que j’ai parcourus, les hibiscus roses, jaunes et simples de la Chine, dont quelques-uns s’élevaient à plus de douze pieds, couverts de fleurs de toute beauté ; les houstonias coccinea roses et blancs, qui ne cédaient en rien pour la hauteur aux hibiscus, et les plumbago scandens, frappaient de toutes parts ma vue, qui ne pouvait embrasser assez d’objets à la fois.

Le village de Téralta est grand et fort peuplé ; les enfans y fourmillent dans tous les coins. Au reste, cette multiplicité exubérante est générale dans les villes comme dans les villages de ces contrées. Dans les villages les plus populeux de la Normandie, la population n’est rien en comparaison de celle qui afflue dans les moindres hameaux de Manille. Si l’on veut bien considérer cette île comme une colonie de la Chine, l’on ne sera plus surpris de cette immense population, puisque le nombre des habitans de cet empire surpasse celui de toute l’Europe. Saint-Roc, qui est à dix minutes tout au plus de Cavite, est un très-grand village, au milieu duquel se trouve une fort belle église, quoique Cavite en possède cinq qui se touchent pour ainsi dire. La ville de Cavite est très-sale. Les maisons sont antiques et mal bâties, les rues fort étroites, non pavées, ou le sont horriblement mal. Cette ville est située sur une pointe de l’île très-sablonneuse. Je n’ai pu y trouver une seule poignée de véritable terre. Cavite forme, par rapport à Manille, une presqu’île. On peut aller d’une ville à l’autre très-facilement, en contournant la baie d’un côté seulement, et en passant par Téralta et le vieux Cavite : la route est même des plus agréables. De chaque côté, elle est bordée de bambous qui préservent le voyageur des rayons d’un soleil dévorant. De distance en distance, on rencontre d’assez grands villages indiens et de fort jolies maisons de campagne.

Le bazar de Cavite, qui se tient près de la porte Saint-Roc, tous les jours de l’année, est approvisionné de tout ce que produit le pays en fait de comestibles. Les marins ne négligent pas de s’y procurer des vivres frais pour leurs traversées. Avec peu d’argent, ainsi que je l’ai dit, on peut acheter beaucoup.

Parmi la classe indigente des habitans de la ville et des environs, circule, en guise de monnaie, une petite espèce de coquillage, auquel les naturalistes ont donné le nom de cyprœa annulus. Ce coquillage, dont dix représentent chez ces peuples une valeur relative de cinq centimes de notre monnaie, n’est guère en circulation que dans les bazards de comestibles, où les pauvres gens peuvent aisément pourvoir à leurs besoins journaliers. La valeur d’un sou pouvant ainsi se diviser en dix parties égales, il en résulte que les malheureux qui ne possèdent qu’une ou quelques fractions de ce sol, peuvent acheter sans difficulté, pour cette valeur, quelques provisions de bouche, le prix des comestibles de tout genre étant extrêmement modique dans cette partie de l’Archipel asiatique. Ce petit coquillage est encore la monnaie favorite des enfans : on les voit du matin au soir sur les places publiques jouer avec acharnement au cypræa.

Après avoir parcouru pendant trois jours les jardins de Manille et ceux de ses environs, je fus invité à me rendre incessamment à bord, attendu que la division ne devait pas tarder à partir. J’y restai consigné comme les autres, pendant près de trois semaines, sans pouvoir mettre pied à terre. Ce long retard et cette inaction ne purent que me donner de bien vifs regrets de n’avoir pas entrepris mon voyage au lac de la Lagouna, que j’aurais eu tout le temps de terminer, et qui, je pense, m’eût offert des résultats intéressans.

J’essaierai, pour mettre le lecteur à même d’apprécier à sa juste valeur cette consignation générale à bord des deux bâtimens de l’expédition, de lui faire connaître d’une manière succincte quel était le but principal de notre voyage, et surtout celui du séjour prolongé de la division dans la baie de Manille.

Les deux gabarres le Rhône et la Durance furent désignées en 1818 par le ministre de la marine et des colonies, pour aller chercher des Chinois instruits dans les cultures exotiques, soit sur les côtes continentales du grand empire chinois, soit dans les îles de l’Archipel asiatique où il devait s’en trouver prodigieusement, et les transporter de là à Cayenne pour y répandre ce genre d’industrie et coloniser insensiblement ce vaste continent de nos possessions américaines. Ces hommes, disait-on, devaient remplacer les nègres dont la traite venait d’être abolie.

Notre séjour dans la rade de Manille avait donc pour objet de nous procurer dans cette colonie des agriculteurs d’origine chinoise, qui abondent, en effet, dans ces parages. Le gouverneur de l’île, sans s’opposer à ce projet de notre commandant, parut néanmoins peu disposé à le favoriser ; cependant il jugea à propos de l’aboucher avec un capitaine chinois, qui, disait-il, avait beaucoup d’influence dans le pays. Après quelques palabres d’usage, ce dernier consentit volontiers, et s’engagea même à procurer, dans un délai assez court, le nombre d’hommes qui lui étaient demandés ; à cet effet, il reçut de nombreux cadeaux de notre part. Mais quelques personnes du bord, malintentionnées sans doute, et ennemies de M. Philibert, commandant de l’expédition, cherchèrent par tous les moyens à lui faire manquer le but de sa mission ; ils insinuèrent au capitan chinois que ses hommes seraient faits esclaves dès leur arrivée dans nos colonies, et qu’il ne devait point compter sur les belles promesses qu’on lui faisait. Cette manœuvre clandestine ne tarda pas à être connue du commandant de l’expédition, qui, bientôt, consigna tout le monde à bord ; mais cette précaution fut malheureusement prise trop tard : les Chinois ne voulurent plus s’embarquer, et gardèrent les cadeaux, les arrhes qu’ils avaient reçus ; on parvint pourtant, à force de démarches et de présens, à en engager une trentaine ; ils furent conduits à Cayenne, où ces malheureux ont fini par succomber presque tous. L’un d’entre eux fut amené à Paris, où il a été entretenu pendant deux ans aux frais du gouvernement.

Un des plaisirs les plus vifs et les plus répandus chez les habitans du grand Archipel asiatique, et surtout chez ceux des îles Philippines, est sans contredit les combats des coqs. C’est peut-être un des jeux, ou pour mieux dire, un des spectacles le plus en honneur chez les apathiques Malais de ces régions lointaines. Les habitans des villages de Mariquina, de San-Matheo et de Bosoboso surtout, se livrent avec un enthousiasme effréné à ce genre d’amusement, digne, sous tous les rapports, de leur indolence et de leur barbarie. Des jeunes gens de quinze à vingt ans parcourent sans cesse les rues, les chemins des campagnes avec un coq d’une taille gigantesque sous le bras, offrant à tous les individus qu’ils rencontrent sur leur passage, de livrer au combat l’animal dont ils sont porteurs. Ils font ainsi successivement le tour des villages jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à trouver des joueurs disposés à partager leur plaisir favori. Ils font ensemble un pari d’une valeur équivalente à ceux de l’animal combattant, c’est-à-dire que le propriétaire du coq vainqueur reçoit de celui du vaincu la valeur estimée de ce dernier, ou souvent une valeur moindre, selon les dispositions des parties contractantes, mais jamais sans une sorte d’intérêt quelconque, soit de leur part, soit de celle des nombreux assistans.

Les conclusions du pari stipulées, on dispose tout pour la lutte. Les deux coqs sont bientôt entourés d’une foule de curieux et de passionnés joueurs. Placés en face l’un de l’autre, les deux combattans agitent et disposent leurs ailes en se fixant avec des regards fiers et animés, et attendent dans cette attitude, avec une impatience des plus vives, le signal de l’attaque qui doit venir de leur maître. Ce signal donné, une lutte aussi vigoureuse qu’opiniâtre s’engage ; elle se prolonge ainsi sans arrêt jusqu’à ce que l’un d’eux succombe sous les coups redoublés de l’autre. Il est surprenant de voir avec quelle adresse et quel acharnement ces coqs singuliers se battent, s’irritent et se terrassent, il semble qu’ils soient animés des passions jalouses de leurs maîtres, qui, du reste, les traitent fort bien.

Une chose qui m’a surtout indigné de la part de ces indolens Malais, c’est le cruel procédé qu’ils emploient envers ces bêtes innocentes, lorsqu’ils veulent que le but soit plus complètement atteint, surtout lorsque la force des deux combattans paraît égale. Ils attachent à l’une des pates de l’animal, au-dessus de l’ergot, un canif ou espèce de stylet tranchant et très-acéré, à l’aide duquel le plus agile et le plus adroit parvient à poignarder son adversaire. L’individu, restant ainsi roide mort sur le pavé, justifie sans équivoque, aux yeux des spectateurs, la supériorité du vainqueur. Les combats de cette nature ont lieu surtout les jours de fête, et les prêtres ne font nulle difficulté d’y assister.

À mon retour d’un voyage que je fis dans les montagnes voisines, j’eus occasion de voir célébrer une de ces fêtes singulières, où le combat de coqs semblait être l’objet principal et la partie la plus intéressante. Tous les habitans de l’endroit se trouvaient à peu près réunis, et formaient ensemble, sur la place publique, un vaste groupe circulaire, dans le centre duquel je remarquai, non sans quelque surprise, plusieurs prêtres revêtus de leurs insignes religieux; ils semblaient diriger eux-mêmes le combat de ces bêtes inoffensives. Ceux qui formaient le premier contour du cercle tenaient dans leurs bras chacun un vigoureux coq, destiné aux combats successifs de la journée. Les prêtres, chefs principaux de cette cérémonie, s’adressaient tour à tour à eux pour leur demander, comme médiateurs, de traiter en leur faveur les conclusions des différens combats ; ce privilège leur était accordé sans difficulté.

Chaque coq, placé par son maître sur le théâtre du combat, avait une de ses pates armée d’un stylet acéré, préalablement examiné et sanctionné par les ministres-chefs de la cérémonie. Les combattans ainsi disposés, et convenablement appariés, commençaient la lutte au premier signal donné ; celui qui succombait était aussitôt remplacé par un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous ceux destinés à combattre y eussent alternativement passé. Parmi le grand nombre de ces lutteurs opiniâtres, quatre seulement terrassèrent tous les autres ; c’étaient, à vrai dire, des animaux d’une taille et d’une force monstrueuses dans leur espèce.

Pour moi, la chose la plus curieuse de cette fête, à laquelle je ne pus rester étranger, fut d’observer ces figures, ordinairement si indifférentes, si apathiques ; il fallait voir l’enthousiasme, les éclats de joie des nombreux spectateurs à chaque lutte nouvelle. Les prêtres eux-mêmes partageaient cette gaîté générale.

Des combats analogues ont lieu dans tous les villages des environs de Manille, et en général, partout où il se trouve deux Malais réunis. Le plus grand bonheur dont ils puissent jouir est sans contredit celui de posséder un coq, fort, intelligent, et capable de lutter avec le premier venu de son espèce. Leur satisfaction est d’autant plus grande, que le combattant dont ils sont possesseurs a remporté plus de victoires.

Les Malais généralement aiment beaucoup la musique ; on trouve chez presque tous les villageois une espèce d’instrument en bambou, qui est surtout en faveur parmi les jeunes gens. Cet instrument n’est autre chose qu’un morceau de bambou rond, creux, d’environ un pied et demi de long, autour duquel sont artistement tendues quelques cordes en crin. Alternativement vibrées, ces cordes, qui sont à peu près de même grosseur, produisent quelques sons peu sonores, plus ou moins harmonieux, et à peine distincts ; pourtant ils ne laissent pas de charmer l’apathique Malais qui en paraît émerveillé.

En recevant chez eux un étranger, les Malais se figurent lui faire une grande politesse que de lui jouer un air de leur façon ; aussi s’empressent-ils de se placer à côté de lui, pour ne plus le quitter qu’à son départ. J’avoue que ces monotones musiciens m’ont souvent fort ennuyé, bien que dans leur opinion ils crussent me divertir infiniment ; rien ne me paraissait en effet plus insupportable que cette invariable vibration constamment répétée.


Perrottet.


  1. Voyez les numéros d’octobre et novembre et janvier.
  2. Je l’ai rapporté vivant au Jardin des Plantes de Paris, où il est aujourd’hui en plein état de végétation.
  3. Les bergers et les voyageurs malais ne se servent jamais d’autre marmite pour cuire le riz. À cet effet, ils fendent en deux un morceau de bambou rond, de deux pieds de long environ, enveloppent dans une large feuille de bananier, ou autre, le riz humecté, qu’ils introduisent dans le bambou, dont ils rejoignent les deux parties. En tournant cette espèce de cylindre pendant un certain temps sur un bon feu, le riz cuit très-bien et acquiert un goût délicieux.
  4. Destinées à faire des boutures.
  5. Je la nommai H. Tuasonii en l’honneur de M. Tuason.
  6. Les jeunes pousses de ces bambous sont mangées en guise d’asperges, à Manille comme à Java.
  7. Les peuples de ces contrées se figurent que l’or doit se trouver à la surface de la terre, et non dans son sein ; ce qui les fait aussitôt renoncer au projet d’exploitation des mines.