Souvenirs d’un membre de la Commune/Une Exécution (30 mai 1871)

Souvenirs d’un membre de la Communelibrairie contemporaine de henri kistemaeckers (p. 85-102).

UNE EXÉCUTION
(30 MAI 1871)

. . . . . . . . . . . . . . . .


Tout était fini. Encore quelques heures et l’armée de Versailles triomphante aura raison des derniers défenseurs de la Commune.

Le samedi matin, accompagné d’un ami, je quittai notre quartier général, établi depuis la veille à Belleville, et me dirigeai vers la mairie du XIe arrondissement, encore en notre pouvoir.

Des documents importants y avaient été oubliés, m’avait-on dit. Il fallait les soustraire à la curiosité des amis de l’ordre et empêcher que des renseignements compromettants, pour beaucoup des nôtres, ne tombassent entre les mains d’adversaires assoiffés de vengeance.

La place Voltaire était déserte ; seuls, deux hommes portant la capote des fédérés gardaient la barricade élevée sur le boulevard, près de la mairie.

En m’approchant, je reconnus mes courageux collègues, Gambon et Ferré, décidés à n’abandonner cette position qu’après l’avoir vaillamment défendue.

Ferré me rassura sur le sort des papiers que je venais chercher : ils avaient été enlevés et placés en lieu sûr. Je n’avais donc plus à me préoccuper à ce sujet.

Je quittai alors mes deux collègues après leur avoir donné rendez-vous à Belleville, où je me proposais de rejoindre mes admirables et dévoués collaborateurs de la délégation aux Finances.

J’avais trop compté sur mes forces. En remontant la rue du Chemin-Vert, je sentis qu’il m’était impossible de continuer ma route. J’étais brisé de fatigue. Depuis six jours, je n’avais pris que quelques heures de repos, et la marche que je venais de faire m’avait achevé.

Je demandai une chambre dans le premier hôtel que je rencontrai, et, sans me soucier du danger que je pouvais courir, je m’endormis sur un véritable grabat, au cinquième étage de l’hôtel.

Vers quatre heures, je fus brusquement réveillé par le bruit épouvantable produit par les obus qui tombaient sur le Mont-de-Piété, la Roquette et la rue du Chemin-Vert. Les troupes de Versailles avaient tourné le XIe arrondissement et se préparaient à l’occuper.

Je dus me résigner à attendre les événements, bien persuadé que j’échapperais difficilement aux recherches qui allaient, sans doute, être faites.

Le lendemain matin, 28 mai, à 4 heures, un bataillon de ligne campait dans la rue du Chemin-Vert. Des perquisitions étaient opérées dans toutes les maisons. On entendait de tous côtés le bruit lugubre des feux de peloton ; chaque maison fournissait une ou plusieurs victimes ; les soldats ivres assassinaient sans ordre de leurs chefs ; ceux-ci leur avaient donné carte blanche et prenaient volontiers part à cette débauche du massacre.

De ma fenêtre, qui donnait sur l’un des côtés de la prison de la Roquette, je vis arriver une troupe de cent fédérés ; ils furent introduits dans la prison et, pendant une heure, j’entendis une fusillade régulière qui m’apprit le sort réservé aux prisonniers.

L’hôtel qui m’abritait fut fouillé à son tour. Arrivé au cinquième étage, un caporal suivi de deux soldats se fit ouvrir la porte de la chambre voisine de la mienne. Un homme d’une quarantaine d’années l’habitait. Tout à coup, j’entendis un grand bruit ; l’homme se débattait entre les mains des soldats, qui le précipitèrent dans l’escalier. Je me mis à la fenêtre, poussé par je ne sais quelle curiosité. Au-dessous de moi, dans une petite cour étroite, les trois assassins et leur victime venaient d’arriver. Le malheureux, évanouï, fut jeté le long du mur, les soldats le fusillèrent à bout portant, le caporal lui donna le coup de grâce. Le cadavre, dans une dernière convulsion, vint rouler au milieu de la cour.

J’appris plus tard, par le propriétaire de l’hôtel, que l’infortuné que j’avais vu exécuter avait appartenu, sous le siège, à une ambulance ; pendant la Commune il s’était caché ; mais, dans sa perquisition, le caporal avait trouvé un brassard de la Convention de Genève : ce fut l’arrêt de mort de mon voisin.

Quelques instants après, j’entendis le pas lourd des soldats ; ils remontaient en riant pour achever leur infâme besogne.

Je me jetai sur le lit, où je feignis de dormir. Arrivés devant ma porte, un peu entr’ouverte, l’un des soldats dit au caporal qui allait entrer : « C’est la chambre de l’autre ! » J’étais sauvé, pour cette fois, grâce à cette heureuse confusion.

Vingt heures plus tard, le propriétaire de l’hôtel vint me prévenir que je ferais sagement de quitter sa maison. Sans me connaître, il avait facilement deviné que je me cachais, et, très obligeamment, il m’avertissait que je n’étais plus en sûreté chez lui.



Toute la journée se passa pour moi à la recherche d’un asile, que je ne pus me procurer. Les personnes chez lesquelles j’avais espérer trouver une retraite étaient absentes.

Après avoir marché quinze heures à travers Paris, j’arrivai, à onze heures, rue de la Glacière. J’avais pu, jusque là, échapper à la surveillance des nombreuses patrouilles qui sillonnaient Paris ; mais je ne pouvais plus continuer cette promenade sans issue. Une dernière chance me restait. Dans la rue de la Glacière habitait un compatriote de mon père ; c’était un marchand de chiffons en gros, possédant dans ce quartier des magasins considérables où il lui était facile de me donner un abri jusqu’au matin.

Le lendemain, un ami prévenu m’aurait sûrement accueilli.

Plein de confiance, je me présentai chez ce vieil ami de ma famille qui, pendant quarante années, avait conservé avec mon père, son camarade d’enfance, les plus affectueuses relations.

J’étais, ou plutôt je croyais pouvoir être parfaitement rassuré sur la réception qui allait m’être faite. J’avais reçu au Ministère des Finances, un mois auparavant, la visite très cordiale de notre compatriote et j’avais pu, à cette époque, lui rendre un service : je ne doutais donc pas de son dévouement dans la situation périlleuse où je me trouvais.

Quelle déception m’attendait ! Notre vieil ami n’eut pas un instant d’hésitation : il me déclara qu’il ne pouvait pas me recevoir ; et comme j’insistais, il me menaça d’une dénonciation si je ne quittais immédiatement son domicile.

Jusqu’à une heure du matin, j’errai dans les terrains vagues qui bordent la Bièvre ; mais ce plateau était garni de sentinelles qui me menacèrent plusieurs fois de leur fusil. À la fin, je fus signalé, et je vis au loin des soldats armés qui se dirigeaient en toute hâte de mon côté.

Fort heureusement, j’étais à peu de distance du chemin de fer de ceinture ; je descendis ou plutôt je roulai sur la voie, encaissée à une grande profondeur en cet endroit. À quelques mètres du lieu de ma chute, je pus me blottir sous un pont de pierre, et j’eus la satisfaction d’échapper aux recherches des soldats.

Ce côté de Paris m’était peu connu, aussi je marchai plus d’une heure avant de rejoindre la route d’Orléans.

A deux heures du matin, j’avais réussi à atteindre le faubourg St-Germain. Dans ce quartier, j’avais quelque chance de pouvoir circuler sans grand danger, les papiers dont j’étais porteur indiquant mon domicile, rue du Bac. Je me dirigeai alors vers les Halles, où il me serait facile d’attendre le jour en me mêlant au monde de marchands qui les envahit de très bonne heure.

Au moment où je franchissais la rue de Grenelle, un garde national au brassard tricolore, policier-amateur plein de zèle, me demanda ce que je faisais à cette heure dans la rue. Deux autres braves amis de l’ordre le rejoignirent, et je dus me rendre avec eux au poste de la rue de Beaune.

Malgré la parfaite régularité des papiers dont j’étais porteur, le sergent qui commandait le poste me déclara, avec force excuses, qu’il était obligé de me garder jusqu’au matin pour me mettre à la disposition de la mairie du quartier. C’était l’ordre.

A huit heures, je fus conduit à la mairie du 8e arrondissement, située rue de Grenelle. Le capitaine du 15e bataillon de la garde nationale devant qui je fus amené me déclara, avec la plus grande courtoisie, que j’allais être mis en liberté, une petite formalité était seule nécessaire : le concierge de la maison que j’habitais devait venir me réclamer.

J’étais perdu !

Cependant je fis à mauvaise fortune bonne mine et j’attendis de pied ferme le dénoûment de cette étrange situation.

Une demi-heure après, la porte du cachot où j’avais été enfermé avec une vingtaine d’autres prisonniers s’ouvrit ; je répondis sans hésiter à l’appel de mon nom supposé et j’allai résolument au devant d’un bonhomme à cheveux blancs que j’avais eu quelquefois l’occasion de rencontrer lorsque j’allais chez mon ami.

Peut-être, en me voyant, se rendrait-il compte du danger que je courais et consentirait-il à me reconnaître pour son locataire, s’il en avait la présence d’esprit.

C’était une chance sur mille, il est vrai ; mais dans la situation où je me trouvais, que risquais-je à la tenter ?

A peine m’eût-il vu qu’il s’écria : « Mais vous n’êtes pas monsieur X… ! » L’affaire devenait grave. Je haussai les épaules et, me tournant vers le capitaine, je lui dis : « Ce brave homme me croit, sans doute, gravement compromis et s’imagine qu’il y a danger pour lui à me réclamer ; mais j’ai ici une personne qui n’hésitera pas à répondre de moi, c’est M. Hortus. »

M. Hortus était depuis longtemps maire du 7e arrondissement. Chef d’une importante institution dans la rue du Bac, il m’avait eu pour élève en même temps que l’ami de qui je possédais les papiers. Depuis notre sortie de son établissement, il avait conservé avec nos deux familles les meilleures relations et ne nous avait jamais perdus de vue.

Le capitaine, au nom de M. Hortus, accepta immédiatement de faire parvenir à celui-ci un billet que je signai, bien entendu, du nom de mon ami.

M. Hortus était encore chez lui. En apprenant que son ancien élève X… était arrêté, il voulut avoir la satisfaction de le libérer lui-même ; il vint en toute hâte, et la comédie du concierge recommença.

La porte de mon cachot s’ouvrit pour la seconde fois et j’aperçus le père Hortus, comme nous l’appelions, accompagné de plusieurs personnes ; j’allai rapidement à lui, et lui saisissant la main : « Bonjour, monsieur Hortus » lui dis-je, et tout bas « je suis Jourde ! » car il lui eût été assez difficile de me reconnaître. J’avais fait, la veille, une toilette qui me rendait presque méconnaissable.

Au nom que je venais de lui jeter, le vieil instituteur perdit complètement la tête : « Comment, c’est toi ! s’écria-t-il, toi, que je retrouve dans une pareille circonstance ! » Et il s’éloigna en poussant des gémissements lamentables.

A peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées qu’il se fit un grand vacarme dans la mairie : le clairon appelait aux armes, les crosses de fusil résonnaient dans les couloirs, on entendait des gens qui couraient en jetant de grands cris. Un capitaine d’état-major de la garde nationale se précipita dans notre cachot. Il s’approcha de moi et, après quelques instants d’une reconnaissance apparente, s’écria : « Mais je vous reconnais, vous êtes Jourde !

« Pardieu ! lui dis-je, M. Hortus vient de vous l’apprendre. »

Je comparus séance tenante devant la cour martiale qui siégeait dans l’ancien hôtel de l’ambassade d’Autriche, situé en face de la mairie.

Le capitaine d’état-major qui avait prétendu me reconnaître présidait ce semblant de tribunal ; il avait pour assesseurs le capitaine du 15e bataillon de la garde nationale et un lieutenant d’infanterie de ligne.

Après un interrogatoire des plus fantaisistes, et un procès-verbal dont le président de la cour martiale fit plus tard un véritable roman, je fus condamné à mort.

Un quart d’heure m’était accordé pour adresser aux miens un mot d’adieu. Le quart d’heure écoulé, je serais passé par les armes.

Après avoir écrit quelques lignes, je m’approchai de la fenêtre de la salle où j’étais gardé à vue par des hommes du 15e bataillon placés aux quatre coins de l’appartement.

Par un hasard singulier, l’un de ceux qui m’avaient condamné, le lieutenant d’infanterie, m’avait souvent rencontré au quartier latin, dans le temps qu’il était élève à l’École militaire.

Ce fut lui qui me le rappela, pendant que nous regardions ensemble le peloton qui m’était destiné prendre position dans la cour de l’hôtel.

Le capitaine d’état-major rentra en ce moment et demanda une signature au lieutenant. Il me prévint en même temps que j’eusse à me tenir prêt.

Nous entendîmes le bruit d’une altercation dans l’escalier. Une estafette que l’on voulait empêcher de monter demandait à voir le président de la cour martiale : « Ordre du maréchal » dit l’estafette en remettant un grand pli scellé d’un large cachet de cire rouge.

Le capitaine Ossud parcourut rapidement le contenu de la dépêche : c’était l’ordre de surseoir à mon exécution et de me mettre à la disposition du commissaire central Ansart, qui était en permanence au ministère des affaires étrangères, où étaient installés les services du maréchal de Mac-Mahon et de la préfecture de police.

Le capitaine du 15e bataillon avait, sans prévenir ses collègues de la cour martiale, envoyé par un de ses gardes un rapport au maréchal, rapport dans lequel il s’attribuait, bien entendu, tout l’honneur de ma capture.

Ossud, qui, lui aussi, voulait avoir l’honneur de ma prise et de mon exécution, s’emporta avec une grande violence contre son indiscret et ambitieux collègue. Mais il fallait obéir.

Nous nous rendîmes immédiatement au ministère des affaires étrangères.

Je fus, à mon arrivée, mis en présence d’un commandant des gardiens de la paix nommé Vidal, je crois, et du fameux Claude, de la police de sûreté, qui se ruait sur tous les prisonniers qui arrivaient et les accablait d’injures et de coups.

Des fusiliers marins, campés dans la cour, nous faisaient entendre les plus odieuses menaces. Encouragés par leurs chefs, ces braves nous jetaient à la tête tout ce qui tombait sous leurs mains. En quelques minutes, je fus couvert de boue et d’immondices.

Après un rapide interrogatoire, on me fit passer dans une chambre voisine. À peine y étais-je enfermé que de grandes clameurs s’élevèrent dans la cour, les cris : « À mort, à mort la voleuse ! » dominaient le tumulte. Quelque chose d’humain fut littéralement jeté dans la chambre où je me trouvais.

Je vis debout, près de moi, une jeune fille, une enfant de quinze ans. C’était une petite ouvrière, très coquettement vêtue. Sa mise, bien que modeste, était rehaussée par ce je ne sais quoi plein de goût qui donne un charme si grand à l’ouvrière parisienne.

Elle paraissait plutôt surprise qu’effrayée et semblait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait.

La physionomie de cette enfant était charmante ; elle regardait franchement devant elle avec de grands beaux yeux noirs étonnés.

Elle avait d’admirables cheveux châtain foncé, à peine contenus sous un bonnet blanc gracieusement retenu par de petits rubans bleus. Le nez et la bouche étaient d’une rare finesse. Sur les tempes bien dégagées, des boucles mutines échappaient sous la ruche du bonnet.

Elle avait une attitude délicieuse, mélange exquis de hardiesse naïve, de pudique résolution.

Je fus frappé comme par une vision. J’avais possédé, au ministère des finances, un médaillon en plâtre représentant une tête de jeune fille coiffée crânement d’un bonnet phrygien. Ce médaillon était destiné à servir de modèle pour la tête de République qui devait être gravée sur nos monnaies.

J’avais devant moi l’original du médaillon.

Pendant dix minutes les vociférations les plus furieuses nous empêchèrent de parler. Une foule de misérables, composée d’agents de police et de soldats, nous adressait les plus obscènes plaisanteries et, avec d’immondes sarcasmes nous fiançait dans la mort prochaine.

Un gardien de la paix vint nous chercher. Nous n’étions plus en sûreté dans le lieu où nous nous trouvions.

L’enfant comparut devant Claude et le commandant des gardiens de la paix. Un homme à la mine abjecte s’avança : il déposa que la prisonnière avait été arrêtée, par lui et plusieurs de ses camarades, dans la rue de Lille, près des décombres de la Caisse des Dépôts et Consignations ; ils l’avaient surprise en flagrant délit de vol et demandaient grossièrement son exécution.

Les yeux de la jeune fille étincelèrent et d’une voix indignée elle protesta de son innocence.

L’homme insista, et plongeant la main dans la poche du tablier de la pauvre enfant il en tira d’un air victorieux… un fragment de miroir, moins grand que la main, et que la coquette enfant avait ramassé dans la rue, en se rendant à son atelier.

« C’est bien, dit Claude ; emmenez-la. »

Le bruit d’une décharge ébranla les vitres de la salle où je me trouvais.

L’homme à l’abjecte figure rentra et, s’adressant à ses chefs : « Son affaire est faite ! » Alors, seulement, il me sembla que la Commune venait de mourir.



Je passai toute cette journée au ministère des affaires étrangères, en butte aux injures et aux violences des sauveurs de la société.

Le soir, vers huit heures, je fus étroitement garrotté à l’aide d’une corde qui me faisait plusieurs fois le tour du corps ; j’avais les bras fortement attachés et ramenés vers les épaules, les jambes mêmes étaient ficelées, ce qui me permettait de faire, avec peine, des pas de trente centimètres.

Douze hommes furent commandés pour me conduire au Luxembourg ; le farouche Claude leur déclara qu’ils répondaient de moi sur leur tête. Là-dessus, mes braves gardes-du-corps m’entourèrent, ne me quittant pas de l’œil, et la main sur leur revolver, afin d’empêcher toute tentative de fuite ; la corde qui m’enlaçait aurait dû, cependant, les rassurer et j’avoue qu’il me paraissait absolument impossible de faire un mouvement du côté de la liberté.

Un de mes conducteurs s’empara, pour plus de sûreté, du bout de corde qui pendait sur ma poitrine, et dans cet équipage je parcourus la distance qui sépare le ministère des affaires étrangères du Luxembourg.

Je souffris atrocement pendant ce trajet, les ligatures s’étaient resserrées et j’avais les poignets meurtris par la corde trop fortement attachée ; je m’en plaignis au chef de l’escorte, qui, pour toute réponse, se contenta de resserrer ou plutôt essaya de resserrer encore les liens qui me faisaient si cruellement souffrir.

Au Luxembourg nous ne trouvâmes personne pour me recevoir, et ce fut à grand peine que le chef d’escorte put décider un gendarme à me jeter dans l’une des caves où étaient entassés de nombreux prisonniers.

On me fit rouler, comme une barrique, sur les marches d’un escalier sombre. Une porte s’ouvrit et je rentrai brusquement dans une atmosphère empestée, au milieu d’une obscurité profonde.

Je tombai sur des corps couchés à terre qui me reçurent avec des gémissements. Les cordes s’enfonçaient de plus en plus dans les chairs. Je n’eus que le temps d’avertir mes voisins de l’état dans lequel je me trouvais ; j’allais m’évanouir. Il fallut plus d’une heure à mes compagnons pour me délivrer complètement.

Nous étions cent dix hommes dans une cave sans jour et sans air, de 8 mètres de longueur sur 6 de largeur.

Nous n’avions aucune notion de l’heure ; minuit et midi avaient dans cet épouvantable séjour une nuit égale.

Une fois par jour, un gendarme remettait à chacun de nous 250 grammes de pain. C’était là toute notre nourriture.

Pour calmer notre soif, nous recevions deux bidons de campement contenant à peu près vingt litres d’eau.

Au centre de la cave, on avait placé un immense baquet en bois (souvent renversé dans cette obscurité) dont on devine la destination.

L’espace dans lequel nous étions parqués était si étroit que, pour dormir, la moitié d’entre nous devait coucher sur l’autre.

Pour donner une idée exacte de cette horrible prison, il me suffira de dire que douze heures après mon arrivée, quand on ouvrit la porte de la cave pour la distribution de notre ration de pain, nous pûmes apercevoir, grâce à la lanterne dont le gendarme était porteur, des corps sans mouvement étendus dans la cave. C’étaient les cadavres de quatre de nos compagnons que l’asphyxie avait tués.

Je restai deux jours dans ce lieu abominable.

Le jeudi Ier juin, un capitaine de gendarmerie me fit sortir de mon cachot pour me faire passer par les armes.

Placé contre le mur, au fond de la cour de l’ancienne demeure des présidents du Sénat, j’allais être fusillé, lorsqu’un officier d’ordonnance du général de Cissey fit, d’une fenêtre du premier étage, un signe au peloton d’exécution qui s’apprêtait à me loger quelques balles dans la tête.

L’officier descendit dans la cour, et, après une très vive explication avec le capitaine de gendarmerie, il congédia le peloton et m’apprit que j’allais être dirigé sur Versailles — Quelques heures après j’étais enfermé dans la maison de justice de cette ville.

Deux mois plus tard, le 3e conseil de guerre me faisait l’honneur de me condamner à la déportation simple.