Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Au Voltaire/VI


VI

ÉMILIE GAUTIER


C’est à cette époque que se date la mort de l’une des sœurs, l’aînée, du poète, Émilie Gautier que nous appelions la tante Lili.

Les personnes riches et bénévoles qui, pour leurs trois francs environ, n’ont pas craint d’acquérir le premier volume de ces Souvenirs, savent déjà par le petit portrait que j’y ai tracé d’elle ce que fut cette fine créature, — la blonde d’une race brune, — qui dans le foyer du grand frère chanta le cricri de sa vie de grillon.

Mais Émilie Gautier mérite mieux que cette esquisse et son ombre légère ne s’offensera pas de l’indiscrétion pieuse qui la tire doucement, et comme par la robe, de son effacement volontaire. Je lui laisse d’ailleurs la parole à elle-même. À la fois très gaie et fort sentimentale, plus romantique que romanesque, elle se peint comme au pastel dans ces quatre lettres mieux que je ne saurais le faire et, ceux qui aiment à chercher dans les correspondances le secret posthume des âmes envolées y retrouveront son battement d’ailes. Je m’excuse auprès des autres d’attirer leur intérêt sur une figure de femme qui ne relève de la psychologie documentaire que par sa consanguinité avec le plus parfait artiste de la langue française. Il l’aimait pour son charme, l’honneur qu’elle lui faisait d’être délicieusement jolie, cette malice qui, au milieu d’une inondation, ne la fixait que sur la belle main d’un archevêque jetant du pain à travers les fenêtres, l’indignation, en voyage, contre les bourgeois qui dorment devant les paysages et aussi, je pense pour l’héroïsme d’un dévouement où elle se sacrifia entièrement à l’homme de gloire de la famille. Et puis il y avait la passion commune des chats !…

Les quatre lettres sont adressées d’Avignon, ville originaire des Gautier, à sa sœur cadette Zoé, demeurée à Montrouge, et toute dépareillée par une séparation qui, si momentanée qu’elle dût être, n’en était pas moins la première, et fut la dernière. Mlle Mion (diminutif provençal de Marion) était la propre sœur de Pierre Gautier, père de Théophile, et par conséquent la tante d’Émilie et de Zoé.

« Avignon, 17 mai 1856.
« Chère sœur,

« Je t’avais écrit le soir même de mon arrivée comme je te l’avais promis et je dormais tranquillement du sommeil du juste, quand aujourd’hui, en revenant du marché, je me rappelle fort heureusement que j’avais oublié de mettre sur l’adresse de ma lettre : Paris. Pense combien cela m’a affligée. J’ai mis aussitôt la plume au point. Tu dois au moins me croire sautée à quelques millions de lieues en l’air et je me porte comme plusieurs Ponts-Neufs restaurés. Enfin il faut attendre le départ du chemin de fer qui t’apportera la bienheureuse lettre. Le soleil est superbe, le ciel plus bleu qu’à Paris. Avignon est une ville dans mes idées, toute remplie de vieilles maisons avec des écussons où l’herbe pousse dans les vieux trous. Quant à notre petite maison, c’est celle d’une poupée. La cuisine n’est pas trop petite, les pièces sont de la grandeur des nôtres, l’escalier droit comme ceux des chalets suisses. Il y a un pied de vigne comme je n’en ai pas encore vu, énorme, pas travaillé par la main des hommes. Il court follement le long du mur et vous tend ses brindilles vertes. Nous avons été nous promener sur les remparts, c’est plus beau que toutes les belles promenades de Paris. Le Rhône, les montagnes, les églises sont charmants enfin même le marché. Tu sais que je ne les aime pas, mais ici c’est un vrai plaisir d’y aller. Les fleurs y sont, avec les légumes, arrangées d’une façon toute poétique. Quelques endroits dudit marché sont couverts avec des toiles comme à Alger, ce qui lui donne un air étranger qui ne ressemble en rien à nos affreuses halles. Les Provençaux parlent avec une prestesse incroyable ; on dirait d’une volière ouverte toute remplie d’oiseaux. Si vous étiez tous présents je n’aurais pas de regrets, mais je sens là-bas des cœurs qui m’aiment et malgré le beau soleil du bon Dieu, mon âme prend son vol vers vous tous que j’aime plus que le soleil même. — Quant à mon voyage, il a été une preuve de plus pour moi que les bourgeois sont plus bêtes que des oies. Ma chère, ils ont dormi depuis Paris jusqu’à Lyon ; et il n’y avait que moi qui ne dormais pas. Je ne puis t’écrire cela ; à mon retour, je te raconterai car ma plume ne peut pas rendre mes sensations. Plusieurs se sont réveillés à Montélimar et m’ont offert du nougat. Je les ai remerciés très poliment. Comment accepter quelque chose de pareilles brutes. Et Théo, comment va-t-il ? Je pense qu’il me remplace et que tu vas passer les journées chez lui. Ne travaille pas trop au jardin, soigne-toi, quand il n’y en a plus, il en vient d’autres… Nous avons ici un concert de chats qui est aussi brillant pour le moins que celui de Montrouge. Dis-moi comment se comportent les nôtres. Embrasse-les tous sur l’oreille gauche pour moi, c’est le côté de leur petit cœur. Écris-moi aussitôt ma lettre reçue. Embrasse aussi mes petites filles et mon gredin de neveu. Je vais « naviguer » comme dit Mion. »

« Avignon, 20 mai 1856.
« Ma chère sœur,

« J’espère que tu as reçu mes lettres à l’heure qu’il est. J’en attends une de toi. Il me semble que tu ne te presses guère. M’auriez-vous déjà oubliée ? Malgré que je sois peu de chose, je me flattais d’avoir un peu plus de valeur au moins pour vous. Malgré vos torts je vous pardonne et je t’aime quand même. — Dimanche nous avons été visiter le musée. Il y a des Mignard très bien. Puis à la Métropole où nous avons vu l’archevêque qui avait l’air d’être en carton. Les églises ici sont bien plus belles qu’à Paris, les cierges n’y sont pas ménagés. Il y a de vrais jésuites. Le Rhône est débordé, les fossés sont pleins d’eau ; elle vient jusque dans Avignon, ce qui désole les bourgeois et me rend, moi, très heureuse, car je trouve ça très joli de voir les pieds des maisons dans l’eau. — Je reçois ta bonne lettre. Comment, toi si brave as-tu pu pleurer comme une oie ? Prends garde que je ne te retire mon estime. Je ne suis pas morte. Gardons nos pleurs pour les morts. Après cela je ne puis te blâmer moi-même, puisqu’en voyant un beau char attelé de bœufs, mes yeux se sont mouillés en pensant au pauvre grand-père. Mais moi j’avais une raison, tandis que toi, ma chère, laquelle ? Je suis forte comme beaucoup d’hommes ensemble. Quand on a passé par les créanciers, qu’est-ce que les wagons ? Quand tu feras le voyage, tu t’en rendras compte. Ne sois donc plus inquiète. Cela m’étonne de ta part, je te croyais plus brave et rappelle-toi que l’absence et le temps ne sont rien quand on s’aime la semaine finie. — Et les chats ? Tu ne m’en dis rien du tout. Comment vont-ils ? Sont-ils sages ? J’ai ici une chatte très bien élevée et une petite fille qui parle patois et qui m’aime déjà beaucoup. La tante me soigne comme un objet rare, ainsi tu vois que tu n’as pas à te tourmenter. Je suis heureuse de voir que tu m’aimes si tendrement, mais si tu veux me faire un grand plaisir, ne pleure pas. Je m’ennuie bien quelquefois de ne pas t’avoir en personne, mais les gens que j’aime ne sont jamais absents de moi complètement, je les ai toujours dans les yeux de l’âme. Nous avons un temps superbe. »

« Avignon, 26 mai, 11 heures du matin.
« Chère sœur,

« Je n’ai pas eu le temps d’écrire ma lettre. Les processions ont duré toute la journée. Elles sont très curieuses. Il y a de petits enfants qui sont habillés en petits bons dieux portant leurs croix, très drôles, des petits saint Jean, et les pénitents noirs quêtant pour les prisonniers, la figure couverte par leurs capuchons. Toutes les rues sont tendues d’un plafond de toile grise et, des fenêtres, pendent des étoffes de soie rouges, bleues, roses, jaunes, et des dentelles. Les murailles sont aussi tapissées, comme à Paris. Enfin du haut du rocher, l’archevêque donne la bénédiction à son peuple agenouillé. Il était aussi brillant que le soleil. Ces gens-là seuls savent être dignes. Ils ont des manières à eux de marcher. Il y a aussi un ordre qu’on appelle : les Récollets qui ont joliment l’air d’être en carton. Si je voulais tout te raconter, je n’en finirais plus. — Soigne bien Raton, il avait déjà l’air malade quand je suis partie. La tante Mion est vraiment incroyable, elle trotte comme un lapin blanc, jamais elle n’est fatiguée. Je parle avec elle de nos chers Parisiens, quoique je pense, tu sais, beaucoup plus que je ne parle, trouvant souvent les paroles inutiles. — J’avais oublié de te parler d’une chose de ma vie de voyageuse. C’est une chasse aux puces. Charmant animal, mais à la fin intolérable. Quand je ne cours pas, je chasse. Quelle vie de duchesse ! Il y a aussi les punaises d’Avignon, affreuses bêtes, les seules que je puisse tuer sans regrets. Enfin, il faut être clément et supporter les bêtes des pays où l’on se trouve. Une dame m’a dit que c’étaient les vers à soie qui nous donnaient ces animaux. Fais attention à ton lit et ne te laisse pas manger vive, ce sera temps lorsque nous serons mortes. — Les fleurs sont plus belles ici qu’à Paris. Un monsieur m’en a donné que je n’avais jamais vues. Soigne-toi bien et sois aussi tranquille sur mon compte que si j’étais auprès de toi ; je suis soignée comme une chose précieuse. Quant aux lettres, elles dépendent du chemin de fer, non de moi. Je n’ai pas fait de broderie anglaise. »

« Avignon, 4 juin 1856.
« Chère sœur,

« Nous avons eu une inondation complète. Je me croyais à Venise la rouge, comme dit Alfred de Musset. Figure-toi, une partie des remparts s’étant écroulée, l’affreux vacarme que cela a dû produire dans la ville. Nous avons eu une tempête sur terre. Comme j’ai pensé à toi qui as peur de la pluie. Je crois qu’à ma place tu serais morte de peur et, vraiment, sans être poltronne, c’était effrayant. Le tonnerre n’est rien près de ce bruit-là. La tante n’était pas très brave. Nous avons eu de l’eau jusqu’au premier étage. Point de vivres. Heureusement le gouvernement nous a apporté de quoi ne pas mourir, juste assez mais pas plus. Monseigneur passait en bateau et jetait du pain dans nos fenêtres avec beaucoup de grâce. Il était beaucoup plus homme sans la mitre. Il portait un chapeau rond avec un cordon d’or, mais quelle main ! Du reste, il est très gentil. Les femmes sont laides ici, c’est malheureux qu’elles ne ressemblent pas aux maisons qui sont charmantes. Cela gâte le pays. Les campagnes sont magnifiques, des ruisseaux partout, le Rhône, des fleurs, de grands saules d’un vert blanc qui sont d’un effet charmant. Si je puis apporter des graines pour notre jardin, tu verras. Je pense avoir un tas de lettres de vous à la poste, elle ne marche plus, mais voici l’eau qui s’en va, espérons. Je te quitte pour aller par la ville voir un peu le Rhône qui doit être comme une mer. À bientôt. Comme toi j’ai perdu mon voile, un coup de vent l’a emporté je ne sais où. J’espère que tu ne t’ennuies pas trop, mais assez. — P.-S. Nous avons eu la visite de l’Empereur hier.

« Mademoiselle Zoé Gautier, au parc de Montrouge, Montrouge, maison de M. Guillot, Paris, banlieue »

Il va sans dire que je ne prétends pas donner des lettres de nonne de Vert-Vert en voyage pour des modèles de style épistolaire, s’il y a un style épistolaire, ce dont je doute. Mais le léger bruit d’âme en est charmant, et c’est à l’auteur de Cœur Simple que l’on pense en les lisant. La tante Lili mourut paralysée, à Montrouge, le cou encerclé d’un collier attaché à l’espagnolette d’une fenêtre pour lui maintenir la tête qui, comme à Henri Heine, dévalait sur la poitrine. Elle riait, dans ce carcan, et sa sœur, plus qu’à demi folle, nous résumait tout le drame de la maladie et de sa douleur par cette simple constatation :

— Voilà dix-sept jours que la chatte ne mange plus, là, dans son panier, dix-sept jours, dix-sept !…