Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 297-303).


LXXVIII

NOTRE BELLE-MÈRE


Malgré son projet de ne revenir à Moscou, avec sa femme, qu’après le jour de l’an, papa arriva dès le mois d’octobre, quand la saison était encore excellente pour chasser à courre. Il prétexta une affaire, mais Mimi nous raconta qu’Eudoxie Vassilevna s’ennuyait tant à la campagne, parlait si souvent de Moscou et feignait si souvent d’être souffrante, que papa s’était décidé à la contenter. « Elle ne l’a jamais aimé, ajoutait Mimi. Elle rebattait les oreilles à tout le monde avec sa passion, uniquement parce qu’elle avait envie de faire un mariage riche. »

Et Mimi soupirait d’un air pensif, comme pour dire : « Ça se serait passé autrement avec certaines personnes, s’il avait su les apprécier. »

Les certaines personnes étaient injustes pour Eudoxie Vassilevna. Son amour pour papa, un amour passionné, dévoué, qui lui donnait la soif du sacrifice, éclatait dans toutes ses paroles, dans chacun de ses regards et de ses mouvements. Sa passion, tout en lui faisant désirer de ne jamais se séparer de son époux adoré, ne l’empêcha pourtant pas d’avoir envie d’un petit bonnet très remarquable de chez Mme Annette, d’un chapeau à plume bleu ciel également remarquable et d’une robe de velours de Venise bleu foncé, qui seyait admirablement à ses belles épaules et à ses bras blancs, qu’elle montrait pour la première fois à d’autres que son mari et sa femme de chambre.

Catherine était naturellement du parti de sa mère.

Dès le jour de l’arrivée de notre belle-mère, il s’établit entre elle, mon frère et moi, des relations badines assez singulières. À peine était-elle descendue de voiture, que Volodia, prenant un air sérieux, s’approcha d’elle avec des révérences et des courbettes et dit, du même ton que s’il présentait quelqu’un :

« J’ai l’honneur de féliciter ma belle-maman de son arrivée. »

Il lui baisa la main.

« Ah, cher enfant ! répondit-elle avec son joli sourire stéréotypé.

— N’oubliez pas votre second fils, » fis-je en m’approchant à mon tour pour lui baiser la main et en imitant involontairement la figure et la voix de Volodia.

Si nous étions convaincus de notre affection mutuelle, notre belle-mère et nous, cette façon de s’aborder pouvait vouloir dire que nous dédaignions les démonstrations. Si nous étions, au contraire, mal disposés les uns pour les autres, elle marquait à volonté, soit l’ironie, soit notre mépris pour la dissimulation, soit le désir de dérober à notre père la situation vraie, sans compter beaucoup d’autres pensées et sentiments. En réalité, cette attitude, qui s’adapta parfaitement bien à l’humeur d’Eudoxie Vassilevna, ne voulait absolument rien dire et ne servait qu’à dissimuler l’absence totale de sentiments quelconques. J’ai souvent remarqué par la suite ce même ton de demi-plaisanterie dans d’autres maisons, lorsque la famille pressentait des rapports peu agréables avec l’un de ses membres. Ces sortes de relations artificielles une fois établies, sans l’avoir prémédité, avec notre belle-mère, nous n’en sortîmes pour ainsi dire jamais. Nous étions avec elle d’une politesse affectée ; nous lui parlions en français, lui faisions des révérences et l’appelions « chère maman ». Elle nous répondait invariablement sur le même ton, accompagnant ses plaisanteries de son éternel joli sourire. Notre pleurnicheuse de sœur, avec ses pieds de canard et ses discours sans fard, était la seule qui aimât notre belle-mère. Elle faisait naïvement des tentatives, parfois très maladroites, pour opérer un rapprochement entre elle et le reste de la famille. En récompense, la seule personne au monde pour qui Eudoxie Vassilevna, en dehors de sa passion pour papa, eût un grain d’affection, était Lioubotchka. Elle lui témoignait même un mélange d’admiration enthousiaste et de respect timide qui m’étonnait fort.

Dans les premiers temps, Eudoxie Vassilevna se plaisait à rappeler qu’elle était une belle-mère et à faire allusion aux préventions et à la malveillance des enfants et des domestiques, qui rendent la situation des belles-mères difficile. Cependant, tout en prévoyant les désagréments de la situation, elle ne fit rien pour les éviter. Elle ne se donna la peine ni de caresser les uns, ni de faire des cadeaux aux autres, ni d’éviter de gronder : ce dernier point lui aurait pourtant été extrêmement facile, car elle était naturellement bonne et très peu exigeante. Non seulement elle ne fit rien, mais elle se mit sur la défensive quand personne ne l’attaquait. Imbue de son idée que tous les domestiques ne cherchaient qu’à lui être désagréables et à la blesser, elle vit des intentions partout et prit l’attitude d’une personne qui souffre en silence, par dignité. Le résultat fut qu’au lieu de s’attacher nos gens, elle les indisposa.

Ce n’est pas tout. J’ai dit combien, dans notre maison, la faculté de compréhension était développée : notre belle-mère en était absolument dépourvue. De plus, elle apportait des habitudes tellement différentes des nôtres, que cela seul disposait mal à son égard. Notre intérieur était extrêmement propre et ordonné : elle vivait éternellement comme une personne qui arrive de voyage et n’est pas encore installée. Elle se levait et se couchait tantôt tard, tantôt de bonne heure ; un jour, elle dînait avec nous, le lendemain, non ; un soir, elle soupait ; un autre soir, elle ne soupait pas. Quand il n’y avait pas de visites, elle se promenait presque toujours dans la maison à demi vêtue, et n’avait pas honte de se montrer à nous, et même aux domestiques, en jupon, blanc, un fichu sur les épaules et les bras nus. Au début cette simplicité me plut ; au bout de très peu de temps, précisément à cause de cette simplicité, je perdis le peu de respect qui me restait pour notre belle-mère.

Une chose nous paraissait encore plus étrange que le reste. Il y avait en elle deux femmes différentes, selon qu’elle était ou non devant le monde. Devant le monde, c’était une belle personne, un peu froide, jeune, brillante de santé, superbement parée, point sotte, point spirituelle non plus, mais gaie. Dès que nous étions entre nous, elle prenait l’air excédé et souffrant d’une femme qui s’assomme, bien qu’elle aime ; elle s’abandonnait, était malpropre et vieillie.

Que de fois, lorsque, en revenant de faire des visites, toute rose à cause du froid, elle ôtait son chapeau et allait se regarder en souriant dans la glace, heureuse de se sentir belle ; ou le soir, quand elle passait devant les domestiques pour monter en voiture, fière et confuse en même temps de sa belle toilette de bal décolletée ; ou les jours de petite soirée chez nous, lorsque, vêtue d’une robe de soie montante, son cou délicat entouré de fines dentelles, elle souriait à tout le monde de son joli sourire, toujours le même : que de fois je me suis demandé en la regardant ce que diraient ses admirateurs s’ils la voyaient comme moi, les soirs où elle restait à la maison et où elle attendait que son mari revint du cercle, dépeignée, une espèce de bonnet sur la tête, errant comme une ombre d’une pièce à l’autre. Tantôt elle s’asseyait au piano et jouait une certaine valse, le seul morceau qu’elle sût, en fronçant le sourcil par effort d’attention. Tantôt elle prenait un roman, en lisait une demi-page au hasard et jetait le volume. Tantôt elle allait elle-même à l’office, pour ne pas réveiller les domestiques, prenait un concombre et un morceau de veau froid et se mettait à manger, debout devant la petite fenêtre de l’office ; après quoi, l’air ennuyé et las, elle recommençait à rôder sans but dans la maison.

L’absence complète de compréhension fut ce qui contribua le plus à l’isoler de nous. Elle se trahissait surtout par l’air d’attention condescendante avec lequel elle écoutait quand on lui parlait de choses incompréhensibles pour elle. Ce n’était pas sa faute si elle avait pris, sans s’en apercevoir, l’habitude de sourire des lèvres et de hocher la tête lorsqu’on lui racontait des choses qui ne l’intéressaient pas (rien ne l’intéressait en dehors d’elle-même et de son mari) ; mais, quoique ce ne fût pas sa faute, sourire et hochement devenaient insupportables à la longue.

Sa gaieté, qui consistait à se moquer d’elle-même, de vous, du monde entier, manquait de naturel : aussi n’était-elle pas communicative.

Sa sensibilité était trop fade.

Nous étions surtout choqués de ce qu’elle parlait à tout propos, sans aucune retenue, de son amour pour papa. Elle ne mentait pas quand elle disait que sa passion pour son mari était toute sa vie, et elle le prouvait par toute sa conduite : l’insistance et l’absence d’embarras avec lesquelles elle revenait continuellement sur ce sujet n’en étaient pas moins, à notre avis, souverainement déplaisantes, et nous étions encore plus honteux pour elle quand elle parlait de son amour devant les étrangers que quand elle faisait des fautes de français.

Elle aimait son mari plus que tout au monde, et son mari l’aimait, surtout dans les premiers temps et quand il vit qu’elle plaisait à d’autres que lui. Elle n’avait pas d’autre but dans la vie que de gagner l’affection de son mari, et pourtant, par maladresse et faute de tact, on aurait dit qu’elle prenait à tâche de faire tout ce qui pouvait être le plus désagréable, toujours dans le but de lui prouver son amour et son empressement à se sacrifier.

Ainsi, elle aimait la toilette et mon père aimait à voir sa femme élégante et admirée : ma belle-mère crut devoir sacrifier son goût pour la toilette à mon père et prit de plus en plus l’habitude de rester à la maison, en peignoir gris.

Papa, qui avait toujours considéré la liberté mutuelle comme une condition essentielle de la vie de famille, tenait à ce que sa favorite, Lioubotchka, fût sur un pied d’ouverture et d’amitié avec sa jeune belle-mère : ma belle-mère se sacrifia et témoigna à la véritable maîtresse de la maison, comme elle appelait ma sœur, un respect très déplacé, qui blessait profondément papa.

Il passait ses soirées au jeu, et, vers la fin de l’hiver, il perdit beaucoup. Il n’en parla à personne à la maison, car il avait pour principe que les affaires de jeu ne doivent pas intervenir dans la vie de famille. Ma belle-mère se sacrifia, et elle jugea de son devoir, même malade, même enceinte, d’aller en peignoir au-devant de papa, lorsqu’il rentrait du cercle à quatre ou cinq heures du matin, rompu, honteux, le gousset vide. Elle lui demandait distraitement s’il avait été heureux au jeu et écoutait la réponse avec son air de condescendance, souriant et hochant la tête tandis qu’il lui racontait ce qu’il avait fait au cercle et qu’il la priait pour la centième fois de ne jamais l’attendre. Mais il avait beau la prier, elle persévérait le lendemain à l’attendre, bien qu’elle ne s’intéressât pas le moins du monde à son jeu, d’où dépendait pourtant la fortune de papa.

Il faut dire qu’outre la passion de se sacrifier, elle était aussi poussée, dans ces occasions, par une jalousie qui la faisait beaucoup souffrir. Il était impossible de lui persuader que papa revenait réellement du cercle, et non d’ailleurs. Elle s’efforçait de lire sur son visage ses secrets de cœur, et, ne lisant rien du tout, elle soupirait, jouissant de son propre chagrin, et se livrait à la contemplation de son infortune.

Grâce à ces perpétuels sacrifices, on pouvait déjà remarquer vers la fin de l’hiver un changement dans les sentiments de papa. Il avait beaucoup perdu, était souvent de très mauvaise humeur et s’en prenait à sa jeune femme. Il en était déjà par moments à la haine sourde, à cette aversion contenue pour ce qu’on a aimé qui se traduit par une tendance inconsciente à causer à l’objet de son ancienne affection toute espèce de petits désagréments moraux.