Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 254-258).

LXVII

À LA CAMPAGNE


Le jour suivant, je partis en poste, avec Volodia, pour la campagne. En route, je repassai dans ma tête mes souvenirs de Moscou, et je me mis à penser à Sonia Valakhine, mais ce ne fut que le soir, en quittant le cinquième relais. « C’est tout de même singulier, me dis-je, qu’étant amoureux, j’aie tout à fait oublié que je le suis. Il faut penser à elle. » Je me mis donc à penser à Sonia comme on pense en voyage, c’est-à-dire à bâtons rompus, mais avec vivacité. Le résultat de mes réflexions fut qu’en arrivant à la campagne il me parut indispensable de prendre un air triste et rêveur devant toutes les personnes de la maison, et surtout devant Catherine, que je considérais comme très connaisseuse en ces sortes de choses et à qui j’avais touché un mot de l’état de mon cœur. Mais, malgré mes efforts pour tromper les autres et me tromper moi-même, malgré le soin avec lequel je m’appropriai tous les symptômes que j’avais observés chez les gens amoureux, au bout de deux jours, pendant lesquels je ne me souvins qu’avec intermittence de ma passion (c’était surtout le soir que je me rappelais que j’étais amoureux), la vie de campagne et le changement d’occupations m’avaient fait entièrement oublier mon amour pour Sonia.

Nous arrivâmes à Petrovskoë au milieu de la nuit, et je dormais si solidement que je ne vis pas l’allée de bouleaux. Toute la maison était couchée. Le vieux Phoca vint nu-pieds, un flambeau à la main, ôter les crochets de la porte et nous ouvrir. Il était courbé en deux et vêtu d’une espèce de camisole de femme. En nous apercevant, il eut un tremblement de joie. Il nous embrassa sur l’épaule, ôta précipitamment son chapeau de feutre et alla s’habiller. j’étais encore mal réveillé en traversant le vestibule et l’escalier ; mais, arrivé dans l’antichambre, quand je revis la serrure de la porte et son verrou, la lame de parquet gondolée, le grand coffre, le vieux flambeau couvert de suif comme jadis, les ombres formées par la chandelle toute de travers que Phoca venait d’allumer, la double fenêtre qui ne s’enlevait pas et était éternellement pleine de poussière, derrière laquelle je me rappelais que poussait un sorbier, tous ces objets m’étaient si familiers, ils étaient si remplis de souvenirs, si amis entre eux et si bien associés dans une seule pensée, que je sentis subitement sur moi la caresse de cette chère vieille maison. Je me demandai involontairement comment nous avions pu nous passer si longtemps l’un de l’autre, la maison et moi, et je courus regarder si les autres pièces aussi étaient restées comme autrefois. Rien n’était changé ; tout était seulement devenu plus petit, plus bas, et moi je me faisais l’effet d’être plus grand, plus lourd et plus rude. Tel que j’étais, la vieille maison me tendit joyeusement les bras, et chaque planche, chaque fenêtre, chaque marche de l’escalier, chaque son éveillait en moi une multitude infinie d’images, de sentiments, de souvenirs de l’heureux passé qui ne reviendra jamais.

Nous entrâmes dans la chambre où nous couchions quand nous étions petits : toutes nos peurs d’enfants étaient encore là, nous guettant du fond des coins noirs et de l’enfoncement des portes. Nous traversâmes le salon : on y respirait encore l’amour maternel avec sa douceur tranquille ; tous les objets en étaient imprégnés. Nous traversâmes la grande salle : la gaieté bruyante et insouciante de l’enfance y était toujours ; elle attendait seulement qu’on vînt la réveiller. Dans le divan, où Phoca nous fit entrer et nous dressa des lits ; tout, le miroir, les paravents, la vieille image de bois, les inégalités de la muraille tendue de papier blanc, tout parlait de souffrances, de mort, de ce qui a été et ne sera plus.

Nous nous couchâmes et Phoca s’en alla après nous avoir souhaité une bonne nuit.

« C’est dans cette chambre que maman est morte ? » dit Volodia.

Je fis semblant de dormir et ne répondis pas. Si j’avais parlé, j’aurais fondu en larmes.

Quand je m’éveillai, le lendemain matin, papa, en robe de chambre et bottes brodées, un cigare à la bouche, était assis sur le lit de Volodia, avec qui il plaisantait et riait. En me voyant ouvrir les yeux, il se leva lestement, son tic dans l’épaule, mais un tic gai, me donna une claque dans le dos avec sa grande main et approcha sa joue de mes lèvres.

« À merveille ! Je te remercie, diplomate, dit-il avec la caresse un peu railleuse qui lui était habituelle et en fixant sur moi ses petits yeux brillants. Volodia dit que tu as bien passé tes examens, mon coquin : c’est parfait. Tu ne veux pas, toi non plus, devenir un propre à rien ; tu seras, toi aussi, un brave garçon. Merci, mon ami. À présent, nous allons avoir du bon temps ici, et, l’hiver prochain, il est possible que nous allions à Pétersbourg. Malheureusement, c’est fini pour la chasse : sans quoi je vous aurais procuré du plaisir. Tu pourras tout de même te promener avec ton fusil, Volodia ? Il y a du gibier en masse et j’irai de temps en temps avec toi. Cet hiver, s’il plaît à Dieu, nous irons à Pétersbourg ; vous verrez du monde, vous vous ferez des relations. Vous voilà grands, à présent. Comme je le disais tout à l’heure à Volodia, ma tâche est terminée. Vous voilà en route ; vous pouvez marcher tout seuls. Quand vous voudrez, vous viendrez me demander conseil, vous confesser. Je ne suis plus pour vous qu’un ami. Mais je veux rester votre ami, votre camarade, vous donner de bons avis quand je le pourrai…, et rien de plus. Qu’en pense ta philosophie, Coco ? Hein ? Est-ce bien ou est-ce mal ? Hein ? »

Il va de soi que je répondis que c’était parfait, et je le pensais réellement. Papa, ce jour-là, était particulièrement séduisant, tant il avait l’air gai et heureux. Les nouveaux rapports qu’il établissait avec moi, cette manière de me traiter en égal et en camarade, me faisaient l’aimer encore plus.

« Eh bien ! raconte-moi, tu as vu toute la famille ? les Ivine ? tu as vu le bonhomme ? qu’est-ce qu’il t’a dit ? continuait papa. Tu es allé chez le prince Ivan Ivanovitch ? »

Nous restâmes si longtemps à bavarder sans nous habiller, que le soleil commençait à tourner et à ne plus donner dans nos fenêtres. Iacov entra (il avait beau vieillir, il agitait toujours ses doigts derrière son dos) et annonça à papa que la calèche était attelée.

« Où vas-tu ? demandai-je à papa.

— Ah ! j’allais oublier, dit papa en toussaillant et avec son tic dans l’épaule, mais un tic contrarié cette fois. J’ai promis d’aller aujourd’hui chez les Épiphane. Tu te rappelles « la belle Flamande » ? Elle venait voir votre maman. Ce sont d’excellentes gens. »

Et papa sortit en remuant son épaule ; en ce moment son tic trahissait l’embarras.

Dès qu’il fut sorti, je me hâtai de revêtir mon uniforme d’étudiant et de me rendre au salon. Volodia, au contraire, ne se dépêcha pas et resta longtemps à causer avec Iacov des bons endroits pour la bécasse et la bécassine. Il ne craignait rien tant au monde que les effusions avec sa famille, et, à force de les redouter, il tombait dans une froideur blessante pour qui en ignorait la cause. Dans l’antichambre, je croisai papa, qui se dirigeait vers le perron avec ses petits pas précipités. Il avait son habit neuf de Moscou et il sentait bon. En m’apercevant, il me fit gaiement un petit signe de tête comme pour dire : « Vois-tu, comme je suis beau ? », et je fus de nouveau frappé de l’expression joyeuse de ses yeux.

Il n’y avait absolument rien de changé dans le salon. Le vieux piano à queue en bois jaune était toujours à sa place dans la pièce haute et claire. Les grandes fenêtres, ouvertes comme autrefois, avaient la même vue riante sur les massifs verts et les petites allées rougeâtres du jardin. J’embrassai Mimi et Lioubotchka et m’approchai de Catherine pour en faire autant. Tout à coup, l’idée me vint qu’à présent il était inconvenant de l’embrasser. Je m’arrêtai, me tus et rougis. Catherine, sans le moindre embarras, me tendit sa main blanche et me complimenta sur mon entrée à l’Université. La même scène se répéta à l’entrée de Volodia au salon. Il était réellement difficile, ayant été élevés ensemble et nous étant vus tous les jours jusqu’à cette première séparation, de régler comment nous devions nous dire bonjour en nous retrouvant. Cette fois, ce fut Catherine qui rougit. Quant à Volodia, il ne parut pas le moins du monde embarrassé et s’inclina légèrement devant elle ; après quoi, il alla causer un instant, en badinant, avec notre sœur et alla se promener.