Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 244-249).

LXV

LES TROIS AMOURS


Sophie Ivanovna, telle que j’appris à la connaître plus tard, était une de ces rares vieilles filles nées pour la vie de famille, à qui le sort a refusé ce bonheur et qui prennent tout à coup le parti de déverser sur quelques êtres choisis la provision de tendresse qu’elles ont amassée dans leur cœur, pendant tant d’années, en prévision du mari et des enfants qu’elles n’auront pas. Cette provision est, chez elles, tellement inépuisable, que les êtres choisis ont beau être nombreux, il leur reste toujours de la tendresse qu’elles déversent sur leur entourage et sur tous ceux, bons ou mauvais, qu’elles trouvent sur leur chemin.

Il y a trois espèces d’amour :

1o L’amour élégant ;

2o L’amour dévoué ;

3o L’amour actif.

Il n’est pas question ici de l’amour d’un jeune homme pour une jeune fille, ou réciproquement. Ces sortes d’attachements m’effrayent. J’ai été assez malheureux dans ma vie pour n’avoir jamais pu y apercevoir une seule parcelle de vérité. Je n’y ai jamais vu qu’un mensonge, dans lequel le sentiment proprement dit est tellement embrouillé avec les questions d’attrait physique, de relations conjugales, de fortune, d’envie de se lier ou se délier les mains, qu’il était impossible de s’y reconnaître. Je veux parler de l’amour de la créature humaine pour les autres créatures ; de l’amour qui, selon le plus ou moins de vigueur de l’âme, se concentre sur un seul individu, se partage entre plusieurs ou s’épanche sur beaucoup ; de l’amour pour sa mère, son père, son frère, ses enfants, son camarade, son amie, son compatriote ; de l’amour, en un mot, pour les créatures humaines.

L’amour élégant consiste à être épris de la beauté du sentiment que l’on éprouve et à se complaire dans son expression. Pour les gens qui aiment ainsi, l’objet aimé n’est aimable qu’autant qu’il éveille un sentiment agréable, dont la conscience et les manifestations leur soient une jouissance. Ils s’inquiètent fort peu d’être payés de retour, cette circonstance n’exerçant aucune influence sur la beauté et le charme de leur propre sentiment. Ils changent fréquemment d’objet, car leur unique but est de tenir continuellement éveillé en eux-mêmes le sentiment agréable de l’amour. Pour y parvenir, ils ne cessent de parler de leur amour dans les termes les plus choisis, à l’objet de leur passion et à tout le monde, même à ceux que cela regarde le moins. Dans mon pays, les gens d’une certaine classe qui aiment élégamment ne se contentent même pas d’en parler à tout le monde : ils en parlent toujours en français. C’est ridicule à dire et c’est bizarre, mais je suis convaincu qu’il y a eu et qu’il y a encore, dans un certain monde, beaucoup de personnes, surtout de femmes, chez qui l’amour pour leurs amis, leurs maris et leurs enfants cesserait à l’instant d’exister s’il leur était interdit de l’exprimer en français.

La seconde sorte d’amour, l’amour dévoué, consiste à aimer l’opération du sacrifice de soi-même, fait à l’objet aimé, sans s’occuper le moins du monde de savoir si l’objet aimé s’en trouvera mieux ou plus mal. On peut en donner cette formule : « Il n’y a pas de désagrément que je ne sois capable de me causer à moi-même pour prouver au monde entier et à lui (ou à elle) combien je suis dévoué. » Les gens qui aiment de cette manière ne veulent jamais croire qu’ils sont payés de retour, car il est encore plus beau de se sacrifier pour quelqu’un qui ne vous comprend pas. Ils sont toujours maladifs, ce qui augmente encore le mérite de leurs sacrifices. Ils sont, en général, constants, parce qu’il leur serait pénible de perdre le mérite des sacrifices faits à l’objet aimé. Ils sont toujours prêts à mourir pour prouver leur dévouement, mais ils méprisent les menues preuves d’affection qui n’exigent pas une abnégation particulière. Vous avez bien ou mal dîné, bien ou mal dormi ; vous êtes bien ou mal portant, gai ou triste : tout cela leur est égal et ils ne remueraient pas le bout du doigt pour y changer quelque chose ; mais s’exposer à recevoir une balle, se jeter à l’eau ou dans le feu, dépérir d’amour, voilà leur affaire ; ils sont toujours prêts, il ne leur faut que l’occasion. Ce n’est pas tout : ils sont orgueilleux de leur amour, ils sont exigeants, jaloux, défiants ; ils souhaitent des dangers à l’objet aimé, pour avoir le plaisir de le délivrer et de le consoler ; ils lui souhaitent même des défauts, pour l’en corriger.

Je suppose que vous habitiez la campagne. Vous êtes seul avec votre femme, qui vous aime de l’amour dévoué. Vous vous portez bien, vous êtes tranquille, vous avez des occupations qui vous plaisent. Votre tendre femme est très délicate. Elle ne peut pas s’occuper de son ménage, qui est abandonné aux domestiques, ni de ses enfants, qui sont confiés aux bonnes, ni de quoi que ce soit qui lui plaise, puisque rien ne lui plaît en dehors de son mari. Il est visible qu’elle est souffrante, mais elle ne vous en parle pas, de peur de vous faire de la peine. Il est visible qu’elle s’ennuie, mais elle est prête à s’ennuyer toute sa vie pour l’amour de vous. Il est visible qu’elle se ronge de vous voir si assidu à vos affaires, quelles qu’elles soient ; qu’il s’agisse de chasse ou de livres, d’agriculture ou d’un service public, elle sait que vos occupations vous tuent, mais elle se tait et souffre. Vous tombez malade. Votre tendre femme oublie ses propres maux et s’installe à votre chevet ; vous avez beau la supplier de ne pas se tourmenter inutilement, elle n’en bouge ; vous sentez perpétuellement sur vous son regard compatissant qui vous dit : « Je te l’avais bien dit ! Mais c’est égal, je ne t’abandonnerai pas. »

Un matin, vous vous sentez un peu mieux, et vous voulez changer de chambre. L’autre chambre n’est ni faite ni chauffée. Votre potage, la seule chose que vous puissiez manger, n’a pas été commandé au cuisinier. On a oublié d’aller chercher votre médecine. En revanche, votre tendre femme, qui n’en peut plus d’avoir passé la nuit, continue à vous regarder de son air de compassion, à marcher sur la pointe du pied et à donner aux domestiques, en termes obscurs, des ordres qui dérangent toutes leurs habitudes. Vous avez envie de lire. Votre tendre femme vous dit avec un soupir qu’elle sait bien que vous ne l’écouterez pas — que vous allez vous fâcher contre elle — mais elle y est habituée : vous feriez mieux de ne pas lire. Vous avez envie de vous promener dans la chambre : vous feriez mieux de ne pas marcher. Vous voulez causer avec un ami qui vient d’arriver : vous feriez mieux de ne pas parler.

La nuit suivante la fièvre revient. Vous voudriez dormir, mais votre tendre femme, toute pâle, la figure tirée, poussant de temps à autre un soupir, est assise en face de vous dans un fauteuil ; vous l’apercevez à la lueur de la veilleuse, et ses légers mouvements, les petits bruits qu’elle fait vous portent sur les nerfs et vous agacent. Vous avez un domestique qui vous sert depuis vingt ans, auquel vous êtes accoutumé, qui vous soigne admirablement et qui ne demande pas mieux que de le faire, car cela lui vaut des gratifications et il dort ensuite le jour : votre tendre femme ne le lui permet pas. Elle veut tout faire elle-même, de ses faibles mains, qui sont habituées à ne rien faire. Vous ne pouvez pas vous empêcher de suivre ses doigts blancs avec une irritation contenue pendant qu’elle essaye inutilement de déboucher une fiole, ou qu’elle éteint une lumière, ou qu’elle vous verse votre potion, ou qu’elle vous arrange dans votre lit en geignant. Si vous êtes vif et emporté et que vous la priiez de s’en aller, elle se retire humblement, et, grâce à votre surexcitation nerveuse, vous l’entendez derrière la porte, qui pleure, gémit et débite des absurdités à votre domestique. Enfin, vous ne mourez pas, vous vous remettez : votre tendre femme, qui est restée vingt nuits sans dormir et qui vous le rappelle toute la journée, tombe malade à son tour. Elle se met à tousser ; elle souffre ; elle est encore moins capable que par le passé de s’occuper de n’importe quoi ; au moment où vous reprenez votre état normal, elle vous prouve qu’elle aime à se sacrifier en s’ennuyant avec douceur. Involontairement, son ennui gagne tous ceux qui l’entourent, y compris vous.

Le troisième amour, l’amour actif, consiste à désirer violemment, de satisfaire tous les besoins, les désirs, les caprices, les fantaisies même répréhensibles de l’objet aimé. Les gens qui aiment ainsi aiment toujours pour toute leur vie, car plus vive est leur passion, mieux ils en connaissent l’objet, et plus il leur devient facile de l’aimer, en d’autres termes de contenter ses désirs. Leur affection s’exprime rarement par des paroles et, s’ils en parlent, non seulement ce n’est ni avec éloquence ni l’air satisfaits d’eux-mêmes, mais c’est timidement, gauchement, parce qu’ils ont toujours peur de ne pas aimer assez. Il n’est pas jusqu’aux défauts de l’objet aimé qui ne leur soient chers, comme leur fournissant des désirs de plus à satisfaire. Ces gens-là veulent être payés de retour ; ils se persuadent au besoin qu’ils le sont ; si la chose se trouve vraie, ils sont heureux, mais le contraire ne les empêche pas d’aimer, et non seulement ils souhaitent le bonheur de l’objet aimé, mais ils y travaillent sans relâche par tous les moyens en leur pouvoir, grands et petits, matériels et moraux.

Cet amour dévoué était justement ce qui se lisait dans les yeux de Sophie Ivanovna, dans chacun de ses mouvements et dans toutes ses paroles. Elle l’étendait à son neveu, sa nièce, sa sœur, à Lioubov Serguéievna, et même à moi, parce que Dmitri m’aimait.

Ce ne fut que beaucoup plus tard que j’appréciai Sophie Ivanovna à sa valeur. Cependant, dès ce premier jour, je me posai la question suivante : Pourquoi Dmitri, qui s’efforce de comprendre l’amour tout autrement que ne le font les jeunes gens, et qui a constamment sous les yeux cette femme aimable et affectueuse, se contente-t-il de lui reconnaître certaines bonnes qualités, tandis qu’il est éperdument épris de cette bizarre Lioubov Serguéievna ? Le proverbe a raison : nul n’est prophète en son pays. De deux choses l’une : ou bien il y a vraiment, dans tout homme, plus de mauvais que de bon ; ou bien l’homme est plus sensible au mauvais qu’au bon. Il n’y avait pas longtemps que Dmitri connaissait Lioubov Serguéievna, tandis qu’il était accoutumé depuis sa naissance à la tendresse de sa tante.