Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 193-196).


LII

AU COUVENT


La crainte de laisser passer l’heure me réveilla plusieurs fois dans la nuit. À six heures, j’étais sur pied. Il faisait à peine jour. Kolia n’était pas encore venu chercher mes vêtements et mes chaussures, que j’avais jetés n’importe comment près de mon lit. Je mis mes habits tels quels, mes bottes sales, et, sans faire ma toilette, sans prier Dieu, je sortis seul, dans la rue, pour la première fois de ma vie.

Par-dessus le toit vert de la grande maison d’en face, l’aurore d’un jour froid rougissait, un ciel brumeux. Une gelée blanche assez forte durcissait la boue, qui craquait sous le pied ; les ruisseaux étaient pris et le froid me piquait le visage et les mains. Il n’y avait pas encore un seul fiacre dans notre rue. J’avais compté en prendre un pour aller et revenir plus vite, mais on ne voyait encore que des charrettes et deux maçons, qui suivaient le trottoir en causant. Au bout de quelques centaines de pas, je commençai à rencontrer des gens qui se dirigeaient vers le marché avec des paniers. Des tonneaux allaient chercher de l’eau. Au carrefour, je vis un pâtissier. Une boulangerie ouvrait. J’aperçus enfin un droschki arrêté et attendant. Il était garni de drap bleu clair, usé et rapiécé. Le cocher, un petit vieux ratatiné, dormait sur son siège. C’est probablement parce qu’il n’était pas réveillé qu’il ne me demanda que 40 copecks, aller et retour, pour me conduire au couvent. Au moment où j’allais monter, les idées lui revinrent ; il fouetta son cheval avec l’extrémité des rênes et partit en marmottant : « Pas possible, barine ! il faut que je fasse manger mon cheval. »

J’eus de la peine à le faire arrêter en lui offrant 40 copecks de plus. Il finit par se décider, me regarda attentivement et dit : « Monte, barine. » J’avoue que j’avais un peu peur qu’il ne me conduisît dans un endroit désert pour me dévaliser. Me retenant d’une main au col de son armiak déguenillé, je grimpai à côté de lui sur le siège bleuâtre et branlant. Mon geste découvrit son pauvre vieux cou ridé, qui avait un air piteux sur son dos tout voûté. Nous partîmes en cahotant. Je remarquai en route que le dossier du siège était raccommodé avec un morceau d’étoffe verdâtre et à raies, pareille à l’armiak du cocher. Cette circonstance me rassura, je ne sais pourquoi, et je cessai d’avoir peur qu’il ne m’emmenât dans un endroit désert pour me dévaliser.

Quand nous arrivâmes au couvent, le soleil était déjà assez haut et dorait les coupoles de l’église. Il y avait encore de la gelée blanche à l’ombre, mais sur toute la route coulaient de petits filets d’eau trouble et le cheval faisait jaillir en éclaboussures la boue amollie. Franchissant l’enceinte du monastère, je demandai à la première personne que je rencontrai comment je pourrais trouver notre confesseur.

« Voici sa cellule, dit un jeune moine qui passait, en s’arrêtant un instant et en me montrant une toute petite maison avec un petit perron.

— Je vous remercie infiniment. »

Que devaient penser de moi les moines, qui sortaient en ce moment à la file de l’église et qui me regardaient tous ? Je n’étais plus un enfant, je n’étais pas encore un homme. Je n’étais ni débarbouillé ni peigné ; mes vêtements étaient en désordre, mes bottes non cirées et, par-dessus le marché, pleines de boue. À quelle classe de la société appartenais-je dans la pensée de ces moines qui me regardaient ? Et ils me regardaient avec attention. Je me dirigeai pourtant dans la direction indiquée par le jeune moine.

Un vieillard vêtu de noir, ayant de gros sourcils blancs, me croisa dans le sentier qui conduisait à la cellule et me demanda ce que je voulais.

J’eus un instant envie de répondre : « Rien du tout, » de me sauver, de rejoindre mon droschki et de retourner à la maison. Cependant, malgré ses gros sourcils, le visage du vieillard inspirait la confiance. Je répondis que j’avais besoin de voir mon confesseur, que je lui nommai.

« Venez, petit barine ; je vais vous conduire, dit-il en retournant sur ses pas (il avait évidemment deviné tout de suite ma situation et ce que je voulais). Le Père est à matines ; il va venir tout de suite. »

Il ouvrit la porte, me fit entrer dans une antichambre très propre, traversée par une bande de tapis de chanvre, et m’introduisit dans la cellule.

« Là, me dit-il avec une expression bienveillante qui calmait ; vous allez attendre un peu ici. »

Il sortit.

La pièce où je me trouvais était exiguë et très propre. Pour tout mobilier, une petite table recouverte en toile cirée et placée entre deux petites fenêtres à doubles battants, deux pots de géranium sur les fenêtres, la petite armoire aux saintes images, au-dessus de laquelle pendait une petite lampe, un fauteuil et deux chaises. Dans un coin, appliquée au mur, une horloge au cadran orné de fleurs-peintes et aux poids suspendus à des chaînettes de cuivre. Deux soutanes étaient accrochées à des clous sur une cloison à demi-hauteur, rejointe au plafond par des barreaux de bois passés à la chaux ; le lit était probablement derrière la cloison.

Les fenêtres donnaient sur une muraille blanche, distante seulement de quelques pas. Entre les fenêtres et la muraille était un petit massif de lilas. Aucun son du dehors ne pénétrait dans la cellule, tellement qu’au milieu de ce silence le tic-lac régulier du balancier paraissait presque un bruit violent.

À peine me trouvai-je seul dans ce recoin paisible, que les idées et les remords qui m’avaient amené me sortirent de la tête aussi complètement que s’ils n’y étaient jamais entrés et que je m’enfonçai dans une rêverie délicieuse. Cette robe en nankin jaunâtre, avec sa doublure percée ; ces livres usés, avec leurs reliures en peau noire et leurs fermoirs de cuivre ; ces arbustes d’un vert sombre, avec leur terre soigneusement ratissée et leurs feuilles luisantes ; par-dessus tout, ce son intermittent et monotone du balancier : tout me parlait d’une vie nouvelle, ignorée de moi jusqu’à ce jour, d’une vie de solitude, de prière, de bonheur tranquille…

« Les mois passent, me disais-je, les années passent ; il est toujours seul, toujours paisible : il sent toujours que sa conscience est pure devant Dieu et que sa prière est entendue ! »

Il y avait une demi-heure que j’attendais, assis sur ma chaise, tâchant de ne pas bouger et de ne pas faire de bruit en respirant, de peur de troubler l’harmonie des sons légers qui me disaient tant de choses. Le balancier continuait son tic-tac, un peu plus fort à droite, un peu plus faible à gauche.