Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 168-170).


XLIV

LES AMIS DE VOLODIA


Lorsque je me trouvais avec les amis de Volodia, je ne jouais qu’un rôle humiliant pour mon amour-propre. Néanmoins, j’aimais à être dans la chambre de mon frère quand il avait du monde. Je m’asseyais et j’observais tout sans rien dire. Ses visiteurs les plus fréquents étaient l’adjudant Doubkof et le prince Nékhlioudof, étudiant. Doubkof était un petit brun musculeux, qui avait les jambes trop courtes et n’était plus de la première jeunesse, mais point laid et toujours gai. C’était un de ces individus bornés qui plaisent justement parce qu’ils sont bornés. Ne voyant jamais qu’un côté des choses, ils sont perpétuellement entraînés. Leurs jugements sont exclusifs et faux, mais toujours sincères et séduisants. Il n’est pas jusqu’à leur égoïsme étroit qui ne paraisse aimable et ne sache se faire pardonner. Doubkof possédait en outre, à nos yeux, un double charme : l’air militaire, et la taille, que les très jeunes gens, on ne sait pourquoi, confondent avec ce « comme il faut » auquel on attache tant de prix à leur âge. Au surplus, Doubkof était réellement ce qu’on appelle « un homme comme il faut ». Une seule chose m’était désagréable : quand il était là, Volodia avait l’air honteux de mes actions les plus innocentes et surtout de ma jeunesse.

Nékhlioudof était laid : un homme ne peut pas être beau avec de tout petits yeux gris, un front bas, des jambes et des bras trop longs. Il n’avait de bien que sa haute taille, son beau teint et ses magnifiques dents. Tout laid qu’il fût, ses petits yeux bridés et brillants, son sourire mobile, tantôt sévère, tantôt presque enfantin, donnaient à sa physionomie un caractère si original et si énergique, qu’il ne passait jamais inaperçu.

Il devait être très timide, car pour un rien il rougissait jusqu’aux oreilles. Sa timidité ne ressemblait pas à la mienne. Plus il rougissait, plus son visage exprimait la résolution. On aurait dit qu’il s’en voulait à lui-même de sa faiblesse.

Bien qu’il parût au mieux avec Doubkof et Volodia, on sentait que le hasard seul les avait rapprochés. Ils étaient trop différents. Volodia et Doubkof redoutaient, pour ainsi dire, tout ce qui ressemblait à des idées sérieuses et à de la sensibilité. Nékhlioudof, au contraire, était enthousiaste au plus haut degré et se lançait souvent, au mépris des railleries, dans la philosophie et les questions de sentiment. Volodia et Doubkof aimaient à parler de leurs amours (ils devenaient amoureux tout d’un coup de plusieurs personnes à la fois, les mêmes pour tous deux) ; Nékhlioudof se fâchait sérieusement toutes les fois qu’on faisait allusion à sa passion pour une certaine rousse.

Volodia et Doubkof se permettaient souvent de se moquer de leur famille. Nékhlioudof était hors de lui lorsqu’on faisait une remarque désagréable sur sa tante, pour laquelle il avait une sorte d’adoration. Volodia et Doubkof s’en allaient, après souper, quelque part où ils n’emmenaient pas Nékhlioudof, qu’ils appelaient la jeune fille rousse

Le prince Nékhlioudof me frappa la première fois que je le vis, tant par sa conversation que par son extérieur. Cependant, bien que nous nous fussions trouvé beaucoup d’idées communes (peut-être même à cause de cela), le sentiment qu’il m’inspira à cette première rencontre était bien éloigné de la sympathie.

Il m’avait déplu par son regard pénétrant, sa voix ferme, son air orgueilleux et surtout par l’indifférence absolue qu’il m’avait témoignée. Pendant la conversation, j’eus à maintes reprises une envie folle de le contredire ; j’aurais voulu le rouler pour le punir de son orgueil, lui montrer que j’étais intelligent, bien qu’il ne fît aucune attention à moi. La timidité me retint.