Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 164-166).
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XLII

GRAND’MÈRE


Grand’mère s’affaiblit de jour en jour. C’est de plus en plus souvent dans sa chambre qu’on entend sa sonnette, la voix grondeuse de Gacha et les bruits de portes qu’on frappe. Elle ne nous reçoit plus dans son cabinet, assise dans le fauteuil voltaire ; elle nous reçoit dans son lit haut, sur ses oreillers de dentelles. En lui disant bonjour, je remarque sur sa main une enflure luisante, d’un blanc jaunâtre, et je sens dans la chambre la même odeur lourde que j’avais sentie cinq ans auparavant dans la chambre de maman. Le médecin vient trois fois par jour et il y a eu plusieurs consultations. Mais le caractère de grand’mère n’a pas changé : elle est toujours hautaine et cérémonieuse avec toutes les personnes de la maison, en particulier avec papa. Elle traîne les mots juste de la même manière, lève toujours les sourcils et dit toujours : « Mon cher. »

Il y a déjà plusieurs jours qu’on ne nous a laissés entrer chez elle, et un matin, à l’heure des leçons, Saint-Jérôme me propose d’aller me promener en traîneau avec Lioubotchka et Catherine. J’ai beau remarquer, en montant en traîneau, qu’on a mis de la paille dans la rue sous les fenêtres de grand’mère et, que certains individus en cafetan bleu se tiennent à notre porte, je ne peux absolument pas comprendre pourquoi on nous envoie promener en traîneau à une heure aussi indue. Pendant tout le temps de la promenade, Lioubotchka et moi sommes dans un de ces états de gaieté où il suffit d’un mot, d’un geste, d’un rien, pour faire éclater le rire.

Un marchand ambulant saisit son éventaire et traverse le chemin en courant : nous rions. Un traîneau déguenillé rattrape le nôtre au galop et le cocher agite les extrémités de ses guides : nous éclatons. Le fouet de Philippe s’accroche à l’arbre du traîneau et Philippe se retourne en disant : « Eh ! » : nous nous tordons. Mimi déclare d’un air mécontent qu’il n’y a que les sots qui rient sans cause, Lioubotchka devient pourpre de l’effort qu’elle fait pour ne pas rire et me regarde en dessous, nos yeux se rencontrent et nous partons d’un tel fou rire, que nous en pleurons et que nous étouffons. Dès que nous commençons à nous calmer, je regarde Lioubotchka en prononçant un mot de convention que nous avions adopté depuis quelque temps et qui a le don de nous faire rire, et nous repartons.

En rentrant, je venais d’ouvrir la bouche pour faire à Lioubotchka une magnifique grimace, lorsque mes yeux rencontrèrent un couvercle de cercueil, noir, appuyé contre le battant de la porte du perron. Je restai la bouche ouverte, figé dans ma grimace.

« Votre grand’mère est morte ! » dit Saint-Jérôme, tout pâle, en s’avançant au-devant de nous.

Tant que le corps de grand’mère fut dans la maison, j’éprouvai l’impression pénible que cause la peur de la mort. Je veux dire que ce cadavre me rappelait avec une insistance désagréable qu’il faudrait aussi mourir un jour, et c’est une idée que nous sommes accoutumés à associer à un sentiment de tristesse. Je ne regrettais pas grand’mère ; à peu près personne ne la regrettait sincèrement. La maison avait beau être pleine de visites en deuil, personne n’avait de chagrin, à l’exception d’un seul être, dont le désespoir violent me frappa plus que je ne saurais l’exprimer. Cet être, c’était Gacha, la femme de chambre. Elle alla s’enfermer dans le grenier et là, pleurant sans discontinuer, elle se maudissait, s’arrachait les cheveux et s’écriait, sans vouloir rien écouter, que la mort seule pouvait la consoler de la perte de sa chère maîtresse.

Je répète qu’en matière de sentiment le manque de logique est la meilleure preuve de sincérité.

Grand’mère n’est plus, mais son souvenir est encore vivant dans la maison et elle y est l’objet de commentaires variés. Ces commentaires ont principalement pour objet le testament qu’elle a fait avant de mourir et que personne ne connaît, à l’exception du prince Ivan Ivanovitch, son exécuteur testamentaire. Je remarque une certaine émotion parmi les gens de grand’mère et je les entends souvent discuter ce qu’elle aura laissé à chacun. J’avoue qu’involontairement je pense avec satisfaction que nous allons hériter.

Au bout de six semaines, Kolia, la gazette ordinaire de la maison, me raconta que grand’mère laissait sa fortune à Lioubotchka et qu’elle lui donnait pour tuteur, jusqu’à son mariage, non point papa, mais le prince Ivan Ivanovitch.