Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 148-152).


XXXVII

LA CHAMBRE DES SERVANTES


Je me sentais de plus en plus isolé et mon principal plaisir consistait en rêvasseries solitaires. Je parlerai dans le chapitre suivant de leurs sujets. Elles avaient pour théâtre préféré la chambre des servantes, où se déroulait un roman qui m’intéressait et m’émouvait au plus haut degré. Il va sans dire que l’héroïne de ce roman était Macha. Elle était éprise de Vassili, qui l’avait connue avant qu’elle fût chez nous et lui avait promis à cette époque de l’épouser. Le sort les avait réunis de nouveau, après une séparation de cinq années, dans la maison de ma grand’mère, mais c’était pour opposer un obstacle à leur passion mutuelle en la personne de Kolia, le propre oncle de Macha. Kolia ne voulait pas entendre parler d’un mariage entre sa nièce et Vassili, qu’il traitait d’homme sans bon sens et effréné.

L’effet de son opposition fut que Vassili, jusque-là assez froid et peu empressé, s’enflamma tout à coup pour Macha comme est seul capable de s’enflammer un tailleur serf, à chemise rose et à cheveux pommadés.

Les manifestations de cet amour étaient extrêmement bizarres et sottes. Par exemple, lorsqu’il rencontrait Macha, il tâchait toujours de lui faire du mal : il la pinçait, il lui donnait une claque, il la serrait si fort qu’elle manquait d’étouffer. Sa passion n’en était pas moins sincère et il le prouva, lorsqu’il fut refusé définitivement par Kolia, en se mettant à boire de désespoir, à courir les cabarets, à faire du tapage, bref à se conduire si mal, qu’il se fit plus d’une fois honteusement mettre au violon par la police. Ces manières de faire et leurs conséquences avaient l’air d’être des mérites aux yeux de Macha et d’augmenter son amour. Quand Vassili était sous clef, les yeux de Macha ne séchaient pas. Elle pleurait des journées entières en se plaignant de son sort amer à Gacha, qui était très compatissante pour les amoureux malheureux, et elle se sauvait en cachette à la police, bravant les criailleries et les coups de son oncle, pour voir son ami et le consoler.

Ne vous indignez pas, lecteur, de la société dans laquelle je vous conduis. Si les cordes de la sympathie et de l’amour ne se sont pas distendues dans votre âme, elles trouveront de quoi résonner jusque dans la chambre des servantes. Qu’il vous plaise ou non de me suivre, je m’en vais sur le palier de l’escalier, d’où je peux voir tout ce qui se passe dans la chambre des servantes. Voici le poêle sur lequel sont les fers à repasser, la poupée de carton à qui il manque le nez, le baquet et la cruche d’eau. Voilà la fenêtre, où traînent pêle-mêle un petit morceau de cire, un écheveau de soie, un débris de concombre et une boîte à bonbons. Voilà la grande table rouge, sur laquelle une brique recouverte d’indienne sert à maintenir l’extrémité de la couture commencée et devant laquelle elle est assise. Elle a la robe que j’aime tant, en cotonnade rose, et son fichu bleu de ciel attire tout particulièrement mon attention. Elle coud. Elle s’arrête de temps en temps pour se gratter la tête avec son aiguille ou pour arranger la chandelle, et moi, je regarde et je pense : pourquoi n’est-elle pas née demoiselle, avec ces yeux bleus brillants, cette énorme natte blonde et cette belle poitrine ? Comme il lui siérait bien d’être dans le salon, avec un petit bonnet à rubans roses et un peignoir en soie rouge, pas des peignoirs comme en a Mimi, mais comme j’en ai vu boulevard Tverskoë. Elle broderait au métier, je la regarderais dans la glace, et elle aurait beau ne pas vouloir, je ferais tout pour elle : je lui donnerais son manteau, je lui servirais à manger……

Ce Vassili est-il assez dégoûtant, avec sa figure d’ivrogne et son paletot étriqué sur sa chemise rose et sale ! Dans chacun de ses mouvements, dans chaque courbe de son dos, je crois voir le signe indubitable du châtiment honteux qui l’atteint……

« Quoi ? c’est encore Vassia ? dit Macha sans lever la tête, en piquant son aiguille dans sa pelote.

— Eh bien, quoi ? répond Vassili. Y a-t-il quelque chose de bon à attendre de lui ? Je suis décidé, et si je me perds, ce sera tout par sa faute.

— Voulez-vous du thé ? demande Nadioja, une autre femme de chambre.

— Je vous remercie humblement. Et pourquoi est-ce qu’il me déteste, ton brigand d’oncle ? Parce que j’ai un vrai habit à moi… parce que je suis fort…, à cause de ma manière de marcher…… Eh ! conclut Vassili en agitant les mains.

— Il faut être obéissant, dit Macha en coupant son fil avec ses dents ; et vous, vous êtes toujours à……

— Je ne peux pas ! Voilà ! »

À cet instant, on entendit fermer bruyamment une porte dans la chambre de grand’mère et la voix hargneuse de Gacha monta l’escalier : « Qu’elle y aille elle-même, si elle ne sait pas ce qu’elle veut… C’est une vie de galériens ! que Dieu me pardonne ! marmotta-t-elle en agitant les mains.

— Mes respects à Agathe Mikhaïlovna ! lui dit Vassili en se levant.

— Tiens, vous voilà, vous ! je ne te présente pas mes respects, répond-elle en le regardant d’un air menaçant. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Est-ce que c’est la place d’un homme…

— Je venais m’informer de votre santé, réplique timidement Vassili.

— Je suis en train de crever, voilà ma santé, » hurle Agathe Mikhaïlovna, toujours furieuse.

Vassili se met à rire.

« Il n’y a pas de quoi rire, et si je te dis de décamper, file ! Regardez-moi ce salaud ! Et ça veut se marier ! Veux-tu bien décamper ! »

Agathe Mikhaïlovna passa dans sa chambre en tapant des pieds et ferma la porte si fort que les vitres tremblèrent. On l’entendit pendant longtemps, à travers la cloison, invectiver tout et tout le monde, maudire la vie qu’elle menait, mettre tout sens dessus dessous et tirer les oreilles à son chat favori ; enfin la porte s’entrebâilla et le chat, lancé par la queue, vola au milieu de la chambre en poussant des miaulements lamentables.

« Je vois que le thé sera pour une autre fois, murmura Vassili. Au revoir.

— Ça ne fait rien, dit Nadioja en clignant de l’œil. Je vais regarder au samovar.

— Je veux en finir, poursuivit Vassili, qui se rapprocha de Macha, à peine Nadioja fut-elle hors de la chambre. Ou bien, j’irai tout droit à la comtesse ; je lui dirai : « Voilà ce que c’est ; » ou bien… je plante tout là et, ma foi, je me sauve au bout du monde.

— Et moi, tu me laisseras là…

— Ça me fait de la peine seulement à cause de toi. Sans ça, il y a beau temps, ma foi, que ce serait fait.

— Vassia, pourquoi est-ce que tu ne m’apportes pas tes chemises à repasser ? fit Macha après un instant de silence. Est-elle noire ! » ajouta-t-elle en le prenant par son col de chemise.

On entendit en bas la sonnette de grand’mère et Gacha ressortit de sa chambre.

« Qu’est-ce que tu lui veux, vilain gueux ? dit-elle en poussant Vassili, qui s’était levé précipitamment, vers la porte. Tu la tracasses ; on voit que ça t’amuse de la voir pleurer, espèce de va-nu-pieds. File. Qu’on ne te revoie pas ici. Qu’est-ce que tu lui trouves donc de beau ? continua-t-elle en s’adressant à Macha. Tu n’as pas reçu assez de coups de ton oncle à cause de lui ? Toujours : « Je ne me marierai qu’avec Vassili Gronsski… » Imbécile !

— Je ne me marierai qu’avec lui, je n’aime que lui, quand on devrait me battre à en mourir, » dit Macha en fondant subitement en larmes.

Je la contemplai longtemps. Assise sur un coffre, elle pleurait et elle s’essuyait les yeux avec son fichu, et moi, je m’efforçais de découvrir ce qu’elle pouvait trouver de séduisant dans Vassili. J’avais beau m’y prendre de toutes les façons, il m’était impossible, malgré la compassion sincère que m’inspirait son désespoir, de comprendre comment une créature aussi ravissante pouvait aimer Vassili.

« Quand je serai grand, me disais-je en retournant à la classe, Petrovskoë sera à moi, et Vassili et Macha seront mes serfs. Je serai assis dans le cabinet et je fumerai ma pipe. Macha traversera la cuisine en tenant un fer à repasser. Je dirai : « Envoyez-moi Macha. » Elle entrera. Nous serons seuls…… Tout à coup Vassili entre. En apercevant Macha, il crie : « Mon petit pigeon est perdu ! » et Macha se met à pleurer. Mais je dis : « Vassili ! je sais que tu l’aimes et qu’elle t’aime. Voilà 1000 roubles pour toi ; épouse-la et sois heureux. » Et je m’en irai dans le divan. »

Parmi les innombrables idées et rêvasseries sans suite qui traversent notre esprit, il s’en trouve qui y laissent des sillons profonds. C’est au point que souvent vous avez oublié en quoi consistait au juste votre idée ; mais vous vous rappelez que c’était une bonne pensée, vous en ressentez les effets et vous voudriez la retrouver. Il me resta dans l’âme un de ses sillons, après avoir eu l’idée de sacrifier mon inclination au bonheur de Macha, puisqu’elle ne pouvait être heureuse qu’avec Vassili.