Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 79-84).

XX

LA LETTRE


Le 16 avril, près de six mois après la journée que j’ai décrite, mon père entra chez nous pendant la classe et annonça que nous partirions avec lui, le soir même, pour la campagne. À cette nouvelle, mon cœur se serra et je pensai aussitôt à maman.

La cause de ce départ imprévu était la lettre suivante :


Petrovskoë, 12 avril.

« Il est dix heures du soir, je viens seulement de recevoir ta bonne lettre du 3 avril, et, selon mon habitude, j’y réponds tout de suite. Fédor l’avait apportée de la ville dès hier ; mais, comme il était tard, il ne l’a donnée à Mimi que ce matin. Mimi, sous prétexte que j’étais souffrante et agitée, l’a gardée toute la journée. J’avais en effet un peu de fièvre et, pour te dire la vérité, voilà quatre jours que je ne suis pas bien et que je ne me lève pas.

« Je t’en prie, cher ami, ne t’effraye pas : je ne me sens pas mal, et, si Ivan Vassilitch le permet, je me lèverai demain.

« Le vendredi de la semaine dernière, j’étais sortie en voiture avec les enfants. Au moment d’arriver à la grande route, près de ce petit pont qui m’a toujours fait peur, la calèche s’est embourbée. Le temps était superbe ; j’eus l’idée d’aller à pied jusqu’à la grande route pendant qu’on dégagerait la voiture. Arrivée à la chapelle, je me sentis très fatiguée et je m’assis pour me reposer ; mais, comme il fallut près d’une demi-heure pour rassembler du monde et désembourber la calèche, j’eus froid, surtout aux pieds, car j’avais des bottines minces et je les avais mouillées. Après le dîner, je sentis des frissons et de la fièvre ; je continuai pourtant à aller et venir, et, après le thé, je me mis à jouer à quatre mains avec Lioubotchka (tu ne la reconnaîtras pas : elle a fait des progrès !). Figure-toi mon étonnement quand je m’aperçus qu’il m’était impossible de compter les temps ! Je m’y repris à plusieurs fois ; mais tout s’embrouillait dans ma tête et j’avais comme un grand bruit dans les oreilles. Je comptais : un, deux, trois ; et puis : huit, quinze ; je m’apercevais que je me trompais, et pas moyen de compter juste. À la fin, Mimi vint à mon secours et me coucha presque de force. Voilà, mon ami, en détail, comment j’ai pris mal par ma faute. Le lendemain, j’ai eu la fièvre assez fort et notre bon vieil Ivan Vassilitch est venu. Il n’a pas quitté la maison depuis, et il assure que je sortirai bientôt. Quel excellent homme ! Pendant que j’avais la fièvre et le délire, il a passé la nuit à côté de mon lit, sans fermer l’œil. En ce moment, sachant que j’écris, il est allé trouver les petites dans le divan. J’entends qu’il leur raconte des contes allemands et qu’elles rient aux éclats.

« La belle Flamande, comme tu l’appelles, est ici depuis bientôt quinze jours, parce que sa mère est allée quelque part en visite, et me témoigne un vrai dévouement. Elle me confie tous ses secrets de cœur. Avec sa jolie figure, son bon cœur et sa jeunesse, il y aurait de quoi faire une fille charmante à tous égards, si elle était dans de bonnes mains. Dans le monde où elle vit, à en juger par ce qu’elle raconte, elle se perdra complètement. Il m’est venu à l’esprit que, si je n’avais pas déjà bien assez de mes enfants, je ferais une bonne œuvre en la prenant chez moi.

« Lioubotchka voulait t’écrire, mais elle a déjà déchiré trois feuilles de papier ; elle dit que « papa est trop moqueur ; que, si elle faisait une faute, il la montrerait à tout le monde. » Catherine est toujours aussi gentille, Mimi aussi bonne et aussi ennuyeuse.

« Parlons maintenant de choses sérieuses. Tu m’écris que tes affaires ne vont pas bien cet hiver et que tu seras forcé de prendre l’argent de Khabarovka. Comment peux-tu m’en demander la permission ! Cela m’a paru tout singulier. Est-ce que ce qui est à moi n’est pas à toi ?

« Tu es si bon, cher ami, que tu me caches la situation de tes affaires de peur de me faire de la peine ; mais je devine que tu as beaucoup perdu au jeu et je te jure que je ne t’en veux pas du tout. Pourvu que les choses puissent s’arranger, n’y pense pas, je t’en supplie, et ne te tourmente pas inutilement. Je suis habituée à ne pas compter pour les enfants sur tes gains ni même (ne m’en veuille pas) sur ta fortune. Je n’ai pas plus de plaisir quand tu gagnes que je ne suis fâchée quand tu perds. Je ne suis fâchée que de ta malheureuse passion pour le jeu, qui me vole une partie de ton cœur et m’oblige à te dire des vérités dures, comme en ce moment ; Dieu sait pourtant si cela m’est douloureux ! Je ne Lui demande qu’une chose, c’est de nous préserver… non pas de la pauvreté (qu’est-ce que la pauvreté ?), mais de cette situation terrible où les intérêts des enfants, que je devrai défendre, seront opposés aux nôtres. Jusqu’à présent Dieu m’a exaucée. Tu n’as pas dépassé la limite au-delà de laquelle nous serions contraints, soit de sacrifier une fortune qui n’est pas à nous, mais à nos enfants, soit de… C’est affreux rien que d’y penser, et ce terrible malheur nous menace toujours. Quelle lourde croix le Seigneur nous a donnée là à porter !

« Tu me reparles dans ta lettre des enfants et tu reviens à notre vieille querelle : tu me demandes de consentir à ce que tu les mettes en pension. Tu connais mes préventions contre les pensions.

« J’ignore, cher ami, si tu m’accorderas ma prière ; mais je te supplie, au nom de ton affection pour moi, de me promettre que jamais, ni pendant ma vie, ni après ma mort si Dieu nous sépare, tu ne feras cela.

« Tu m’écris que tu ne pourras pas te dispenser d’aller à Pétersbourg pour nos affaires. Le Seigneur soit avec toi, mon ami ! Pars, et reviens le plus tôt possible. Nous nous ennuyons tant sans toi ! Le printemps est superbe. On a déjà enlevé la porte du balcon ; le petit chemin qui mène à l’orangerie était tout à fait sec il y a quatre jours ; les pêchers sont en pleine fleur ; il ne reste plus que quelques plaques de neige par-ci par-là ; les hirondelles sont arrivées, et Lioubotchka m’a apporté aujourd’hui les premières fleurs. Le docteur dit que dans trois jours je serai tout à fait remise et que je pourrai aller me chauffer au soleil et respirer le bon air du printemps. Adieu, cher ami ; je t’en prie, ne t’inquiète ni de ma maladie ni de tes perles, Termine au plus vite tes affaires et reviens-nous pour tout l’été avec les enfants. Je fais des plans magnifiques pour cet été ; il ne nous manque que toi pour les exécuter. »

La suite de la lettre était écrite en français, d’une main inégale et presque illisible, sur un autre bout de papier.

« Ne crois pas ce que je t’ai écrit de ma maladie. Personne ne se doute à quel point elle est sérieuse. Moi seule, je sais que je ne m’en relèverai pas. Ne perds pas une minute ; viens et amène les enfants. Peut-être pourrai-je les embrasser et les bénir une dernière fois : c’est mon seul et dernier désir. Je sais quel coup cruel je te porte ; mais, plus tôt ou plus tard, par moi ou par les autres, tu l’aurais toujours reçu. Tâchons de supporter ce malheur avec courage et d’espérer en la miséricorde de Dieu. Soumettons-nous à sa volonté.

« Ne t’imagine pas que ce que je t’écris là soit le délire d’une imagination malade : au contraire, mes idées sont parfaitement nettes en ce moment et je suis tout à fait calme. Ne te berce pas du vain espoir que ce soient les pressentiments vagues et trompeurs d’une âme craintive. Non ; je sens, je sais (et je le sais, parce qu’il a plu à Dieu de me le révéler) que je n’ai plus que très peu de temps à vivre.

« Mon affection pour toi et pour les enfants finira-t-elle avec ma vie ? Cela ne se peut pas : mon cœur sent trop vivement, en ce moment même, pour croire que cet amour sans lequel je ne comprendrais pas la vie puisse jamais cesser d’être. Mon âme ne peut pas exister sans mon amour pour vous, et je sais qu’elle existera éternellement, ne fût-ce que parce qu’un sentiment pareil ne pourrait pas naître s’il devait jamais finir.

« Je ne serai plus avec vous, mais je suis fermement persuadée que mon amour ne vous quittera jamais, et c’est une pensée si consolante, que j’attends la mort paisiblement et sans crainte.

« Oui, je suis calme, et Dieu sait que j’ai toujours regardé la mort comme le passage à une vie meilleure ; mais d’où vient que les larmes m’étouffent ?… Pourquoi priver des enfants de leur chère maman ? Pourquoi te porter un coup si terrible et si inattendu ? Pourquoi est-ce que je meurs, quand votre affection me rendait si profondément heureuse ?

« Que sa sainte volonté soit faite !

« Les larmes m’empêchent de continuer. Je ne te reverrai peut-être pas. Je te remercie, mon précieux ami, de tout le bonheur que tu m’as donné dans cette vie. Je demanderai là-haut à Dieu de t’en récompenser. Adieu, mon ami chéri ; souviens-toi que, si je n’y suis plus, mon amour sera toujours avec toi. Adieu, Volodia ; adieu, mon ange, mon Benjamin, mon petit Nicolas !

« Est-ce qu’ils m’oublieront !… »


À la lettre était joint un billet de Mimi en français et ainsi conçu :


« Les tristes pressentiments dont cet ange vous parle n’ont été que trop confirmés par le docteur. Hier soir, elle avait donné l’ordre de porter tout de suite cette lettre à la poste ; croyant qu’elle avait le délire, j’ai attendu jusqu’à ce matin et je me suis décidée à l’ouvrir. À peine l’avais-je décachetée, que Nathalie Nicolaïevna m’a demandé ce que j’avais fait de la lettre et m’a ordonné de la brûler, si elle n’était pas partie. Elle ne cesse d’en parler et assure que cette lettre vous tuerait. Venez tout de suite, si vous voulez revoir cet ange avant qu’il nous quitte. Excusez ce barbouillage. Il y a trois nuits que je n’ai dormi. Vous savez combien je l’aime ! »

Nathalie Savichna, qui avait passé toute la nuit du 11 au 12 avril dans la chambre de maman, m’a raconté qu’après avoir écrit la première partie de sa lettre, maman l’avait posée à côté d’elle, sur la petite table, et s’était endormie.

« Moi-même, disait Nathalie Savichna, j’avoue que je m’étais assoupie dans mon fauteuil et que j’avais laissé tomber mon tricot. Voilà qu’à travers mon sommeil (il pouvait être une heure du matin) je l’entends parler toute seule. J’ouvre les yeux, je regarde : mon petit pigeon était assis sur son lit ; elle joignait ses petites mains… comme ça, et pleurait que ça faisait deux ruisseaux. Elle, dit encore : « Alors, tout est fini ? » et cacha son visage dans ses mains. Je ne fis qu’un saut : « Qu’est-ce que vous avez ? — Ah ! Nathalie Savichna, si vous saviez qui je viens de voir ! »

« J’eus beau lui faire des questions, je ne pus rien savoir de plus. Elle me dit seulement de lui approcher la petite table, écrivit encore quelque chose, fit cacheter la lettre devant elle et ordonna de la porter tout de suite à la poste. Depuis, ç’a toujours été de plus en plus mal. »