Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 61-65).

XV

ARRIVÉE DES INVITÉS


On attendait beaucoup de monde pour le soir. Il était aisé de le deviner à l’agitation qui régnait à l’office et au brillant éclairage qui donnait une physionomie nouvelle et un air de fête aux objets familiers du salon et de la grande salle. D’ailleurs le prince Ivan Ivanovitch avait envoyé sa musique, et il était clair que ce n’était pas pour rien.

Chaque fois que j’entendais une voiture, je me précipitais à la fenêtre, je plaçais mes mains, en abat-jour, sur mes deux tempes, et je regardais dans la rue, le nez collé aux vitres, avec curiosité et impatience. Au premier moment, tout paraissait noir. Peu à peu notre vieille connaissance, la petite boutique d’en face, émergeait de l’obscurité avec sa lanterne. C’était ensuite le tour de la grande maison à côté, avec ses deux fenêtres du bas éclairées. Enfin, du milieu de la rue se profilait quelque misérable traîneau de louage, ou un cocher rentrant chez lui à pied.

Une voiture vint enfin se ranger devant le perron. Convaincu que c’étaient les Ivine, qui avaient promis de venir de bonne heure, je courus à leur rencontre jusque dans l’antichambre. Au lieu des Ivine, derrière le bras en livrée qui ouvrait la porte apparurent deux personnes du sexe féminin : l’une, grande, enveloppée dans un manteau bleu à col de zibeline ; l’autre, petite, tout emmitouflée dans un châle vert d’où ne sortaient que deux petits pieds dans de petites bottes fourrées. Je crus de mon devoir de faire un salut, mais la petite personne alla se placer devant la grande sans prêter aucune attention à ma présence et resta immobile. La grande dénoua le mouchoir qui enveloppait la tête de la petite et défit le châle. Quand le laquais eut pris ces objets et ôté les petites bottes fourrées, à la place de la personne emmitouflée apparut une ravissante fillette d’une douzaine d’années, en robe de mousseline courte et décolletée et en pantalon blanc.

Elle avait de mignons petits souliers noirs et un velours noir à son cou blanc. Sa petite tête était toute frisée, et ses boucles châtaines seyaient si bien à son charmant visage et à ses épaules nues, que Karl Ivanovitch lui-même n’aurait jamais pu me faire croire que ses cheveux frisaient parce qu’ils avaient été toute la journée en papillotes dans des morceaux de la Gazette de Moscou et parce qu’on les avait pressés avec un fer chaud. Pour moi, elle avait dû naître avec cette tête frisée.

Les yeux étaient ce qui frappait dans sa figure. Ils étaient immenses, bombés, très couverts, et leur grandeur formait un contraste singulier, mais agréable, avec la petitesse de la bouche. Les lèvres étaient serrées, et le regard, dont l’expression sérieuse se communiquait à la physionomie tout entière, en faisait un de ces visages de qui l’on n’attend point de sourire et dont le sourire est d’autant plus ensorcelant.

Je me glissai dans la salle en évitant d’attirer l’attention et je jugeai indispensable de me promener de long en large, de l’air d’un homme absorbé qui ne s’aperçoit pas du tout qu’il arrive du monde. Quand les invitées furent à la moitié de la salle, je feignis de sortir tout à coup de ma rêverie, fis la révérence et expliquai que ma grand-mère était dans le salon. Mme Valakhine m’adressa un signe de tête bienveillant. Sa figure me plut beaucoup, parce que je lui trouvai une grande ressemblance avec sa fille Sonia.

Grand’mère parut ravie de voir Sonia. Elle la fit approcher, arrangea une boucle qui s’entêtait à retomber sur son front et dit en la regardant fixement : « Quelle charmante enfant ! » Sonia sourit, rougit et devint si jolie, que je rougis aussi en la regardant.

« J’espère que tu ne t’ennuieras pas chez moi, ma mignonne, dit grand’mère en la prenant par le menton et en relevant sa petite figure. Je te prie de bien t’amuser et de beaucoup danser. Nous avons déjà une dame et deux cavaliers, » ajouta-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine et en me touchant de la main.

Ce rapprochement me fut si agréable, que je rougis de nouveau.

Sentant ma timidité s’accroître et entendant arriver une autre voiture, je crus devoir m’éloigner. Je trouvai dans l’antichambre la princesse Kornakof, avec son fils et un nombre invraisemblable de filles. Celles-ci avaient toutes la même figure ; elles ressemblaient toutes à leur mère et étaient toutes laides ; grâce à cette similitude, aucune n’attirait l’attention. Lorsqu’elles eurent ôté leurs manteaux et leurs boas, elles se mirent soudain à babiller toutes à la fois, avec de petites voix grêles, et à rire — probablement de se voir si nombreuses. Le fils, Étienne, était un garçon de quinze ans, grand et bien en chair, avec un visage défait, des yeux creusés et cernés, des pieds et des mains énormes pour son âge. Il était gauche et avait une voix désagréable et inégale, mais paraissait enchanté de lui. C’était tout à fait ainsi que je me représentais un garçon à qui l’on donne le fouet.

Nous restâmes assez longtemps debout, l’un en face de l’autre, ne disant rien et nous considérant attentivement. Nous fîmes ensuite un mouvement en avant, comme pour nous embrasser, mais, nous étant encore regardés les yeux dans les yeux, nous nous ravisâmes. Quand les robes de toutes les sœurs passèrent devant nous avec un froufrou, je demandai à Étienne, pour entamer la conversation, s’ils n’avaient pas été bien serrés dans la voiture.

« Je n’en sais rien, me répondit-il négligemment. Je ne vais jamais dans la voiture, parce que maman sait que ça me donne tout de suite mal au cœur. Quand nous sortons le soir, je vais toujours sur le siège, c’est bien plus amusant ; on voit tout, et Philippe me laisse conduire. Quelquefois je prends le fouet. Et les passants, vous savez ? quelquefois… Il fit un geste expressif. — C’est si amusant !

— Excellence, dit un laquais en entrant, Philippe demande où vous avez mis le fouet.

— Comment ! où je l’ai mis ? Je le lui ai rendu.

— Il dit que non.

— Alors je l’ai accroché à la lanterne.

— Philippe dit que non, et vous feriez mieux de dire que vous l’avez pris et que vous l’avez perdu ; sans ça, Philippe, sera obligé de payer vos polissonneries de son argent, » continua le laquais irrité, en s’animant de plus en plus.

Cet homme avait un air respectable et hargneux. À la chaleur avec laquelle il prenait le parti de Philippe, on sentait qu’il était décidé à tirer, à tout prix, cette affaire au clair. Par un sentiment spontané de délicatesse, je me retirai à l’écart en feignant de ne rien voir ni entendre. Les laquais qui se trouvaient dans l’antichambre agirent d’une façon tout opposée. Ils se rapprochèrent et regardèrent le vieux serviteur d’un air approbateur.

« Eh bien ! c’est bon ; je l’ai perdu, dit Étienne en éludant d’autres explications. Je lui payerai son fouet. C’est à crever de rire, ajouta-t-il en venant à moi et en m’entraînant vers le salon.

— S’il vous plaît, barine, avec quoi est-ce que vous payerez ? Je sais comment vous payez, moi. En huit mois, vous avez donné vingt kopeks en tout à Maria Vasilevna, à moi autant en deux ans, à Pierre….

— Veux-tu te taire ! cria le jeune prince en pâlissant de colère. Je le dirai !

— Je le dirai, je le dirai ! fit le laquais. Ça n’est pas bien, Excellence ! » cria-t-il avec un redoublement d’énergie au moment où nous entrions dans la salle, et il emporta les manteaux.

« Il a raison ! » dit derrière nous, d’un ton approbateur, une voix venue de l’antichambre.

Grand’mère avait un talent à part pour exprimer sa façon de penser sur les gens par la manière de distribuer et d’accentuer les tu et les vous. Lorsqu’elle employait le singulier ou le pluriel au rebours de l’usage reçu, ces nuances prenaient dans sa bouche une signification toute particulière. Quand le jeune prince vint la saluer, elle lui adressa quelques mots en lui disant vous, et le toisa avec un tel mépris, qu’à sa place je n’aurais su où me mettre. Mais Étienne était d’une autre pâte. Il ne fit aucune attention ni à l’accueil de grand’mère ni à elle-même, et salua toute la compagnie, sinon gracieusement, du moins d’un air très dégagé.

Sonia absorbait toute mon attention. Je me souviens que lorsque nous causions, Volodia, Étienne et moi, dans un endroit de la salle d’où nous apercevions Sonia et d’où elle-même pouvait nous voir et nous entendre, j’avais du plaisir à parler ; m’arrivait-il de dire une chose qui me semblait drôle ou crâne, j’élevais la voix et je lançais des coups d’œil par la porte du salon ; lorsque, au contraire, nous nous trouvions dans un endroit d’où l’on ne pouvait ni nous voir ni nous entendre du salon, je ne prenais plus aucun plaisir à la conversation et je me taisais.

Le salon et la salle se remplirent peu à peu. Ainsi qu’il arrive toujours aux bals d’enfants, il se trouvait parmi les invités quelques grands enfants qui n’avaient pas voulu perdre une occasion de s’amuser et qui ne dansaient soi-disant que pour faire plaisir à la maîtresse de maison.

Quand les Ivine arrivèrent, au lieu du plaisir que me causait d’ordinaire l’apparition de Serge, j’éprouvai une sorte d’irritation singulière de ce qu’il allait voir Sonia et en être vu.