Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 24-27).


VII

DANS LE CABINET ET AU SALON


Il commençait déjà à faire nuit quand nous rentrâmes de la chasse. Maman se mit au piano. Nous autres enfants nous allâmes chercher du papier, des crayons et des couleurs, et nous nous mîmes à dessiner sur la table ronde. Je n’avais que du bleu ; mais cela ne m’arrêta pas et j’entrepris de dessiner notre chasse de l’après-midi. J’eus bientôt fait un petit garçon bleu monté sur un cheval bleu et courant après des chiens bleus ; mais il me vint des scrupules pour le lièvre : pouvait-on faire un lièvre bleu ? Je courus le demander à papa, dans son cabinet :

« Papa, y a-t-il des lièvres bleus ? »

Papa lisait. Il me répondit sans lever la tête :

« Il y en a, mon ami, il y en a. »

De retour à la table, je fis un lièvre bleu ; après quoi, je jugeai indispensable de le changer en buisson. Le buisson me déplut aussi. J’en fis un arbre ; l’arbre devint une meule de foin ; la meule, un nuage, tant et si bien que tout mon papier fut bleu. Je le déchirai de colère et j’allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field, son professeur. Je dormais à moitié, et du fond de ma mémoire montaient des souvenirs légers, lumineux, pour ainsi dire transparents. Elle commença la Sonate pathétique de Beethoven et il me vint des souvenirs tristes, pénibles et sombres. Maman jouait souvent ces deux morceaux : c’est pourquoi je me rappelle très bien l’effet qu’ils me produisaient. Cela ressemblait tout à fait à des souvenirs ; mais des souvenirs de quoi ? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais été.

En face de moi était la porte conduisant au cabinet de papa. J’entrevis Iacof qui entrait, suivi de plusieurs individus à grandes barbes et en cafetans. La porte se referma aussitôt sur eux. « Voilà les affaires qui commencent ! » pensai-je. À mes yeux, il n’existait pas dans l’univers entier d’affaires plus importantes que celles qui se traitaient dans le cabinet de papa. J’étais confirmé dans mon idée par la remarque qu’en approchant de la porte les gens se mettaient à parler bas et à marcher sur la pointe du pied. On entendait du salon la voix sonore de papa et l’on sentait l’odeur de son cigare, qui m’avait toujours charmé, je ne sais pourquoi. Tout à coup j’entendis à travers mon demi-sommeil un craquement de souliers bien connu : Karl Ivanovitch se dirigeait vers le cabinet sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu. Il frappa légèrement, on lui ouvrit, et la porte se referma.

« Pourvu qu’il n’arrive pas un malheur ! pensai-je. Karl Ivanovitch est en colère : il est capable de tout. »

Je me rendormis.

Il n’arriva pas de malheur. Au bout d’une heure, je fus réveillé par le même craquement de souliers. Karl Ivanovitch passa en essuyant avec son mouchoir ses joues inondées de larmes et en marmottant des mots inintelligibles. Papa le suivait et entra au salon.

« Sais-tu ce que je viens de décider ? dit-il gaiement en posant sa main sur l’épaule de maman.

— Quoi, mon ami ?

— J’emmène Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a de la place dans la britchka. Les enfants sont habitués à lui, et il a l’air de leur être très attaché. 700 roubles par an ne sont pas une affaire, et puis, au fond, c’est un très bon diable. »

Je ne pus jamais comprendre pourquoi papa injuriait ainsi Karl Ivanovitch.

« Je suis enchantée, pour les enfants et pour lui, dit maman. C’est un excellent homme.

— Si tu avais vu comme il était ému quand je lui ai dit de garder les 500 roubles, que c’était un cadeau !.. Mais le plus drôle de tout, c’est la note qu’il m’a remise. Ça vaut la peine d’être vu, ajouta-t-il avec un sourire en tendant à maman un papier de l’écriture de Karl Ivanovitch. C’est adorable ! »

La note était ainsi conçue :


Pour les enfants ; 2 hameçons — 70 copeks.

Papier à fleurs, clinquant d’or, colle et carcasse de corbeille, pour cadeaux — 6 roubles 55 copeks.

Livre et arc, cadeaux pour les enfants — 8 roubles 16 copeks.

Donné à Kolia un pantalon — 4 roubles.

Montre d’or promise à Moscou, en 18.., par Pierre Alexandrovitch — 140 roubles.

Il est donc dû à Karl Mayer, en sus de ses appointements, la somme de 159 roubles 41 copeks.


En lisant cette note, où Karl Ivanovitch réclamait l’argent des cadeaux qu’il avait faits et du cadeau qu’on lui avait promis, tous les lecteurs penseront que Karl Ivanovitch était un sans-cœur et une âme intéressée, et tous les lecteurs se tromperont.

En entrant dans le cabinet, son papier à la main, il avait un beau discours tout prêt, dans sa tête, sur toutes les injustices qu’on lui avait faites chez nous. Lorsqu’il eut commencé à parler, de cette même voix émue et avec ces mêmes intonations pleines de sentiment dont il se servait pour nous faire notre dictée, son éloquence agit violemment sur lui-même, de sorte qu’arrivé à un endroit où il disait : « Quelque tristesse que j’éprouve à me séparer des enfants…, » l’émotion le prit à la gorge. Sa voix tremblait et il fut obligé de tirer son mouchoir à carreaux.

« Oui, Pierre Alexandrovitch, dit-il alors à travers ses larmes (il n’y avait pas un mot de ceci dans le discours préparé), je suis tellement habitué aux enfants, que je ne sais pas ce que je deviendrais sans eux. J’aimerais mieux vous servir pour rien, » ajouta-t-il en essuyant ses larmes d’une main et en présentant sa note de l’autre.

J’affirme que Karl Ivanovitch était sincère en prononçant ces derniers mots, car je connais son bon cœur ; quant à accorder l’offre de servir pour rien et la note, j’en suis incapable : ce sera toujours pour moi un mystère.

« Si vous êtes fâché de nous quitter, je le serais encore plus de vous perdre, dit papa en lui frappant doucement sur l’épaule. J’ai changé d’avis. »

Un peu avant le souper, Gricha entra dans le salon. Depuis l’instant où il avait mis le pied chez nous, il n’avait pas cessé de pousser des soupirs et de pleurer. Pour ceux qui lui croyaient le don de prévoir l’avenir, c’était signe qu’un malheur menaçait notre maison. Il fit ses adieux et déclara qu’il partirait le lendemain matin. Je fis signe à Volodia de me suivre et je sortis.

« Quoi ?

— Si vous voulez voir les chaînes de Gricha, montons vite aux chambres des domestiques. — Gricha couche dans la seconde, — on peut très bien s’asseoir dans la décharge et nous verrons tout.

— Bonne idée ! Attends-moi là ; je vais chercher les filles. »

Les filles vinrent en courant et nous montâmes. Après nous être disputés à qui n’entrerait pas le premier dans la chambre noire, nous nous assîmes et attendîmes.