Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 17-21).

V

L’INNOCENT


C’était un homme d’une cinquantaine d’années, avec un grand visage pâle, marqué de petite vérole, de longs cheveux gris et quelques poils de barbe rougeâtres. Il était tellement grand, qu’il dut, à la lettre, se plier en deux pour passer par la porte. Son costume était en loques et d’une forme indéfinissable ; cela tenait le milieu entre un cafetan et une soutane. Il avait à la main un énorme bâton avec lequel il frappa le plancher de toute sa force, en entrant, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effroyable. Il était borgne, et son œil blanc, toujours en mouvement, achevait de le rendre hideux.

« Ah ! ah ! attrapé ! » cria-t-il en s’approchant de Volodia et en le saisissant par la tête. Il lui examina attentivement le crâne, le lâcha, s’approcha de la table et souffla d’un air très sérieux sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

« O ô ô ! dommage !… ô ô ô ! fait mal !…… ô ô ô ! chéris…. envolent ! » reprit-il en regardant Volodia d’un air attendri.

Il se mit à pleurer et s’essuya les yeux avec sa manche.

Il avait la voix rude et enrouée, les mouvements précipités et saccadés ; ses discours étaient décousus et dépourvus de sens (il ne se servait jamais de pronoms) ; avec tout cela, le ton était si touchant, sa vilaine figure jaune prenait par moments une expression si profondément triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de mélancolie.

C’était Gricha l’innocent, le voyageur perpétuel.

D’où était-il ? qui étaient ses parents ? pourquoi avait-il adopté cette vie errante ? Personne n’en savait rien. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on le connaissait dans le pays depuis plus de trente ans et qu’on l’avait toujours vu à l’état d’innocent. Il allait invariablement nu-pieds, hiver comme été, fréquentait les couvents, distribuait de menus objets de piété aux gens qu’il prenait en gré et prononçait des paroles énigmatiques où certaines personnes voyaient des prophéties. Jamais il n’avait été que « l’innocent ». Il venait de temps en temps chez ma grand’mère. Selon les uns, ses parents étaient riches et il était à plaindre et intéressant. Selon les autres, Gricha était un simple moujik et un fainéant.

Phoca parut enfin, l’exact Phoca, attendu avec tant d’impatience. Nous descendîmes et Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances. Il frappait les marches de l’escalier avec son gourdin.

Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus bras dessous, en causant à demi-voix. Mimi, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé à angle droit avec le divan. Les petites filles étaient assises à côté d’elle, et Mimi leur donnait ses instructions d’une voix basse mais sévère. Dès que Karl Ivanovitch entra, Mimi lui lança un coup d’œil, et sur-le-champ lui tourna le dos, en faisant une figure qui voulait dire :

« Je vous ignore, Karl Ivanovitch. »

On voyait aux yeux des filles qu’elles grillaient de nous communiquer une grande nouvelle, mais il n’y avait pas à songer à accourir nous parler : c’eût été enfreindre la règle de Mimi. La règle exigeait que nous fissions d’abord une révérence en disant : « Bonjour, Mimi, » après quoi nous avions le droit de causer.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi ! Impossible de causer quand elle était là : elle trouvait tout inconvenant. De plus, elle était toujours à vous poursuivre avec son « Parlez donc français », juste au moment — c’était comme un fait exprès — où vous aviez si envie de bavarder en russe. À table, vous trouviez un plat bon et vous aviez envie de manger en paix, sans être dérangé ; immanquablement, Mimi commençait : « Mangez donc du pain ; comment tenez-vous donc votre fourchette ? » — En quoi est-ce que ça la regarde ? pensais-je. Qu’elle s’occupe des filles ! Elle est là pour ça. Mais nous, c’est Karl Ivanovitch qui est chargé de nous. — Je partageais du fond du cœur la haine de Karl Ivanovitch pour les certaines personnes.

On passa dans la salle à manger, les grandes personnes en tête. Catherine me retint, par le pan de ma veste et me dit tout bas :

« Demande à ta maman de nous laisser aller avec vous à la chasse.

— Bon, nous tâcherons. »

Gricha dînait avec nous, mais à une petite table à part. Il ne levait pas les yeux de son assiette, poussait des soupirs, faisait des grimaces affreuses et se parlait à lui-même : « Dommage !…. envolée… envolé pigeon ciel…. Ah ! pierre sur tombeau ! » Et autres propos du même genre.

Depuis le matin, maman paraissait agitée, et la présence de Gricha, avec son radotage et ses grimaces, augmentait visiblement son malaise.

« Ah ! j’allais oublier de te demander une chose, dit-elle à papa en lui tendant une assiettée de soupe.

— Quoi ?

— Je t’en prie, dis d’enfermer tes horribles chiens. Ils ont manqué mordre le pauvre Gricha quand il est entré dans la cour, ils seraient capables de mordre les enfants. »

Gricha entendit qu’il était question de lui. Il se retourna sur sa chaise et dit la bouche pleine, en montrant son vêtement en lambeaux : « Voulait faire mordre… Dieu pas permis. Chasser avec chiens, péché ! grand péché ! Pas battre ancien[1]… pourquoi battre ? Dieu pardonne.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda papa en le regardant fixement d’un air mécontent. Je n’y comprends rien.

— Moi, je comprends, répliqua maman. Il m’a raconté qu’un de tes chasseurs a excité exprès son chien à se jeter sur lui. Il te dit : « Il a voulu me faire mordre, mais Dieu ne l’a pas permis, » et il te demande de ne pas punir le chasseur.

— Ah ! c’est ça ! dit papa. Mais comment sait-il que je veux punir le chasseur ? — Tu sais, continua-t-il en français, en général je n’aime pas beaucoup ces messieurs-là ; mais celui-là me déplaît tout particulièrement, et je suis sûr……

— Oh ! ne dis pas cela, mon ami, s’écria maman en l’interrompant d’un air effrayé. Qu’en sais-tu ?

— Ce ne sont pas les occasions qui m’ont manqué pour étudier cette engeance, — c’en est toujours plein chez toi, — ils sont tous sur le même patron. Éternellement la même histoire… »

On voyait que maman n’était pas du tout de l’avis de papa et qu’elle ne voulait pas se disputer.

« Passe-moi les petits pâtés, je te prie, dit-elle. Sont-ils bons aujourd’hui ?

— Non ! continua papa en prenant le plat aux petits pâtés et en le tenant en l’air, hors de la portée de maman ; non ! ça me met en colère quand je vois des gens intelligents et instruits se laisser duper. »

Il frappa la table avec sa fourchette. « Je t’ai demandé les petits pâtés, répéta maman en tendant le bras.

— On a bien raison de faire ramasser ces gens-là par la police, poursuivit papa en reculant son plat. Ils ne servent absolument qu’à agiter les gens nerveux, » ajouta-t-il avec un sourire, remarquant que cette conversation déplaisait beaucoup à maman ; et il lui donna les petits pâtés.

« Je te répondrai une seule chose, dit maman. Il est difficile d’admettre qu’un homme qui va nu-pieds hiver comme été à son âge, qui porte toujours sous ses vêtements une chaîne pesant plus de soixante livres, qui a toujours refusé, quand on lui offrait une vie tranquille où il aurait été défrayé de tout, — il est difficile d’admettre que cet homme fait tout cela uniquement par paresse. Pour ce qui est des prédictions (elle soupira et se tut un instant), je suis payée pour y croire. Je crois t’avoir raconté que Kirioucha avait prédit à mon père le jour et l’heure de sa mort.

— Qu’as-tu fait ? dit papa en souriant et en mettant sa main en écran au coin de sa bouche, du côté où était Mimi (quand papa faisait ce geste, j’écoutais de toutes mes oreilles, convaincu qu’il allait dire quelque chose de très drôle). Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds ? Je les ai regardés et je ne pourrai plus manger. »

Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Catherine ne cessaient de nous faire des signes, se remuaient sur leurs chaises et donnaient toutes les marques d’une violente agitation. Leurs signes voulaient dire : « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse ? » Je poussais Volodia du coude, Volodia me le rendait. Enfin, il prit son parti. D’une voix d’abord timide, puis assez ferme et assez haute, il expliqua qu’étant au moment de partir, nous voudrions emmener les filles à la chasse avec nous. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, notre requête nous fut accordée et nous courûmes nous habiller pour la chasse. J’étais d’une impatience extrême. On entendit enfin le pas de papa dans l’escalier. Quelques minutes plus tard, nous étions en route.



  1. Il appelait ainsi tous les hommes, sans distinction (N. de l’auteur.)