Chanteclerc (IIp. 150-156).

LE CHAR À L’ÉTOILE


Un soir de décembre de 1914, la foule emplissait le Monument national pour saluer M. Aram-J. Pothier, gouverneur de l’État du Rhode Island.

Je présentai le gouverneur à l’auditoire.

Avec quelle sympathie nous accueillions ce Franco-Américain dont nous savions l’énergie et l’opiniâtreté. Il était un argument : sa qualité de Français dont il faisait état ne l’avait pas empêché de réussir. Son rang, les honneurs qui lui étaient échus, rejaillissaient sur notre nation. La manifestation dont il était l’objet marquait notre admiration et notre respect.

« Au Canada, disait Marcel Dubois, on garde le souvenir de ses origines françaises avec la jalousie que l’on sait mettre à garder ses lettres de noblesse ». Ainsi de M. Pothier et des Franco-Américains. Ils acceptent leurs origines avec fierté. De quoi vivons-nous et quelle est la raison fondamentale de nos attitudes ? Notre histoire française est notre orgueil, la source de notre émotion et de nos volontés. Nous sommes des témoins. Dans le grand tout canadien, nous apportons un élément de diversité, une force, une élégance latine. Qui donc nous en ferait reproche ? Le droit de se souvenir n’est inscrit nulle part, si ce n’est dans le cœur, mais comme lui, il est éternel. Et les Anglais, les Écossais, les Irlandais ont, eux aussi, la religion d’une patrie lointaine.

Des hommes partis de France se sont mis en route vers des terres inexplorées. Ils allaient conquérir un monde à la France. Pour la plupart, c’étaient de petites gens. Ils ont bâti cette chose commune : l’histoire. Prêtres, ils ont évangélisé. Paysans, ils se sont penchés sur le sol et se sont identifiés à lui. Ils y versaient leur peine ; y enfouissaient leur travail. Là où ils n’avaient trouvé que forêts, ils semaient la vie, et les arbres géants tombaient sous leur cognée. Soldats, ils ont défendu la terre durement conquise. Leur héroïsme, s’il est ignoré, n’en est pas moins beau.

Ces hommes ont transplanté leur croyance, leurs mœurs, leur caractère, leurs idées ; tous portaient en eux les mots de chaque jour, le parler de France. Ces mots qui ont passé l’océan sont notre première patrie, un des liens qui nous apparentent. Nous les retrouvons avec confiance dans la devise de l’Angleterre : ils semblent gravés sur son blason pour justifier notre double attitude d’amour et de loyauté. Ils ont commandé nos armées, conduit nos luttes, défendu nos droits, chanté nos espérances, pleuré nos deuils, gardé nos foyers, affirmé notre foi. Nous nous reconnaissons en eux et nous survivrons par eux dans le cœur et le geste de ceux qui viendront après nous. Combien nous devons les aimer ces mots qui contiennent, sans la morceler, toute notre âme, et qui sont le sang généreux qui nous réchauffe et nous garde.

Héritiers d’un idéal, nous en avons imposé le respect par nos conquêtes. Il nous incombe d’en assurer la survivance et le rayonnement dans un monde renouvelé par les progrès modernes.

Ce n’est pas à un citoyen de la République américaine, disais-je à M. Pothier, homme d’État et financier, qu’il faut rappeler l’évolution économique du xixième siècle. Les forces dont l’homme dispose se sont multipliées. Elles ont remué les êtres et les choses et métamorphosé la société. Une puissance s’est constituée, à laquelle tout a paru possible : la richesse. Elle a réalisé des progrès étonnants : elle a dominé les mers, supprimé les distances, asservi les continents. Et ses ambitions ne sont pas satisfaites. Dans cet effort qui emportait l’humanité et la subjuguait, les États-Unis se sont révélés. Ils sont nés dans cette tourmente : et si l’intensité de leur vie a parfois effrayé, leur idéal ne s’est pas borné à la prospérité matérielle.

Le Canada est trop vaste et trop généreux pour qu’on ne fonde pas sur lui un rêve de fortune. Débarrassés des premières luttes politiques, nous avons participé au mouvement qui sollicitait l’énergie américaine. Cela a posé pour nous la question économique qui est une question nationale. Dans cette arène, plus peut-être que partout ailleurs, notre sort est de combattre pour survivre. Nous devons accepter les armes que la lutte elle-même a forgées : posséder la science, qui maîtrise les mondes : conquérir l’indépendance que la richesse assure : et montrer que notre génie ne s’oppose pas à ce que nous tenions, sur le terrain des affaires, notre place.

Enfin, nous portons le poids d’une civilisation que nous avons décidé de perpétuer. C’est un fardeau. Nous sommes français, non seulement par la langue, mais par nos façons de sentir et de nous exprimer, par nos manières, par notre réserve et même par nos défauts. À tout cela nous restons fidèles. C’est notre héritage. Mais si nous voulons faire triompher notre esprit français, si nous voulons qu’on nous respecte et que nos droits, acquis au prix de tant de peines, ne soient pas violés ; si nous voulons manifester dans toute sa valeur notre civilisation, aujourd’hui comme hier créatrice de miracles et d’héroïsme, il faut que nous nous rappelions que nous avons été « élevés sur les genoux de la France ». Nous lui devons la vie et les générosités dont elle est faite : nous lui devons ce qu’il y a de meilleur en nous, la loyauté. Nous lui devrons l’épanouissement de nos facultés si nous nous tournons vers elle pour profiter de ses arts, de ses puissances intellectuelles, de l’exquise variété de ses sentiments, du bouillonnement de ses idées, de l’éclat de sa culture.

L’exemple de M. Pothier confirmait nos espoirs.

Il nous apportait une leçon d’énergie. Le travail patient de sa vie et les nobles sentiments dont elle faisait preuve, n’étaient-ils pas la marque de son origine française ? À la regarder, nous nous sentions confiants devant l’avenir. Sans rien trahir de notre passé, sans rompre les traditions qui nous lient et qui sont notre raison d’être : avec l’aide des qualités de notre race, faites de bon sens, d’harmonie et de modération, nous nous livrerions à la poursuite du progrès et nous réaliserions nos destinées.

Nous acceptons le mot du poète américain, du poète de l’action, le grand Emerson : Hitch your wagon to a star, accrochez votre char à l’étoile ; et nous lui savons gré de l’avoir écrit dans un siècle où le matérialisme risquait de tarir le ferment de toute civilisation.

Il est, dans notre province sans limites, une région plus tourmentée, plus âpre, qui ne se livre pas volontiers et dont la résistance stimule notre volonté de vaincre. C’est la terre du nord. Là s’accomplit encore le long travail de colonisation ; et la vie ouvre des horizons nouveaux. Ces paysages obstinés, que le travail humain modifie avec lenteur, mesurent notre tâche et révèlent en un symbole saisissant la grandeur et la beauté de notre conquête. Nous y suivons l’effort du pionnier que décuple un climat vif. Nous le voyons avancer pas à pas et se créer un foyer parmi la nature sauvage et rebelle : première minute d’une civilisation.

Souvent, du seuil de l’humble maison où l’homme de la forêt pose son outil, j’ai regardé descendre la nuit sur ce décor sans chaleur, aux lignes énergiques, qui possède toute la majesté de la force. Devant ce spectacle, plein de promesses, le cœur se reprenait à espérer, et la parole de l’idéaliste Emerson ne paraissait pas aussi vaine. Le jour, de partout disparu, ne donnait plus qu’un rayon qui venait doucement s’éteindre sur le vitrail, un instant ranimé, d’une église lointaine : et il me semblait que cette dernière clarté allait allumer là-bas la première étoile.