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L’Intransigeant (p. 4-5).


Des deux pigeons de la fable…


Certains casaniers nostalgiques ou neurasthéniques ont imaginé, répandu et fait admettre au rang des vérités premières, une formule, qui est la plus absurde et la plus décevante dans le répertoire des romances sentimentales : « Partir c’est mourir un peu. »

En vérité, partir c’est rompre des chaînes, c’est ressentir dans tout son être l’euphorie de la liberté, c’est s’offrir à des émotions inconnues, à des sensations nouvelles et à toutes les perspectives de l’aventure ; c’est vivre intensément et passionnément.

Des deux pigeons de la fable, celui qu’il faut envier et admirer, c’est le voyageur, bien qu’il ait souffert au cours de sa vie vagabonde et qu’on nous le représente rentrant un soir au nid, l’aile basse et traînant le pied. Celui qu’il faut plaindre c’est le gardien du pigeonnier, dont la vie monotone et banale s’est écoulée dans l’attente, la solitude et une nonchalante sécurité.

Mme d’Andurain, qui est détentrice du brevet de pilote (à droite),
photographiée avec une amie devant son avion

Les chevaliers, portant la croix sur la cotte de mailles, qui couraient à la délivrance du Saint-Sépulcre, les navigateurs qui poussaient leurs caravelles dans les mers périlleuses, à la recherche de nouveaux mondes, imaginés comme des paradis, tous les amateurs de fuyantes fortunes, les chasseurs de rêves, les explorateurs de l’inconnu, les amants des Sirènes, et les chevaucheurs de la chimère, tous ceux, en somme, qui ont fait bon marché de leur vie et semblent l’avoir gaspillée aux quatre vents de l’aventure, ont, au contraire, donné à cette vie, si brève et si précaire que nous mesure la Providence, un maximum de valeur et de beauté. Sancho Pança aura beau multiplier les aphorismes de la sagesse, la raison qu’il symbolise est infiniment moins séduisante que l’idéal dont son maître Don Quichotte était épris.

Née à Bayonne, dans une famille basque, dont on peut remonter pendant plusieurs siècles les générations de magistrats, notaires, préfets, généraux, fonctionnaires de toutes sortes, et nobles gentilshommes vivant sur leurs terres ou même figurant à la cour, on me destinait, ainsi que beaucoup de mes aïeules, aux paisibles joies matrimoniales et provinciales, dans quelque sous-préfecture des Basses-Pyrénées, avec la diversion des vendanges à la campagne et des bains de mer à Biarritz ou à Saint-Jean-de-Luz.

Cependant, dès ma plus tendre enfance, je ne sais quel atavisme obscur me marquait de goûts particuliers. Certes, je fûs d’abord une petite fille déférente avec mes parents, suffisamment consciencieuse à l’égard de mes devoirs religieux et scolaires ; mais, en réalité, l’obéissance me gênait toujours.

Je n’essayerai pas de vous dissimuler que le goût de l’indépendance est en moi, depuis que j’ai pris conscience de ma personnalité. Il s’est manifesté d’abord par des symptômes anodins : fuite de la maison paternelle, dès l’âge de trois ans, chute dans le gave avec la bicyclette de ma sœur, trop grande pour mes petites jambes et que j’avais enfourchée sur le chemin de halage, malgré le danger, malgré la défense de mes parents, et mille autre entreprises du même ordre.

Mais à mesure que j’avançais en âge mon cas s’aggravait. J’acquérais un secret mépris et une horreur de la vie paisible et ponsive dont ma famille donnait l’exemple et que menaient, comme elle, toutes les familles des environs. Le code des convenances, le rite des réceptions, l’affreuse banalité des visites échangées, me causaient des haut-le-cœur. Ayant à peine atteint huit ans, je me disais qu’il suffisait de vouloir pour réussir et je me jurais à moi-même que je partirais le plus tôt possible vers des pays de liberté et de soleil.

Alors mon indiscipline intérieure, que j’avais un peu retenue jusque-là, dissipa soudain les apparences de ma docilité extérieure. Les choses se gâtèrent, l’insubordination devint le moindre de mes défauts et on me mit pensionnaire au couvent, à 9 ans révolus.

Le franchise nette et brutale qui domine chez moi, me rendit odieuse. On vous apprend, on vous ordonne pendant toute votre enfance de dire la vérité, on vous enjoint de ne jamais mentir, et, lorsque vous vous conformez trop complètement aux conseils reçus, vous êtes maladroite, vous vous faites détester.

Je ne saurais vous énumérer les ordres religieux successifs qui ont eu, tant en France qu’en Espagne, la charge de mon instruction et de mon éducation. Dans chaque établissement on me congédiait pour impertinence, révolte, dissipation. On ne pouvait cependant pas me reprocher d’être paresseuse et mauvaise élève. Une des rares fois où je finis l’année au couvent j’eus tous les premiers prix de ma classe, sauf celui de sagesse, s’entend ; je reçus, ce jour-là, avec une pile de livres, une couronne de lauriers et l’accolade très pieuse de monseigneur Gieure, l’évêque de Bayonne, qui était venu présider la distribution des prix des Ursulines de Fontarabie.

Mais en l’espace d’un matin mon prestige s’écroulait d’un coup ; soit que j’aie violé la règle avec scandale, soit que j’aie fomenté la révolte dans un dortoir, ou que j’aie entrepris quelque folle équipée.

En désespoir de cause, ma famille fit l’essai, tout aussi vain, d’une éducation à la maison, avec une institutrice. Je reconnais lui avoir fait perdre la tête ; cependant mon caractère vif et franc lui plaisait, et lorsque, au bout de six mois, la pauvre fille annonçait à mes parents son départ immédiat, la vie lui étant devenue impossible dans notre atmosphère, elle rejeta toutes les fautes sur ma sœur, dont le caractère faux, mielleux et sournois lui était particulièrement antipathique.

Je venais d’accomplir ma quinzième année quand, pendant les grandes vacances, je rencontrai à Biarritz mon cousin Pierre d’Andurain. Il avait quitté le pays depuis quelques années, je le reconnus pourtant, bien que l’ayant à peine entrevu, autrefois, chez mes parents, car j’étais trop jeune alors pour figurer à table, lorsqu’il y avait des invités à la maison.

Il me plut instantanément, je l’invitai à la campagne pour une comédie que nous devions jouer chez des amis ; il fit plusieurs séjours à la maison ; notre mariage fut décidé entre nous.

Mon père objectait mon extrême jeunesse et l’instabilité de mon caractère. Mon absence complète d’expérience, d’ordre, d’esprit pratique et d’économie ménagère s’aggravaient à ses yeux du fait que mon cousin n’avait aucune situation et qu’il vivait dans une oisiveté complète.

Pendant quelques jours notre projet parut sérieusement compromis. Mais ma mère comprit que nulle puissance au monde ne serait capable de nous retenir ; craignant le pire, convaincue que le mariage s’imposait, ma chère maman devint mon alliée la plus déterminée pour obtenir le consentement de mon père. Elle a, autant que moi, lutté opiniâtrement et employé tous les moyens pour convaincre mon père.

Je ne saurais dire quel argument fit céder celui-ci. On l’avait leurré en lui annonçant que mon cousin avait une situation dans les assurances ; le directeur d’une importante compagnie s’était aimablement prêté à cette comédie, mais nous lui avion bien promis de partir en voyage de noces et de ne plus revenir. Je ne suis pas sûre que papa ait ajouté beaucoup de crédit à toutes nos raisons ; il estima peut-être qu’il valait mieux ne pas prolonger un conflit avec la fille irréductible que j’étais.

Ma première entrevue avec ma future belle-mère fut comique. Elle eut lieu chez d’autres cousins ; j’entrai au salon tellement travestie qu’au premier abord ma mère ne me reconnut point. En effet, je portais une des robes longues de ma cousine et j’avais établi mes cheveux en chignon ; mais aussitôt l’entrevue terminée je reprenais mes robes courtes, je relâchais me cheveux dans le dos, je montais à cheval et faisais l’ascension des arbres les plus vertigineux. Malgré ma réputation de fillette déchaînée (facile à obtenir en province quand on a du sang dans les veines) je restais une enfant parfaitement naïve et parfaitement saine. Entre nous, je croyais, à l’époque-là et même quelques mois après mon mariage, que les enfants se procréaient et venaient au monde par le nombril. Mais j’avais l’audace des grands capitaines et un ardent désir d’émancipation. Mon mariage et celui de ma sœur furent célébrés le 11 février 1911 ; le mien avec un contrat stipulant le régime dotal.

Je prie mes lecteurs d’excuser l’incursion dans mon enfance, que je viens de leur imposer ; elle n’est point de nature à me gagner leur sympathie, mais ce préambule à l’exposé des événements dont j’entreprends le récit, n’est certainement pas inutile à leur intelligence. La très simple narration que je me propose de rédiger n’a point la prétention de traiter des cas psychologiques et de soumettre mes états d’âme au public. Je me glorifie d’avoir l’esprit dénué de toutes complications et le cœur fermé aux divagations sentimentales ; cependant il m’a paru nécessaire de me présenter, sans artifice, au début de ce livre, telle que j’étais pendant les premières années de ma vie et telle que je suis encore aujourd’hui. Désormais, si vous le voulez bien, nous ne parlerons plus de ma personnalité, vous la connaissez suffisamment ; nous ferons ensemble l’examen objectif des événements les plus pittoresques auxquels j’ai participé.