Alphonse Lemerre (p. 1-4).


I

LES POULES


— « Je parie, dit Mme Lepic, que la servante a encore oublié de fermer les poules, avant de se coucher ! » —

C’était vrai. On pouvait s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpait, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.

— « Félix, si tu allais les fermer ? » — dit Mme Lepic à l’aîné de ses trois enfants.

— « Je ne suis pas venu en vacances pour m’occuper des poules » — dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.

— « Et toi, Ernestine ? » —

— « Oh moi, maman, j’aurais trop peur ! » —

Grand frère Félix et sœur Ernestine avaient à peine levé la tête pour répondre. Ils lisaient, très intéressés, les coudes sur la table, presque front contre front.

— « Dieu, que je suis bête ! dit Mme Lepic. Je n’y pensais plus. Poil-de-Carotte, va fermer les poules. » —

Elle donnait ce petit nom d’amour à son dernier né, parce qu’il avait les cheveux roux et la peau tachée. Poil-de-Carotte, qui jouait « à rien » sous la table, se dressa et dit avec timidité :

— « Mais, maman, j’ai peur aussi, moi. » —

— « Comment ? répondit Mme Lepic, un grand gars comme toi ! c’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il vous plaît ! » —

— « On le connaît ; il est hardi comme un bouc » — dit sa sœur Ernestine.

— « Il ne craint rien » — dit Félix, son grand frère.

Ces compliments enorgueillissaient Poil-de-Carotte, et, honteux d’en être indigne, il luttait déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promit une gifle.

— « Au moins, éclairez-moi » — dit-il.

Mme Lepic eut un haussement d’épaules, Félix un sourire méprisant. Seule pitoyable, Ernestine prit une bougie et accompagna petit frère jusqu’au bout du corridor.

— « Je t’attendrai là » — dit-elle.

Mais elle s’enfuit tout de suite, terrifiée, car un fort coup de vent fit vaciller la lumière et l’éteignit.

Poil-de-Carotte, les fesses collées, les talons plantés, se mit à trembler dans les ténèbres. Elles étaient si épaisses qu’il se croyait aveugle. Parfois une rafale l’enveloppait, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même, ne lui soufflaient-ils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux était de se précipiter, au juger, vers les poules, la tête en avant afin de trouer l’ombre. Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas, les poules effarées s’agitèrent en gloussant sur leur perchoir. Poil-de-Carotte leur cria :

— « Taisez-vous donc, c’est moi ! » — ferma la porte et se sauva, les jambes, les bras comme empennés, mais exsangues. Quand il rentra, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumière, il lui sembla qu’il échangeait des loques pesantes de boue et de pluie contre un vêtement neuf et léger. Il souriait, se tenait droit, se pavanait dans son orgueil de héros enfantin, attendait les félicitations, et, maintenant hors de danger, cherchait sur le visage de « ses parents » la trace des inquiétudes qu’ils avaient eues.

Mais grand frère Félix et sœur Ernestine continuaient tranquillement leur lecture, et Mme Lepic lui dit, de sa voix naturelle :

— « Poil-de-Carotte, tu iras les fermer tous les soirs ! » —