Sonyeuse/Soirs de Paris/VI

Bibliothèque-Charpentier (p. 251-260).

DANS L’ESPACE

Willette ! Pourquoi tous les clochers et toutes les cloches de Paris me semblaient-ils carillonner ce nom et ce seul nom en cette claire et froide nuit dernière, et pourquoi, parmi les ombres, de tant de saintes légendes hantées de cette veillée de Noël, est-ce la fantasque et hallucinante chevauchée de premières communiantes et de jeunes prostituées, escortant à travers les nues Pierrot suicidé et saignant, qui dévalait comme une trombe sous mes yeux somnambules dans le givre glace d’une lune hivernale.

Oh ! les terribles petites femmes, haut troussées de clair, long corsetées de sombre, et montrant, dans d’énervantes poses, le plus de nu possible : nu des fluettes épaules sortant, comme une fleur, hors du corset qui tombe, nu des seins en révolte, aigus et courrouces, framboises pointant hors des dentelles du corsage, nu du genou et parfois de la cuisse entrevus plus roses entre les blancs des dessous au pillage et le noir soyeux du bas noir, quel damnable sortilège ou quelle curiosité urticante les évoquait et les provoquait, une à une, en cette sainte nuit de Noël, tentantes comme un vice et pirouettantes comme des clowns, chemises levées et retroussées, toutes les fossettes de leur chair rose à l’air, et frissonnantes suspendues très haut dans l’espace, au-dessus de Paris endormi, soit aux raies argentées d’un blême clair de lune, soit à l’aile géante du Moulin de la Galette !


Perché sur la haute colline
Et coiffé d’un bonnet pointu,
Le moulin fait, de la vertu
Des filles, la blanche farine.

Tourne, tourne, le moulin gai
Avec la frêle blonde, ô gué.


Qui m’obsédait ainsi en elles, leur souple anatomie de garçonnes aux reins pétris de neige et de chlorose, leur perverse anémie aux acidités de pommes vertes ou leur inconsciente et féroce gaité de gamines homicides, de tueuses de poètes aux yeux vides et fous, de mangeuses de moelles, éternellement souriantes et cependant si frêles, si délicates !

Au sabbat inconnu de Paris entraînées
Vous envolant du haut de noires cheminées
Allez, vierges, allez roses sous le ciel blanc


a pleuré sur elles le poète Louis Le Cardonnel, tandis que de l’autre côté du fleuve gelé, où rêve Notre-Dame accroupie, le Paris des bouges et de repaires répond au Paris des bals publics et des restaurants de nuit

À travers les cris, les huées,
La croupe des prostituées
Resplendit dans l’éternité,

Modernité, modernité !

Modernité ? et à travers la lune fantomatique et bleuâtre, dont le disque géant troue un ciel en grisaille, transparaît et grimace une tête de mort ?

Une tête de mort ? Et il s’est rencontré des gens pour oser rapprocher ces deux noms l’un de l’autre, Antoine Watteau et Adolphe Willette, des gens pour oser rattacher au sourire alangui des marquises de l’un, à leur exquise indifférence de grandes dames adorées et lassées d’hommages et de fadeurs, le profil effronté et le cynisme tout de boulevard extérieur des modernités de l’autre… comme si entre la mélancolie mi-ressentie, mi-affectée et la mièvrerie d’attitude des pèlerines de l’Embarquement, entre ces minauderies tristes et le rictus énervé, la fixité du regard, le déchevèlement fou, le déhanché et le tourbillon de jupes des pirouetteuses du Requiem, il n’y avait pas toute la fièvre et tout le souffle morbide d’une civilisation travaillée de névrose, le coup de folie d’une fin de siècle hystérique et jouisseuse, assoiffée d’or et de bien-être, surmenée de fatigue, exaspérée de luxure, lassée, pressée de vivre, terrorisée par l’idée de la mort.

Mais entre la svelte et pensive indolente de Watteau et la petite Montmartroise émaciée de Willette, il y a tous les maux et toutes les maladies de notre temps Saint-Lazare et la prostitution cartée, Charcot et la Salpétrière, le pessimisme et Schopenhauer.

Willette est un moderne, d’où sa grande, son immense tristesse moderne, et essentiellement moderne, ce folâtre est un penseur, ce grivois un souffrant, un apitoyé à la sensibilité douloureuse et vibrante, un obsédé, lui aussi, du spectre de la Grande Camarde, un terrorisé à genoux devant la mort.

Épouvante et terreur qui du peintre galant font un peintre macabre. Fouillez plutôt son œuvre, examinez ses fresques, feuilletez ses dessins. Les ailes de ses moulins, grands détrousseurs de jupes, ont des bras de squelettes ; des murs de cimetières bornent ses paysages ; les blouses de ses pierrots ont des plis de suaire ; ses cabarets d’amour recèlent des croque-morts ; ses joyeux champs de blés, épis et coquelicots, où d’enragés bretteurs pillent à bouche-que-veux-tu des nudités cabrées de sveltes jolies filles, dressent, pour effaroucher les oisillons rôdeurs, d’équivoques mannequins à silhouettes de spectre et, je l’ai déjà écrit tout à l’heure, à travers les lunes énormes, fantomatiques et blêmes, dont il aime à trouer ses grands ciels en grisailles, grimace et transparaît une tête de mort.

La tête de mort qui roule déjà, inerte et décharnée, entre les épaules du Pierrot inanimé que la nocturne chevauchée des filles de caprice et de luxe entraîne : pauvre Pierrot en habit noir, les pieds droits dans le vide, il fléchit sur ses genoux, il glisse ; dans sa main crispée un pistolet fume et sa tête oscille et sa tempe saigne, il a déjà le nez pincé comme le nez d’un mort… Une svelte silhouette de Parisienne en deuil, ennuagée de crêpes, l’emporte et le soutient, une forme de femme aux ailes de phalène, et, derrière se bouscule et se heurte, bras levés et les seins nus, crêtes jaillissant des dentelles, le hourvari des filles en jupons, en pantalons, en chemises et en corsets de soie que fouaille, houspille et baise à pleine chair un bataillon glouton de Pierrotins loupeurs ! Au dessus, dans le bleu de la nuit, s’émoustille un ballet de vaporeuses étoiles, toutes de tulle et de gaze lunaires ; un symbolique omnibus de Clichy-Odéon, encombré de Pierrots, s’ébauche dans les nuées le ciel est entre-temps moucheté de flocons, et sont-ce des cris de courlis, des huées ?…, des voix et des appels se sont, au loin, très loin, hélés et répondu… Le ciel, où s’éternise la bataille des nuages, s’étend, immense et vide, au-dessus de ma tête, et, au loin, bien loin devant mes yeux, chante harmonieusement muette, la symphonie en blanc majeur de Paris neigeux.

Et devant ce décor crépusculaire et brumeux de la Seine à demi-gelée, charriant des blocs d’acier entre des quais ouatés de blanc, me voilà, incorrigible rêveur que je suis, émigré à des milliers et des milliers de lieues, transporté comme en songe loin des modernes horizons de Willette et de son Paris vicieux et Montmartrois.

Ces deux tours de granit profilant leurs gargouilles dans une atmosphère de vision, je ne les reconnais pas : ce n’est là ni l’île Saint-Louis ni la Cité, ni Notre-Dame ; ces fines ciselures de pierre baignées de clair de lune, et ces grands toits fleuris de bouquet de plomb s’effilant sur l’horizon obscur, qui s’enflamme déjà, ce ne sont ni la Sainte-Chapelle, ni les toits de l’hôtel Czarttoriski, mais je ne sais quelle imposante et prestigieuse ville de vieux conte, je ne sais quelle suggestive cité de légende, où je me suis promené étant enfant, car j’en reconnais et les quais et les ponts, et les hautes maisons aux toits fourrés de blanc et les clochers pointus… montrant du doigt le ciel.

Cette ville inconnue et reconnue pourtant, chère à mon enfance bercée de contes et de récits d’aïeules, une fée vient de la faire surgir du Paris archi-usé et toujours nouveau, des ponts et des quais, la fée par excellence et des transformations et des métamorphoses ; cette magicienne, la neige : la neige qui dans les contes de Noël floconne et tourbillonne, mélancolique et blanche, sur la flèche de la cathédrale toute retentissante de la messe de minuit, la neige qui s’anime et voltige, si bizarrement ailée, mi-fantôme et mi-abeille, dans les poèmes enfantins du norvégien Andersen.

On voit arriver de Norvège
Avec les premiers froids d’hiver
Des grandes abeilles de neige
Leurs essaims blancs couvrent la mer.

Mais écoutez ces cris et ces voix, là-haut dans les nuées ! Est-ce un vol de courlis, qu’aura saisi le froid, sont-ce des grues qui passent ?

Les neiges ont aussi leur Reine,
Leur Reine au profil argenté,
Dans la nuit calmante et sereine,
Baignant sa froide nudité.

Sa ruche est au-delà des Pôles
Sous les cieux du Nord étoilés,
On voit vibrer à ses épaules
Deux rayons de lune gelés.

Mais entendez donc ces cris et ces voix dans les nuées… est un vol de courlis, sont-ce des grues qui passent ?

La reine au loin parfois voyage
Un traîneau double de frimas
L’emporte au-dessus d’un nuage
À travers de meilleurs climats !

Comme un point à travers les nues
On voit filer au ciel neigeux,
Au-dessus des troupeaux de grues,
La Reine et son traîneau brumeux.

Les vieux loups assis dans la neige
Hurlent au coin du bois désert
Et les corbeaux lui font cortège
Criant la faim, criant l’hiver.


Elle, impassible et dédaigneuse,
Passe entre ses blancs bataillons ;
Il gèle et la lune frileuse
Lui tisse un manteau de rayons.

À travers le vent, les bourrasques
Elle va de ses doigts gelés
Cueillir les grandes fleurs fantasques
Dont les carreaux sont étoilés.

L’enfant couché dans la mansarde
Transi de peur entre ses draps
Croit que la Reine le regarde.
Elle ne le voit même pas.

Elle est là-bas dans la Norvège,
Là-bas, bien au-delà des mers,
Dans l’éternel palais de neige,
Où dorment les futurs hivers.