s.n. (Librairie Nouvelle) (Anthologie Contemporaine. vol. 56) (p. 1-16).


FRANCIS POICTEVIN



SONGES



LICETTE



A u Jura, dans la montagne, à la scierie.

Avant qu’elle se rappelle, elle a eu de ces colères, de ces convulsions, jusqu’à en être noire. « Que tu étais méchante, ma pauvre Lice ! que tu m’en as fait ! lui a dit Hermine plus tard, sa bonne, jeune alors aux yeux bleus gais, à la bouche riante. À quelque heure que ce fût, en pleine nuit, on devait la porter à l’étable. À la vue de sa Brunette, qu’elle voulait toucher, la crise cessait. Aujourd’hui elle s’interroge sur ce qui l’attirait dans cette vache, dans celle-là seule. Mugissait-elle donc mieux que les autres ?…

Au plus loin, elle se voit dans une robe de popeline, à petits carreaux roses et blancs, décolletée à la Vierge. Le haut des bras surtout ramenait ses yeux. Elle était gênée que ça bouffe tant, que cette partie de son bras paraisse si grosse.

À tout ce qu’on lui disait, elle s’entend encore répliquer : « Si ze veux. »

Son arrière-grand’mère de quatre-vingt-onze ans, elle la voit lire dans la vie des saints, le livre loin d’elle de la longueur de son bras.

Elle la voit appuyée sur sa canne, toute fumée et noueuse. De la cuisine à la salle à manger, elle trebille, s’arrête quand lui parle une servante ou un ouvrier ; si on n’est pas de son avis absolument, elle menace de son bâton, fait retomber la porte sur elle. Et devant le feu de la cuisine, elle tend ses petites mains brunes, ridées pas trop, avec des grosses veines, qui semblent grises… De temps en temps, elle tire sur la chaîne du tourne-broche, pendant que la tante Valérie, les cheveux bouclés alors, arrose le rôti.

Sa mère qui portait toujours des robes claires, quand l’enfant la vit en deuil de cette mère-grand, elle fut toute chagrine de ce noir. Elle était toute changée sa maman.

Et à une vieille parente aux cheveux blancs sous un bonnet de tulle noir : « Pourquoi tu mets pas tes cheveux en deuil aussi ? »

Sur un genou qui remuait, à cheval, elle criait : Hue, guigui ! C’étaient des colères et des rires. Entre les deux, elle étouffait.

La lune lui semblait marcher avec elle. Devant la porte, un soir, dans un seau d’eau, elle crut la prendre. Mais l’eau ballottait, et la lune se cassait.

De sa ménagerie, les animaux inconnus devenaient les bêtes qu’elle voyait au village. Ceux dont la forme lui déplaisait étaient mis de côté. Aux autres, elle donnait le nom des bêtes préférées.

Elle s’irrite contre les rebondissements de son martelet de bois. Ne devait-il pas aller comme sa main voulait ?

Et la scie circulaire était terrible avec son mouvement, qui sifflait comme la bise. Ça faisait fuir Licette.

Elle se voit courir, à en perdre le souffle pour que son ombre attachée à ses pieds la quitte. Elle a beau virer, revirer, l’ombre ne s’en va pas. Des fois, c’est un jeu, plus souvent une guerre.

Et la Grise ! Quand la petite entrait à l’écurie, la jument relevait les narines, serrait les oreilles, elle venait manger dans son tablier. Et Licette secouait les grelots au petit bruit fin, et elle aimait tant à être hissée sur son dos, pour se laisser couler de dessus le poil chaud, doux. Elle aurait coulé ainsi, elle ne sait pas où.

Au matin, ses yeux, que picote un reste de sable de l’abbé Gravier, s’éblouissent de la tapisserie rouge, ils sont occupés, à la hauteur de sa couchette, dans la bordure au-dessus de la boiserie, aux tortillons gris qui se suivent. L’enfant y voit des escargots qui se traînent.

Quand la mère La Ramée venait rendre des bas de laine qu’on lui avait donnés à faire, elle disait tout sérieusement, et le menton galoche et la tuyaute du bonnet sans empois branlottaient, comme ça à propos des crinolines, à propos des faiseurs d’embarras, les yeux et le doigt levés :

Les mouches qui sont au plafond,
Qui se crèvent de rire, tra deri dera…
Les vaches qui portent des tabliers,
Les cochons qui mettent des manchettes,
Les poules qui font la cuisine…

Dans son temps, on n’était pas comme çà… Dans son temps, les filles ne pensaient qu’aux babioles… Dans son temps… Si bien que Licette la voyait aussi vieille que le monde, et tant proprette qu’elle lui représentait les fées.


Debout devant la lentille « dorée » de l’horloge, elle regarde sa tête bouffie, en soleil. Et, comme cette belle image que la fillette est devenue oscille, elle se prend à suivre le mouvement du balancier ; sa figure écarquillée la ravit. Les doigts ne désempoignent pas le cabinet.

Cette horloge est dans la cuisine, la cuisine en Franche-Comté la pièce de luxe. Là Licette a choisi de muser, dans un contentement pas lassé, car elle s’y attache aux choses, pour elle vivantes…, au rebord de la grande, grande cheminée garnie de pots rayés blanc et brun qui s’échelonnent, à la bassinoire à fleurs découpées, accrochée sans qu’on s’en serve trop, mais dont la fonction est de reluire, aux seaux de chêne cerclés de cuivre sur l’étagère avec leurs bassins dedans qui nagent. Et les poissons de Maclu, dont les yeux roulent sous son doigt, les brochets, où inutilement elle cherche les instruments de la Passion, s’ils sont pendus par de l’osier, elle les secoue, riant quand ils ondulent ; Diou-Diou sur ses pattes de derrière, la queue en cerceau, sa frimousse allant des poissons à la gamine, de la gamine aux poissons. Ce qui l’intrigue, mais sans qu’elle demande, c’est le bouillonnement de la marmite à soupe. Quand la Fanie aux cheveux rouges d’un coin de son tablier vite tourne l’anse du couvercle et que le tintamarre cesse dans la fuite de la vapeur, la vilaine servante a donc une accointance avec la marmite pour ça ? Le plus souvent, la fillette est assise sur le banc de chêne sans dossier le long de la table ; sans y penser, elle tourmente son peigne, ou elle se chatouille une joue de sa natte dénouée, ou de l’index elle fait claquer la lèvre du bas contre l’autre pour contrefaire le glouglou des bouteilles, et, en un insensible penchement mutin de la tête, elle bat de ses jambes ballantes une mesure de ses imaginations, dans la cuisine au jour de soir. Et comme sur cette table lisse, récurée, elle commencera ses gribouillages, impossible dans la suite d’obtenir d’elle, ailleurs que là, un peu de bâtons.

Toute la maison lui est bonne pour ses reposoirs. Encombrante avec des bûches, des cartons, des branches, elle construit ses gradins, elle ne veut que la verdure des herbes, des foyards, des sapins, des fougères.


Le soir de la messe de minuit, elle met ses souliers dans la cheminée. Elle les a délacés de tout le lacet. Et, en se couchant, elle s’est fait promettre qu’on la réveillerait pour les matines, le réveillon avec le riz sucré, les brioches. Les affaires sont là, préparées, la capeline, le châle. Hermine s’efforce de chanter, mais en vain :

 Il est né, le divin enfant,
Jouez, hautbois.
Résonnez, musettes…


La petite, qui sait çà par cœur, s’endort dans une confiance. Au réveil, on la console, elle ira à la messe de l’aurore. Qu’importe qu’elle n’aille qu’à la messe de dix heures ! Ce nom d’aurore l’exalte. D’une année à l’autre, elle ne se souvient plus du tour. Et Noël, pour elle, ne se conçoit jamais sans une nuit claire, un froid qui pique et qui est gai.

Quand elle souhaite la bonne année au grand-père, elle dit si vite, qu’elle finit dans un bredouillage. Plus tard, elle se répétera avec un grand sérieux de compliment.


L’avertissement terrifiant d’Hermine lui est resté : « Si tu jettes encore ton pain par-dessus ton épaule, tu feras trembler la terre.


Menée à un médecin de Lons-le-Saunier, elle ne cesse, dès son entrée dans la chambre de consultation, d’être à une chose qui est sous verre dans un angle. La tête semble au vieux Chenillon. Tout de même la petite ne sait pas ce que c’est. Les os ça a l’air vivant, il est tout droit. Elle ne peut en ôter ses yeux, et, quand elle ne regarde plus, elle le voit encore. Tandis qu’on badigeonne sa glande d’iode, — on pourrait tout lui faire, elle ne sent pas, — c’est lui qui la touche. Et le médecin vif, sec, tout blanc, et lui sont ensemble. En larmes elle se pend à sa mère. Dehors, elle demande ce qu’il y avait dans ce buffet de verre. C’est un squelette. Ce nom ne lui apprend rien, il empire sa peur.


La Marie-Rose, qui élevait des fleurs dans un coin abrité, beaucoup de rosiers, des tulipes, cette vieille dame, sous son bonnet de jaconas à grands tuyaux, avec sa figure petite et pleine et jeune, avec sa voix futée qui chantait, ses manières guillerettes, c’était pour l’enfant batifouilleuse dans les cartes, dame de cœur toute vive.


Elle embrassait son papa de préférence à la moustache gatillante ; elle respirait son souffle qui sentait la sciure de sapin.


Si on lui nouait le dos dans un châle, elle grinchait, elle ne voulait pas ressembler à la mère-aux-écus.


Une frayeur, que seulement on la remarque, son bras se ramène sur les yeux. Alors, elle se croit toute cachée.

Et en ses bouderies, elle s’en va derrière les portes, dans un coin. Un marmottement, une minute, de ses lèvres, pour faire croire qu’elle dit beaucoup de choses, et sa langue ne bouge même pas. Et elle n’y pense plus, s’endormant, ou distraite à quelque objet, un morceau de papier dont elle fait une bête.


Pas d’habillements gris. C’est le rose, le blanc qu’elle aime. Et ses souliers neufs doivent faire cric-crac. Sans ça, c’étaient des souliers pour les vieux.


Un petit Savoyard, sa marmotte sous le bras, demandant la charité, la mère le fit manger près du four. Licette écoute sa maman causer avec le voyageur. — « Quand retourneras-tu au pays ? » — « Quand j’aurai cinq napoléons. » — « Combien en as-tu déjà ? » — « J’en ai encore point. » — « Et tu sauras le retrouver ton pays ? » — « Bien sûr. Est-ce que je ne sais pas son nom !… » — il compte sur ses doigts ses frères, partis eux aussi. Licette est fâchée de ne l’avoir pas eu auprès d’elle à table. Quand il part, elle s’en irait bien avec la marmotte et le déguenillé, en verrait-elle des pays…

Elle s’étendait dans la neige, les bras en croix, s’y enfonçant. Sans idée religieuse, cela l’amusait de former des crucifix.

Et comme la lanterne, par le sentier entre les remblais de neige, s’accompagnait d’un reflet tout semé de scintillements : « Ça brille comme la bague de tante Isabelle », elle disait à Hermine, son œil rivé à la neige.

Un général en tournée, qu’elle a vu passer dans sa voiture, bien à son aise, couvert d’affûtiaux, lui parut habillé comme dans les contes des images d’Epinal. Et elle chercha à s’imaginer l’empereur. Ça devait être encore autrement d’affaires, celui-là…

Qu’elle est contente, à ses sept ans, de perdre ses quenottes, puisque c’est l’âge de raison ! À chaque fois qu’il en tombe une, elle court la cacher dans un endroit qu’elle aime, pour y venir les chercher quand elle sera morte.

Sa mère a dit qu’elle est dure à la souffrance. Et Licette tient à honneur de ne pas crier dans ses maux.

Dans la salle à manger, déserte l’hiver à cause de l’humidité, elle vit sur le plancher une salamandre traîner sa bave, s’enfiler dans le placard. Elle se sent perdue, crie à sa maman. Bientôt celle-ci a pris la bête par le corps avec des pincettes. Et l’enfant jouit que, dans le feu, les pattes gigottent, la tête se tortille. Une salamandre, vous pensez ! si elle voyait clair, elle démonterait un homme à cheval. C’est de cette sale vilaine bête que sa mère l’a délivrée. Depuis, près de sa mère, elle ne redoute rien.

Le Bleu qu’elle aimait tant, dont on ne veut lui avouer qu’il est mort pour qu’elle ne pleure pas, elle va le chercher le long de la rivière, asséchée à cette saison. Quand elle trouve son chien, le ventre garni de vers, elle n’est pas dégoûtée de ce que ça sent mal, elle voudrait encore bien caresser son poil qui se colle, et puis, les gros vers blancs qui grouillent, qui se dressent, la font sauver.


Le grand chassecouette — parce qu’il rejettait ses cheveux, — brocanteur en Espagne, les fois qu’elle le vit avec ses petits anneaux aux oreilles et sa barbe en collier et sa redingote jusqu’aux genoux, aussi lent qu’il était long, les yeux si tristes, elle s’égara sur ses pieds, énormes en comparaison de la taille. Ils la retenaient, lui paraissant aussi grands qu’elle. Était-il possible de les remuer, de les chausser !


Dans le champ, le domestique avait écrasé un campagnol, Licette l’aurait voulu vivant pour s’amuser. « Prends un brin de paille, dit-il, souffle lui dans la bouche, ça le fera revenir. » Elle souffla si bien que le rat gonflait, mais ne revenait pas. Et la colère de voir qu’on s’était moqué d’elle lui fit oublier son chagrin.


Près d’une mare, elle se mettait à piquer des frais de grenouilles, par une répulsion pour cette sorte de bêtes. Ces petits points noirs, autant d’yeux qui sans sortir de leur glu l’ajustent. Licette a un éclair de remords. Et elle ne tire que plus vite avec ses bâtons, elle étale sur une pierre les souffre-douleur tout par morceaux. Le lendemain, elle n’oubliera pas de revenir, très heureuse de les trouver secs.


Un matin qu’elle va ticleter à la porte d’une laveuse, elle se demande pourquoi au travers de la poignée un petit fagot d’aubépine. « C’est pour que la Litche soit plus sage », dit sa mère brièvement.


Sur le bord d’une fosse creusée pour une petite fille, elle voit de hasard, entre des morceaux de bois pourris, un crâne qu’elle compare à une vesse-de-loup. Dedans, une envie en torche. Jusqu’à présent elle croyait les morts restant tels qu’on les met dans la bière. Cette vue la fait escamper, le cœur lui battant dans les oreilles.

Ce n’est qu’au cimetière qu’il y a des tilleuls. Jamais elle n’a pu supporter leur odeur.


Elle a des jalousies pour son Hermine, son mari arrive de Madagascar, Licette ne veut pas entendre les histoires du soldat. Devant leur maison, elle passe en détournant la tête, elle crachera même. Mais comme elle était attrapée, si Hermine ne l’appelle pas par la fenêtre ! Et ce nom de Madagascar, elle le pense, elle ne peut pas le dire toujours, sa langue ne veut pas tourner. Elle aurait bien voulu en savoir sur ce pays. Mais elle rentre son désir.

Quand elle se réveille maintenant, son souci c’est la classe. Comment l’éviter ? Non qu’elle fût paresseuse. Elle ne voulait pas être tenue. Des fables, c’était en riant que son père les lui faisait apprendre.

Tout au bout du village, habitait une bûcheronne avec son fils cloutier, sa belle-fille et une enfant. De grand matin elle s’en allait dans les bois. Même on disait que, les samedis, elle restait la nuit au sabbat. Dans sa figure toute regrenie ses sourcils noirssaillent, ses cheveux gris épais sortent en guiches de son fichu, son nez, son menton, font carnaval. Malgré l’âge elle marche droite, sur une épaule son bissac gonflé de petits sacs pleins de ses glanures. Ce bissac dans lequel elle apporte son blé à moudre au moulin, attendant sa farine à croupeton sur le pas de la porte, car « les valets valou ran ». Le paysan se ménage avec elle. La Badaule a des herbes pour guérir les bêtes et les gens. Elle va on ne sait où, par les bois, les chemins, autour de l’église, elle commerce avec on ne sait qui, avec les clas peut-être, brillant le soir dessus les gouilles. Si parfois Hermine la rencontre, elle glisse un « Bonjour Sophie ». Pas plus qu’il ne faut elle ne ralentit le pas auprès de celle qui, portant des sorts dans son jupon recoursé, pourrait l’ensarer. D’un endroit sur un plateau plus élevé que le village et où des charbonniers coupent les sapins pour faire du charbon, elle racontait à l’enfant que les ronds de terre brûlés là, cendreux, c’étaient les restants du sabbat de la Badaule et d’autres. Et Licette croyait vraiment, les samedis, par les soirs de clair de lune, regarder la Badaule danser au-dessus de ces cercles de feux, sur cette place devinée tout là-bas et éclairée sans qu’on pût voir.

Ce que pouvait bien être le ciel, là où les âmes partent un jour, elle essayait de le deviner. La perspective d’un pareil voyage la séduisait. Quand les nuées légères étaient comme d’un blanc chauffé, c’était le coin des enfants morts sans baptême. Le vrai ciel, c’était le bleu. Or, à cette époque on commençait à causer dans le village des chemins de fer. Sans qu’elle en eût jamais vus, elle se supposait sur des planches en fer. Grâce à ce moyen nouveau de se rendre dans des pays éloignés, elle allait vite sur ces étonnantes planches, si vite qu’elle ne se sentait plus bouger. Ses yeux, elle les tenait fermés ; tout son être se serrait de bonheur. Quelle filée par des immensités ! Cela prenait des proportions d’extase. Au bout de deux minutes, elle revenait de cette tournée. Elle ne cherchait pas où c’était. Mais c’avait été magnifique.

Elle est penchée sur un grand livre, — des histoires remplies de périls pour les braves, de luttes sans triomphe. Bientôt elle ne suit plus avec son doigt, elle veut faire la grande personne, mais, reprenant à la ligne, elle les voit toutes, plus haut, plus bas, qui s’embrouillent. Peu à peu elle participe à ce monde. Ça l’empêche de respirer, quand il va arriver des misères à ceux qu’elle favorise.

D’un Lavater qu’elle maniait pour les images, il s’est inculqué en elle des ressemblances de tête entre tel homme et tel animal. Des animosités se déclaraient contre des airs. Elle étendait ces comparaisons aux personnes connues. Un conseiller municipal « qui se dressait », elle le montra du doigt aux parents sur le livre. Ne correspondait-il pas tout à fait à l’âne ? Le même air malicieusement bonasse.

Dans l’Histoire sainte, elle concevait bien qu’on désirât l’âne, le bœuf du prochain, mais la servante ? qu’est-ce que ça signifiait ? On lui répondrait peut-être par une plaisanterie… Elle se gardait sa curiosité.

Son père lui demande si elle a bien étudié, elle tournaille dans ses réponses. « Prends garde, ton bout du nez branle », dit le papa, que ses petits doigts avertissaient de tout. Ils ne différaient pas des siens, pourtant…

Venant de chiper des raisins secs dans un cabinet de la chambre de la maman, elle traversait le bureau du papa, dont le portrait avait une puissance. Le larcin serré dans sa poche, elle passe, se risque à une œillade vers les yeux qui la suivent. Que de fois elle a couru d’un bout à l’autre de la pièce, se cachant derrière le fauteuil, pour voir si les yeux regarderont toujours. Elle va jusqu’à demander à sa mère s’ils ne dorment pas la nuit. Quoique on lui dise que c’est de la toile, les yeux ne sortent pas de son idée.

Et elle ne s’absorbait pas dans ses petites joies. Si ce qu’on lui donnait faisait envie à une camarade, elle n’aurait pas su dire non, ou elle le changeait contre une chose moins belle. Friande d’un plat, de mayonnaise, d’œufs à la neige, de tout son cœur elle en souhaitait autant aux pauvres, qu’Hermine avait coutume de plaindre.

En marchant sur le bord du bois dans les feuilles mortes, elle s’accouvait, pour que la robe froissât les feuilles, les fît rouler.

Vers les dix ans, elle fut laissée chez des parentes à Paris, pour y aller à l’école, se déshabituer du village. Elle n’en revenait pas de ces maisons à tant d’étages, habitées par des gens qui ne se connaissent pas. Au pays, chaque famille a sa maison. Tout de suite elle voulut voir comme c’est grand un fleuve, se le figurant d’après les cartes de géographie. La rivière d’Hay devait danser combien de fois là-dedans ! Puis la Seine lui parut bien vilaine. Elle regretta sa rivière limpide. Et elle ne pouvait s’habituer aux cris des marchands de légumes, de poissons, le matin dans les rues. Le temps lui durait. Elle devenait insolente. Une dame bordelaise demeurant au-dessous, au premier, avec son mari goutteux emmitouflé de ouate dans son fauteuil, lui montra ses oiseaux. « Il ne faut pas croire me surprendre avec vos serins. Mon grand-père en a qui chantent bien mieux. »

Dans leur fabrique de passementerie, l’une des parentes commandait aux autres. L’enfant l’observait se dorloter à ses cinquante-six ans, toujours en robe de chambre, les manchettes empesées, les pieds en pantoufles à hauts talons et avancés sur un tabouret de velours vert. Et le poseur de M. Barbeau, qui lui faisait la cour depuis plus de trente ans ! Il entrait faisant des saluts jusqu’à terre, raide comme un piquet. Le vieil ami embrassait « sa chère Julie », qui à ce moment jouait la malade. Ces embrassades dégoûtaient l’enfant. Les sœurs feignaient d’être très occupées, on les laissait tout seuls dans le petit salon.

Au bout d’une quinzaine, comme elle devenait impossible, on dut la réexpédier. Le chemin de fer ne la surprit plus, pour retourner. Aux gares, elle appelait… s’il fallait changer, si on arrivait bientôt.

Et elle s’entend encore raconter que cet homme, à l’église Saint-Laurent, qui faisait du bruit avec sa canne, ne devait pas être un suisse, ainsi qu’on le lui avait dit. Les suisses n’ont pas de ces costumes-là. Elle ne démordait pas de ce monsieur allant et venant, qui avait l’air de faire la parade.

En classe, quand elle récite, elle aime les longs mots qui remplissent toute une ligne. Pour ne pas au beau milieu rester en plan, elle s’arrange avec une voisine qui lui soufflera les dernières syllabes. Et, la tête inclinée vers une autre à la mine très grave dans l’application de belles rondes, elle regarde ces grimaces. Elle a coutume d’apporter son encrier vide. Par frime, elle demande une plumée d’encre à ses voisines, et il est convenu qu’elles s’y refuseront. Les devoirs, elle ne peut pas les faire, parce qu’on les lui commande, elle veut penser à autre chose. Elle mordille son crayon de couleur au bout odorant, n’écrit que des mots bousillés, pointus.

Mais sur les manuscrits, lus deux fois la semaine, qui ne sortent pas de l’école, elle applique du papier de soie pour décalquer les dessins. Les grands animaux du désert lui imposent ; pas la girafe avec ce grand cou, cette petite tête mal venue. La géographie aussi lui dit, car elle la transporte à Constantinople où il y a un beau port, à Saint-Pétersbourg où il y a des belles fourrures, des chevaux qui courent plus vite, à Pékin, la plus grande ville du monde.

En veillée avec sa tante Valérie chez une amie, les deux femmes jouaient aux dominos. Clémence et Licette s’allant jucher à l’écart sur des chaises, les talons aux barreaux, sans remuer se racontaient en chuchotant des histoires. Très tôt on avait appris à Lice à se tenir comme il faut, et le sentiment lui était venu que les petits doivent tout écouter et ne rien dire. Les joueuses s’interrompaient de parler, on se taisait. Dans ces intervalles de silence, les dominos brassés avait des claquements de castagnettes. Les gamines guettent l’aiguille de l’horloge ; pour pouffer, elles attendent que la sonnerie couvre leurs rires.

Le trou des Gangônes, les fées souterraines, avec des pierres autour… Et au-dessus, à un château, détruit il y avait des siècles, comme les laveuses là avaient été arrêtées alors dans leur besogne, que depuis elles continuaient nuitamment de battre leur linge — des vieux les avaient entendues — les dames vertes venaient les consoler… Ce qui peut-être frappait le plus l’enfant, c’était de passer près d’une source. Un peu vite, ses nattes châtain nouées de faveurs noirs sautelant sur le dos, elle allait, épeurée et retenue par le charme. Les mouches, les abeilles bourdonnaient ; le petit ruisseau coulait aussi fort qu’une cascade, les cris-cris essourillaient. Aujourd’hui encore, cette source, elle ne l’a pas oubliée. C’était la Vouivre que, si elle ne l’a pas vue, elle y a sentie, la Vouivre qui ne rampe ni ne vole, qui plane couleur des prés et de la lune, sorte de serpent à un seul œil surmonté d’un diamant. Avant de boire, toujours elle le dépose, ce diamant, de crainte qu’il tombe dans la source ; car, si elle cessait d’être aveuglante, elle pourrait être prise. Cette Vouivre, Lice ne finira pas d’y croire.

Et ce nom de Vouivre, les gens au village le donnaient à une certaine Lidivine, par diminutif Divine, à la flambée des yeux dans la face lubrifiée, aux mouvements pour ainsi dire à ressorts et qui vous comprimaient. Cette cossue marchande de légumes, de fruits nouveaux, en route par beau ou mauvais temps entre les deux grandes villes, Licette la voyait peu, jamais ne lui parlait, elle avait seulement entendu sa voix sèche, brève, sonnant comme un verre fêlé. Elle pensait que ce devait être une amie de la Vouivre, qu’elle lui faisait des services…

De sa première communion, elle se rappelle comme ça l’ennuyait. Quand on l’a faite, on est tenue à être une fille sérieuse, à apprendre. Elle aurait voulu rester au temps de gaminerie. Dans cette journée, elle se revoit, l’œil cherchant à fixer dans les côtés de son voile de tulle un effet de moire, à ne pas perdre ce pli.

Dans son livre de prières, elle remarquait les gravures. Dieu le Père, elle y voyait un vieillard ; Dieu le Fils, un crucifié ; le Saint-Esprit, une colombe. Sa pensée toute simple n’allait pas au-delà. Selon le catéchisme, ces trois n’étaient qu’un seul Dieu, un Esprit. Un esprit, c’était un souffle, c’était de l’air. Enfin, elle sentait qu’elle allait barboter. Alors comment pouvait-on mettre Dieu en images ? Voilà tout au plus ce que fugitivement elle se demandait, avec sa disposition moqueuse. Et malgré toute la définition de Dieu par le Diou-Diou, celui qui avait donné le chat appelé de son nom, cet ivrogne ne parlant que par proverbes, Dieu « un petit homme habillé de bleu qui souffle le feu », ça paraissait fou à Licette, et puis quand même ça lui revenait.

De ce livre, les pages cherchées, les litanies de la bonne mort, contaient, à la fillette une crainte, une terreur, une péripétie, une particularité de son moi.


Elle n’aimait pas à se confesser, ne voulant pas plus mentir que dire ses petites affaires. Mais il fallait y aller ; et elle en avait des cuites de ventre, par ennui, par une sorte de révolte contre cette murmuration de secrets de polichinelle. Le mot péché ne lui disait pas grand’-chose. Elle restait sans appétences mauvaises. Dans les premiers mois après la communion, entre compagnes, elles se passaient leurs péchés sur des petits carrés de papier, et elles n’y comprenaient rien.

Aux fêtes, alors qu’elle voyait tant de gens à la table de communion, que chacun ait tout entier et avec cette facilité le corps de Jésus-Christ, comment cela se fait-il ? et puis, au fait, il devait être mangé depuis longtemps…

Aux vêpres, le curé dans sa stalle, avec l’espèce d’ailes de son surplis et son bonnet carré et sa perpétuelle reniflerie de macouba, l’agaçait.


Puis, pour un rien, si on fait attention à elle, elle se met à pleurer. Que la tante Valérie dise : « Pleure, petite chipie, les larmes ne sont pas d’or », elles recoulent plus abondantes. Quand sa mère, la seule qui la sache et lui ait dit de ces choses qu’elle avait senties avant de se les avouer, quand sa mère est là, elle regarde bien en face, elle est presque hardie ; sinon, elle rougit, et toute maledroite sort.


Elle allait patiner près de l’île où on ne voyait pas clair dedans. La mère venait en chaussons. Le père riait dans sa moustache des craintes de sa femme. En glissant, Licette entendait la glace craquer avec des bruits que les rochers répondent ; elle ne savait pas si elle avait plus de joie ou de peur. À la nuit, on allumait un . Les grands glaçons des sapins s’enchantaient.


Dans les champs, elle enfile à l’aiguille des pâquerettes, elle s’en fait des cordelières, des bracelets, en met dans ses cheveux, voudrait s’en habiller.


La jeune tante Isabelle était si à-part, pour la fillette. Sorte de fascination éprouvée, subie, avec des doutes, des retours. Tante Isabelle ! pas un enfant n’était baptisé de ce nom. Et elle supposait que personne n’osait le prendre, qu’il était trop beau pour d’autres. Il n’y avait que tante Isabelle pour chanter, dans la salle à manger, quand, il venait du monde, aux fêtes. « Tu te damnes, ma pauvre Isabelle ! » cela à propos de toutes sortes de livres, possédés, lus constamment, et qui étaient sous clef dans une armoire de sa chambre. Et puis, elle mangeait tout tellement au sel « pour être fraîche après sa mort », une plaisanterie d’elle, et elle avait si soif, sans jamais rien boire que de l’eau. Et dans l’alcôve de sa chambre Licette l’a vue dormir presque assise, contre des coussins empilés. Tante Isabelle par elle même déjà n’était donc pas comme tout le monde, et la petite qui remarquait les choses, qui avait ses idées, avait vers elle un penchant, mais sans l’affectionner. Si elle lui lissait, nattait les cheveux, l’enfant n’eût jamais osé regimber, quand même on les tirait. Sa maman seule avait la main douce, mais tante avait coutume de lui arranger des frisons, des choux, des rosettes.

Sa chambre surtout était tentante. Montant l’escalier d’ordinaire quatre à quatre, elle continuait de son pas pressé devant la porte de cette chambre jusque dans la sienne au fond du couloir, car elle craignait qu’on pût la soupçonner de regarder par la serrure. Qu’elle était anxieuse chaque fois ! comme elle avait envie de pousser cette porte ! c’était quelque chose de quasi-sacré, ce seuil. Mais enfin la porte était entr’ouverte, des fois. Elle se risquait à chape-chuter, s’encourageant ainsi elle frappait. Dans l’entre-bâillement elle voyait sa tante dans un tremblement de jour. À une table à ouvrage, elle travaillait à de la dentelle, près de la croisée dissimulée, tendue de doubles rideaux de mousseline à transparents de soie rose. Et de beaux livres sur une étagère, d’autres sans doute enfermés dans la fameuse armoire thuia-palissandre en damier, d’autres encore étalés sur la table de noyer à pieds tordus avec un tapis à grandes franges ! Un seul fauteuil, sous une housse assortie aux papiers des murs, et les chaises qu’elle savait que sa tante avait tapissées. Ça sentait une odeur, des odeurs différentes, combinées, l’odeur de la chambre de tante. Licette s’en laissait pénétrer. Elle n’osait pas parler, parce qu’il lui semblait bien qu’il faudrait dire très correctement les mots devant cette demoiselle si soignée, si entourée de belles affaires. Elle restait plantée, sans dire pourquoi elle venait. La tante l’embrassait sur un coin du front. Si l’enfant se montrait émerveillée, cela déplaisait à la jeune fille adorant son renfermé. Aussi, la petite s’en allait toujours plus vite qu’elle n’était venue. Dans la prestesse du départ, elle oubliait ce que, sans ce trouble en présence de la tante, elle eût observé, retenu. Elle croyait avoir vu beaucoup plus qu’il n’y avait, elle cessait d’être « l’étournotte ». Tante Isabelle devenait quelque dame grandie, délicieuse et redoutable, dans sa chambre au jour rose, parfumé, aux reliures égayantes. Si elle envoyait l’enfant chercher quelque objet dans sa chambre, elle ne manquait pas d’en indiquer la place exacte, et Licette savait qu’elle ne pouvait rester à regarder ces trésors. Malgré tout, avant de redescendre, elle touche la tapisserie de papier glacé, des guirlandes de roses, des bouquets comme de vraies fleurs de haie se détachant du mur. Tandis que le papier chez la maman avait des raies rouges toutes foncées imitant le velours, lui faisait l’effet aux mains, partout, comme quand on scie la pierre ; quoique irritée, cette tapisserie aussi elle voulait la toucher.

Or, il y avait bien des meubles en chêne, une commode avec des empoignes de cuivre, dans la chambre de la mère. Licette pouvait voir ces meubles à gogo ; elle n’y donnait guère d’attention. La chambre de tante Isabelle, un peu impénétrable, seule offrait des singularités. Son habitante brodait des nappes d’autel. La petite, une fois, y avait aperçu une draperie en moiré blanche, déployée, occupant à terre presque toute la pièce, et au milieu c’était un superbe cœur rouge brodé, avec des rayons d’or autour. Un don pour l’église. Elle faisait des cadeaux à l’église, tante Isabelle ! Et puis, ce crucifix en ivoire tout jaune, dans un cadre noir au-dessus du prie-Dieu, et surtout cette Vierge toute entourée d’anges, cette Vierge qu’elle sentait vaguement, réellement ressemblante avec sa tante, tout à fait ressemblante quand celle-ci avait les cheveux défaits, avec son air grandiose, qu’elle goûtait toutes les fois quoique à la dérobée. Cette Vierge lui restait inexpliquée comme sa tante, c’était dans sa recherche un double dont elle ne parvenait pas à constituer l’unité.

Cette taille mince, ronde, qui tenait dans les mains, ces cheveux noirs, ces yeux noirs dans ce teint mat, ces mains où on aurait compté toutes les veines pas saillantes, mais si bleues ! dans le monde il ne devait pas exister de dame plus belle. C’était elle qui avait peint ces tableaux, se penchant dans des cadres dorés, un avec des chevaux, auprès d’eux une jeune paysanne, un autre où une roche, des arbres près le village étaient représentés au point qu’on s’y croyait. Et la cravache noire brillante, sur une chaise, servant à la tante pour « fustiger » le cheval blanc, rétif à la selle.

À sept ans, elle a pris des leçons au piano de cette chambre. Ce piano, l’avait-elle considéré avec préoccupation jusque-là, la tenait-il sur le seuil, quand la tante y jouait ! Maintenant, elle pose les doigts sur les touches avec une gêne. L’hiver, après avoir tripoté dans la neige, ils sont tout rouges auprès des mains encore plus blanches de la tante. Il semble à la fillette que tout remue dans sa figure, que par-dessous la peau un tas de petites bêtes la piquent. Les larmes vont venir, et il ne faut pas. Qu’elle se sauverait avec joie ! En dessous elle observe sa figure élargie, toute plate, dans le « couvercle » relevé, mais la tante là-dedans reste belle.

Dans le fait, Mlle Isabelle, restée jusqu’à dix-neuf ans au couvent, avait pris là ses habitudes de vie. Des partis proposés par sa famille, elle les dédaignait, offensée qu’on puisse vouloir qu’elle déparage. Bref, un jour, sans que personne s’en doutât, elle devint grosse du fils du banquier. Et, quoique il lui offrit de l’épouser, tout d’un coup elle partit oubliant sa sacoche. On dut la lui envoyer à un autre endroit que celui de sa retraite. Quatre mois après, on apprit ce qui était advenu. Dame libre dans un couvent, elle vivait d’un petit pain et d’un œuf par jour, s’infligeant une pénitence volontaire. Elle se laissait aller à la mort, comme elle s’était laissée aller à des distractions qu’on eût dites de follerie.

Et à Lice, il restera de tante Isabelle cette impression à peu près : elle était une femme un peu bizarre, mêlant tout, écrivant, recevant tant de lettres. À la famille essayant de la dissuader de ses mises trop habillées pour un village, cette riposte : « Gardez vos réflexions » a été admirée par la fillette. Elle la revoit de préférence dans une robe de gaze blanche à raies noires satinées. Mais trois dents du haut, dont, quand elle riait quelquefois sans éclat, de bon cœur pourtant, se laissaient voir les crochets d’or, — les religieuses l’avaient gâtée de sucreries, — ces trois dents offusquent encore Licette, qui aimerait mieux être berche que d’avoir dans sa bouche cet accrochage. Enfin, dans cette morgue, dans tout cela, il y avait quelque chose qu’on ne sait pas. Et le refrain d’une des chansons favorites de la morte, elle l’a au cœur :

Toi qui coules ton eau pure
Sur l’herbe, sous l’arbrisseau,
Que dis-tu dans ton murmure ?
Que dis-tu, charmant ruisseau ?

De la treizième à la seizième année, un lycéen de deux ans et demi de plus qu’elle, venait pendant les vacances, chez les parents. C’était un mariage possible. Dans le jardin, il lui disait le vrai nom des fleurs, comment on les soigne ; le soir, il lui définissait les étoiles, la lune. Lice, qui avait regardé par la lunette d’approche, ne croyait pas que la lune était morte ; ses montagnes lui étaient des glaciers adoucis, et puis, elle devait être habitée par du monde plus petit, mais beaucoup mieux. Les étoiles, celles-là étaient trop loin, trop brillantes, pour que jamais personne sache rien d’elles. Après tout, elle préférait courir, la ménagère aux ennuyeuses manches laissée pour le tablier à bavettes plus aisé, aller aux embriselles qui lui violacent les dents ; mais l’autre, fumant la cigarette, avait pensé l’épater. Et elle ne s’inquiète pas de son prétendu, de longtemps elle se voit fille à marier.

Pendant la guerre, les vainqueurs ont défilé invraisemblables. Elle avait aidé à enfouir l’argenterie. Leurs airs d’ogres ne lui faisaient pas baisser les yeux.

Jusqu’à dix-sept ans au moins, elle crut que s’embrasser sur la bouche amenait des enfants.

Les lys du jardin la requéraient, bien que pénibles. Elle se tendait sur eux longuement, s’en revenait entêtée, les narines jaunes. Et elle ne s’expliqua jamais pourquoi elle allait ainsi vers ces fleurs. La première fois, elle les avait subies, elle continua de les subir, mais dans une rancune. Tandis que les résédas, qui lui plaisaient, elle ne tenait pas autrement à les respirer.

« Les mouches à roses », des bêtes vert-or qui mangent le cœur des roses, qui ne le quittent que quand tout troué il tombe, elles se fardaient de cette nourriture. Elle trouvait donc les mouches bien jolies. Puis, comme elle n’allait pas élever cette nuée de bêtes, elle s’en venait les noyer dans de l’eau bouillante.

Un capucin, qui a laissé son titre de marquis et sa fortune, habite une cabane de planches dans les bois. De ses pieds crevassés l’hiver, des petits filets de sang suintent. Il marche droit, maigre, complaisant qu’aux pauvres. Sa voix est si intérieurement forte que, dans l’église, on tremble. Avec lui, on se croyait toujours à la fin du monde.

Et, à ce temps elle aimait à s’en aller, au bras un petit panier doublé de soie bleue. Des airs de cachotterie qu’elle se donne. Ne pas être comme tout le monde, qu’on ne sache pas ce qu’elle pouvait bien faire, voilà ce qu’elle veut. Au retour, elle désirait qu’on la questionne beaucoup, et d’autant moins dire. Elle venait de par là… N’était-ce pas qu’inconsciemment elle se plût à se dissimuler à elle-même, à porter avec soi quelque chose d’inéprouvé ?

Une après-midi que les parents et quelqu’un d’étranger causaient, elle n’oublie pas s’être lancée à dire, non tout à fait sans à-propos, non pourtant sans stupéfier, qu’elle était blasée. Sais-tu ce que tu dis ? s’écrie le père. Qu’as-tu vu ? que sais-tu ? on désire toujours… Et il parut à Lice qu’elle avait lâché une horrible incongruité. Le mot subitement se compliqua de tout ce qu’elle n’en savait. Bon ! maintenant, avant de parler, elle tournerait sept fois sa langue.

Une après-midi, sautant du bois sur la route avec une brassée de thym, elle vit une voiture s’arrêter, un monsieur à la moustache en croc lui demander un renseignement, prendre un thym dans une amabilité sans raison. Reprenant sa vie, elle se dit qu’il connaissait la route aussi bien qu’elle. Qu’est-ce qu’il lui voulait alors ?…

À la maison, même quand elle est seule, elle n’est pas seule, avec le bruit des cloches dont on sait pourquoi elles sonnent, un angélus, une messe, avec l’appel des heures qui disent les labours dans tel champ, les semailles dans tel autres. On vit de cette vie des gens qui vous est familière.

Quand il pleuvait, elle ne supportait les cloches. Il lui semblait que c’était la Toussaint. Ce jour-là, depuis l’angélus du matin jusqu’à celui du soir, on sonne à toute volée, et puis on reprend par des glas. C’est à croire que tous les morts sont en l’air, vous courent après.

Elle n’est jamais allée en Suisse. Elle a fait seulement l’ascension de la Dole, d’où elle ne mesura plus l’horizon. Quant au Mont-Blanc, toujours il lui a paru hors de sa portée. Elle refusait de croire qu’on escalade ses glaces étincelantes…

Devant une petite-cousine, emportée à ses dix-sept ans par une hémorragie deux jours avant ses noces, vue sur son lit de morte dans sa toilette de mariée, elle a été plus curieuse que triste. Léonie, toujours grasouillette, était si pâle, elle avait l’air de n’avoir jamais vécu. Aussi Lice ne l’a pas embrassée, de peur d’enfoncer dans cette cire vierge. Peu après, dans cette chambre, restée telle, encombrée, un fouillis de mousseline blanche et de rubans bleus, qu’on époussetait simplement les samedis, sur l’armoire à glace la poupée sous globe semblait lasse, sur les étagères était tout le ménage de la poupée, cette grande poupée enfant, commandée à Paris, qui au retour du pensionnat avait été la passion persistante de Léonie. Et, cette première et seule fois, Lice fut occupée de l’idée d’une poupée.

Et, des matins, elle a de la peine à s’habiller, elle reste sur une chaise. Dans la journée, de grands moments se passent sans qu’elle se sente. Si on lui parle, elle ne répond pas. Sa mère pense qu’elle est malade. Elle ne se plaint pas, elle ne désire rien.

Dans son sommeil tranquille, les yeux se montrent à demi. La maman, qui ne pouvait s’habituer à cette façon déjà de la petite fille, doucement baissait les paupières, mais elles se relevaient lentes sur un peu des prunelles éteintes ; aujourd’hui, cela l’effraie, elle réveille la dormeuse.

En définitive, c’est proprement et malignement que se détermine la vie.

Francis Poictevin.