Hetzel (p. 176-206).


CHAPITRE X

MON PÈRE


J’ai à peine connu mon père, et jamais aucun père n’a été plus présent pour son fils que le mien ne l’a été pour moi. Dans mon enfance, mes grands parents, dont il avait été l’orgueil et la joie, m’entretenaient sans cesse de ses succès éclatants et de ses qualités charmantes ; on me mettait au courant de ses habitudes, de ses goûts, de son caractère ; il était mêlé à toutes nos conversations ; je le savais par cœur comme ses ouvrages.

A mon entrée dans la vie, je le trouvai à chaque pas comme un invisible ami. Il m’a tendu la main partout. Son nom fut mon premier protecteur. C’est son nom qui m’attira l’intérêt de Casimir Delavigne, c’est son nom qui me valut l’amitié de M. Lemercier, c’est son nom à qui je dus les sympathies de l’Académie. Dans le monde, à peine son nom prononcé, les regards se tournaient vers moi avec bienveillance. Je pouvais, grâce à lui, m’appliquer ce vers charmant d’André Chénier :

La bienvenue au jour me rit dans tous les yeux.

Aussi, à peine mon prix obtenu, le premier sujet de poésie qui s’offrit à moi, ce fut lui, le premier morceau que je publiai, ce fut des vers sur lui. Voici cette pièce ; je la transcris ici, telle qu’elle parut, d’abord parce qu’elle fut accueillie avec une faveur marquée ; puis surtout, parce qu’elle fera comprendre mieux qu’aucune parole, l’étrange et cruelle épreuve à laquelle fut soumis mon culte pour cette chère mémoire ; comment cette épreuve me jeta dans la plus douloureuse angoisse ; comment je ne sortis de cette angoisse que par un violent effort d’esprit ; comment enfin, sous le coup de cet effort, j’entrai dans une phase décisive de mon développement intellectuel.


 
Mon Père

Je n’avais pas cinq ans lorsque je le perdis :
On m’habilla de noir… La mère de ma mère
Me couvrit en pleurant de ces sombres habits ;
Et, sans l’interroger, moi je la laissai faire,
Tout heureux d’étaler de nouveaux vêtements ;
Et mon corps seul porta le deuil sacré d’un père…
          Je n’avais pas cinq ans.


Mais parfois au milieu des plaisirs de mon âge,
Je demandais : Où donc est mon père ? en quel lieu ?
Et l’on me répondait : Votre père ?… Il voyage ;
Ou bien encor : Ton père est avec le bon Dieu ;
Et, satisfait alors, sans vouloir davantage,
          Je retournais au jeu.

Une nuit, cependant, dans un rêve prospère,
Un homme jeune, avec un sourire d’ami,
Se pencha tendrement sur mon front endormi,
M’embrassa, prit ma main, et dit : Je suis ton père.
Nous causâmes longtemps, et lorsque le matin
M’éveilla de ce songe et si triste et si tendre,
J’étais trempé de pleurs… Je venais de comprendre
          L’affreux nom d’orphelin !

Orphelin ! qu’un seul mot peut cacher de tristesse !
Ah ! lorsque j’aperçois, en parcourant Paris,
Deux hommes, dont l’un jeune et l’autre en cheveux gris,
L’un sur l’autre appuyés, souriant d’allégresse,
Et se parlant tous deux de cet air de tendresse
Qui dit à tous les yeux : C’est un père et son fils…
Des pleurs viennent troubler ma paupière obscurcie ;
Je les suis, les regarde… et je connais l’envie !

O fleur de l’âme, amour, tu brillas dans mon sein,
Tu parfumas le ciel de mes jeunes années,
Et je sais ce que c’est que vivre des journées
          Avec un serrement de main !
Je connais l’amitié, je connais tous les charmes
De répandre son cœur dans un doux entretien,
Et nul entre ses bras, avec plus douces larmes,
          Ne presse un ami qui revient !

J’eus, quand j’étais enfant, ma bonne vieille aïeule,
Dont le cœur, pour m’aimer, n’avait que dix-huit ans,
Et qui ne souriait qu’à ma tendresse seule
          Quand je baissais ses cheveux blancs.

J’ai des parents bien chers, une sœur bien aimée ;
Mon enfance a trouvé des amis protecteurs
Qui m’ont toujours ôté l’épine envenimée
          Pour ne me laisser que les fleurs.

Mais ni l’attachement, ni la reconnaissance,
Ni l’amour pur et vrai, ce grand consolateur,
Ni l’amitié, n’ont pu combler ce vide immense :
          Il reste une place en mon cœur !
Et jamais sur ma vie, heureuse ou malheureuse,
Le deuil ne s’étendit, le bonheur ne brilla,
Sans qu’une sourde voix, plaintive et douloureuse,
          Me dit : Ton père n’est pas là !

Mon Dieu ! je l’aurais tant aimé, mon pauvre père !
Je sens si bien aux pleurs qui tombent de mes yeux,
Que c’était mon destin, et que, sur cette terre,
          Son fils l’eût rendu bien heureux !
Je sens si bien, hélas ! quand son âme évoquée
Vient juger chaque soir de tout ce que je fis,
Qu’il eût été mon Dieu, que ma vie est manquée ;
          Que j’étais né pour être fils !

Et pas un souvenir de lui que me console !
Je me souviens pourtant de plus loin que cinq ans,
Et pour plus d’un objet ridicule ou frivole
          J’ai mille souvenirs présents :
Je me rappelle bien mon jouet éphémère,
Le berceau de ma sœur, les meubles de satin,
Et le grand rideau jaune et le lit de ma mère
          Où je montais chaque matin.

Je me rappelle bien qu’après notre prière,
Ma mère me disait : Vas embrasser ton père ;
          Que j’y courais, tout faible encor ;
Qu’alors il me pressait vingt fois sur sa poitrine,
Et m’ouvrait, en riant de ma joie enfantine,
          Un livre qui me semblait d’or.


Je me rappelle aussi sa voix grave et sonore…
Mais son front, mais ses yeux, mais ses traits que j’implore,
          Mais lui !… lui, mon rêve éternel ;
Rien… toujours rien !… Le ciel m’a ravi son image !
Ah ! n’était-ce donc pas aussi mon héritage
          Que le souvenir paternel ?

C’est peu d’un tel regret… Ceux que je vois, que j’aime,
Parlent toujours de lui ; l’indifférent lui-même
          S’attendrit en le dépeignant :
Dans leurs cœurs trop heureux son souvenir abonde.
Tout le monde l’a vu, le connaît… tout le monde,
          Hélas ! excepté son enfant.

Aussi de quelle ardeur j’interroge et j’appelle
Les témoins de sa vie… ou même de sa mort !
Comme j’écoute, accueille, embrasse avec transport
Un mot qui me le peint, un trait qui le révèle,
Et comme avec délice en mon âme fidèle
          J’enfouis mon trésor !

Puis lorsqu’enfin mon âme est pleine jusqu’au bord,
Que je la sens gonflée et riche de ces quêtes
Qui me semblent à moi comme autant de conquêtes
          Que je fais sur le mort,
Je vole au monument qui me garde ses restes !
L’œil morne, le front nu, j’arrive aux lieux funestes,
J’ouvre la grille noir et sur le banc grossier,
A droite de la tombe, en face du rosier,
          Triste, je m’assieds en silence !
Là, je rêve, j’écris, je médite, je pense !
          L’esprit plein de ses vers touchants,
Là, je redis tout bas, à côté de sa cendre,
Les douloureux accords où son cœur triste et tendre
          Se répandit en plus doux chants.

Mais bientôt le soir vient et m’arrache à mon rêve ;
Mon fantôme si doux s’envole… je me lève,
          Je pars comme on part pour l’exil ;

Puis, après quelques pas, un moment je m’arrête,
Regarde encor sa tombe et lui dis de la tête :
          Adieu, père… Hélas ! m’entend-il ?


Ces vers, quand je les relis, me paraissent empreints d’un caractère réel de tendresse, de regret, de respect. Je les sens vrais. Qu’on juge donc quelle fut ma douleur quand je vis cette chère mémoire attaquée, niée, raillée ! Nous étions en 1831, au plus fort de la grande bataille romantique. La littérature de l’Empire, les littérateurs de l’Empire étaient l’objet d’une sorte de fureur. On ne parlait d’eux qu’avec une explosion de mépris. Or, cette littérature de l’Empire, c’était celle de mon père. Sa gloire à lui était liée à sa gloire à elle. L’attaquer elle, c’était l’attaquer lui. Tous les sarcasmes qui tombaient sur ses confrères d’alors, retombaient sur lui. Là où l’on écrivait avec colère Jouy, Arnault, Lemercier, je lisais, moi, Legouvé. Je le lisais, et parfois le nom y étais. La mort ne l’avait pas rayé des combattants, ni soustrait aux attaques : viser ses œuvres, n’était-ce pas viser sa mémoire ? Je tombai dans un chagrin profond. Je n’ouvrais pas un journal sans inquiétude. Je me rappelle qu’un jour on annonça une représentation de la Mort d’Abel, au bénéfice d’un acteur nommé Eric Bernard ; j’y courus. Le premier acte fut écouté avec une grande faveur ; j’avais le cœur plein de joie. Tout à coup, au baisser du rideau, part un coup de sifflet : je sortis tout éperdu de la loge, et, arrivé dans la rue, j’allai me cacher dans une petite et sombre allée de maison où j’éclatai en sanglots. Mes sanglots avaient tort. Ce coup de sifflet partait d’un machiniste et ne signifiait qu’un changement de décor. Mais à défaut de ces marques violentes de réprobation, les critiques souvent amères ne manquaient pas. La célèbre préface de Cromwell contenait une allusion moqueuse à la Mort d’Henri IV, tragédie de mon père, et Sainte-Beuve avait consacré à une édition complète de ses œuvres, un article où l’indulgence ressemblait au dédain.

Ce qui ajoutait à mon état d’angoisse, c’est que toutes mes sympathies de jeune homme allaient à l’École nouvelle. Ses audaces me charmaient, ses aspirations étaient les miennes. Encore au collège, dans ma petite chambre d’écolier, je réunissais quelques passionnés de poésie comme moi, et nous lisions avec enthousiasme le Chant de fête de Néron, Moyse sauvé des eaux, le Crucifix, le Lac. Je traduisais, en dehors de mes études, Roméo et Juliette, Macbeth, Lara, le Corsaire, le quatrième chant de Childe Harold. Le jour où nous apprîmes la mort de lord Byron à Missolonghi, fut pour nous un jour de deuil ; nous aurions volontiers mis un crêpe à notre casquette.

Plus tard, à la répétition générale d’Hernani, j’étais un des soixante favorisés qui pénétrèrent, armés du célèbre firman signé Yerro, et je sortis du théâtre si ému, que, rentré chez moi, quatre-vingts vers tout frémissants d’enthousiasme jaillirent, d’un trait, de ma plume, je n’eus presque que le temps de les écrire. Mais, en même temps, par une contradiction douloureuse, tout protestait en moi contre cette admiration ; d’abord, j’y voyais une sorte d’impiété filiale ; puis, le programme de l’École nouvelle me révoltait souvent comme inique et comme absurde. Son dédain pour Racine me semblait un blasphème ! Toucher à la gloire de Corneille, de Bossuet, de La Fontaine, était pour moi un crime de lèse-génie. Ajoutez enfin que j’étais entretenu dans ces sentiments d’indignation par les anciens amis de mon père qui étaient devenus les miens. J’assistai à la première représentation d’Hernani dans la loge de M. Lemercier, de M. Lemercier en qui j’admirais un homme supérieur, et qui, pendant tout le cours de l’ouvrage, répétait sans cesse : « C’est absurde ! Cela n’a pas le sens commun. Il y a longtemps que je n’ai entendu une aussi mauvaise pièce ! » Qu’on imagine quelle tempête d’idées et de sentiments devait soulever dans une cervelle de vingt-deux ans, un tel choc d’opinions contraires. J’étais, à la lettre, déchiré, bouleversé, éperdu ; je me faisais l’effet de Sabine dans Horace, partagée entre deux patries, entre deux armées : J’ai mes frères dans l’une et mon mari dans l’autre.

Enfin, sous l’empire de ce trouble étrange, j’en arrivai à un sentiment plus cruel encore, au doute ! Oui ! j’en vins à douter non seulement de la réputation de mon père, mais de son talent ! Pour le coup, l’angoisse était trop forte, la situation trop intolérable. Je résolus d’en sortir à tout prix ! et je me posai nettement ce problème redoutable : ― « Qui a raison ? Est-ce l’époque de mon père qui l’a acclamé, ou la nôtre qui le rejette dans l’ombre ? Sa réputation n’a-t-elle été qu’une affaire de mode, une erreur de goût fondée uniquement sur un engouement justement passager, ou repose-t-elle sur des qualités sérieuses et durables ? » Il n’y avait qu’un moyen de répondre à cette question, je l’adoptai résolument. Je pris les quatre principaux ouvrages de mon père et je les relus attentivement, lentement, froidement, comme j’aurais lu les ouvrages d’un autre. Je les relus à la clarté des idées nouvelles, mais aussi avec le souvenir des idées anciennes, tâchant de faire dans chaque école la part du vrai et la part du faux, cherchant dans ce contrôle simultané de toutes mes admirations, un principe supérieur qui me permit de les juger toutes, et de démêler dans une œuvre d’art la partie éphémère et la partie durable. Une telle étude était bien forte pour un jeune homme, mais j’étais soutenu par une passion profonde, et je sortis de cette épreuve, rassuré comme fils, éclairé comme artiste, convaincu enfin qu’il y avait dans ces quatre ouvrages de mon père des parties assez fortes pour qu’il eût été digne d’être admiré, et qu’il fût digne d’être lu.


Je commençai par le Mérite des femmes.

L’un des traits distinctifs des ouvrages vraiment supérieurs, c’est d’être tout à la fois de leur époque et en avance sur leur époque ; d’exprimer tout haut ce que tout le monde sent tout bas confusément, de dire ce que tout le monde a besoin d’entendre et ce que personne ne dit. Or, d’où vint l’immense succès du Mérite des femmes ? De ce que ce petit poème fut comme l’écho de la conscience publique. On sortait de la Révolution et de la Terreur. Les femmes y étaient apparues sublimes de dévouement, de courage, de vertus. L’âme de tous était comme tourmentée d’un vague besoin de reconnaissance, d’admiration pour ces héroïnes et ces martyres, et quand tout à coup on vit un jeune homme, rompant à la fois avec les vieilles épigrammes et les vieux madrigaux, renier également Boileau et Dorat, substituer aux faveurs du dix-huitième siècle et aux satires du dix-septième, l’éloge sérieux des mérites et des devoirs de la femme, peindre en elle l’épouse, la fille, la sœur, la mère, une immense acclamation répondit au cri du poète. L’impression fut si vive qu’elle dure encore. Qui, en dépit de quelques élégances de style un peu démodées, il reste plus qu’un simple nom, de ce poème. Aujourd’hui encore il s’en refait sans cesse quelque édition nouvelle ; aujourd’hui encore, dans la bourgeoisie, le fiancé, parmi les cadeaux offerts à sa fiancée, dépose souvent au fond de la corbeille de mariage un exemplaire du Mérite des femmes. On peut dire enfin que ces questions qui nous agitent si fortement aujourd’hui, l’éducation des femmes, l’amélioration du sort des femmes, les revendications des droits légitimes des femmes, ont eu pour premier point de départ le Mérite des femmes. Nous tous, défenseurs de cette cause, nous n’avons fait que réclamer légalement ce qu’il avait proclamé poétiquement, nous avons demandé en prose ce qu’il avait chanté en vers, et pour moi, rien ne m’a plus soutenu dans mon difficile travail sur l’Histoire morale des femmes, que de m’y sentir le fils et l’héritier de mon père.

Ses titres littéraires se bornent-ils à ce poème ? Non. Trois de ses tragédies ont le mérite qui désigne les œuvres dignes de succès, la nouveauté. La première est la Mort d’Abel ; elle fut représentée en mars 1792. Cette date seule en dit la valeur. Peindre le premier meurtre à la veille de la Terreur ! Faire couler aux yeux de la foule, toute frémissante déjà du sourd grondement des massacres futurs, la première goutte de sang humain qui soit tombée sur notre pauvre terre ! Montrer dans la première fraternité, le prélude de cette atroce maxime : Sois mon frère ou je te tue ! Il y avait dans ce rapprochement quelque chose de si tragique, que tous les cœurs en furent saisis.

L’exécution répondit à la conception. Le personnage de Caïn compte parmi les rôles les plus pathétiques du théâtre. Son entrée est admirable.

Il arrivait seul, au commencement du second acte, avec une bêche à la main. Cette bêche donna lieu, cinquante-trois ans plus tard, à un fait assez curieux. Je fis jouer, en 1845, au Théâtre-Français, un drame en cinq actes et en vers intitulé Guerrero. Or, mon héros arrivait aussi seul, avec une bêche à la main, au commencement du troisième acte. A une répétition, M. Beauvallet, chargé du rôle de Guerrero, demanda une bêche à l’homme des accessoires. « Nous n’en avons pas au théâtre, répondit d’abord celui-ci, puis, se reprenant : « Mais si ! je crois qu’il y en a une », et il monta au magasin, d’où il redescendit avec un outil si lourd, si massif, si grossier, que Beauvallet dit de sa voix tonnante : « Qu’est-ce que ce diable d’instrument-là ? ― Monsieur, c’est la bêche de la Mort d’Abel. ― Oh bien ! dit Beauvallet en riant, nous avons dégénéré ! Je ne suis pas de force à manier ce manche-là ! Nos prédécesseurs auront voulu faire de la couleur locale. C’est une bêche du temps de Caïen, faites-m’en fabriquer une plus moderne ». C’est ainsi que les magasins du Théâtre-Français contiennent, en tout et pour tout, deux bêches, et que l’une a servi pour mon père et l’autre pour moi.

Revenons à Caïn.

 
CAÏN (seul)
Travailler et haïr, voilà donc mon partage !
Courbé dès le matin sur ce pénible ouvrage,
De mes seules sueurs dont il est inondé,
Ce stérile sillon semble être fécondé !
. . . . . . . . . . . . . .
Je viens de le revoir cet exécrable frère,
Dont on vante toujours les vertus et le cœur :
Quel air efféminé que l’on nomme douceur !
Quel ton plein de mollesse où l’on trouve des charmes !
Il ne sait que chanter et répandre des larmes.
Qu’avec dédain par lui je me suis vu prié !
Qu’il me paraissait faible !… Il me faisait pitié.
Il est heureux pourtant, et rien ne le chagrine.
L’amour de sa famille et la faveur divine,
Sa faiblesse elle-même et ses goûts nonchalants,
Tout conspire au bonheur de ses jours indolents !
Et moi, mortel créé dans un jour de colère,

Haï de Dieu, haï de ma famille entière,
Malheureux de l’amour à mon frère accordé,
Toujours de noirs pensers et d’ennuis obsédé,
Regrettant le néant, maudissant ma naissance,
Fatigué du fardeau de ma triste existence,
N’obtenant qu’avec peine un sommeil douloureux,
Et l’achetant encor par des songes affreux,
Enfin, réduit sans cesse à ce malheur extrême
D’abhorrer la nature, et les miens, et moi-même,
Mes jours, mes sombres jours, à gémir occupés,
M’apportent des enfers les maux anticipés !
Voilà, trop faible Adam, ton ouvrage funeste !
Si tu n’avais trahi la volonté céleste,
Tous tes enfants vivraient sous un ciel enchanté,
Dans la paix, l’innocence, et la félicité,
Je n’aurais pas du moins à plaindre ma misère…
Mais je crois que toujours j’abhorrerais mon frère !


La scène du second acte avec son père, a un caractère de grandeur presque épique.

Adam reproche à Caïn sa haine pour Abel :

 
Eh ! pourquoi le hais-tu,
Lui de qui la douceur égale la vertu ?

CAÏN
Allez-vous m’exalter la douceur de mon frère ?
Du soin de le vanter rien ne peut vous distraire !
Sur ces éloges vains que vous lui prodiguez
Vous revenez sans cesse ! Et vous m’en fatiguez !
Eh bien, si je n’ai pas son mérite en partage,
Si j’ai mille défauts enfin, c’est votre ouvrage !
Je serais vertueux si vous n’aviez péché !
Vous pleurez . . . . . . . . .


ADAM (avec un cri de douleur) :
                          O père misérable !
O d’un triste avenir image épouvantable !
Ainsi dans mon forfait les hommes confondus,
Tous, du premier pécheur qui les aura perdus,
Chargeront la mémoire et de haine et d’outrage !
Et leurs cris contre Adam s’élevant d’âge en âge,
Si de l’âme après nous luit encor le flambeau,
Troubleront ma poussière au fond de mon tombeau !


Cette terreur d’Adam, cette vision effroyable, ces siècles d’anathème et de remords dont il sent le poids tomber tout à coup sur sa tête, sont d’un grand poète.


Même nouveauté dans sa seconde tragédie, Épicharis et Néron. Le succès en fut immense. Le succès eut-il tort ? Un seul fait pour réponse. Le cinquième acte de Christine à Fontainebleau, d’Alexandre Dumas, fut salué comme une grande hardiesse dramatique. Or, sur quoi repose la première partie de ce cinquième acte, la partie la plus originale, selon moi ? Sur la peinture saisissante d’un des sentiments les plus bas et les plus puissants de notre pauvre cœur humain : la peur. Le poète nous montre Monaldeschi pâlissant, frémissant, pleurant, reculant, suppliant devant l’épée qui le menace. C’est la dernière heure d’un condamné lâche. Eh bien, sur quoi porte le cinquième acte d’Épicharis et Néron ? Sur la même situation. Mettez Néron au lieu de Monaldeschi, mettez un poignard au lieu d’une épée, mettez le peuple implacable et rugissant au dehors ; au lieu de l’exécuteur présent et implacable, mettez les souterrains du palais des Césars au lieu d’une salle du palais de Fontainebleau, et vous aurez le même spectacle, d’un lâche fuyant devant la pointe d’acier, avec le même mélange d’affolement, d’espérance, de rage, auquel viennent se joindre quelques accents plus tragiques encore, car ce sont des cris de bourreau sortant de la bouche de la victime. C’est Talma qui jouait Néron. Il y fut sublime. Il osa, dans ce cinquième acte, entrer en scène pieds nus.


 
ACTE CINQUIÈME

Le théâtre représente un souterrain qui se prolonge dans un lointain immense. Une lampe l’éclaire.

Scène première

NÉRON (seul, dans l’habillement le plus misérable)
Je fuis, seul, les pieds nus, le front enveloppé,
Caché sous les lambeaux de l’obscure indigence,
Maudit, et poursuivi des cris de la vengeance.
Enfin, j’entre en rampant sous ces sombres caveaux,
Comme un vil criminel jeté dans les cachots.
. . . . . . . . . . . . . . . .
O ciel ! oh ! si jamais je reprends ma puissance,
Que de torrents de sang rempliront ma vengeance !
Que d’échafauds dressés me paîront mes douleurs !
Il faut une victime à chacun de mes pleurs !


Après la rage, le tremblement. L’esclave qui l’a suivi dans ce caveau, est allé chercher des nouvelles au dehors. Il rapport l’arrêt du sénat.

NÉRON (lisant)
…Décret du sénat qui condamne Néron.
Je ne puis achever, je n’y vois plus qu’à peine.
(à l’esclave :)
De Néron condamné lis-moi quelle est la peine !

L’ESCLAVE
Affreuse ! La loi veut qu’expirant par degré,
Vous tombiez sous le fouet, sanglant et déchiré.

NÉRON
Dieux ! mille morts dans une ! Effroyable supplice !
Est-ce là le trépas qu’il faut que je subisse ?

L’ESCLAVE
. . . . . . . . . . . . . . .
…Le sénat partout vous fait chercher.
Des soldats…

NÉRON (éperdu)
                …Ah ! par grâce, empêche d’approcher !
Que je dispose au moins de mon heure suprême !
(il tire son poignard.)
Un poignard !… Voilà donc dans sa chute profonde
Ce qui reste à Néron de l’empire du monde !
Il est plus d’un proscrit qui ne l’a pas, encor !…
Ah, sachons profiter de ce dernier trésor !
Je l’ai ! Je suis armé !… Frappons-nous… Oh ! je n’ose !
. . . . . . . . . . . . . . .

Quoi ! tout souillé du sang des malheureux humains,
Ton sang, lâche Néron, épouvante tes mains !
Le tien est-il le seul que tu n’oses répandre ?
De mon bras seul encor mon destin peut dépendre,
Et ce bras, ce vil bras n’ose me secourir !
Je n’aurai pas su vivre et ne sais pas mourir !
(on entend un grand bruit dans la coulisse)
De quel bruit effrayant mon oreille est saisie !
(à l’esclave :)
Esclave, aide ma main à m’arracher la vie !
Phaon, guide ce fer !
. . . . . . . . . . . . . . .


Il n’osait pas se frapper lui-même… Néron, comme dit Ducis dans une belle épître adressée à mon père,

 
…Néron, sur son sein qui recule,
Essaye, en tâtonnant, un poignard ridicule !


N’y a-t-il pas une analogie réelle entre cette scène et le point de départ de celle de Monaldeschi ?

À Dieu ne plaise que j’accuse Alexandre Dumas d’imitateur et d’emprunt ! Un inventeur comme lui, prête, il n’emprunte pas. Épicharis et Néron avait disparu depuis longtemps du répertoire ; on dédaignait trop les tragédies de l’Empire pour lire celle-ci ; Alexandre Dumas ne la connaissait certes pas. Il a simplement eu la même idée à quarante ans de distance. Mais n’est-ce pas une gloire pour mon père d’avoir inventé en 1794 une situation dramatique qui a passé pour une hardiesse en 1830.

Ajoutons que cette tragédie faillit coûter la vie au poète. Quand elle fut donnée, la lutte entre Robespierre et Danton était à son moment le plus aigu. Les deux chefs de la Montagne assistèrent à la représentation. Robespierre occupait une première loge d’avant-scène ; Danton était à l’orchestre et derrière lui s’échelonnaient tous ses amis. A peine le mot de Mort au tyran ! fut-il prononcé, que, sur un signal de Danton, ses amis, éclatant en bravos frénétiques, se tournèrent vers Robespierre, et debout, les poings tendus, lui renvoyèrent ce terrible cri de vengeance. Robespierre pâle, agité, avançait et retirait sa petite mine d’homme d’affaires (je tiens le mot de M. Lemercier, témoin de la scène) comme un serpent allonge et rentre sa tête plate et irritée. La pièce finie, tous les amis de mon père coururent à lui, en lui disant : « Sauvez-vous ! cachez-vous ! vous êtes perdu ! Robespierre ne vous pardonnera jamais cet effroyable anathème. » Mais on n’abandonne pas volontiers un succès pareil, on ne fuit pas devant un triomphe. Mon père resta, et son acte de courage lui réussit comme son cinquième acte. Robespierre pensait trop à Danton pour penser au poète. Il ne fut pas inquiété.


Vient enfin la Mort de Henri IV. La Mort de Henri IV fut presque un événement littéraire et un événement politique. Quand mon père fit part à ses amis de son projet de tirer une tragédie de la mort de Henri IV, ce fut un tollé universel. « Vous n’y pensez pas ! Un sujet de tragédie doit avoir au moins sept ou huit cents ans de date ! La mort d’Abel, à la bonne heure ! Cela remonte assez loin ! Voyez ce que dit Racine dans sa préface de Bajazet. Il ne s’est permis de traiter un sujet contemporain que parce que c’était un sujet lointain. Si l’action ne remontait qu’à quelques années, elle se passait à mille lieues. L’espace remplaçait le temps. Mais faire représenter à Paris, en 1806, une tragédie en cinq actes et en vers, qui s’est passée en prose à Paris en 1610 ! à peine deux siècles d’intervalle ! c’est plus qu’absurde, c’est impie ! Vous rabaissez Melpomène ! Et puis quel héros de tragédie ! Un héros qui jure ! Un héros qui dit : Ventre Saint-Gris ! Un héros qui parle de la poule au pot ! Voilà un mot historique que nous vous défions bien de citer. »

« Eh bien, j’accepte de défi, dit mon père. Et je mettrai Henri IV sur la scène ! et je ferai applaudir la poule au pot ! Et dans six mois je vous convoque à la lecture de ma pièce ! »

Au bout de six mois la pièce était faite. Mais survint alors un obstacle plus redoutable. A l’annonce de cette tragédie, tout le monde gouvernemental était entré en grand émoi. Cette apothéose d’un roi, d’un Bourdon, révolta tous les fonctionnaires, petits ou grands, comme une insulte à la gloire de l’empereur. La censure défendit l’ouvrage. Les ministres consultés y ajoutèrent un veto indigné. L’ouvrage était perdu. Heureusement mon père avait à côté de lui une femme spirituelle, distinguée, d’humeur vaillante, qui jura, elle, que la pièce serait jouée, et jouée au Théâtre-Français, et jouée par ordre de l’empereur ; cette femme était sa femme. Comment s’y prit-elle ? Bien simplement. Mon père était très habile lecteur ; elle lui fit lire trois fois sa tragédie devant si nombreuse et si haute compagnie, que le bruit du succès arriva jusqu’à Saint-Cloud, et un matin, pendant le déjeuner, on entendit dans la cour de la maison habitée par mon père et que j’habite encore, on entendit le piaffement d’un cheval, les éclats de voix d’un cavalier. Qu’était ce cavalier ? Un soldat d’ordonnance. Qu’apportait-il ? Un ordre de l’empereur. Mon père était mandé le lendemain à dix heures au château de Saint-Cloud, pour lire au souverain sa tragédie de la Mort de Henri IV. Quoique sûr de lui-même comme lecteur, il emmena Talma et le chargea de lire à sa place. Il voulait, lui, rester libre d’yeux et d’oreilles, pour observer son royal spectateur.

L’empereur l’attendait dans un petit salon, avec l’impératrice Joséphine et deux généraux.

Tout le temps que dura la lecture, Napoléon se levait à tous moments, marchait dans la chambre, donnait des signes de contentement, laissait échapper des mots de sympathie, répétant fréquemment : Le pauvre homme !Le pauvre homme ! Un vers seulement amena une objection de sa part. Henri IV, dans une scène avec Sully, disait : « Je tremble ! »

« Ce mot est impossible, monsieur Legouvé, dit vivement l’empereur, il faut le retrancher.

— Sire, répondit le poète, les craintes de Henri IV sont historiques.

— Peu importe ! Il faut couper le mot. Un souverain peut avoir peur, il ne doit jamais le dire. »

Tel fut le seul changement demandé par l’empereur.

La censure fut blâmée, le veto levé, la pièce rendue aux comédiens, et le soir de la première représentation ressembla presque à une veille d’émeute. Une foule immense assiégeait le théâtre, quatre heures avant le lever du rideau. Elle avait reflué jusque dans les rues environnantes. On s’attendait à une manifestation royaliste. Tout le personnel de la police était sous les armes. Les ministres blâmaient hautement l’empereur comme trop libéral. L’événement prouva une fois de plus que la liberté n’est pas une si mauvaise conseillère. Il n’y eut pas d’autre tumulte que le bruit des applaudissements, et les acteurs, excités par l’attente fiévreuse et par le succès, se surpassèrent.

En ce temps-là, la règle des emplois était très rigoureuse, et la distribution des rôles avait donné lieu à quelques difficultés. Talma avait exprimé à mon père un vif désir de représenter Henri IV, mais on objecta au théâtre que les personnages odieux et sombres étaient le partage de Talma ; à quoi il répondit : « C’est précisément pour cela que je demande le rôle de Henri IV. Il y a assez longtemps que je joue les monstres, je veux jouer un bonhomme. J’y serai d’autant meilleur que je suis habitué à jouer les autres, et je reviendrai aux autres d’autant meilleur que j’aurai joué celui-là. On ne progresse dans notre art qu’en se renouvelant. Se confiner dans un seul genre de personnages, c’est se condamner forcément à l’exagération et à la manière. Mon cher Legouvé, fiez-vous à votre Néron pour bien jouer Henri IV. »

L’événement lui donna raison. Il corrigea plus d’une fois, par la vérité de l’accent et du geste, ce que le style avait de trop soutenu dans l’élégance, et l’on m’a souvent parlé de la mélancolie pénétrante de sa voix, dans ces beaux vers de la scène des pressentiments : Il est, il est des jours de sinistre présage Où l’homme dans son cœur cherche en vain son courage ! Ils me tueront, Sully !

Lafon sauva le personnage difficile de l’Épernon, à force de noblesse et de belle tournure ; Damas porta dans le rôle de Sully la brusquerie incisive de son talent ; quant à Marie de Médicis, elle revint de droit à Mlle Duchesnois, élève de mon père.

C’était une singulière artiste que Mlle Duchesnois, et qui mérite de nous arrêter un moment. Mon père avait consenti à lui donner des leçons, sur les prières instantes du ministre de l’intérieur, M. Chaptal. Un matin, il voit arriver chez lui une grande fille laide à faire peur, avec une bouche fendue jusqu’aux oreilles, maigre, noire de peau, et grelottant, au mois de décembre, dans une petite robe d’indienne, collée sur son corps.

« Vous êtes mademoiselle Duchesnois ?

— Oui, monsieur.

— Dont m’a parlé M. le ministre de l’intérieur ?

— Oui, monsieur.

— Eh ! mon enfant, qui vous a donné l’idée de jouer la tragédie ?

— C’est moi, monsieur. Mon père est aubergiste à Valenciennes. Une troupe de comédiens a passé dans notre ville. J’ai été les voir. Ils ont joué une tragédie nommée Phèdre, et depuis ce temps-là je me suis dit que je ne ferais jamais autre chose que de jouer la tragédie.

— Est-ce que vous savez quelques vers de Phèdre ?

— Je les sais tous, monsieur.

— Ah ! Eh bien, dites-moi la grande scène du troisième acte avec Œnone. »

Au vingtième vers, il l’arrêta :

« Cela suffit, mademoiselle. Revenez tous les jours à midi. Je vous ferai travailler. »

Qu’avait-il donc trouvé en elle pour compenser tant de disgrâces physiques ? La voix ! Une voix admirable, sonore, pleine, riche, une voix qui avait naturellement tant d’émotion, que l’actrice aurait pu se dispenser d’en avoir. Quelques mois plus tard, on lisait sur l’affiche du Théâtre-Français : « Débuts de Mlle Duchesnois, élève de M. Legouvé. » Oui ! Un membre de l’Académie française, un poète dramatique applaudi, consentait à figurer sur une affiche de spectacle, comme professeur d’une tragédienne. L’oserions-nous aujourd’hui ? je ne le crois pas. La tragédienne ne fit pas honte à son maître. Son succès fut un triomphe ! Triomphe d’autant plus glorieux qu’elle avait pour rivale, dans l’emploi des grands rôles tragiques, une jeune fille d’une beauté admirable et dont les début avaient été éclatants, Mlle Georges. Ajoutez que Mlle Georges était protégée, elle, non par un simple ministre, mais par le Maître suprême. On prétendait même, je tiens le fait de M. Brifaut, fort au courant de toutes les choses de ce temps, qu’après son début, elle fut si remarquée par l’impérial spectateur, qu’il lui fit donner des leçons de toute sorte, comme M. Chaptal avait fait donner des leçons de déclamation à Mlle Duchesnois. On voit que les questions d’éducation n’étaient pas négligées sous le gouvernement impérial.

Le jour des débuts de Mlle Duchesnois, fut un jour de bataille. On échangea des cartels à l’orchestre. La salle était partagée en deux camps. Le parti de la laide contre le parti de la belle ! Qui le croirait ? Ce fut la laide qui l’emporta. Il est vrai qu’elle monta sur la scène, transfigurée. La pauvre fille n’était si maigre et si noire que parce qu’elle ne mangeait pas assez. Six mois de bonne nourriture, développant sa superbe taille, lui donnèrent un air de déesse marchant sur les nues. Si sa bouche était affreuse, ses yeux étaient admirables ! Elle n’avait, il est vrai, nulle instruction, nulle éducation, mais une âme, un emportement qui remplaçait tout. Avouons-le cependant, son ignorance dépassait les limites de la vraisemblance. C’est elle qui, entendant une de ses camarades parler de son voyage à Troyes, lui dit vivement :

« Troie ! Vous connaissez Troie ! Que vous êtes heureuse ! Moi qui en parle dans tous mes rôles, je n’y ai jamais été ! »

Au sortir d’une représentation de Bajazet, elle demanda ce que c’était que ces muets dont elle parlait toujours. Enfin, un jour, chez mon père, à table, où elle était toute songeuse, elle sortit de sa rêverie pour dire tout haut :

« Monsieur Legouvé, ce pauvre Henri IV ! Quand je pense que si Ravaillac ne l’avait pas tué, il vivrait peut-être encore ! »

Tout le monde éclata de rire, ce qui ne l’empêchait pas chaque soir d’enlever la salle dans le rôle de Marie de Médicis. Tant il est vrai, qu’au théâtre, à côté des artistes complets comme Talma, chez qui l’inspiration et la réflexion s’unissent pour faire le génie, il y a les acteurs de tempérament, que la scène, la rampe, le public arrachent à eux-mêmes et emportent dans les plus hautes régions de l’art. Leurs défauts ne comptent pas ! Il suffit qu’ils aient assez de qualités pour les faire oublier. Telle était Mlle Duchesnois. Elle chantait, elle psalmodiait, elle avait un hoquet tragique qui est resté attaché à son nom, et dont mon père ne put jamais la corriger. N’importe ! dès qu’elle avait posé le pied sur les planches, s’emparait d’elle une sorte de passion inconsciente, qui se communiquait au public comme une traînée de poudre. Personne n’a joué et ne jouera comme elle le troisième acte de Marie Stuart. Quand elle sortait de sa prison, éperdue de joie, folle d’ivresse, les bras tendus, les regards comme noyés dans le ciel, et sa voix se répandant en flots d’or dans l’espace, elle avait l’air de vouloir s’emparer des arbres, des nuages, de la lumière ! Enfin, il me revient en mémoire un mot qu’elle m’a dit à moi-même, et qui prouve combien, chez ces natures tout instinctives, le sentiment arrive parfois jusqu’à la finesse et à la profondeur. Nous causions de Talma :

« Il est plus beau que jamais, n’est-ce pas ? lui dis-je. Vous qui jouez avec lui depuis longtemps, vous devez trouver qu’il fait toujours des progrès ?

— Oui, me dit-elle, il est plus complet, mais au quatrième acte d’Hamlet, dans la scène avec sa mère, il ne me fait plus aussi peur.


J’arrive enfin au point le plus délicat de cette étude. La Mort de Henri IV avait eu un plein succès. Ce succès fut-il légitime ? Reste-t-il quelque chose de cette œuvre ? J’aborde là une question d’art très complexe. J’avouerai d’abord en toute franchise que la Mort de Henri IV, malgré de très réelles beautés, ne m’a pas autant plus qu’Épicharis et que la Mort d’Abel. Cette tragédie est trop fille de la Henriade ; Henri IV y est trop ennobli. La périphrase sur la poule au pot :

 
Oui, je veux que le peuple ait par ma bienfaisance
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance,


mérite, j’en conviens, la critique de Victor Hugo. Mais en même temps, il est juste de dire que cette périphrase, qui était une concession au mauvais goût du temps, était un progrès sur le goût du temps. Cette timidité était une audace. Le poète a déguisé le mot pour le faire descendre sur la scène, mais il l’y a fait descendre. Il a altéré la figure de Henri IV pour l’introduire dans une tragédie, mais il l’y a introduite. Le sujet était nouveau, la tentative périlleuse, et ce qui était une hardiesse alors, doit lui compter aujourd’hui encore comme un titre d’honneur. Je m’explique.

Il y a dans les Deux Pigeons un passage qui m’a toujours beaucoup frappé :

 
Un vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui traînant la ficelle,
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.


Eh bien, tout novateur est un forçat plus ou moins bien échappé. Il traîne toujours après lui un bout de ficelle, les morceaux du lacs qui l’avait attrapé ; ces morceaux sont les restes du goût de son temps. Son œuvre en demeure toujours un peu empêtrée. Que faut-il donc faire, en la lisant ? Remarquer la ficelle ? Non. Penser au coup d’aile qui l’a brisée à moitié Nous ne faisons jamais que de demi-progrès. Le progrès est un mot qui s’épelle lettre à lettre ; l’un dit A, l’autre B ; nul ne prononce le mot tout entier. En veut-on une preuve éclatante ? Prenons André Chénier. Certes, s’il est un nom qui soit synonyme d’innovation, de révolution, c’est le sien. L’école nouvelle a salué en lui un de ses précurseurs ! Eh bien, ce premier des poètes du dix- neuvième siècle, n’en reste pas moins, en maint endroit, un versificateur du dix-huitième. Un de ses chefs-d’œuvre, la Jeune Captive, en offre la démonstration évidente. L’idée en est neuve, mais l’exécution en est vieille. Le sujet en est charmant, les traits de vérité et de sentiment exquis, comme :

 
Je ne veux pas mourir encore !
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !


ces traits y abondent, et sont autant de cris de nature qui dépassent de beaucoup la poétique de son époque. Mais en même temps, quel abus de périphrases ! Quel amas de ces élégances métaphoriques et mythologiques qui semblent le cachet du style de l’Empire !

 
L’épi naissant mûrit, de la faux respecté.
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l’été,
Boit les doux présents de l’aurore ;
Et moi comme lui jeune, et belle comme lui…


Que dire de cette jeune fille qui se compare à un pampre, à un épi, et qui compare l’échafaud au pressoir ! Où trouver plus d’horreur du mot propre que dans ces trois vers ?

 
Échappée au réseau de l’oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel,
Philomèle chante et s’élance !


Philomèle ne s’est jamais élancée aux campagnes du ciel. C’est l’alouette. Mais l’alouette n’a pas paru à André Chénier un mot assez noble. Il n’a pas osé l’employer ! Il n’a même pas osé dire le rossignol. Il l’a déguisé mythologiquement en Philomèle.

 
La dernière strophe porte toute vive la marque de l’époque.
La grâce décorait son front et ses discours,
Et comme elle craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d’elle.


Ne dirait-on pas un vers de Dorat ? Qu’en conclure ? Que la Jeune Captive n’est pas une œuvre délicieuse ? Non ! Qu’André Chénier n’est pas un novateur ? Nullement ! Mais que dans tout novateur, il y a l’homme du présent et l’homme de l’avenir. Que pour être juste, il faut lire les ouvrages du passé, tout ensemble avec l’esprit d’aujourd’hui, et l’esprit d’autrefois ! Qu’il faut remettre l’œuvre et l’auteur dans leur cadre, et faire dans ce qui reste d’eux, la part de la mort et la part de la vie. Ainsi lit-on et doit-on lire André Chénier. Ainsi devrait-on lire, même cette littérature de l’Empire, si décriée aujourd’hui, et dont je me chargerais bien de tirer un ou deux volumes charmants. Ainsi, enfin, ai-je relu mon père, et grâce à cette méthode littéraire qui selon moi constitue la véritable critique, et qui depuis cinquante ans fait ma règle et ma joie.

Oui ! si j’ai réagi énergiquement contre le dénigrement systématique, si j’ai rejeté le dédain transcendant pour la sympathie transcendante, si je comprends dans mon admiration tout ce qui est digne d’être admiré, à quelque époque, à quelque littérature, à quelque école, dans quelque écrivain que je le trouve ; si mon enthousiasme pour Shakespeare n’ôte rien à mon culte pour Racine ; si j’ai vu attaquer et détrôner tour à tour Chateaubriand, Lamennais, Béranger, Casimir Delavigne, Scribe et même Lamartine, sans que ces attaques m’aient inspiré un autre sentiment, que le besoin de ramasser les débris de ces statues renversées et de leur donner place dans le petit Musée de Cluny que je me suis construit en dedans de moi ; si j’ai applaudi du même cœur Hernani et Bertrand et Raton ; Antony et l’École des Vieillards ; les Effrontés ou le Demi-Monde et la Camaraderie ; si j’emmagasine côte à côte dans ma mémoire, les Vieux de la Vieille de Théophile Gautier, et l’Épître à mon petit logis de Ducis ; si enfin aujourd’hui, après tant d’années passées dans ce monde, j’ai pris un état, si je me suis fait anthologiste, si je vais parcourant avec une ardeur infatigable le domaine tout entier de l’art, pour chercher, pour trouver dans l’antiquité et dans les siècles modernes, dans les poètes et dans les prosateurs, dans les romanciers et dans les moralistes, dans les pièces de théâtre et dans les sermons, dans les classiques et dans les romantiques, quelque page, quelque phrase, quelque ligne, quelque parole vraiment exquise, que je savoure, que j’apprends par cœur, que je m’exerce à bien dire, et qui devient pour moi tout ensemble un foyer où je me chauffe et flambeau où je m’éclaire… à qui le dois-je ? à qui dois-je ce qui reste de jeunesse à ma vieillesse ? A mon père ! Avais-je raison de dire, dans ma conversation avec Sainte-Beuve, que j’étais l’élève de mes affections ?