Alphonse Piaget (p. 269-277).
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V

Peu de temps après ce jour de fête qui fut, pour Laus clairvoyant, un jour de deuil, Jacques Soran montra à son ami les signes, s’accentuant de plus en plus, d’une maladie que celui-ci ne pouvait définir. Parfois, de grandes joies, des espoirs sans fin, des projets merveilleux, puis, soudain, des accès de chagrin, de mornes découragements, même des larmes, sans motif. Ils avaient repris leurs travaux et Laus vit avec douleur que cet homme à l’intelligence si élevée se perdait dans des détails mesquins, s’attachant à des questions insignifiantes sans pouvoir les résoudre et impuissant à retrouver les liens qui unissaient entre elles ses vastes idées. Dans ces moments, Jacques se levait et disait simplement : « Je ne sais ce que je ressens, je suis énervé… »

Quelquefois, lorsqu’il exposait ces plans immenses péchant toujours par un petit côté, sa parole s’alentissait, sa langue devenait lourde et ses discours restaient inachevés ; Henri alors, intervenant, répondait à une objection que Soran n’avait pas faite, et il s’épargnait la navrance de voir son ami luttant contre l’envahissement du mal. Jacques écrivait rarement, dictant à Laus ; mais, un jour qu’il voulut prendre la plume, ses doigts raidis ne purent la tenir. Il lutta, et comme il voulait écrire le simple mot chapitre, sa main, convulsée, réussit enfin ; mais, soustraite à la volonté de Jacques, elle traça d’une manière informe, en caractères tremblés et désordonnés, le mot Sodome !

Dès ce moment, Laus se sentit bien seul à Noirchain, car Soran annihilé s’écroulait d’instants en instants. Auparavant, ils ne se quittaient pas ; aujourd’hui Jacques fuyait Laus et celui-ci, respectant ce besoin de solitude, se tenait à l’écart. Jacques s’en allait seul dans les champs, faisant de longues absences. Un matin Laus, s’étant levé de bonne heure, ne trouva pas Soran chez lui : il était déjà sorti. Il le chercha dans le parc et, n’ayant pu le rencontrer, il monta dans le petit kiosque du fond et, s’accoudant à la fenêtre, il songea. Ses regards errants tombèrent sur le banc de pierre où un jour il s’assit auprès de Jacques. Celui-ci était là, et avec une tendre indiscrétion Henri l’épia. Il était affaissé, immobile et, se levant bientôt, il montra à Laus, qu’il ne pouvait voir, un visage abattu. Un moment, de grosses larmes coulèrent de ses yeux et au milieu de paroles inarticulées, Laus distingua ce mot : « Elle ! Elle ! »

Soudain, d’une main démente, Jacques arracha son vêtement et, le regard hagard, le corps secoué, il se livra à un onanisme insensé, cependant que Laus, comprenant maintenant la névrose terrible, s’enfuyait, fondant en larmes.

Il réfléchit longtemps, et il vit que l’état de Jacques était grave. Il chercha à s’expliquer cette scène et il lui revint à l’esprit certaines étrangetés de Soran auxquelles il n’avait pas pris garde autrefois. Il se rappela que, souvent, il l’avait emmené auprès de ce banc et que là, se pressant contre lui, il l’avait regardé de manière bizarre ; ç’avaient été encore, dans le kiosque, sur le divan, des attitudes incompréhensibles et des caresses outrées. Parfois aussi, il l’avait accompagné, là-bas, dans un petit champ où Jacques s’arrêtait, tristement rêveur. L’acquisition de cette maison voisine, sans aucune valeur pour le but qu’avait prétexté Soran, le frappait maintenant. Il y avait dans tout cela un mystère qu’il voulut éclaircir. Laus résolut de parler habilement à la fille du vieux Borain qui, peut-être, pourrait le renseigner. Comme il rentrait, celle-ci précisément rangeait dans sa chambre : d’un air indifférent il s’enquit de ce qu’était le propriétaire de la maison que venait d’acheter Jacques. Il apprit que celle-ci, deux ans auparavant, était louée à une jeune fille qui l’habitait avec son père.

— Et, dit Laus, Monsieur les connaissait sans doute ? La jeune fille était-elle jolie ?

— Oh ! dit naïvement la servante, elle était très belle ! J’ai cru même que vous étiez son frère tant vous lui ressemblez. Elle venait souvent ici voir Monsieur, et un jour, elle a quitté le pays brusquement…

Adèle avait bien envie de causer un peu et elle jetait à Laus un regard timidement provocateur, faisant des mines de paysanne éprise.

Laus pressentait la vérité : il soupçonna que Soran, ici, avait eu une maîtresse qu’il aimait beaucoup et qu’il avait perdue pour une raison qu’il ne pouvait comprendre : de là sans doute venait sa tristesse, peut-être même la maladie qui le frappait. Cette ressemblance avec lui-même pouvait expliquer en partie son affection pour lui, et cette exagération de ses caresses amicales se comprenait ainsi. Très complexes furent ses pensées. Il eut un peu de jalousie contre cette femme dont il n’était que le reflet : ce fut le premier mouvement, mais son affection pour Soran n’en fut pas amoindrie car, malade, son ami avait plus que jamais besoin de lui ; en réfléchissant, il eut cette douce consolation d’excuser Jacques d’un vice dont il l’avait soupçonné, et il fut heureux de son indulgence passée. Il songea à ce mot terrible que la plume de Soran avait formé malgré lui, dans une agraphie corollaire sans doute de l’aphasie à son début et il comprit que Jacques, sur le chemin de la démence, était obsédé par des souvenirs, persécuté par des remords.

Dès lors, Laus n’eût plus qu’un désir : amener à Noirchain un médecin qui poserait un diagnostic précis de l’état de Soran ; mais il ne pouvait exécuter ce projet, craignant par une pareille démarche d’alarmer son ami. Il voulut du moins ne plus le laisser seul ; mais là encore il échoua, car Jacques, avec une habileté de fou, trompait sa surveillance ou, si Laus semblait insister pour ne pas le quitter, il entrait dans des colères terribles. Par une réaction qui ne peut étonner, Laus, malgré sa douleur de contempler la ruine de Soran, ne put s’empêcher de devenir assez familier avec Adèle. Celle-ci, enhardie par sa conversation avec Henri, errait autour de lui, se trouvant souvent sur son passage, entrant même quelquefois dans sa chambre, pendant qu’il y était, sous un prétexte futile.

Ce séjour ravissant de Noirchain, si charmant encore peu de temps avant, quand ces deux êtres très beaux y vivaient leur bonheur, avait maintenant un air funèbre. Pour les yeux tristes de Laus, tout, ici, conspirait à la mélancolie et à l’ennui : l’automne s’avançait et le soleil, vainqueur des tristesses et des peines, pâlissait. Les oiseaux s’en étaient allés et l’on n’entendait plus, là-haut, dans les ramures, l’enchevêtrement, très mièvre et très perçant, de leurs cris. Plus de fleurs non plus, non plus que de gaies verdures : les mortuaires cyprès et les pins restaient seuls comme dans un vaste cimetière. Le piano et l’orgue se taisaient et le vent seul sifflait lugubrement ou hurlait… Parfois, au milieu de ce silence, passait un homme n’entendant plus le silence, sourd à ses petites voix : les cheveux grisonnants, il allait, cadavre qui eût surgi de cette nécropole. Parfois encore c’était Laus, l’enfant blond ayant un peu souffert, lui aussi, plus que tôt, et voyant devant lui une vie lentement douloureuse.

La maladie, doucement, évoluait en Jacques, mais avec des symptômes très ténus encore. Souvent même, il pouvait paraître absolument indemne et il ne se rappelait pas alors ses mauvais jours. Dans ce cas, son esprit récupérait toute sa force d’autrefois, mais le corps souffrait et la marche était pesante, les doigts inhabiles, la parole hésitante. Il venait alors auprès de Laus, le caressant comme jadis, voulant peut-être, dans ces moments, le caresser plus encore ; puis, brusquement, il donnait les marques du plus profond désespoir et, se jetant aux pieds d’Henri, il implorait son pardon. Laus le consolait :

— Oh ! mon cher Jacques, disait-il, vous savez combien je vous aime !…

— Taisez-vous, malheureux enfant, cet amour est défendu. Je ne dois aimer que ma femme… Vous me conduirez demain auprès d’elle.

Pour la première fois Jacques parlait de Berthe Gouvaut, et il revoyait, dans ses hallucinations, la pauvre désolée. Mais ces remords n’avaient pas de suite et c’était dans son esprit le chaos absolu, dans son esprit hanté tout à la fois parfois par le souvenir d’Elle, par son amour pour Laus, par l’obsession de sa femme.

Un matin Jacques, comme à l’accoutumée, se leva de bonne heure et s’en fut par la campagne. Il fit sa promenade habituelle dans tous les endroits chéris qu’il avait vus avec Elle et enfin, il entra dans la maison qu’Elle avait habitée. Là, son amour revint plus intense que jamais et, voulant revoir son image, il rentra à Noirchain pour embrasser et caresser Laus.

Il monta à la chambre d’Henri et, à cette pensée de le voir, il le voyait pourtant tous les jours, il tressaillit de bonheur et il entra chez Laus.

Comment dire ce qui se passa alors ?… Sur le lit, Henri et Adèle, étroitement enlacés, leurs deux corps ne faisant qu’un seul corps, leur souffle s’unissant, leur sang se mêlant, absorbés l’un dans l’autre, ne purent entendre Jacques. Celui-ci, un instant hébété, eut un sourire de suprême douleur : il reput ses yeux de ce spectacle qui lui arrachait encore ses dernières espérances et il sentit une haine atroce contre celui qui le trompait.

Il prit, sur la table, des ciseaux, et lentement, avec des précautions infinies, dans toute la férocité de l’amour, il s’approcha du lit…

Les deux enfants ne pouvaient l’entendre.

Le bras étendu, il jouit par avance de sa cruauté et, délicieusement, il retarda sa vengeance… Puis, visant cette nuque aux cheveux blonds, qu’il avait baisée quelques jours avant, il la frappa, et, aussitôt, poussant un rugissement, il roula à terre…

Sa bouche déformée, ses yeux renversés, un affreux rictus torturant son visage, le font hideux : un bras tordu derrière la tête, tandis que l’autre, contourné, s’allonge sur le ventre, Jacques se raidit. Peu à peu, sa face, rouge d’abord, devient jaunâtre ; des secousses très brèves et rudes, dissemblables de chaque côté du corps, soulèvent ce cadavre ; les mâchoires affreusement agitées font grincer les dents, et une écume sanguinolente bave de cette bouche qui fut très belle. Sa respiration fait un bruit de râle et des mucosités verdâtres et blanchâtres s’écoulent de son nez. Soudain il pousse des cris déchirants et, avec un rire ignoble, il étend son bras convulsé et, devant Laus, cette fois de plus, car Laus est auprès de lui, il commet un acte inconscient qui ajoute encore à l’horreur de ce triste spectacle.