Alphonse Piaget (p. 195-202).
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VII

La vie de Jacques Soran s’arrête ici, par une rémission des faits et des pensées.

Dans cette période, qui dura à peu près la première année de son mariage, son esprit, qui jusque-là avait été torturé sans cesse et bouleversé, resta stationnaire, ou plutôt subit une évolution si lente et si inaperçue qu’elle ne put troubler son bonheur : sa femme était une « femme comme toutes les femmes ». A-t-on dit qu’elle était brune et qu’elle se nommait Berthe Gouvaut ? Plus tard, Soran devait se rappeler ce détail, vaguement : il devait aussi, vaguement, se souvenir qu’elle était très bonne pianiste : il ne lui revint jamais à l’idée qu’elle fût musicienne. Elle aimait également beaucoup les vers ; il n’eût jamais la remembrance qu’elle fût accessible à la poésie : presque involontairement, un jour qu’il se souvenait (cet homme qui devait s’efforcer d’oublier), il lui lut quelques vers des Romances sans paroles, ceux peut-être où s’empreint le plus poignamment la douleur et l’affre du souvenir : elle eut une bonne pensée et sachant son admiration : « Oh ! que c’est joli ! » dit-elle…

Il en souffrit beaucoup…

Jacques Soran avait une idée très haute, cela le distrayait un peu, de ses devoirs de mari. Si près (il ne voulait jamais y penser) de vivre en dehors de tous les devoirs, il agissait suivant les règles et suivant les obligations accoutumées. A-t-on dit que tous les soirs, ponctuellement ; il se couchait auprès de sa femme ? Il faisait ainsi puisqu’il était marié. Pourquoi s’était-il marié ? On a peut-être compris qu’il lui eût été très difficile de répondre : il s’était remis entre les mains de l’abbé Gratien et il avait obéi. Il avait pour Berthe Gouvaut toutes les attentions et toutes les caresses requises en l’état d’union conjugale : se conformant en tout aux règles de la stricte morale.

S’étonnera-t-on que dans l’accomplissement de ses devoirs il n’eût jamais la pensée d’une déviation troublante, d’une exagération ou d’un égarement interdit des baisers ?

N’est-ce pas là la preuve que la sodomie (il faut dire le mot) qui couvait chez Soran eut une origine captieuse, tout intellectuelle et toute pure, et que des actes insolites, sur cette femme si différente de lui, lui eussent répugné, puisque celle-ci ne peut exister qu’entre des êtres semblables.

Berthe Gouvaut, sa femme, avec une ardeur assez grande de brune, avait l’imagination trop pure pour prendre l’initiative de caresses inconnues qui, sans doute, ne lui eussent pas déplu.

Très prudent contre lui-même, Soran se trouvait rarement seul, sachant combien la solitude pouvait lui être funeste. Un soir, par hasard, il traversait les Champs-Élysées, revenant lentement chez lui.

À ce moment, il était à peine dix heures, cet endroit présente un aspect spécial. Çà et là, quelques cafés-concerts jettent un peu de lumière et de bruit, et, tout proche, l’obscurité et le silence est presque complet. Jacques marchait sans regarder autour de lui, et sans penser peut-être, lorsqu’il fut frôlé légèrement par un passant. Il n’y prêta pas d’attention, croyant à quelque négligence, quand, un peu plus loin, il rencontra ce même individu qu’il avait machinalement regardé tout à l’heure. Son extérieur frappa Soran : les cheveux frisés, le teint fardé, le cou nu, la taille serrée les hanches saillantes, il jetait à Jacques un coup d’œil efféminé qui lui parut bizarre. La main dans la poche, le bras tremblotant, agité d’un honteux mouvement de va-et-vient, il bossuait son vêtement, dans une provocation qui ne put échapper à Jacques, et comme un succube infâme il proposait nettement son corps de fille pour des satisfactions monstrueuses. Jacques Soran eut un frémissement, presque un blasphème devant cet acharnement des circonstances et du sort. Elle était encore sous ses yeux, la gigantesque tentation, cette Sodomie protéenne qui s’était montrée à lui sous des formes si multiples :

Il se rappela Giraud dont les enfantillages déjà mûrs avaient peut-être semé en lui les germes d’une maladie qu’il sentait évoluer. Ensuite, ç’avait été dans cette retraite où il se croyait à l’abri, l’apparition… Jacques eut la force de chasser cette image de sa pensée : il revit encore sa première chute, plus tard, avant-goût de jouissances qui s’offraient en ce moment, complètes et entières. La curiosité, du moins s’excusa-t-il par ce sentiment, le retint quand il aurait dû fuir. L’individu aux allures mixtes vit dans cette attitude un encouragement tacite, seul langage que parlent entre eux ces êtres d’un sexe bizarre. Il se rapprocha de Soran et lui dit une phrase banale comme pour « faire connaissance ». Jacques répondit par monosyllabes, mais répondit : c’était trop. Avec le désir d’apprendre des choses, il causa et les paroles du prostitué l’agitèrent étrangement.

Perspicace, celui-ci devina un timide, un « débutant » ; avec adresse, il répondit par avance aux objections qu’il pouvait craindre, sans précision, se retranchant, devant toute éventualité, dans des phrases très vagues, compréhensibles pour les seuls initiés : Jacques comprit.

Le raccrocheur devint plus explicite :

Il n’y avait aucun danger : là, sur un banc, derrière le café des Ambassadeurs, auprès de l’arbre d’Amour, on était tranquille ; la police même faisait un détour dans ses rondes, pour ne pas surprendre les gens haut placés, qui y fréquentent habituellement : et, avec une complaisance intéressée, il montra à Jacques un vieux monsieur, se dissimulant et attendant. « Il est officier de la Légion d’honneur, dit-il, mais il retire sa rosette pour venir ici. » Jacques écoutait avec un plaisir malsain.

— Et, dit-il négligemment, vous ne venez qu’ici ?

— C’est ici que la place est préférable ; néanmoins, je vais quelquefois aux alentours du Grand-Hôtel, le quartier est assez bon à cause des riches étrangers, ou au Palais-Royal, ou encore aux Tuileries.

— Et, insista Jacques, vous avez beaucoup d’habitués ?

— Sans doute, dit celui-ci. Puis, comme pour le lui prouver, fatigué aussi d’une conversation inutile, il fit mine de s’éloigner.

Jacques sentit alors des désirs d’une rigidité insurmontable l’empoigner violemment :

— Ne connaissez-vous pas un lieu moins dangereux ? dit-il.

L’homme eut un sourire de satisfaction, il avait atteint son but. Ils s’en allèrent tous deux par des rues tranquilles, Jacques rougissant comme s’il avait peur d’être surpris dans un tel commerce, et ils arrivèrent non loin de la rue La Boétie, devant une maison de bonne apparence.

— C’est ici, dit le succube. Il frappa quelques coups à la porte et toussa légèrement… Une grosse femme les reçut très aimablement et, après quelques mots d’un argot que Jacques ne put comprendre, ils entrèrent dans une pièce très luxueuse. Jacques maintenant aurait voulu s’en aller ; il n’osait…

Des rideaux, très raides, de velours rouge cachaient les fenêtres, et aucun bruit ne pénétrait ici. Tout autour de la pièce, des divans couverts de coussins.

Pêle-mêle, sur une table, Jacques distingua des costumes de religieuse, des corsets, des pantalons de femme, des plumes de paon, des morceaux de bois ithyphalliques ; dans un coin, un mannequin ; un chien de forte taille, l’air abruti, sauta d’une chaise longue et vint caresser Soran ; sur les murs, des gravures où une sale imagination montrait des hommes dans des poses étranges et dans les contorsions d’un éréthisme s’assouvissant monstrueusement.

Jacques était mal à l’aise et, lorsque son hideux menin se vautra sur un sofa pour une passiveté éhontée, Jacques Soran eut enfin un mouvement de dégoût terrible, et cet être immonde, innommable dans aucun langage, l’écœura.

… Dans ce suprême instant, il revit tout le passé, et ce passé qui avait failli le perdre le sauva d’une ignoble souillure. En un instant, il pensa à son enfance si pieuse et si pure, à ces sublimes aspirations qui l’avaient mis, un temps, au-dessus de l’homme, et rougissant d’être tombé de si haut, aussi bas, il s’enfuit…